Ce texte n'est pas vraiment une originale : il se passe dans le Monde des Ténèbres, univers de jeux de rôle (principalement sur Changeling et Wraith), mais devrait normalement pouvoir être compris par quelqu'un qui ne le connait pas. Les notions sont en effet présentées au fur et à mesure. C'est même, de ce fait, plus adapte pour quelqu'un qui ne connait pas l'univers : les autres auront parfois une impression de deja-vu. Et puis, les personnages et l'histoire sont entièrement de moi. Donc j'ai pensé que ça passerait sur fictionpress...

Sinon, ça risque d'être très long. Il y aura de la romance en plus des enquêtes, mais pas tout de suite. Ah, et c'est un projet avorté de bande dessinée, ce qui explique l'omniprésence des dialogues et la faiblesse des descriptions.


Où un pacte est signé et où s'amorcent beaucoup de choses

Le soleil de fin d'après-midi qui brillait sur la petite ville de Perpignan déversait sa chaleur étouffante et ses rayons ardents à travers le moindre interstice. Mais les volets de la salle 103-B étaient tirés, et c'est à la pâle lueur d'un plafonnier que discutaient deux étudiants.

"Nous voilà seuls pour régler notre petite... affaire." murmura Vassili.

Il portait une veste et un pantalon noirs. Son visage était fin et pâle, ses traits tirés, et ses yeux brillaient d'une flamme intrigante.

Sophie regardait ailleurs, en jouant nerveusement avec son ticket de bus. Vassili eut un sourire moqueur.

"Tu as peur, n'est-ce pas?" Il ne parlait jamais que très bas.

"Je n'ai pas peur! protesta-t-elle. C'est juste complètement idiot.

- Vous êtes bien tous les mêmes, vous qui vous prétendez esprits forts et rationnels, ironisa Vassili. Ce n'est qu'une pose. De la frime, si j'ose me permettre." Il sourit encore. "Regarde-toi. Tu trembles, comme le petit enfant qui s'est caché dans le four de l'ogre. Mais même s'il ignore quand, il sait très bien qu'il sera trouvé, assassiné et dévoré." Il ferma les yeux, la tête rejetée en arrière, comme imaginant la scène avec délices. Puis il conclut avec un accent de mépris.

"Je vois que je ne me trompais pas.

- Attends un peu!" le retint la jeune fille.

Il rouvrit ses yeux sombres et cernés, et la fixa avec une condescendance amusée.

"Je veux bien signer ton truc ridicule, continua-t-elle. Mais jure-moi que tu ne raconteras à personne que j'ai fait une chose pareille.

- Je fais le serment solennel qu'aucun humain ne le saura", dit-il en s'inclinant légèrement. Il réprima un sourire triomphant, puis sortit de la poche intérieure de sa veste une feuille de papier. Sophie fouilla son sac à la recherche d'un stylo.

"Ah non!" fit Vassili d'un air dégouté

Avant que la jeune fille n'ait pu faire un geste, il lui avait tracé une légère estafilade sur le dos de la main, de son ongle pointu.

"Mettons-y au moins les formes", rajouta-t-il en lui tendant une plume.

Elle fit une grimace, mais trempa la plume dans le sang et signa la feuille richement décorée au bas d'un texte en lettres anciennes.

Je soussignée Sophie Pujol lègue au porteur de cette lettre mon âme, après sa séparation naturelle d'avec mon corps.

Vassili sourit et replia le contrat.

"Tout est en règle. Il me reste à te remettre la somme promise - il lui tendit quelques billets - et je renouvelle ma promesse : tu auras tes examens à la fin de l'année. Après tout, rajouta-t-il avec malice, il n'y a pas que le matériel dans la vie.

- Tu comprendras que je n'accorde pas grand crédit à ce genre de promesses.

- N'insiste pas, fit Vassili, grand prince, c'est un cadeau de la maison.

- Elle se montre plus généreuse qu'elle n'en a la réputation, repliqua ironiquement Sophie.

