Si ce n'était pas un fait mondialement reconnu qu'après avoir risqué la mort, après avoir failli pleurer son petit ami, on trouve même les choses ennuyeuses ou déplaisantes particulièrement exaltantes... eh bien cela aurait dû !
Quand les policiers interrogèrent Vincent, cela lui rappela presque des vieilles habitudes. Ah, porter une perruque, changer ses manières, essayer de ne pas se faire reconnaître par des gens qu'on a déjà croisés, quel bonheur ! Les policiers, d'ailleurs, avaient le regard moins perçants que Will. Ou ils étaient hétéro. Ou les deux.
Quand ils mentionnèrent une étrange blessure dans le dos, il suffit à Vincent de dire quelques mots convenablement inquiétants sur les accidents qui pouvaient se produire dans les expériences très secrètes auxquelles il participait régulièrement - pour la Science !
Parce que bon, certaines personnes étaient capable de vous soupçonner de quelque chose alors que vous vous êtes fait tirer dessus. On se demande pourquoi.
Apparemment, l'attitude de Violet avait suffi à rendre les sombres sous-entendus de Vincent même pas absurdes à leurs yeux.
Quand il fut temps de quitter le centre pour retourner à Montpellier, Vincent ne passa que quelques heures dans la Machine à faire des adieux déchirants à Alan, et ce n'était même pas déprimant. Voire franchement agréable.
Il faut dire que Violet, enchantée de son succès, lui avait promis la version portable pour dans pas longtemps, genre une semaine. Et quand elle disait ça, ça voulait peut-être dire moins.
Et quand il fallut rentrer en voiture, Vincent considéra qu'avoir mal au coeur n'était, finalement, pas une chose si horrible.
(Du moins, pendant les vingt premières minutes.)
Vincent avait pris soin d'appeler sa petite soeur pour la prévenir que tout allait bien et qu'il était vivant.
Cela n'empêcha pas Julie de lui sauter dans les bras de façon encore plus théâtrale que d'habitude à son retour.
"Qu'est-ce que tu as dit aux parents, au fait ?" demanda Vincent.
"Oh, juste que tu étais parti avec une bande de types louches, et que j'étais en train de retourner la planète pour te retrouver... Je ne suis pas loin de la vérité, hein ?"
"Quoi ?"
"Ne t'inquiète pas, ils ne m'ont pas crue. Mais tu as intérêt à m'expliquer les détails, maintenant !"
Et Vincent expliqua. Longuement. En sautant un peu les détails techniques. Mais pas les autres. Et en insistant particulièrement sur l'utilité de la perruque. Et aussi sur le fait que non, il ne se passerait rien entre lui et Will, même si la situation avait été compliquée.
"Mais alors, tu n'es pas vraiment homosexuel ?" demanda Julie d'un air presque offensé. "Je veux dire, tout est virtuel, si ça avait été une fille, ça aurait été pareil ?"
"Mais non !" Mais quand il y pensait, il devait reconnaître que c'était particulièrement difficile à expliquer.
"Moi qui croyais avoir un frère gay, c'était un peu original, et à la place je récupère un frère qui fait chanter le gouvernement anglais et sort avec une intelligence artificielle. Franchement !"
"Oh. C'est de l'ironie, n'est-ce pas ?" réalisa lentement Vincent.
"Evidemment, crétin !"
Elle cligna de l'oeil, et lui envoya un coup de coude dans les côtes, un peu douloureux. Mais vu la façon dont il l'avait traitée et dont elle avait sauvé la situation en lui envoyant des secours, le droit légitime de faire bien pire lui aurait été octroyé par des experts.
Les parents de Vincent n'étaient pas le genre à accepter de lui laisser la maison pour ne pas l'embarrasser quand il invitait des amis.
Non, il se trouvait juste qu'ils avaient effectivement quelque chose à faire cet après-midi.
"Regarde ça !" s'exclama Martin en maîtrisant héroïquement le barbecue. "Néron n'aurait pas réussi un si bel incendie !"
Il était arrivé le premier, un quart d'heure en avance, et s'affairait à aider, pendant que Julie se faisait des brochettes personnalisées.
Alexis et Will furent les suivants, alors que Marie et Dominique Merle finissaient de se préparer. Dominique prit Vincent à part dans la cuisine.
"Tu n'as pas invité de jeunes filles ?"
"Julie est là !" protesta Vincent. "Il y aura aussi le professeur Benton !" Cela n'atténua pas la moue affligée de sa mère.
