Auteur : L'ange gardien
Disclaimer Tous que na moi ! Les pauvres…
Les chansons True colors et l'extrait français de No way out (frères des ours) appartiennent à Phil Collins. Par contre, Everybody says, la chanson de Ghent, est de moi ! Moins bien que Phil Collins, mais j'ai fait ce que je pouvais…
Genre : Romance, angst…
De lourds nuages noirs cachaient la lune et les étoiles, laissant l'éclairage aux soins de la ville. Peu de gens se promenaient dans ce quartier, excepté ceux qui ne vivaient que la nuit. Un bar jetait la lumière de son néon rouge sur le trottoir tandis qu'une musique forte et entêtante se faisait entendre par la porte entrouverte. Les discussions des personnes adossées au mur furent interrompues par le rugissement des moteurs modifiés de motos. Une dizaine d'adolescents à cheval sur ces engins passèrent devant eux en hurlant comme des sauvages avant de s'arrêter en dérapage plus ou moins contrôlé. Le chef, un grand gaillard à l'œil et au cheveu roux vérifia que toute sa troupe était là. Béa, Barreau, H., et les autres.
-Où est Tenshi ? demanda-t-il.
Les autres haussèrent les épaules. Ils étaient déjà défoncés. Un bruit de moteur lui fit tourner la tête. Les cheveux blonds lâchés au vent, vêtue de noir de la tête aux pieds, Tenshi arrivait sur une roue arrière. Elle s'arrêta entre Barreau et son chef, Loki. Ses yeux vert sombre scintillaient de défi et d'amusement.
-Où étais-tu ? demanda Loki.
-Au Ciel, répondit-elle avec un clin d'œil. Un ange s'envole loin de vous parfois, tu sais. Je ne vous suis pas toujours !
Elle repoussa la main de Barreau qui tentait de lui enlacer la taille sous le regard amusé de Loki. Personne ne contrôlait Tenshi, personne ne lui imposait quoique ce soit… comme le prouva la gifle qui calma Barreau. Et personne ne pouvait se vanter d'avoir jamais eu ses faveurs, même si plus d'un en rêvait. Loki le premier…
-Ce coup-ci tu nous suis, Tenshi ! Un coup énorme !
Il fit cabrer sa moto et démarra en trombe sous les yeux habitués et mornes des spectateurs. Toute sa bande le suivit, Tenshi comprise. Mais quelque chose en elle la poussait à ne pas y aller. Que lui arrivait-il ? Ces jeux la fatiguaient, elle ne voulait plus suivre Loki.
-Allez, suis-moi, fit-il plus doucement en plongeant son regard dans le sien comme il revenait à sa hauteur.
Elle était la seule à laquelle il accordait un tant soit peu d'attention et de respect dans son groupe. S'il savait ce que ces mots voulaient dire.
-On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans ! cria-t-il en repartant de plus belle.
Ce cri fut repris par tous les autres. Tenshi fit taire sa conscience et hurla avec eux comme un éclair déchirait le ciel.
Le chemin des larmes
Antoine Liar soupira et retira ses lunettes pour se frotter les yeux. Il commençait à avoir sérieusement mal à la tête. Rouvrant les yeux, il regarda l'adolescente de dix-sept ans qui lui faisait face. Plus allongée qu'assise dans son fauteuil, le visage fermé et vêtue de noir, la lumière du soleil qui coulait à flots dans le bureau s'emparait de ses longs cheveux blonds et lui faisait une auréole. Pas étonnant qu'elle ait hérité du surnom de Tenshi, ''l'ange''. Mais un ange mal en point : un pansement couvrait une longue plaie sur sa tempe gauche et un bandage sur son épaule et son bras droits gonflait son pull. Ses yeux verts restaient froids et sans expression. Les autres assistants sociaux l'avaient surnommée ''l'ange diabolique''. Il était vrai qu'elle en avait fait voir des vertes et des pas mûres à Antoine. Il avait sous les yeux son dossier. Cinq familles d'accueil en sept ans, des fugues à chaque fois, un comportement infernal, de l'alcool et des cigarettes dans sa chambre… A croire qu'elle le faisait exprès pour se faire expulser. Lena Kaliana… Une véritable énigme, face laquelle beaucoup de ses collègues avaient baissé les bras. Mais Antoine refusait de l'abandonner. Elle n'avait que dix-sept ans. Et derrière le mépris et la colère, c'était surtout de la tristesse et du désespoir qu'il lisait. Toutes ces bêtises étaient autant d'appels à l'aide. L'enfant au fond d'elle pleurait.
-Tu ne veux vraiment rien me dire ? fit-il après un long silence.
Lena haussa les épaules et retint une grimace de douleur. Elle n'avait pas envie de parler. A quoi bon ? Cela n'effacerait pas ce qui s'était passé deux jours avant. Et elle avait depuis longtemps perdu confiance dans les ''bienfaits de la communication'', comme disait cet assistant social. De toute manière, quoiqu'elle dise, il allait lui annoncer dans cinq minutes qu'il lui avait trouvé une nouvelle famille d'accueil. Enfin… Ils la renverraient une semaine plus tard, comme les précédents. Au fond, ça l'arrangeait bien.
-Je t'ai trouvé une nouvelle famille, annonça Antoine après avoir soupiré devant son mutisme.
Lena eut un sourire désabusé. Bingo !
-Ils s'appellent les Valno. Une mère de quarante ans, Eviana, un père de quarante-quatre ans, Paul…
Deux vieux, super !
-…et un fils de dix-sept ans, Ghent.
La seule réaction notable de Lena fut un haussement de sourcil. Devait-il lui parler de la… particularité du garçon ? Après une rapide réflexion, il décida que non. Mr et Mme Valno ne lui avaient rien dit en ce sens, c'était à Ghent de décider.
-Tu emménages dès demain, dit Antoine en refermant le dossier.