- Es-tu sure de savoir de qui je parle?" demanda sombrement Vassili en rangeant le contrat dans sa poche intérieur? Il se mit à fredonner tout bas.

Je ne sais pour toi quelle est mon image.
Suis-je un sage, un sot, un illuminé?
Mais quoi qu'il en soit, j'ai d'autres visages
Qu'aucun des tiens ni toi ne connait.

Sophie frémit. Alors que l'étudiant prononçait ces derniers mots, son visage se transformait, sa peau pâle devanait d'un blanc crayeux, sa bouche devenait édentée et creuse, et une odeur de décomposition se répandait peu à peu dans la pièce.

"Tu verras, tu auras toute satisfaction." continua-t-il en lui tournant le dos.

"Attends! Reviens!" paniqua Sophie.

"Nous nous reverrons, voyons, dit-il. Nous sommes dans le même groupe. Mais ne manifeste pas tant d'impatience. J'ai une autre jeune fille à visiter."

Il se retourna pour la fixer une dernière fois. Son corps avait l'aspect d'un cadavre, et son regard était une flamme vive.

La porte claqua.

"Je viens de récupérer une pièce supplémentaire pour ma collection", souffla Vassili en poussant la porte du minuscule local étiqueté "Etude de spectres et astronomie transcendentale".

Abigail, jeune fille blonde, maigre et pâle, était assise à son ordinateur, mais elle releva la tête pour lui sourire.

"Raconte-moi ça!

- Oh, la routine. Mais l'expression de son regard était sans pareille quand je l'ai quittée! ricana Vassili en s'asseyant sur la table encombrée de papiers et de journaux. Et je n'ai jamais aussi bien réussi un sort d'illusion. Elle doit être moins banale que ce dont nous avons l'habitude. Je ne regrette pas mon argent. A coup sûr, dans moins d'une semaine elle me supplie de lui rendre le contrat.

- Récompenseras-tu un revirement aussi prompt?" demanda Abigail qui se mordait les lèvres pour ne pas rire.

"Ma foi non! Si je le lui rendais, elle finirait par se convaincre que tout ceci n'était que peccadilles et billevesées, et que ses inquiétudes étaient injustifiées. Je le garde, sa peur de l'inconnu nourrira ses cauchemars, et ses cauchemars nourriront le Songe.

- Et à quoi ressemble-t-elle?

- Oh, une petite bourgeoise à lunettes comme il y en a tant. Même pas méchante, mais pas rêveuse pour deux sous.

- Elle va nous prendre pour des démons, ricana Abigail. C'est presque vexant, quand on y pense.

- Peut-être un peu... Mais pas moitié autant que d'être pris pour des anges, comme on t'a fait le coup la dernière fois, dit Vassili d'un ton faussement offensé.

- Donne-moi tout de même son nom, demanda Abigail après avoir fini de rire, que je le rajoute sur ma liste. On ne sait jamais, c'est le genre d'aventures qui peuvent rendre quelqu'un instable. Elle est à surveiller.

- Elle s'appelle Sophie Pujol. Mais voudrais-tu dire, Abigail, que si une des personnes avec qui j'ai fait affaire en perdait toute notion du bien et du mal, pensant que si son âme ne lui appartient plus sa vie n'a ni morale ni sens, c'est moi qui devrais en porter la responsabilité?

- Non, bien sûr, trancha Abigail, puisque je la prends pour moi."

Elle souriant, mais ce sourire ne parvenait pas à effacer l'impression qu'elle parlait sérieusement. Vassili changea de sujet et observa l'écran par-dessus son épaule.

"Tu fais toujours des listes interminables... Je suis sûre que tu en as une sur les humains de cette ville classés selon leur capacité à faire bouger leurs oreilles. Me la montreras-tu?

- Je crois qu'elle n'est pas encore prête, répondit Abigail, mais si tu veux j'ai plein de belles choses à te proposer en remplacement!" Elle ouvrait et fermait des fenêtres avec une grande rapidité. Veux-tu des renseignements sur nous autres les Fées, sur les Vampires ou les Mages? Sur les Fantômes, je n'ai rien à te dire, tu les connais mieux que personne..." Elle s'interrompit. L'écran venait de devenir noir. "Cette putain de saloperie de machine vient encore de planter, constata-t-elle d'un ton dont la bénignité contrastait avec ses paroles. Ca doit venir d'un de nos amis les morts dont nous parlions, je vous laisse."