"Un de tes professeurs ? Quand même, j'espérais que tu chercherais une autre compagnie..."
"Oh ! C'était ça que vous vouliez... Il faut que je vous dise : je suis homosexuel !"
Bien sûr, après avoir affronté le pire, il était logique que Vincent trouve la force d'être lui-même, comme dans les films américains.
Et, comme il restait lui-même, il trouvait toujours le moment le plus inapproprié pour les coming-outs. Son père avait son manteau à moitié enfilé, sa mère était en train, tout en donnant des conseils qu'elle espérait légers et pas oppressants (elle échouait), de vérifier le contenu de son sac à main.
"Est-ce vrai ?" demanda Marie, tellement choqué qu'il parlait plus grammaticalement que d'habitude.
Dominique serra son fils dans ses bras.
"Je suis tellement heureuse ! Je croyais... tu sais, qu'il y avait quelque chose de pas normal avec toi, que tu n'aimais que les filles virtuelles !"
Marie hocha la tête en signe d'approbation distante, et Vincent se dit qu'il était agréable d'être considéré comme "normal" et qu'il serait plus agréable pour tout le monde de ne pas leur révéler tout de suite tous les détails de sa vie amoureuse.
C'était déjà un début.
"Cela s'appelle le test de Turing." expliquait Violet à Alexis. "Le critère qu'a inventé Alan : si, avec n'importe quel interlocuteur, une intelligence artificielle peut se faire passer pour un humain, alors elle est considérée comme un humain."
"Et si elles n'essaient pas ?" demanda Dormeur. Sa voix sortait d'une des baffles qui avaient été installées pour l'occasion. "Peut-être qu'on pourrait, nous ?"
"Evidemment non." grogna Grincheux. "Si tu savais ce qu'ils sont compliqués... vouloir les imiter serait juste trop énervant."
Comme tout le monde connaissait leur existence ici, ils pouvaient parler librement et c'était, pour la plus grande part, réjouissant. Simplet avait même récupéré une collection de petits sons expressifs.
"Et si on est bourré ?" demanda Alexis. Il reprit un verre - juste pour prouver son argument, bien sûr. "Je veux dire, je ne suis pas sûr que je passe le test de Turing quand je suis bourré. Et si une machine imite un type bourré en permanence ?"
"Cela doit être plus facile." médita Violet. Elle eut un sourire en direction de la caméra. "Un peu comme d'être de mauvaise humeur en permanence. Certaines personnes sont très prévisibles."
"Quand je pense," soupira Alexis, que mes amis disent que je suis un geek juste parce que je vais sur des forums et que je lis des mangas. Ben ils ne vous connaissent pas ! Pas pour dire que c'est un problème, mais..."
Le changement bref de sujet, la franche honnêteté, tout laissait penser qu'il était effectivement ivre. Et aussi, que les systèmes de valeur des gens étaient très variables. Si Alexis, avec sa coupe à la mode, son tee-shirt moulant, et son verre d'alcool, pouvait être classé dans les geeks.
"Tu lis des mangas ?" demanda Ariel, apparu de nulle part comme un agent du destin.
Son ton léger, comme détaché, ne trompait personne. Du moins, pas Vincent, qui décida de s'éclipser discrètement. Si Ariel parvenait à ses fins, dans une heure, ils en parleraient encore.
"Ce n'est pas tout à fait ça." expliquait Martin à Rocky Road. "On peut voir ça de la façon suivante : le bouddhisme considère que les divinités, quand elles existent, tournent autant que les humains dans le cycle malheureux des réincarnations, tel le linge dans une machine à laver avec Alf devant."
Rocky Road hocha gravement la tête. "Heureusement que le Bouddha a compris comment ouvrir le porte sans inonder la salle de bains."
Peut-être parlaient-ils de la nouvelle vie d'Alan ; ou alors c'était un sujet de conversation ordinaire. Cela y ressemblait.
Vincent s'installa dans une des chaises. Cela pouvait rappeler ces soirées où il faisait tapisserie dans un coin, sauf qu'ici, il l'avait fait exprès. Il rejoignait quelqu'un.
"Comment tu trouves la soirée ?" demanda-t-il près d'un des micros.
"Très plaisante. D'ailleurs, je n'avais jamais remarqué qu'en français, l'expression "nombres complexes" était si proche de "ombres complexes". Cela ajoute une couche d'associations très intéressante..."
"He bien, le français est ma langue maternelle, et je n'y avais jamais pensé non plus..."