L'ange diabolique était toujours aussi imperturbable face à lui. Mais est-ce que quelque chose pouvait réellement la toucher ?
Lena posa son sac par terre et leva la tête. La maison était immense : une grande bâtisse blanche et propre, du parquet sur le sol, des tableaux aux murs, un escalier qui menait à l'étage supérieur… Jamais encore la jeune fille n'avait vu une maison aussi belle ! Mais les habitants l'énervaient déjà. Elle entendait les voix ses nouveaux parents adoptifs dans le salon attenant. Ils lui avaient fait des grands sourires, lui souhaitant la bienvenue et l'enjoignant à considérer cette maison comme la sienne. Ben voyons ! Comme si vous le pensiez ! Ils discutaient à présent avec Antoine. Probablement les mettait-il en garde contre elle. Mais elle s'en fichait. Rien ne te touche, Tenshi, disait Loki. Tu voles bien au-dessus de nous. Lena ferma les yeux. Oui, mais pas assez haut… Après tout, elle devrait peut-être faire un effort…
Un frôlement contre sa jambe lui fit ouvrir les yeux. Un grand chien aux longs poils dorés était assis devant elle, ses grands yeux noirs la regardant avec curiosité.
-Angelo ! appela une voix. Excuse-le, il peut être très collant !
Le chien jappa et les yeux de Lena remontèrent vers les escaliers. Un garçon de son âge les descendait lentement, la main sur la rampe. Il était vêtu d'un jean bleu et d'une chemise blanche, les cheveux châtain doré ébouriffés mangeant un visage fin et souriant. Elle ne pouvait voir ses yeux, dissimulés derrière des lunettes noires. D'accord, je vois. Je suis tombée sur une famille de bourges et le fils se la joue rocker. Youpi ! Il y avait pourtant quelque chose d'étrange dans ses mouvements. Ils étaient à la fois gracieux et hésitants. Le chien aboya lorsqu'il posa le pied sur le sol et il sourit.
-Tu dois être Lena, n'est-ce pas ? Bienvenue, je m'appelle Ghent.
Même si elle ne pouvait pas voir ses yeux, elle avait la désagréable impression qu'il fixait son épaule. Elle claqua des doigts devant son visage, sans provoquer aucune réaction.
-Mon visage est plus haut, fit-elle d'un ton sec. Tu ne regardes pas les gens lorsque tu leur parles ?
-Non, répondit le jeune homme avec un sourire.
-Alors tu joues les rockstars snobs ou aveu…
-Aveugle ? compléta-t-il avec un sourire encore plus large. C'est ça, oui. Mais sans le côté rockstar ! C'est Angelo qui remplace mes yeux.
Lena se plaqua une main sur la bouche. Quelle crétine ! C'est visible, pourtant !
-Je suis désolée, vraiment, s'exclama-t-elle, rouge comme une écrevisse. Je ne voulais pas…
-Ce n'est pas grave, lui dit-il en posant une main sur son bras pour la retenir. Je t'assure ! J'en ai entendu des pires, sur une échelle de un à dix, tu n'atteins même pas deux !
Lena éclata de rire malgré elle. Pour les efforts, tu repasseras ma grande ! Ghent continua de sourire, pas le moins du monde gêné. Ses parents arrivèrent alors, suivis d'Antoine. Un rapide coup d'œil en direction de leur fils et Eviana posa une main sur son épaule. Sans tourner la tête, il posa sa main sur celle de sa mère et la pressa doucement. Intriguée, Lena les regardait en haussant un sourcil, ce qui amusa Antoine. Tenshi était déjà perdue ! Si ça pouvait l'aider à repartir du bon pied…
-Bon, je crois que je vais vous laisser, dit-il en serrant la main de Paul. A vous de faire connaissance. S'il y a le moindre problème, vous pourrez m'appeler.
Il ne vit pas la lueur de colère qui passa dans les yeux de Lena. Devant elle ! Qu'il la traite de bombe à retardement, tant qu'il y était ! O.K., Antoine, on va s'amuser…
Eviana s'effaça et laissa passer l'adolescente qui s'arrêta sur le seuil. Elle sourit à ses yeux écarquillés. Lena entra et tourna sur elle-même. La chambre était jolie, les murs bleu clair, un lit en bois, une fenêtre qui ouvrait sur un grand jardin… Paul arriva à sa suite et posa son sac sur le sol avant de rejoindre sa femme.
-Tu es ici chez toi, dit-il gentiment. Tu peux arranger ta chambre comme tu le veux, évite juste de faire cramer les draps.
Lena se retourna brutalement, sur la défensive. Mais elle ne vit aucune ironie ni méchanceté dans les yeux des deux époux. C'était une boutade, rien de plus. Elle a les nerfs à fleur de peau !
-On t'attend dans une heure pour manger, d'accord ? Ne te trompe pas d'escalier ! Celui au bout du couloir mène au jardin d'hiver, prends plutôt celui par lequel nous sommes montés.
-D'accord, répondit Lena. Et… merci, ajouta-t-elle, se rappelant sa promesse de faire des efforts.
Ils lui sourirent et sortirent, fermant la porte derrière eux. Lena alla s'appuyer à la fenêtre et regarda dehors. Il fallait qu'elle se reprenne. Et vite. D'accord, ils étaient sympas. Mais inutile de se faire d'illusions.
Un éclat de rire suivi d'un aboiement lui fit baisser les yeux. Ghent était dehors, assis par terre, et Angelo avait entrepris de le débarbouiller. On aurait dit un petit enfant qui jouait avec son chien. Vu d'ici, rien ne laissait deviner qu'il était aveugle. Lena était déstabilisée par lui. D'habitude, lorsqu'elle blessait quelqu'un, il lui en voulait ! C'était d'ailleurs souvent l'un des facteurs qui entraînaient son départ. Mais lui avait ri. Et pourtant, elle n'avait pas fait dans la dentelle…
Une sensation de douleur la fit se redresser. Du sang coulait sur son bras droit, imbibant son pull. Il était temps qu'elle change son bandage. Mais elle avait oublié qu'elle était incapable de le faire seule…
Elle se battait encore avec dans la salle de bains lorsqu'Eviana l'appela pour le dîner.