Abigail sortit dans le couloir, et constata une présence. Derrière un coin se tenait une jeune fille à lunettes, à la taille élégante, au costume strict, à la couleur de cheveux indéterminée. Sans la connaître vraiment, elle reconnut Sophie.

"Vous êtes venue prendre des nouvelles de votre âme?", lui demanda-t-elle avec un sourire poli.

"Vassili est donc incapable de tenir une promesse, dit Sophie, prenant un air indigné pour cacher sa propre honte d'avoir été surprise à espionner. Il m'a dit qu'il ne parlerait de ça à personne!"

"Aucun humain, a-t-il dit." Sa voix et son expression étaient glaciales. " Vous devriez prendre des renseignements avant de critiquer mon meilleur ami, mademoiselle Sophie Pujol."

Sophie se mordit les lèvres et s'enfuit sans trouver la moindre réplique.

Le fantôme qui venait de faire son apparition était un jeune homme d'une vingtaine d'années, avec un sourire charmeur, des cheveux noirs, une peau basanée, et des vêtements qui n'avaient pas encore eu le temps de se démoder.

"Salut, Vassili! Comment vont les changelins?"

- Sans doute mieux que le sombre pays des morts, Ahmed. Qu'es-tu venu me dire?"

- Il y a une nouvelle parmi nous. C'est le boss qui l'a fauchée, on pense qu'elle a eu un accident, elle est morte en-dehors des structures habituelles.

- Et vous êtes venu me demander de protéger les entraves qui l'attachent à ce monde? Quelles sont-elles?

- C'est plus compliqué que ça, Vassili. La gamine - elle n'avait pas plus de dix ans à sa mort - est incontrôlable. Même le boss n'arrive pas à la calmer. Il nous a dit : pas de violences, et je le comprends. Mais en attendant, elle risque de faire du mal à des humains..." Il hésita. "Elle cherche sa soeur. Qui s'appelle Elisabeth. Trouve-là, trouve la petite, et vois si tu ne peux pas discuter avec elle. je crois qu'en tant que vivant, tu auras plus de chances que nous. Elle nous fuit tous.

- Est-ce une requête personnelle, ou es-tu ici en tant qu'envoyé?

- Tu peux dire que c'est pour moi. Si ça t'arrange." Ses yeux furetaient autour de la pièce. "Mais c'est aussi pour elle. Dans une autre ville elle aurait déjà été capturée de force et emmenée en esclavage. La patience du boss est grande, mais elle a ses limites, et le Conseil n'a pas encore pris position, comme d'habitude."

- Je vais essayer de la retrouver, assura Vassili. Mais je ne peux pas t'assurer que je la convaincrai d'obéir à ton chef. Je l'écouterai, et peut-être aura-t-elle le droit de ne pas m'écouter.

- C'est déjà pas mal, assura Ahmed. A la prochaine!"

Il disparut lentement. Vassili rouvrit la porte et chercha Abigail du regard. Elle lisait un des tableaux muraux, mais revint pour se faire expliquer l'affaire, ce qui fut rapidement fait.

"Je ne sais pas quoi faire, rajouta Vassili. Je sais qu'en accomplissant les missions qu'Ahmed me donne, je sers les intérêts de celui qu'il appelle le boss, et qui m'a l'air d'être un manipulateur peu recommandable. Je sais bien que nous devons établir des relations diplomatiques avec les morts, mais discuter en terme de hiérarchie me déplait beaucoup."

- Penses-tu que tu causes du tort à quelqu'un, en agissant ainsi?

- Non. Il ne me demande de faire que des choses parfaitement louables, voire édifiantes. Mais justement, quelqu'un d'aussi propre sur lui et aussi aimé doit être le pire de tous. N'es-tu pas d'accord avec moi?

