Genre : Histoire d'amitié, futur Yaoi (Autrement dit, ceux qui ne supporte pas les relations amoureuses entre deux hommes, passez votre chemin je vous prie )

Notes : Ma première originale. J'espère que ça plaira ! Dans ce premier chapitre j'installe un peu les premiers persos, il ne se passe pas énormément de choses, mais pas de soucis, ça viendra !

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Chapitre 1 : Une page qui se tourne

Tiens, c'est quoi ce bruit lointain ? C'est chiant un son pareil, ça ressemble à un vieux réveil.

UN REVEIL ! J'ouvre subitement les yeux, avisant mon vieux réveil trembler de partout en émettant un genre de sonnerie entre deux crachotements. Je devrais vraiment le remplacer ce réveil, mais je n'y arrive pas.

J'ai toujours été un mec trop sentimetal, c'est débile. Je m'attache au moindre objet. Il m'arrive même parfois de les baptiser. C'est ainsi que Bob, ce bon vieux réveil a eu la vie sauve plus d'une fois, me jetant un regard empli de tristesse du haut de ses deux aiguilles, et moi, comme un con, je me laisse avoir à chaque fois. Comment ça un réveil n'a pas de regard ? Ouais, j'en suis conscient, n'empêche que pour moi, il a quelque chose ce réveil.

Enfin, c'est pas tout ça, mais il faut vraiment que je me lève. On arrive pas en retard à son premier jour d'université ! Je suis sûr que ma mère va en avoir les larmes aux yeux. Son petit fils chéri entre à l'université, que d'émotions. Elle a passé tout l'été a essayer de me convaincre de ne pas y aller. Considérant que je n'ai que dix-sept ans, soit un an d'avance sur la majorité des étudiants, elle voulait que je mette à profit ce petit avantage en m'exilant dans un pays étranger durant une année. Nan mais ça va pas ? Je lui ai dit que je n'en avais vraiment pas envie. Après tout, comment lui expliquer que ma petite maman adorée, en l'occurrence elle, me manquerait cruellement pendant ce laps de temps ? Ca aurait fait con pour un mec. C'est clair que c'est pas mes potes qui m'auraient manqué… J'ai pas beaucoup d'amis. Rien qui mérite le petit regard désolé empli de compassion ; j'ai pas d'amis parce que je n'en veux pas, tout simplement.

J'ai toujours été un peu à part. Je n'ai jamais vraiment réussi à m'intégrer. Ah, l'intégration sociale, tout un programme ! J'ai renoncé. J'ai eu beau faire des efforts, je n'ai jamais compris pourquoi il fallait à tout prix que je me trouve un groupe d'amis. J'ai essayé bien sûr, mais je me suis vite rendu compte que c'était épuisant de devoir rire aux blagues qui ne me faisaient pas rire, de devoir mater en douce la belle Eva alors que je n'en avais pas la moindre envie, et de devoir me plier à tous ces petits rituels qui auraient fait de moi « un mec cool ».

Mais je suis un mec cool, au fond. Je fais à peu près tout ce que les autres font : j'aime les jeux videos, je lis des mangas, des livres aussi, je sors parfois, j'ai eu des petites amies, enfin tout ce qu'il faut quoi. Il y a juste le foot que j'adore pas vraiment. Et puis aussi les petites amies, faut dire que ça n'a pas été une grande réussite. J'en ai eu trois en tout.

La première, Dina, je devais avoir quinze ans. C'était à l'époque où j'essayais encore de « paraître ». Dina était la plus belle fille de la classe, une petite brune avec des yeux presque noirs très bridés, et un corps de rêve. Tous les mecs la voulaient, je me suis dit que ça ferait bien de l'avoir. J'étais vraiment trop con, mais je l'ai eue. On est restés ensemble quelques mois, ne dépassant pas le stade des baisers. On ne parlait presque jamais. Impossible d'avoir une discussions un minimum intéressante. C'est là que je me suis rendu compte que j'étais soit vieux jeu, soit vachement en avance : je ne voulais pas une fille uniquement pour le cul, mais également pour avoir des conversations digne de ce nom. Merde, j'étais mal barré dans ma quête du « mec cool ».