-Oui, j'arrive ! cria-t-elle. Quand j'aurais enfin gagné ! grogna-t-elle ensuite en se penchant sur le rouleau de gaze.
Elle avait mis du sang partout dans le lavabo et sa plaie commençait à sérieusement la faire souffrir sans la compresse imbibée d'anesthésiant. Un coup léger à la porte lui fit relever la tête. Ghent se tenait dans l'embrasure, Angelo assis à côté de lui.
-Tout va bien, Lena ? demanda-t-il.
-Super ! répondit la jeune fille d'un ton sec.
Si elle avait cru l'énerver, elle avait encore échoué. Le jeune homme sourit et s'approcha. Lena remarqua que la salle de bains était conçue de façon à lui laisser suffisamment d'espace pour évoluer sans buter dans quoique ce soit. Il se dirigea vers la baignoire, une main sur l'échine d'Angelo, et posa l'autre sur le bord.
-Je suis là ! fit Lena comme il allait lui rentrer dedans.
-Tu te mets une compresse ? demanda-t-il. L'odeur du médicament, celle du sang, le bruit de la gaze… Mes repères ! ajouta-t-il en réponse à son silence étonné.
Il ne la voyait pas, mais il imaginait facilement son expression !
-Tu veux de l'aide ? demanda-t-il.
Lena eut tout d'abord un sursaut. Comment pourrait-il m'aider, il ne voit même pas ma blessure !
-Je peux, tu sais, affirma-t-il. Si tu me guides, je peux.
Après tout, why not ? Elle lui donna le morceau de gaze et il referma sa main dessus.
-Il faut juste que je touche ton bras pour savoir où il est, où je dois commencer…
Lena eut un mouvement d'humeur. Et puis quoi encore ? Ils n'avaient pas gardé les cochons ensemble, qu'elle sache ! Mais quelque chose dans son attitude l'empêcha de répondre vertement. Il n'était pas comme les autres. Elle sentait confusément qu'il voulait juste l'aider.
-Allez, dépêche, dit-il avec un sourire, j'ai faim !
Lena prit sa main libre et la posa sur son épaule. Elle la fit descendre le long de son bras jusqu'au milieu en effleurant sa blessure, frissonnant au contact de sa main.
-O.K., fit Ghent. Tu tiens la compresse, je m'occupe du bandage. Tu me dis stop.
Il posa le bout de la gaze sur l'épaule et l'enroula sur son bras. Lena le laissa faire en silence, impressionnée par sa dextérité. Il n'hésita pas une seule fois, serrant le pansement avec des gestes doux et précautionneux. Elle avait même moins mal qu'avec l'infirmière !
-Voilà ! fit-il en se redressant. C'est fini !
-Merci, Ghent, dit Lena en se levant et en remettant son pull.
-De rien, répondit-il. C'est une sacrée blessure ! Tu t'es fait ça comment ?
Le visage de Lena se crispa et toutes ses bonnes résolutions s'effondrèrent. Elle tourna les talons et sortit de la salle de bains sans un mot, laissant volontairement les traces de sang dans le lavabo et la gaze sur le sol. Ghent sentit un coup de vent lorsqu'elle se retourna et que ses cheveux le frôlèrent, comme il sentit sa tension soudaine. Crétin !
Lena attendit que le silence se fasse dans la maison et ouvrit les yeux. Ils brillaient dans le noir comme ceux d'un chat. Elle se leva précautionneusement, attentive à ne pas faire le moindre bruit. Ses pieds nus glissaient sur le sol comme elle attrapait un pull puis ouvrait sa porte. Ce soir plus que jamais, il lui fallait être prudente. Mr Valno l'avait déjà attrapée la dernière fois à son retour. Le visage de la jeune fille se crispa à ce souvenir. Elle s'était échappée de la maison comme une ombre, sans alerter personne. La nuit était si tentante… Là elle redevenait réellement elle-même. Tenshi, libre et sauvage, qui rien ne retenait. Même si au fond d'elle une petite voix désapprouvait, elle la faisait taire bien vite. Chassant ces souvenirs, elle sortit rapidement et plongea dans les rues de la ville sans penser à rien. Elle se promenait au hasard, juste contente de sentir le vent nocturne sur son visage. Comme tous les soirs, ses pas la menèrent inconsciemment dans le quartier des Anges. Elle s'arrêta sur le pont Marie et s'appuya sur la rambarde. La Seine coulait tranquillement sous elle, reflétant la lumière de la lune et des étoiles. Personne ne passait, Lena était seule. C'était la première fois qu'elle le remarquait. Il est vrai que d'habitude, elle n'avait pas la conscience très claire, quand elle ne s'effondrait pas purement et simplement. Le soir où Paul l'avait surprise, elle tenait à peine sur ses jambes, appuyée à la porte qu'elle venait de refermer. Elle s'attendait à tout, des cris, de la colère, un rejet… Tout ça elle connaissait. Mais jamais elle n'aurait cru qu'il réagirait ainsi. Il n'avait rien dit, se contentant de croiser les bras et de la regarder en silence. Un regard froid sans être agressif. Il avait noté ses yeux rouges aux pupilles dilatées, la sueur sur son front, ses jambes tremblantes. Lorsqu'il avait ouvert la bouche, ça n'avait été que pour trois mots :
-Monte te coucher.
Il n'avait rien ajouté de plus, se contentant de l'aider à monter les escaliers. Le lendemain matin il n'en avait pas parlé non plus. Ses yeux étaient aussi amicaux que d'habitude, rien de son attitude ne laissait suggérer qu'il s'était passé quelque chose la veille. Lena en avait oublié son petit déjeuner.