- Tu te retourneras contre lui le temps venu, s'il le mérite, promit Abigail. En attendant, tu sais bien que ton sens moral ne doit pas t'empêcher de faire ce qui est Bien!" Son ton sentencieux était entre le sérieux et l'autodérision, et Vassili sourit.

"Tes citations sont aussi terrifiantes que tes listes. A propos, tu n'aurais pas quelque part un fichier contenant la liste de toutes les jeunes dames nommmées Elisabeth dont une soeur est morte récemmment?"

Quelques minutes plus tard, l'ordinateur d'Abigail crachait l'information demandée, avec une adresse, un numéro de téléphone, et d'autres renseignements aussi hétéroclites qu'apparemment inutiles.

"Commençons dès ce soir, proposa Abigail.

- Je n'y vois pas d'inconvénient, confirma Vassili."

Dans toute université aussi petite que celle de Perpignan, il y a une ragoteuse en chef. Celle qu'on consulte pour connaître les noms des professeurs qui sortent avec leurs élèves ou avec d'autres profs, savoir les orientations sexuelles de chaque occupant de la fac jusqu'au plus humble des agents de service, ainsi que la liste intégrale de qui a couché avec qui parmi leurs amis plus ou moins proches.

C'est elle que Sophie acculée allait consulter, malgré ses habitudes de mépriser ce genre de bruits.

"Tu ne sais rien sur Vassili, alors?"

Elle secoua la tête.

"Non, il n'est pas sorti avec qui que ce soit à ma connaissance, je ne sais même pas de quel bord il est. Encore qu'il y a eu des bruits à propos de... Estelle, je crois qu'elle s'appelle. Une blonde en thèse d'astro. Mais c'était du pipo total, à mon avis. C'est juste des amis. Décevant." Elle la considéra d'un oeil curieux. "Il t'intéresse tant que ça?

- Non, pas du tout! protesta Sophie. C'est juste... qu'il m'intrigue. Tu ne le trouves pas bizarre?

- Bizarre comment?

- Je ne sais pas, fit Sophie d'une voix étranglée par la honte et le doute. J'ai entendu des bruits... comme quoi il ne serait pas humain.

- Ooooooh! Je croyais que tu ne faisais pas dans ce genre de délires, Sophie! Non, je sais rien sur ce genre de choses. Sauf sur la Dame Blanche de Mammouth... elle gloussa. Et sur les capacités sexuelles absolument inhumaines et monstrueuses de certaines personnes. Mais tu te débauches, là! Ce n'est pas toi qui avais participé à "Esprit critique et démarche rationelle : ce que nous enseigne la mystification paranormale"?

- A peine, marmonna Sophie qui ne voulait pas penser à ça. Mais à propos, tu sais ce que c'est, le club... elle hésita "Etude de spectres et astronomie transcendentale"?

- Jamais entendu parler. Un truc de scientifiques, encore. De toute façon, si c'est sur les clubs que tu veux des renseignements, tu ferais mieux d'aller demander à l'admin. Et puis pourquoi tu poses des questions sur Vassili s'il ne t'intéresse pas, hein? Pas vrai que tu le trouves sexe? Il serait temps qu'il se trouve quelqu'un, et toi aussi... T'es vierge, non?

Sophie sentit que les quolibets et l'ambiance générale de cette discussion allaient la rendre malade.

L'administration. Ce n'était pas une mauvaise idée, après tout, elle aurait du y penser plus tôt. Mais ce serait pour le lendemain : six heures venaient de sonner, et les bureaux étaient fermés depuis longtemps.

En rentrant chez elle, elle essaya de se remémorer ce qu'elle savait sur Vassili : il suivait les mêmes séminaires qu'elle depuis bien six mois, et elle ne connaissait même pas son nom de famille. Elle savait qu'il faisait sa maîtrise sur Lautréamont. Elle l'avait pris pour quelqu'un qui aimait bien se la jouer, et quand il lui avait proposé de vendre son âme - concept inique - contre de la monnaie sonnante et trébuchante, elle avait tout de suite compris que le pigeon ne serait pas elle. Mais pourquoi ne réussissait-elle pas à se convaincre que c'était juste un illusionniste particulièrement doué? C'était pourtant la seule explication _rationnelle_.