Plus tard, un peu après mon seizième anniversaire, il y a eu Sophie. Elle état limite repoussante. Faut dire qu'elle savait vraiment pas prendre soin d'elle, mais elle était intelligente. On parlait des heures de sujets divers, allant des jeux vidéos jusqu'à la conjoncture actuelle de notre beau pays, prévoyant les effets du vieillissement de la population. Mes potes de l'époque nous regardaient d'un air à la fois dégoûté et sidéré. Puis John est venu me parler, m'expliquant que « Putain, Kay, t'es beau mec, tu pourrais avoir tellement mieux ! ». J'ai largué John, et j'ai gardé Sophie. Sophie me plaisait vraiment en tant que personne, mais on était loin de réunir tout les ingrédients nécessaires à une histoire d'amour. Je n'éprouvais aucun désir pour elle. Je me suis mis en devoir de la désirer, alors je l'ai changée. J'aime l'esthétique, et je sais ce que je trouve beau. Je l'ai emmenée chez le coiffeur, histoire de lisser ses beaux cheveux blonds. On a été faire les magasins aussi, et je lui ai trouvé un ensemble qui lui seyait parfaitement. Elle avait un corps fin et assez androgyne. Là je l'ai désiré, au moment où son visage nouvellement maquillée a débordé de la cabine d'essayage, au moment où elle s'est mordu la lèvre inférieure avec son petit air angoissé. Putain elle était belle soudainement. Plus de cheveux dans les yeux, plus de vêtements informes, un peu de maquillage pour mettre en valeur ses grands yeux bruns. On est rentrés chez moi, sachant que ma mère était au boulot. On a fait l'amour. C'était vraiment bien, magique. Mais je savais que quelque chose me manquait. Je ne l'aimais pas. Malgré tout mes efforts, je n'ai pas réussi à l'aimer. Mais bon, on avait des relations intimes, je ne pouvais pas la quitter comme ça, et en plus je l'appréciais beaucoup.

J'ai hésité entre éclater de rire et pleurer le jour où elle est venue m'annoncer qu'elle me quittait. Elle avait trouvé l'amour, le vrai, dans les bras de John, monsieur « tu-pourrais-trouver-mieux ». La vie est ironique parfois. Adieu « mec cool ».

Puis enfin la dernière, la deuxième femme de ma vie après ma mère ; elle s'appelle Ana. Je l'ai rencontré quelques semaines après la fin de mon histoire avec Sophie, dans une librairie. Je l'ai trouvé surprenante. Elle était magnifiquement belle, mais pas une beauté établie comme on en voit souvent. Elle portait ce jour-là un pantalon très large, avec un pull moulant noir. Un léger sourire éclairait son visage. Je crois que je suis resté immobile à la dévisager parce qu'elle s'est approchée en me demandant si on se connaissait. Comme un con, j'ai répondu non, mais que je voulais bien apprendre à la connaître. Puis on s'est plus quittés. Bien sûr il y a eu plusieurs phases dans notre relation.

Elle m'intriguait beaucoup, comme si un voile de mystère planait autour d'elle ; c'est toujours le cas d'ailleurs. Elle a de grands yeux un peu bridés, dont la couleur oscille entre le bleu et le vert, je n'ai jamais pu vraiment la définir. Sauf parfois les jours de pluie, où ils deviennent franchement gris. Elle sourit pratiquement toujours, mais son sourire a quelque chose d'un peu mélancolique, comme si elle était ailleurs. Dans ses yeux aussi, il y a toujours cette ombre : un voile de tristesse. Je n'ai jamais su pourquoi, ni à cette époque, ni maintenant, j'ai juste appris à l'accepter. Avant, elle avait de longs cheveux bruns, qu'elle a coupé depuis lors. Désormais ses cheveux sont légèrement roux, je crois que la couleur exacte c'est acajou. Elle a deux ans de plus que moi et ne fais pas d'études supérieures. Elle ne s'adapte pas au système scolaire et son rythme de vie ne le lui permet pas, pourtant elle rêve de devenir écrivain. Pour l'instant, elle est serveuse dans un bar un peu sordide, mais son charme l'aide souvent à se sortir de toutes sortes de situation.