Levant la tête, la jeune fille perdit son regard dans les constellations. Les Valno la déstabilisaient complètement. Ils ne réagissaient pas comme les autres. D'habitude, ses fugues faisaient grand bruit et lui valaient des punitions diverses et variées, de même que son attitude parfois désagréable. Mais il semblait que rien ne les touchait. Même Ghent était toujours le même avec elle, continuant à l'aider à changer son bandage. Il le faisait naturellement, sans jamais montrer le moindre signe d'impatience ou de colère malgré les remarques qu'elle lui envoyait parfois et son absence apparente de gratitude. Elle avait l'impression d'être un fauve qu'ils tentaient d'apprivoiser. Tu es une vraie petite panthère, Tenshi ! Tu as un caractère d'animal sauvage ! Lena refoula les larmes qui lui montaient aux yeux. Pourquoi cette voix lui revenait-elle maintenant ? Elle s'était pourtant juré de l'oublier ! Peut-être était-ce à cause de ce lieu… Après un dernier regard à l'eau qui coulait sans bruit, Lena se détourna et s'enfonça dans la nuit.
La porte s'ouvrit sans grincer et Lena se coula dans la maison plongée dans l'obscurité. Sa sortie était apparemment passé inaperçue.
-Je me demandais quand est-ce que tu reviendrais, fit une voix derrière elle comme elle allait fermer la porte.
La jeune fille sursauta et se retourna brusquement. Une grande forme noire se tenait devant elle, dessinant une silhouette humaine. Lena plissa les yeux.
-Ghent ? demanda-t-elle.
La pièce s'illumina subitement, agressant Lena qui dut fermer les yeux. Il lui fallut un instant pour s'accoutumer et rouvrir les yeux. Le père de Ghent se tenait à côté de son fils, le regard toujours aussi calme, mais les sourcils froncés. Tout dans son attitude indiquait une colère retenue.
-Que faites-vous là ? demanda-t-il d'un ton froid.
Lena allait ouvrir la bouche, mais Ghent la prit de vitesse. Il se tourna vers son père, agrippant d'une main les longs poils dorés de son chien.
-C'est de ma faute, papa, dit-il avec un sourire contrit. Je n'arrivais pas à dormir, alors je suis descendu et j'ai ouvert la porte pour aller dans le jardin. Angelo en a profité et est sorti se dégourdir les pattes. Comme il ne m'entendait pas, j'ai demandé à Lena de m'aider à le rattraper.
Bouche bée, Lena le regardait fixement. Le regard de Paul s'attarda un long moment sur son fils, peu convaincu. Ghent s'était très bien adapté à sa cécité, du moins sur le plan du fonctionnement quotidien. Aller chercher Angelo n'aurait dû lui poser aucun problème, d'autant plus que l'animal répondait au moindre de ses appels. Cet examen laissa à Lena le temps de dissimuler sa surprise. Lorsque Paul leva les yeux vers elle, elle tenta de paraître la plus naturelle possible. Elle vit bien qu'il n'était absolument pas convaincu.
-D'accord, dit-il en remontant les escaliers. N'oubliez pas de vous recoucher.
La jeune fille attendit d'entendre le bruit de la porte de sa chambre qui se fermait avant d'appeler Ghent.
-Pourquoi m'as-tu couverte ? demanda-t-elle, presque agressive.
Il se tourna vers elle, les yeux toujours dissimulés derrière ses lunettes noires. Elle devina que s'il faisait ce geste, c'était avant tout pour la mettre plus à l'aise. Lui n'avait aucun besoin de diriger son visage vers elle. Il ne répondit pas et se contenta de hausser les épaules avec un sourire avant de monter les escaliers. Angelo bondit derrière lui et s'adapta à son pas tandis qu'il posait la main sur son cou. Lena resta désemparée en bas des marches. Elle avait l'habitude de plus de réaction à ses remarques, de réponses à ses questions. Ghent agissait avec elle comme personne ne l'avait jamais fait auparavant. Comme s'il lui donnait à chaque fois une nouvelle chance.
-Merci, souffla-t-elle comme il atteignait le haut de l'escalier.
Il ne se retourna pas, mais elle aurait juré qu'il avait souri et fait un petit geste de la main.
Plusieurs jours passèrent, et Lena essaya de se montrer digne de la confiance de Ghent. Elle commençait à le connaître un peu mieux et en venait même à l'apprécier. Si elle hésitait parfois à lui proposer des promenades ou des jeux, elle oublia bien vite ses préjugés. Il avait une façon si douce et gentille de lui indiquer ses propres limites !
Antoine, quant à lui, se montrait subjugué par les progrès de son ''ange diabolique'' ! Lorsqu'il entra chez les Valno, accueilli par Eviana et Paul pour sa visite mensuelle, il entendit des éclats de rire venir du jardin. Intrigué, il haussa les sourcils et se dirigea vers le jardin d'hiver. Les portes-fenêtres donnaient sur le jardin, et l'une d'elle était ouverte. Angelo passa au galop, poursuivi par Lena, et courut vers Ghent qui l'appelait. La jeune fille fit mine de bondir sur le jeune homme mais il esquiva au dernier moment et elle s'étala sur le sol. L'adolescent éclata de rire.
-Tu dois faire une jolie carpette ! lança-t-il entre deux hoquets.
-Et si tu faisais la carpette avec moi ? répondit Lena en lui tirant sur le bras.
Elle accompagna sa chute pour lui éviter de tomber trop brutalement mais ne l'empêcha pas de prendre tout de même contact avec le sol de façon plutôt… brutale. Angelo bondit sur son maître et entreprit de lui tirer sur la manche pour le relever, faisant redoubler le fou rire des deux amis.
Antoine se retira en silence et suivit les parents de Ghent dans le salon.