De retour chez elle, ses pensées s'étaient condensées en une certitude, planche de salut pour ne pas imaginer des hypothèses absurdes : Dès le lendemain, elle enquêterait sur les activités d'un club capable de porter un nom aussi ridicule que : "Etude de spectres et astronomie transcendentale"

Le téléphone sonna dans le petit salon d'Elisabeth Pereira.

"Allo?" dit-elle en décrochant.

"Allo? répondit une voix féminine - Abigail. Excusez-moi de téléphoner en un moment si douloureux. Je vous présente mes condoléances pour la mort de votre soeur.

- Arrêtez vos blagues de mauvais goût, ma soeur n'est pas morte! Elle va très bien, mieux que vous!

- Etes-vous bien Elisabeth Pereira?

- Bien sûr, et ma soeur est vivante! N'est-ce-pas, fit elle, prenant à témoin quelqu'un dans l'autre pièce, que ma soeur est vivante?

- Elle vient de s'endormir, confirma le nouvel arrivant en entrant dans la pièce. Il se saisit du combiné. Vous entendez? N'essayez plus jamais de faire croire à Elisabeth qu'elle n'a pas de soeur, ou c'est à moi que vous aurez affaire! Je suis ceinture noire de...

- Raccroche, je t'en prie, raccroche! Je ne veux plus les entendre!

Abigail considéra le téléphone coupé d'un oeil hostile. Vassili la considérait, amusé.

"On dirait que ton ordinateur s'est trompé, pour une fois. Il n'y a pas d'autre Elisabeth qui a perdu une soeur?

- Non, c'est autre chose. Si sa soeur était en pleine forme, elle aurait pensé que nous nous trompions de numéro, elle aurait raccroché ou tenté de s'expliquer. Mais sa colère...

- Peut-être sa soeur est-elle gravement malade? Aurait-elle pu frôler la mort? Dans ce cas, les gens qui lui téléphonent en croyant à sa mort lui semblent de mauvais augure.

- Elle nous l'aurait expliqué, alors. Mais tu ne crois pas vraiment à ta propre hypothèse, n'est-ce pas?

- Non, acquiesça Vassili. Je sens moi aussi quelque chose de plus sombre.

- Il faut y aller, dit Abigail. Peut-être est-ce important. Peut-être avons nous une chance de sauver quelque chose qui pourrait se briser.

- Peut-être... constata Vassili.

- Il y a de toute façon plus à gagner qu'à perdre, et tu sais que je suivrai la Balance, dit Abigail avec une emphase comique. Nous pouvons avoir le prochain bus, si nous ne glandouillons pas trop en route. Tu viens?

- Je n'avais rien d'intéressant à faire ce soir, bailla Vassili. Pourquoi pas?

Abigail lui sourit, pas dupe.

Dans l'autobus - qu'ils avaient attrapé à la seconde près - Abigail relut son dossier. Elisabeth avait vingt-et-un ans et travaillait comme caissière dans le Géant Casino local. Une photo accompagnait l'article : c'était une très belle brune aux yeux bleus, grande, avec des cheveux bouclés. Elle avait vécu seule avec sa petite soeur de huit ans, Claire, jusqu'à ce que cette dernière soit retrouvée morte, la nuque brisée, devant la porte de sa maison. On ne savait pas comment ni pourquoi elle était sortie à une heure aussi tardive. Vassili tiqua.

- C'est donc cette Claire-là. Jamais ils ne mentionnent les noms de famille dans les journaux, quand une enfant meurt. En effet, elle est morte. Indiscutablement morte et enterrée.

- Peut-être aurait-elle pu faire croire à son retour? Que t'a dit Ahmed?

Vassili secoua la tête.