Et puis elle a un sixième sens. Elle arrive à sentir les gens, un peu comme si elle les passait aux rayons X. La plupart du temps elle les a jugé en dix secondes, malgré mes protestations sur les premières impressions parfois trompeuses, mais elle ne s'est jamais trompée. Enfin presque jamais. On est sortis ensemble six mois, et je me disais qu'elle était parfaite. J'ai essayé longtemps de me convaincre que je l'aimais. Il était impossible de ne pas l'aimer. Elle est belle, fascinante, intelligente, sensible, et au lit c'était génial, mais rien n'y faisait. Puis un beau jour elle m'a expliqué très calmement que je ne l'aimais pas, du moins pas d'amour, et qu'elle non plus ne m'aimait pas de cette manière là d'ailleurs, qu'on s'était trompé. Elle a caressé ma joue dans un geste presque maternel et m'a dit que bientôt, je comprendrais tout, que c'était à moi d'ouvrir les yeux. Pour le coup on peut dire que je les ai écarquillés les yeux. J'étais pétrifié, mort de peur. Je ne comprenais pas pourquoi je ne parvenais pas à aimer. Elle m'a dit que j'avais le temps, avant de me prendre dans ses bras. A ce moment là j'ai compris que ce n'est pas la fin de notre relation soi-disant amoureuse qui allait nous séparer, et j'avais raison. On est devenus les meilleurs amis du monde.

Les parents d'Ana sont morts dans un accident de voiture il y a deux mois. Elle n'a pleuré devant personne, puis s'est écroulée dans mes bras. J'ai eu l'impression qu'on m'arrachait le cœur. Je me sentais si impuissant face à sa tristesse. Mon père est mort quand j'avais dix ans, et je me rappelle parfaitement à quel point j'en voulais aux autres enfants, ceux qui avaient encore leurs deux parents. J'en crevais de jalousie, d'envie, de rancune mal placée. Et là, j'avais peur qu'Ana me déteste. Elle avait perdu sa mère et son père en un instant, une seconde où toute sa vie bascule. Et moi je ne trouvais rien d'autre à dire que « ça va aller », en essayant d'étouffer mes propres sanglots. Elle est restée trois semaines à la maison. Maman l'adore. Elle n'a jamais vraiment compris pourquoi on s'était séparés, mais elle l'a au moins acceptée. Je pense qu'Ana est un peu devenue sa fille.

Ana est ensuite repartie vivre dans l'appartement de ses parents. Je l'ai aidé à ranger leurs affaires. J'avais déjà les larmes aux yeux en entrant. C'est con, mais c'est toujours dans ces moments là qu'on se rappelle. Je m'attendais presque à voir sa mère, une petite femme pleine d'énergie qui m'attendait toujours sur le palier, un grand sourire plaqué sur les lèvres. Elle me manquait, terriblement. La mère d'Ana me manquait tant, j'osais à peine imaginer ce qu'elle-même pouvait ressentir. Je suis entré sans bruit. Ana m'avait tout de suite donné un double des clés de son appartement, pour que je puisse venir quand je veux. J'ai pénétré le hall à pas feutrés, sans trop savoir pourquoi je cherchais à être le plus silencieux possible. Arrivé au salon, mon regard s'est posé sur le vieux canapé rouge, dans lequel le père d'Ana passait son temps à lire le journal. Ma gorge s'est serrée. J'avais à la fois envie de hurler et de m'écrouler sans un bruit. Les parents d'Ana n'étaient pas des gens comme tout le monde. Ils étaient merveilleux. Je sais, les gens décédés ont une fâcheuse tendance à soudainement devenir merveilleux, mais eux l'étaient vraiment. De toutes façons, pour créer un être aussi beau qu'Ana, il fallait l'être. J'ai serré les poings, en jurant contre tous les dieux du monde que la vie était injuste.

Il y avait un peu de bruit en provenance de leur chambre, et mes pas m'ont guidés sans que mon cerveau n'en prenne vraiment conscience. Ana était assises parterre, quelque part au milieu d'une pile de vêtements. Devant elle trônait une boite à bijoux, une simple petite boite noire au couvercle de velours. La boite à bijoux de sa mère. J'osais à peine croiser son regard, imaginant à quel point elle devait être secouée, mais j'ai relevé les yeux sur son visage encadré de petites mèches brunes aux reflets rouges. Et j'ai été sidéré. Elle affichait le plus beau sourire que j'ai jamais vu. Le pire, c'est que son sourire était sincère, toujours le même, un peu tinté de mélancolie, mais qui reflétait malgré tout un peu de joie. Sans savoir pourquoi, je suis tombé à genoux sur le sol, et j'ai pleuré, pleuré jusqu'à ce que mes poumons se vident complètement. Je pleurais pour ses parents alors qu'Ana souriait. Elle s'est relevée pour venir m'entourer de ses bras, me murmurant des paroles réconfortantes. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais si faible alors qu'elle était forte, incroyablement forte. Quand mes sanglots se sont atténués, elle m'a pris par la main comme un enfant, pour me faire asseoir avec elle au milieu des vêtements de sa mère, devant la petite boîte au couvercle de velours. Puis elle m'a raconté. Elle m'a raconté l'histoire de ce petit bracelet doré, le premier cadeau de son père à sa mère. Elle souriait en me confiant combien sa mère avait été indignée la première fois que son père l'avait emmené au cinéma.