Qui avait bien pu dire cela ? Rocky Road, peut-être... Ce n'était pas important. La partie réjouissante était que son petit ami s'entendait bien avec ses amis, et c'était tant mieux. Vincent avait toujours trouvé un peu triste les gens qui s'enfermaient dans leur bonheur à deux et ne voyaient plus personne.
"Je ne vois pas très bien ce que cela peut vouloir dire dans le monde physique, parce que dès qu'on a plusieurs sources de lumière... on a tendance à ne plus avoir d'ombres du tout. Cela ressemble plus à un concept magique. En fantasy, peut-être..."
"Si on utilise l'ombre comme une métaphore..."
Julie passa devant Vincent en coup de vent pour attraper une poignée de cerises, puis retourna discuter avec Will.
"Le truc, c'est que l'étiquette de ce tee-shirt ressemblait exactement au logo de Debian, alors il fallait que je l'achète !"
Son anglais, appris principalement sur des forums de jeu videos et un tout petit peu après cinq ans d'études en première langue, avait fait des progrès impressionnants en quelques heures.
D'après les bribes que Vincent avaient captées, elle avait essayé de démontrer à Will en long, en large et en travers que de toute façon, il pouvait faire mieux que son geek de frère juste bon à draguer des personnes virtuelles. Cela pouvait être un bon plan. Après tout, cela fait partie des méthodes recommandées par Ovide dans "L'art d'aimer" pour faire passer les chagrins d'amour : engager des gens pour médire de la personne aimée à plein temps. Il recommandait les vieilles aigries, mais Vincent soupçonnait que c'est parce qu'il n'avait jamais eu accès aux petites soeurs.
Il espéra juste qu'elle n'allait pas trop forcer sur les anecdotes humiliantes et totalement vraies.
En tendant l'oreille - un autre de ces mauvais souvenirs qui s'étaient tellement bien terminés qu'ils en devenaient bons - il entendit Will murmurer à Julie "Cela reste une des histoires les plus incroyables... pas seulement que j'ai vécues. Dont j'ai entendu parler."
Il ne parlait probablement plus de logos de tee-shirts.
Julie haussa les épaules. "Ne m'en parle pas. Complètement absurde d'un bout à l'autre, et pas crédible même quand on est dedans. C'est pour ça qu'on dit que c'est un conte de fées, je pense."
"Tu sais," intervint Alan, "en tant qu'homme mort qui parle, pense et aime, je pense qu'elle n'a pas tort."
Vincent n'avait pas de telles distinctions ; il ne pouvait donner son avis qu'en tant que louzeur professionnel envoyé au lance-pierres par des sidekicks étranges dans une aventure ridicule pour y devenir heureux en amour et presque héroïque.
Ce qui, à bien y penser, était plus que largement suffisant pour approuver de tout son coeur.
FIN
Voilà, cet épilogue où il ne se passe pas grand chose est la fin ! Ca faisait longtemps ! C'est une page qui se tourne, pour moi !
Je voudrais remercier tous les lecteurs qui ont suivi jusqu'au bout, ainsi que tous ceux qui ont laissé des messages... Merci beaucoup mimi yuy, Clairwitch, Hitori Toshiro, Dodie-ange, S'lia, val-rafale, loliblue, caro, Nightspark, Corbeau-blanc, Kestrel21, Mydaya, Habby, Ashura, Yoda-ben, seinseya, Sakoni, Izys, Arcis-chan, Milii, Lady Kaoru Anarchy, Tsubaki Him, Lexy-Kun, ivy, Mélie, multiples of six, Marlyse, Lou, momokoj, Peppermint, Fania, Shin' 1x2, Master of Mad, Lunatanis, Lyanna Erren, Sylvara, Mouistiqua, Somniorum, Fanny Lemon, Pyrane, Veiane, Pom d'abii, Khlada, Lady Northway, De Merteuil, TheDrEamSpEcTraL, LadyPolaris, Lily2507, koxinel, Climmy, jacksosey, La reine maléfique, Lio-BOo, Tinoubebe, Pure Absynthe, SombrePlume, Kiranne, Secretspleen, Fusida, Juju, Traum-alptraum, Petite Dilly, Maria Ferrari, ARnoFool, Asama Miyabi Botan, Jainas... je ne me rappelais plus que vous étiez aussi nombreux, et encore merci à tous ! Ce sont vos encouragements (parfois très fermes ;-) ) qui m'ont permis de finir cette histoire !