- Non, aucun esprit, aussi génial qu'il fût, ne peut apprendre à s'incarner en moins de quinze jours. Ahmed ne sait rien : ils l'ont perdue. Et nous venons juste de découvrir le lieu de résidence de la soeur, mais je le lui transmettrai.

- Elle est donc vraiment morte. Mais alors, pourquoi sa soeur veut-elle le cacher? Surtout si toute la ville le sait.

- Sans doute une histoire d'héritage, suggéra cyniquement Vassili. Sa vieille tante parkinsonienne qui ne lit pas les journaux lui a promis deux fois plus si elle s'occupait bien de sa petite soeur, et elle nous a pris pour ses agents.

- Dans ce cas-là, un calme démenti aurait été la meilleure solution. Il n'y a rien de raisonnable et de prémédité dans son attitude. Je dirais qu'elle souffre d'un sorte de folie qui l'empêche de reconnaître la mort de sa soeur, ne serait-ce le témoignage de l'autre personne." dit Abigail en pressant le bouton "Arrêt demandé"

Le bus stoppa, les deux changelins descendirent, continuant leur conversation.

"Ah oui, l'autre type. Elisabeth vit seule, disais-tu? Sans doute un amant sans scrupules, qui entretient ses douces illusions pour la pousser plus facilement dans son lit. Ou un escroc qui a prétendu avoir des pouvoirs de resurrection. Ou...

- Un Pooka." conclut laconiquement Abigail. Elle montra du doigt un homme qui venait de sortir de la maison qui contenait l'appartement d'Elisabeth. Pour des yeux de fées, les oreilles de chat de l'inconnu ne laissaient aucun doute quant à sa nature.

Après sa mort, Claire avait navigué dans un monde indistinct, expérimentant des souffrances physiques confuses, des éclairs de lumière qui lui brûlaient les yeux à travers une membrane visqueuse, et malgré tout cette sensation d'éloignement...

Elle avait compris qu'elle était morte. Cela ne faisait pas si longtemps qu'elle avait compris ce qu'était la mort. Elle avait compris qu'elle resterait ainsi éternellement, et même l'horreur mentale que lui inspirait cette réalisation était comme étouffée par cette membrane, lui enlevant toute possibilité de pleurer ou de se révolter.

Puis quelqu'un avait coupé cette peau. Quelqu'un l'avait libérée de son cocon, et lui avait parlé gentiment.

Mais il n'avait pu la libérer de la mort.

Ses yeux avaient parcouru le paysage qui s'offrait devant elle : des maisons dévastées, un sol poussiéreux, le tout baigné par une pénombre grise qui ne semblait provenir d'aucune source de lumière. Des hommes affairés passaient près d'eux sans les voir, sans se rendre compte à quel point se paysage était sombre et mort. Mais en même temps que ses sens, ses souvenirs l'avaient submergée.

- Elisabeth! Grande soeur! avait-elle crié.

L'homme lui avait souri avec bonté. Il portait une longue robe blanche, et son visage austère brillait d'une sorte de beauté intérieure.

"Je peux te montrer ta grande soeur, si tu veux. Tu es morte, tu le sais, n'est-ce pas? Plus jamais tu ne pourras lui parler, sauf si elle nous rejoint plus tard. Il faut t'y faire. Mais tu peux la voir tant que tu le désires."

Claire allait pleurer. Non seulement elle voulait parler à sa grande soeur, mais elle savait qu'Elisabeth avait besoin d'elle, qu'elle ne vivait que pour elle. Sa soeur était certainement aussi malheureuse qu'elle en ce moment.

"Je vais t'emmener là où elle est." dit encore l'homme ; et il lui tendit la main.

Claire allait la prendre, mais une voix dans sa tête cria :

"NON!"

"Qui es-tu?", demanda Claire, à haute voix.

"Je suis là pour t'aider." dit l'hommme.

"JE suis là pour t'aider, et cet homme te ment, répondit la voix. Tu peux parler à ta soeur, mais il ne t'apprendra pas comment faire, si tu viens avec lui. Alors que si tu viens avec moi, si tu fuis les autres morts et leurs lois stupides, je t'apprendrai."