-Eh bien, quel changement ! s'exclama-t-il une fois installé dans un canapé. Elle est comme ça depuis longtemps ?
Les deux époux se concertèrent du regard avant de se tourner vers lui. Paul secoua la tête.
-Elle a commencé par faire ce que vous nous aviez annoncé. Comportement désagréable, fugues, probablement alcool et cigarettes… La totale ! J'avoue que nous étions un peu inquiets au départ, Antoine. Mais Ghent a pris sa défense l'autre soir.
Il relata alors l'événement du retour de Lena, l'esprit clair pour une fois, le mensonge de son fils pour la protéger. Et les changements opérés en Lena depuis quelques jours.
-Elle continue ses fugues, ajouta Eviana, mais moins fréquemment, et ses vêtements ne sentent plus autant l'alcool ou le tabac. Je pense qu'elle a juste besoin de marcher, de se retrouver un peu.
-En tout cas, je vous remercie de vous occuper d'elle. C'est une fille bien, seulement il faut parfois le lui rappeler. Elle s'était engagée sur une mauvaise voie, et je pense qu'elle en avait conscience. Elle se débattait seule dans son histoire, et la vie qu'elle menait était le seul moyen qu'elle avait trouvé pour échapper à sa détresse. Grâce à vous, elle commence à s'en sortir.
-Elle est d'une aide précieuse, en fait, avoua Paul. C'est la première fois depuis trois ans que Ghent s'intéresse à quelqu'un d'autre qu'une personne de son entourage qu'il a réduit au maximum. Elle le fait sortir de sa tour fortifiée.
Des cris retentirent dans l'entrée et Ghent passa la tête par le salon, hilare.
-On va promener Angelo ! annonça-t-il avant de disparaître comme un poulain échappé.
Les trois adultes écoutèrent la porte se refermer sur les rires des deux adolescents.
-Et ça faisait une éternité qu'il n'avait pas ri comme ça, dit Eviana.
Le regard d'Antoine se perdit dans la contemplation de son verre. Tu sembles sur une bonne voie, Tenshi. Mais j'espère que tu arriveras à la suivre, même si je sais que ce ne sera pas si facile. Tu as eu trop mal pour cesser si vite de te débattre.
La maison silencieuse semblait respirer au ralenti. Aucun bruit ne venait la troubler, pas même la musique étouffée qui s'élevait parfois sans qu'on puisse précisément en trouver l'origine. Allongée sur son lit, Lena ferma les yeux et respira lentement. Ghent et ses parents étaient partis depuis quelques heures, laissant la maison à sa garde, selon les propres mots d'Eviana. La jeune fille avait failli bondir et répliquer qu'elle n'était pas un chien, mais le sourire bienveillant de la mère de Ghent l'avait arrêtée. Son but n'avait pas été de se moquer d'elle. Lena soupira. Elle commençait à prendre ses marques dans cette maison, elle en venait même à l'apprécier, elle et ses occupants. Mais quelque chose en elle l'empêchait de se détendre totalement, une petite voix qui lui répétait qu'elle n'avait pas de vraie place ici. Qu'elle finirait comme… Lena se leva d'un bond et essuya d'un geste rageur les larmes qui commençaient à couler sur ses joues. Il fallait qu'elle se change les idées ! Avec de la musique ! En partant, Ghent lui avait justement proposé de lui emprunter un ou deux C.D.s. Elle entendait souvent de la musique sortir de sa chambre, et celle-ci lui plaisait bien, sans pour autant qu'elle puisse en reconnaître l'interprète.
La porte de la chambre de Ghent s'ouvrit sans grincer, dévoilant une grande chambre aux murs blancs sans aucun poster. Cette nudité gêna un peu Lena, qui hésita à entrer. Elle n'avait jamais vu la chambre du jeune homme. Elle était impeccablement rangée, sans les habituels T-shirts ou pantalons roulés en boule et abandonnés dans un coin que l'on voyait habituellement chez un garçon de son âge. Un grand bureau occupait l'espace sous la fenêtre, une mini-chaîne posée dessus. Lorsqu'elle s'en approcha, Lena s'aperçut qu'il y avait de petites étiquettes en braille collées sur chaque bouton. Et même sur le boîtier du C.D. posé sur le lecteur ! Comme elle s'approchait des étagères où étaient rangés les autres, l'un d'entre eux attira son attention. Rien n'apparaissait sur la tranche, aucun nom. Un papier dépassait du boîtier mal fermé. Intriguée, Lena tendit la main pour le prendre. Seule une feuille blanche servait de couverture, avec l'habituelle étiquette.
-From the angels Paradise… lut Lena à haute voix. Connaît pas !
Lorsqu'elle ouvrit le boîtier, le papier qui dépassait s'en échappa. La jeune fille lança la musique puis se baissa pour le ramasser. C'était en fait une photographie, probablement prise dans le salon d'hiver de cette maison. On pouvait y voir quatre adolescents de treize ou quatorze ans, éclatant de rire. Chacun se tenait devant un instrument et Lena identifia sans peine Ghent parmi eux, tenant une guitare contre lui. Au même moment, une musique rythmée s'éleva, lui faisant battre la mesure du bout des doigts sans même s'en rendre compte. Elle reconnut celle qu'elle entendait parfois s'élever de la chambre de Ghent. Ainsi, c'était un C.D. faits par ses amis et lui ! Une batterie, deux guitares et un piano se mêlaient harmonieusement pour former une musique que Lena trouva très entraînante. Elle commença à danser sur elle-même avant de s'approcher du lit pour s'y asseoir comme la musique finissait, ponctuée d'un éclat de rire général. Elle fit ainsi défiler plusieurs chansons, toutes plus rythmées les unes que les autres. Des voix s'élevaient parfois, ou bien une en solitaire. Jamais celle de Ghent. Mais Lena devait leur reconnaître un sacré talent. Leur musique avait peut-être besoin de mûrir un peu, mais ils étaient prometteurs !