- Il l'a emmené voir « La guerre des étoiles », tu te rends compte ! Elle m'a raconté qu'elle s'est endormie au bout de deux minutes !

Son regard était un peu perdu dans le vide. Son sourire s'est effacé légèrement, puis elle a continué :

- Mon père n'a jamais su y faire avec les femmes, mais ma mère l'aimait tant. Quelque part je suis soulagée. Je ne sais pas comment j'aurais fait pour la consoler s'il était parti tout seul. Maintenant je n'ai que moi à consoler. Je suis heureuse pour eux, je pense. C'est romantique finalement de mourir ensemble.

J'ai passé un bras autour de son épaule en lui demandant de me raconter l'histoire de la minuscule dent montée en pendentif qui pendait au bout d'une chaîne dorée. Elle a éclaté de rire, des larmes dans les yeux.

- Ca c'est mon père qui l'a offert à ma mère. C'est la première de mes dents qui est tombée. Ma mère l'adorait ce pendentif. Elle le regardait souvent en disant que c'est si petit, une dent d'enfant. Mon père disait que tout était petit chez un bébé, se moquant gentiment. Il passait son temps à se moquer gentiment d'elle, c'était sa manière à lui de l'aimer.

Plusieurs petites scène de la vie d'Ana et de ses parents se sont alors déroulées devant mes yeux, et à nouveau j'ai senti ma gorge se nouer. D'une voix légèrement tremblante, je lui ai demandé si elle n'aurait pas préféré tout oublier, ne plus avoir aucun souvenir. Encore une fois, elle m'a sidéré par sa réponse.

- Tu sais, Kay, ce sont tous ces souvenirs qui, mis bout à bout donnent l'histoire d'une vie. Il y a des souvenirs heureux et d'autres qui le sont moins, mais c'est ça justement, la vie. Mes parents me manquent, terriblement, à chaque instant, et ils me manqueront jusqu'à la fin de mon existence, mais je refuse d'être triste dès que je me rappelle d'eux. Ils ne seraient pas très content que je me mette à pleurer quand je pense à eux. Je veux me rappeler de tout, des moindres petits détails, en souriant, parce que c'était mon sourire qu'ils aimaient le plus.

Je n'ai pas répondu, incapable d'émettre le moindre son, mais Ana a compris. Elle comprends toujours. Le temps a fait son œuvre et Ana et moi avons appris à vivre sans ses parents, en leur gardant toujours une petite place au fond de notre mémoire. Mais comme toujours, la vie continue.

Ana a décidé d'écrire un livre, mettant son temps libre à profit, et moi j'entre aujourd'hui à l'université. J'irai la voir tantôt, pour lui raconter mon premier jour. Elle adore capturer les impressions des autres, et je la soupçonne grandement de les réutiliser pour ses histoires. Elle a déjà écrit plusieurs nouvelles, et je surprends souvent l'un ou l'autre personnage qui me ressemble étrangement.

- KAAAAAAAAY ! Dépêche-toi, Viens déjeuner.

Ca, c'est la douce et chaleureuse voix de ma mère le matin. Ô Joie. Bon, je ferais mieux de me dépêcher d'aller prendre une douche et de descendre avaler ce sacro-saint petit déjeuner avant qu'elle me fasse une attaque.

Après la douche, je m'habille sans réellement faire attention à ma tenue. Mon but est de passer relativement inaperçu, alors j'enfile un jeans un peu large et un pull noir au-dessus. On peut dire que je suis dans la moyenne de la population en m'habillant ainsi. Mon reflet me renvoie l'image d'un mec d'1m78, le teint mat et les yeux verts, assez grands. J'ai une mâchoire carrée, plutôt bien dessinée, et le corps musclé à cause de la natation. J'aime beaucoup nager, et on y va une fois par semaine avec Ana. Elle me répète tout le temps que je suis beau comme un Dieu, et ça me fait bien marrer. Je suis conscient que pas mal de filles se retournent sur moi quand je sors où à l'école, mais je ne me trouve pas spécialement séduisant. Je suis dans la moyenne. Faut dire, ma tronche, j'y suis habitué, ça fait dix-sept ans que je vis avec, alors je vais pas m'extasier.

- KAAAAAY !

- Oui m'man, j'arrive !