"Mais comment?" demanda encore Claire.

L'homme avait compris ce qui se passait.

"Ecarte-toi de cette enfant! tonna-t-il. Et toi - il s'adressait à Claire - rapporte-moi ce qu'il te dit, mais ne le crois pas, car toutes ses paroles sont mensongères."

Il la fixait de son regard perçant et doux, et Claire hésita.

"Fuis! cria la voix. Fuis! Il est en train de t'ensorceler!"

Claire balança un coup de poing dans la jambe de l'homme et se mit à courir, dans ce monde désolée et gris. Elle contournait les hommes-passants qui ne la voyaient pas, se cachait derrière eux. Des nuages d'une matière qui ressemblaient à de la cendre se soulevaient derrière son passage, et - elle l'espérait - la dissimulaient aux regards. Elle finit par s'effondrer, cachée sous une pile de débris au premier étage d'un immeuble en démolition, où il n'y avait personne. Ni l'homme qui la poursuivait, ni aucun de ceux qui - elle le comprenait maintenant - ne pouvaient plus la voir, parce qu'ils étaient vivants.

Elle essaya de rassembler ses souvenirs. Sa soeur Elisabeth, qui avait toujours été si bonne pour elle. Son école. Son institutrice. Comment s'appelait-elle déjà? Et quelle était la couleur de ses cheveux? Et ses camarades de classe, quels étaient leurs noms? Il y avait une... Layla? Lea? qui était sa meilleure amie. Croyait-elle. Et comment était-elle morte? Ele s'était couchée ce soir comme les autres jours, et puis... plus rien. Et qui étaient se parents?

Elle avait oublié. Tout, sauf sa grande soeur. Et quelques détails. Sa salle de classe, où ses dessins avaient été exposés parmi tous ceux de ses camarades. Son dauphin en peluche. Mais surtout Elisabeth. Elisabeth. Où était-elle? Peut-être aurait-elle du suivre cet homme si gentil qui l'avait délivrée. A la place, elle avait suivi...

"Et maintenant, dis-moi qui tu es vraiment!", dit-elle, essayant de parler sévèrement à la voix dans sa tête. Elle savait qu'elle était encore là. Sans savoir pourquoi, elle avait compris qu'elle serait toujours là.

"Je suis... toi."

Abigail s'approcha rapidement de l'homme qui venait de sortir, suivie de Vassili. C'était un homme d'une trentaine d'années, avec un visage agréable, un costume sérieux et une canne. Seuls ses cheveux qui rebiquaient comiquement brisaient cet impression de respectabilité.

"Excusez-moi, dit la jeune fille en souriant poliment. Nous sommes surpris de vous rencontrer dans cette ville, pour la première fois. Etes-vous ici depuis longtemps? Je m'appelle Abigail, et voici Vassili.

- Vraiment, charmante demoiselle, nous ne nous connaissons pas? demanda l'homme. Je suis pourtant certain de t'avoir déjà rencontrée, du côté de Toulouse."

Abigail n'avait jamais mis les pieds à Toulouse. Elle soupira.

"Je crois, quand à moi, vous avoir déjà entendu, répondit-elle. Au téléphone. De quoi êtes-vous ceinture noire, au fait?

- De beaucoup de choses, répondit l'homme d'un ton mystérieux. Je comprends que tu n'aies pas pu m'oublier, dit-il en adressant un sourire charmeur à Abigail, qui se raidit. On m'a même appelé Bruce Lee, dans le temps. Mais ce n'est pas mon vrai nom. Mon nom est... il baissa la voix et leva la main, en un geste théâtral.

Instinctivement, Abigail se rapprocha pour écouter.

"Mon nom est ALPHONSE! cria-t-il d'un ton triomphant." Il se mit à fredonner.

je m'appelle Alphonse c'est pas d'ma faute
c'est mes parents qui m'ont fait l'coup
ça aurait pu tomber sur un autre
on était neuf garçons chez nous

Puis il se retourna vers les deux autres.

"Allons au café! Je vous paye un verre!"