Son pied partit en arrière et elle buta contre quelque chose de dur sous le lit. Lena se pencha et en sortit une magnifique guitare en bois blond. Elle reconnut aussitôt celle que tenait Ghent sur la photo. Mais elle semblait complètement désaccordée, comme le prouva la note discordante qui résonna lorsque Lena gratta les cordes. Pourquoi Ghent la laissait-il sous son lit, sans en prendre soin ?
La nouvelle musique qui s'éleva lui fit oublier ses questions. Elle était douce, presque plaintive. Seule une guitare jouait, les autres instruments restant silencieux. On entendit une profonde respiration, puis une voix juste et triste s'éleva, que Lena identifia comme celle de Ghent.
-Everybody says boys don't cry
But you know it's just a lie
Even boys need to let their tears wash away
Their sorrows and pains
Everybody says boys are never afraid
But they are just like a child
They are afraid of the dark
They are afraid when they look at the life
La guitare lança une note plus fort, qui ressemblait à un cri. Ghent semblait vouloir convaincre à tout prix celui qui écoutait, briser la fausse image du garçon surpuissant et invulnérable. Rare à quatorze ans !
-They need somebody to help them
They need somebody to love them
They need somebody to whip their tears and to fight their fears
They need embraces, they need kisses
They are just human beings
Ebranlée, Lena resta sans voix. La chanson était magnifique, tout comme la voix de Ghent… qui s'éleva derrière elle, glaciale.
-Qu'est-ce que tu fais là ?
Lena se leva d'un bond et se retourna pour voir le jeune homme debout dans l'embrasure de la porte. Elle voyait qu'il contenait difficilement sa colère.
-Je suis désolée, Ghent, fit-elle en voulant arrêter le C.D. ; sauf qu'elle se trompa de bouton et renvoya la chanson au début. J'étais venue t'emprunter un C.D. comme tu me l'avais proposé et je suis tombée sur celui-ci. J'aime beaucoup, tu sais, ajouta-t-elle en s'approchant de lui comme d'un fauve à apprivoiser. Pourquoi… Pourquoi est-ce que tu ne chantes plus ? Pourquoi as-tu laissé ta guitare se désaccorder ?
Elle se rendit compte que ça avait été la question de trop. Le visage de Ghent se contracta et ses lèvres se réduirent à deux fines lignes blanches.
-Sors d'ici, dit-il d'une voix glaciale.
-Mais… fit Lena en reculant.
-Dégage ! hurla-t-il en claquant violemment la porte.
Abasourdie, Lena resta un long moment debout devant la porte avant de retourner dans sa chambre. Elle ne put voir Ghent s'approcher presque craintivement de la guitare posée sur son lit et l'effleurer du bout des doigts. Ni les larmes qui emplirent ses yeux et inondèrent ses joues comme sa chanson pleurait avec lui.
-When they are lost and hopeless
When they cry and fall down
They need a person to take them in her arms
And say ''I love you, I'll stay with you until the end of times...''
Debout devant la porte de la chambre de Lena, Ghent prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Vieux réflexe pour se donner le courage d'entrer. Il s'en voulait d'avoir réagi comme ça avec elle la veille. Elle l'avait évité toute la journée, et la seule fois où elle l'avait croisé, il avait senti un froid glacial émaner d'elle. Nul doute que ses yeux l'auraient pulvérisé s'ils avaient été des lasers… Il fallait qu'il s'excuse. Après tout, c'était lui qui lui avait proposé de lui emprunter des C.D.s. Le fait qu'elle soit tombé sur le sien n'était qu'un hasard. Mais cela avait été trop douloureux. Parfois, il l'écoutait lui-même. Jamais cette chanson, cependant. Jamais. Il ne l'avait pas entendue depuis trois ans. Alors que quelqu'un d'autre l'écoute… C'était au-dessus de ses forces.
Prenant son courage à deux mains, Ghent frappa à la porte et entra sans attendre de réponse. Il se prit aussitôt une grande bouffée d'air froid dans la figure. La fenêtre devait être ouverte. Il commençait à se demander si la jeune fille ne s'était pas échappée par la fenêtre lorsqu'une odeur de fumée de cigarette le fit tousser. Elle était là. Probablement assise sur le rebord de la fenêtre. Bien que cela ne fut pas nécessaire pour lui, il tourna son visage vers elle.
-Lena, je… Je voulais m'excuser de t'avoir crié dessus hier. Je n'aurais pas dû. Je suis désolé.
Elle ne répondit rien, se contentant de tirer une nouvelle bouffée sur sa cigarette. Des excuses. Comme si elles étaient sincères. Elle croyait qu'il allait partir si elle jouait l'indifférence, mais il resta immobile au centre de la chambre.
-Lena… Pourquoi ?
La jeune fille haussa un sourcil en tournant la tête vers lui.
-Pourquoi cette course à la destruction ? Tu n'y prends pas plaisir, n'est-ce pas ? Alors pourquoi ?
Contre toute attente, Lena éclata de rire. Mais ce n'était pas un rire de joie. Il résonna au oreilles de Ghent comme une série de sanglots. Il entendit ses pas sur la moquette, il la sentit le frôler puis s'arrêter derrière lui.
-Et toi, Ghent ? lança-t-elle. Ta course à la destruction, où te mène-t-elle ?
Elle sortit de la chambre et referma la porte derrière elle, laissant Ghent sérieusement ébranlé.
Appuyée contre la porte, elle sentit des larmes lui brûler les yeux. Course à la destruction… Elle glissa contre la porte et enfouit sa tête dans ses bras pour pleurer.
''Je suis là, ma chérie. Je ne m'en irai pas, c'est promis. Jamais.'' Tu mens, maman. Ce n'est pas vrai. Depuis que papa n'est plus là, tu n'es plus la même. Je sens que tu as un peu disparu avec lui. Mais je suis là moi ! Reste avec moi !