C'est dingue, elle est encore plus stressée que moi. Elle a eu la brillante idée de me conduire à l'unif aujourd'hui. Comme si j'étais pas capable de prendre le bus ou le tram. M'enfin, je suppose que ça la rassure un peu de s'occuper de moi. Je descends donc prendre mon petit-dej.

Je m'installe en face de ma mère, murmurant un vague « 'Jour m'man », et là, elle me regarde avec ses yeux emplis d'amour maternel. Ca me fait toujours sourire. Je sais déjà à l'avance ce qu'elle va me dire.

- Kay, tu es vraiment très beau mon poussin !

Bingo. Ma mère fait partie de ces personnes dont les enfants sont les plus beaux, les plus merveilleux, les plus intelligents, et j'en passe. Heureusement que je suis fils unique, elle aurait eu du mal à choisir lequel de ses enfants était le plus parfait. Je souris en lui répondant :

- Toi aussi m'man t'es très belle.

Et c'est vrai, ma mère est une femme vraiment belle. J'ai jamais compris pourquoi elle ne s'était pas encore remarié. En sept ans, pas le moindre individu de sexe masculin n'a pénétré cette demeure, hormis moi bien sûr. Elle est pourtant géniale ma mère, je suis sûr que les hommes de son âge doivent la trouver séduisante. Bien sûr, parfois elle sort le soir. Elle a certainement des rendez-vous, mais ne m'en parle jamais ; j'en déduis que ce n'est pas vraiment sérieux. Pourtant j'aimerais qu'elle trouve quelqu'un qui puisse s'occuper d'elle, la rendre heureuse et lui apporter une vie de couple stable. Mais bon, ce ne sont pas mes affaires après tout. Elle me sort de mes pensées, et accessoirement de mon bol de céréales en murmurant pour elle-même.

- Rhaaa, mon petit Kay qui entre à l'université. Comme le temps passe.

- Ouais, m'man, c'est le propre de la vie ça. Le temps qui passe.

- Oh ! Je vois qu'on est d'humeur spirituelle aujourd'hui.

- Mm… Si tu le dis. A quelle heure tu rentres ce soir ?

- On est en pleine clôture des comptes, sûrement plus tard que d'habitude. Vers vingt heures à mon avis.

Ma mère est expert comptable dans une grande société pharmaceutique, tout un programme. Elle passe sa journée le nez collé dans les chiffres, et le pire, c'est que je crois qu'elle aime ça. Après des années d'observations intensives, j'en ai déduit qu'ils avaient une période de clôture tous les six mois, afin de mettre les comptes en ordre et de vérifier s'il n'y a pas de problèmes. Elle rentre toujours plus tard durant ces périodes, mais elle ne se plaint jamais. Ses heures supplémentaires sont bien payées et son salaire lui a permis de faire l'acquisition de notre jolie petite maison dans un quartier tranquille. Elle a voulu déménager quand mon père est mort. Elle n'a pas eu la même réaction qu'Ana ; elle a voulu partir et laisser tous ses souvenirs derrière elle. Chacun réagi différemment face au décès d'un proche, mais j'ai préféré l'attitude d'Ana, sans savoir pourquoi.

Ma mère reprend son bavardage matinal en me sortant à nouveau de mon monologue intérieur :

- Tu vas voir Ana aujourd'hui ?

- Ouais, après les cours.

- Tu as fini à quelle heure ?

- J'en sais rien. C'est la rentrée. On aura sûrement droit au discours du proviseur, la formation des classes de travaux pratiques et la liste des bouquins à acheter, mais je pense pas qu'on aura réellement cours aujourd'hui. Je devrais avoir fini tôt dans l'après-midi.

- Ok. Dis à Ana de venir à la maison ce soir, on se commandera un chinois vu que je rentre tard.

- Ok. Merci m'man.

- De quoi?

- Merci de t'occuper si bien d'Ana. Ca lui fait du bien, je crois.

- Je te l'ai toujours dit : cette fille est adorable. Je ne comprendrai jamais pourquoi vous n'êtes plus ensemble.

Merci maman. J'adore ma mère, mais quand elle aborde ce genre de sujet, j'ai plutôt envie de m'encourir. Bien sûr je la comprends de vouloir en savoir plus sur ma vie privée, mais il y a des trucs que j'arrive pas à lui expliquer clairement, sans doute parce que je ne me les explique pas à moi-même.

- M'man ! Je te l'ai déjà dit cent fois : On ne s'aimait pas vraiment. Ca peut paraître bizarre, mais Ana est plus comme une sœur, tu sais.