Vassili et Abigail lui emboîtèrent le pas.

"Crois-tu qu'il soit vraiment utile de poser des questions à un Pooka?" demanda Abigail dans un souffle. "Celui-là est encore plus insupportable que tous les autres que j'ai pu voir..."

"On ne peut jamais savoir." fit Vassili à voix très basse aussi, haussant les épaules.

"J'ai tout entendu!" clama le Pooka.

Quelques instants plus tard, ils étaient attablés devant trois verres d'alcool.

"Pourquoi essayez-vous de faire croire à cette pauvre Elisabeth que sa soeur est morte? demanda encore "Alphonse", le sourcil froncé. Ne croyez-vous pas qu'elle a déjà assez d'ennuis comme ça?

- Quels ennuis?" demanda Abigail.

"Et en plus, vous essayez de vous infiltrer dans sa vie privée! Quel scandale scandaleux! Et ne pas la laisser rêver à propos de sa soeur... Vous êtes vraiment des ennemis du Songe!" Le Pooka qui avait fini son verre s'appropria celui d'Abigail.

- Un rêve... sourit Vassili. Nous pourrions peut-être lui offrir mieux encore qu'un rêve, si elle consentait à nous écouter.

- Rien ne vaut un rêve, sauf peut-être un ichtyosaure." dit le Pooka d'un air sentencieux. Il rafla le verre de Vassili avant de continuer, ravi du peu d'attention que ses compagnons de table portaient à leur boisson. "Mais vous, VOUS! Vous voulez faire du mal à sa pauvre petite soeur." Ayant fini de boire tout ce qui était à sa portée, il se leva, et se mit en demeure d'effectuer des figures sur un diabolo, qu'il avait sorti de ses poches pourtant étroites.

"Si sa petite soeur est morte, c'est en l'ignorant que nous lui ferons du mal." dit Abigail.

- Elle n'est pas morte." dit catégoriquement le Pooka, en faisant faire à son diabolo un virage particulièrement délicat. "Elle n'est pas morte, et je pourrais même vous la présenter, si vous étiez plus gentils avec moi." Il prit un air de chien battu, tout en continuant à enchainer les figures avec une certaine virtuosité.

Abigail et Vassili n'accordèrent aucune attention à sa proposition. Il rajouta.

"Si vous voulez en discuter avec elles, peut-être pourrais-je vous les présenter? Mais attention! fit-il en s'adressant à Vassili, la grande soeur est pour moi! Chasse gardée! Pas touche!"

- Je ne pense pas qu'il puisse le faire" dit à haute voix Abigail à Vassili.

- Mais si! Vous verrez! Je lui dira que vous êtes mes meilleurs amis! Retrouvons-nous ici, demain midi!"

Sur ces mots, le Pooka sortit du café en ondulant sa queue de chat. Bien sur, il n'avait payé ni pour lui ni pour les autres, mais Vassili et Abigail ne s'en rendirent compte que trop tard.

"Je suis la partie de toi qui sait qu'elle est morte, reprit la voix. C'est pour ça que je peux tout t'apprendre sur le monde des morts. Ils t'interdiraient de parler à ta soeur, parce que personne ici n'a le droit de communiquer avec ceux qu'ils aiment. mais si tu restes toujours toute seule ici, tu pourras. Personne ne t'en empêchera.

- Et comment je vais apprendre?" demanda timidement Claire. Le peu d'autorité qu'elle avait tenté de prendre avait disparu de sa voix.

"D'abord, je vais t'emmener la voir. Croyais-tu que je t'en offrirais moins que l'autre type? Tu peux sortir. Dirige-toi vers le bâtiment qui est là-bas."

Claire regarda et le reconnut, malgré l'aura grisâtre qui recouvrait tout le paysage.

"C'est le magasin où ma soeur travaille!

- C'est ça. Vas-y, mais surtout, fais bien attention de ne te laisser voir par personne. Tous les gens que tu aimes sont dans le monde des humains, ou encore dans un autre monde. Tu n'as pas d'amis ici. Juste moi."