''Mon bébé panthère…'' Pourquoi aujourd'hui tu ne veux pas que je vienne avec toi me promener ? C'est notre pont, pourtant, on y va toujours ensemble ! Pourquoi tu me regardes comme ça avant de fermer la porte ? Maman ? Maman !
-MAMAN !
Lena se redressa en hurlant dans son lit, la respiration difficile. Perdue, Elle regarda partout autour d'elle. Elle ne reconnaissait rien, où était-elle ? Puis des images lui revinrent. Les Valno… Paul, Eviana… Ghent… Elle était chez eux, dans sa chambre. Qui la faisait étouffer. Il fallait qu'elle sorte, ou ses souvenirs allaient encore la submerger. Et ils faisaient trop mal. Rejetant sa couette, Lena sortit de sa chambre sur la pointe des pieds et se dirigea vers l'escalier du fond. Elle allait s'asseoir un peu dans le jardin d'hiver. Peut-être que cela la calmerait. Mais plus elle s'approchait des marches, plus une douce mélodie se faisait entendre. Toujours la même, lancinante et mélancolique. Lena descendit l'escalier et s'assit sur la dernière marche. Ghent était assis de profil à côté de la chaîne stéréo, baigné de la lueur spectrale des étoiles qui se réfléchissait dans ses verres noirs. Et il tenait sa guitare contre lui. Ses doigts effleuraient les cordes pour une mélodie toujours identique, comme s'il leur demandait la permission de jouer. Permission accordée lorsque la musique se fit plus franche. La voix de Ghent s'éleva alors, douce et basse, faisant frissonner Lena.
-Partout où je vais
Je blesse quelqu'un
Mais tout ce que je peux faire ou dire n'y changera rien
Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, je donnerai tout ce que j'ai
Mais j'ignore comment trouver le bon chemin…
Lena appuya sa tête contre la rampe de l'escalier et ferma les yeux. Elle sentait les larmes emplir ses yeux et couler sur ses joues. C'était tellement elle !
-Je t'ai déçu
Tu as cru en moi, compté sur moi et je t'ai déçu
De toutes les choses que j'ai cachées, je ne peux cacher ma honte
Et je prie qu'un jour quelqu'un revienne pour effacer ma peine
Y'a pas d'issue à ce cauchemar
Ni avenir ni espoir
Je ne peux me libérer
Mais je ne vois aucune issue
L'avenir je n'y crois plus
Les larmes coulaient à présent à flots sur le visage de Lena. Le corps secoué de sanglots silencieux, elle ne prit pas attention au fait que Ghent avait cessé de jouer et qu'une autre musique s'élevait. Une main se posa sur son épaule tandis qu'une autre essuyait ses joues avec une douceur qu'elle croyait ne jamais devoir retrouver. Levant les yeux, la jeune fille vit le visage inquiet de Ghent penché sur elle. Incapable de calmer ses pleurs, elle se jeta dans ses bras et enfouit son visage dans son cou. Ses larmes coulaient sur le jeune homme, qui ne chercha pas à se dégager. Il l'entoura de ses bras, essayant de calmer ses frissons de peur et de froid mêlés. Il devinait que son cœur blessé avait eu son trop plein de peine. Elle ne pouvait maintenir l'illusion plus longtemps, comme le prouvait le cri déchirant qu'elle avait poussé. Incapable de dormir, il n'avait pourtant pas pu aller la consoler. Quelque chose l'en avait empêché. Mais maintenant qu'elle était là, pleurant dans ses bras… Elle comptait bien plus que les barrières qu'il avait érigées autour de lui. Elle avait besoin de lui. Il la berça doucement, accordant ses mouvements à la musique. Il fallait qu'elle sache qu'il était là. Qu'il ne l'abandonnait pas. Alors il ne trouva rien de mieux que de chanter à son oreille.
-So sad eyes
Discouraged now
Realize
When this world makes you crazy
And you've taken all you can bear
You call me up
Because you know I'll be thereLes sanglots de Lena se calmèrent un peu sans pour autant qu'elle cesse de pleurer. Mais Ghent était prêt à la garder dans ses bras jusqu'au bout de la nuit si cela pouvait lui permettre d'oublier un instant les souffrances de son passé. Alors il continua à la bercer en chantant à son oreille, sans voir les deux ombres assises en haut de l'escalier.
-Elle est partie, murmura Lena, le nez dans sa poitrine.
Ghent baissa la tête vers elle.
-Elle est partie, répéta la jeune fille.
-Qui ça, mon ange ? demanda-t-il doucement.
Il se doutait de la réponse. Même s'il ne connaissait pas toute son histoire, le peu qu'il en savait, son cri tout à l'heure, lui permettaient d'entrevoir les causes de sa douleur.
-Maman. Elle est partie. Elle est partie sans moi. Elle m'a laissée toute seule. Elle…
Son corps choisit cet instant pour rendre les armes. Sentant les jambes de Lena se dérober sous elle, Ghent l'enleva dans ses bras et alla s'asseoir sur le canapé face à la verrière. Loin de s'éloigner de lui comme il avait cru qu'elle le ferait, la jeune fille se pelotonna contre lui sur ses genoux, comme pour faire de lui un rempart à sa douleur. Il referma ses bras sur elle, conscient qu'elle avait plus que jamais besoin de chaleur et de protection.
-Elle ne m'a pas emmenée avec elle pour aller sur notre pont. Pourquoi ? Je ne sais pas ce qui lui a pris. Elle n'avait jamais semblé attirée par l'eau qui passait dessous, pourtant !
Ghent comprit qu'elle était retournée à ce jour-là. Elle menaçait de se noyer dans ses souvenirs.
-Chut, Lena, murmura-t-il en resserrant son étreinte. N'oublie pas où tu es. Tu es chez toi, avec moi. Pas devant ce pont.