- Je vois. N'empêche, j'ai du mal à t'imaginer avec une autre fille. Je la trouvais vraiment parfaite pour toi !

Je réponds pas, et elle sent à mon attitude que la discussion s'arrêtera là. Terrain glissant. Le pire, c'est que moi non plus je ne me vois pas avec une autre fille. J'aime Ana plus que tout, et pourtant je sais que ça n'est pas de l'amour. C'est chiant ce constat. C'est peut-être ma crise d'adolescence qui arrive tardivement. Le moment où l'on se cherche, blablabla. Ca me saoule rien que d'y penser. Je vais pas recommencer l'introspection. Quoique, il y a quand même une petite chose qui m'inquiète : ma libido est quasi-inexistante. J'ai beau me forcer à regarder ces gravures de modes se trémousser sur un rythme endiablé en boîte, rien ne se passe. Pas la plus petite envie. Et je me rends seulement compte que je n'avais pas réellement envie d'Ana non plus, mais plutôt des sensations qu'elle me procurait quand on faisait l'amour. On en a parlé il y a pas longtemps, et elle m'a dit que c'était pareil pour elle, même si elle me trouvait incroyablement sexy.

Elle me fait marrer parfois. Elle est tellement spontanée qu'elle sort tout ce qui lui passe par la tête avant même de réfléchir. En bref, elle est convaincue qu'on est, elle et moi, le genre de personne à se sentir mal de faire l'amour avec quelqu'un qu'on aime pas réellement, même si les sensations sont là.

Elle s'est improvisé psy et m'a dit que j'avais inconsciemment occulté ma libido. Selon elle, je n'éprouverai du désir qu'à partir du moment où je tomberai amoureux. C'est bien beau tout ça, mais je lui rappelé qu'on était au vingt-et-unième siècle, et que désir et amour étaient deux choses bien distinctes. Elle a souri mystérieusement en arguant qu'on verrait bien. Effectivement, on verra bien.

J'avale vite fait le reste de lait qui stagne au fond de mon bol et vais préparer mes affaires. J'enfourne rapidement un bloc de feuille, une farde et quelques bics dans un vieux sac à dos avant de rejoindre ma mère dehors. Elle a déjà mis le moteur de la Twingo noire en route. Je grimpe à l'avant et me prépare à subir toutes ses recommandations durant le trajet, qui heureusement, n'est pas très long. Je me demande quand elle se rendra compte que je suis presque adulte, en tout cas plus un enfant. Jamais, à mon avis. Je suis certain qu'elle m'appellera encore « mon petit poussin » quand j'aurai trente-cinq ans. C'est ma mère, quoi.

Me voilà debout face à cette imposante bâtisse qui sera le théâtre de ma vie pour les quatre ans à venir. J'ai choisi les sciences économiques parce que c'est ce qui me semblait le plus approprié. J'avais aucune envie de faire le droit, je suis pas particulièrement doué pour la littérature, et la médecine était à exclure, sachant que la moindre émission sur la chirurgie esthétique me donne la nausée. Voir des organes et des corps malades, c'était vraiment pas pour moi, bien que je respecte grandement ce genre de métier. Bref, j'ai un peu choisi les sciences économiques par dépit, mais je suis sûr que je m'y ferai.

Il y a une foule d'étudiant qui passe devant moi, alors que je reste planté là, devant l'entrée principale. Certains d'entre eux semblent se connaître, d'autres ont l'air complètement paniqué à la recherche de l'amphithéâtre. Pour ma part, je regarde d'un œil suspect le plan que j'ai reçu avec mes papiers d'inscriptions. J'ai jamais eu un grand sens de l'orientation. Alors même le fait de savoir que l'amphi se trouve dans le bâtiment A, salle 204, ne m'aide pas beaucoup. Je me décide à suivre la marrée humaine. Tout le monde est censé assister au discours de bienvenue, et je suppose que j'atterrai sain et sauf dans la bonne salle. Tout en suivant les autres étudiants, je lance un dernier regard là où se trouvait la voiture de ma mère il y a quelques instants. C'est dingue, je vais à l'université. Je suis grand maintenant. Quel con, je crois que je suis encore un peu gamin finalement. N'empêche, c'est une nouvelle étape de ma vie, un peu comme… une page qui se tourne.

A suivre.

Là je pars me ré-enterrer sous mes cours. Dire que je n'étais pas censée publier pendant mes examens - !

Ja ne !