-Maman… souffla Lena.
Les larmes continuaient de couler sur ses joues, mais elle semblait comme apaisée. Elle se sentait bien dans les bras de Ghent. Il était comme un ange qui chassait ses démons et les maintenait à l'écart. Tant qu'il était là… ceux-là, au moins, ne reviendraient pas.
Le jeune homme sentit sa respiration se faire plus calme dans son cou et son corps se détendre contre lui. Elle s'était endormie. Il songea un instant à la ramener dans sa chambre mais renonça très vite. La seule chose qu'il réussirait faire, ce serait de les faire tomber tous les deux. Alors il posa sa tête sur celle de Lena. J'ai peut-être une utilité, finalement… Ce fut sa dernière pensée avant qu'il ne s'endorme à son tour.
Lena sortit de la maison et s'assit sur le perron. Fermant les yeux, elle leva la tête pour laisser le soleil de décembre caresser son visage. Elle se sentait étrangement apaisée. Sa douleur était toujours présente, les images qu'elle conservait au fond de son cœur aussi. Mais les avouer la veille à Ghent lui avait fait du bien. Plus qu'elle ne le croyait. Elle rougit en repensant à son réveil, dans les bras du jeune homme. Elle y serait bien restée… Qu'est-ce qui t'arrive, ma grande ? Tu serais en train… Un jappement la sortit de ses pensées comme Angelo s'approchait d'elle et lui léchait la main. Angelo Ghent ! Elle se releva pour lui faire face. Mais elle ne savait pas comment faire. Elle voulait le remercier, mais… Comme s'il avait senti son trouble, Ghent sourit et prit sa main.
-Tu viens faire un tour avec moi sur la plage ?
Angelo galopait comme un fou après les vagues, avant de repartir à toute allure lorsqu'elles revenaient, faisant rire Lena.
-Comment c'est ? demanda soudain Ghent.
-Pardon ?
-Le ciel, le soleil, la mer… Raconte-moi.
Un peu étonnée, la jeune fille lui décrivit ce qu'elle voyait. Au fil de ses paroles, elle voyait le sourire de Ghent s'élargir et son visage s'illuminer.
-Je peux presque les voir…
Lena resta silencieuse, se contentant de perdre son regard dans l'océan. Elle mourait d'envie de lui demander comment il avait perdu la vue, comment il ''voyait'' ce qu'elle lui décrivait, pourquoi… Mais elle ne le ferait pas. Avec quelqu'un d'autre, elle ne se serait pas gênée, quitte à le blesser. Pas avec lui. Pas question.
-J'ai perdu la vue à quatorze ans, commença soudain Ghent d'une voix basse, sortant Lena de ses pensées. Une maladie étrange et compliquée, dont je te passerai les détails. Ma vie s'est écroulée à partir de ce moment. Je ne voyais pas comment j'allais faire pour lire, jouer de la musique, me promener… vivre, tout simplement. Alors je me suis renfermé sur moi-même. J'ai rejeté le monde entier en bloc. Je le rendais responsable de ma douleur. ça doit toujours être un peu vrai, d'ailleurs, fit-il avec un sourire triste. Sur le plan quotidien et pratique, je me suis vite habitué à ma cécité, aux changements et aux gestes nécessaires, aux nouveaux repères… Mais sur le plan psychologique… Je me souviens du monde extérieur, des couleurs… Mais ça ne me fait que prendre plus cruellement conscience de ce que j'ai perdu. Tu avais raison, Lena, ajouta-t-il en tournant son visage vers elle. Je cours à l'autodestruction. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je ne sais plus comment faire, ni où aller…
Lena devinait que ces aveux lui étaient douloureux. Mais il fallait qu'il parle de sa douleur. Ou elle le détruirait de l'intérieur. Soudain, elle vit deux larmes couler de ses yeux et rouler sur ses joues sans qu'il fasse un mouvement. Bouleversée, la jeune fille tendit la main sans réfléchir et la posa sur sa joue, essuyant doucement ses larmes. Ghent frissonna à ce contact, ramenant Lena à la réalité. Elle retira brusquement sa main, envoyant valser les lunettes noires.
-Excuse-moi ! s'exclama-t-elle en se précipitant pour les ramasser.
Mais lorsqu'elle se redressa pour les lui rendre, elle fit stoppée dans son mouvement. En face d'elle se trouvaient deux yeux magnifiques, les pupilles entourées d'un bleu prussien dont le regard semblait plonger au plus profond de l'âme. Même si ces yeux étaient morts, il semblait à Lena qu'ils voyaient quelque chose d'inaccessible aux autres. Peut-être ce que l'on voyait par les yeux du cœur…
-Lena ? fit Ghent, étonnée de son absence de réaction.
Il sentait son regard sur lui, sur ses yeux. Mais contrairement à ceux qu'ils sentaient d'habitude, il ne percevait dans le sien aucune pitié, aucun dégoût.
-Tu n'es pas obligé de les remettre, tu sais, dit-elle doucement en lui rendant ses lunettes.
-C'est que… ça gêne la plupart des gens.
-Pas moi, répondit la jeune fille en rangeant les verres dans la poche de chemise du garçon.
Elle laissa sa main sur sa poitrine quelques secondes de plus, sentant son cœur battre sous sa paume. Ghent n'osait pas bouger. Devait-il refuser et reprendre ses lunettes, cacher ses yeux comme on referme la porte d'une forteresse ? Ou accepter qu'elle le voie ainsi sans le rejeter ?
Il était parfois difficile d'accepter d'être accepté. Comme si elle sentait son conflit intérieur, Lena resta muette. A lui de décider. Il finit par poser sa main sur la sienne, la refermant dessus.
-Merci, fit-il doucement en posant l'autre sur la joue de la jeune fille.
Il voulait essayer quelque chose. En espérant qu'elle serait d'accord.
Malgré tout son corps qui ne demandait qu'à partir en courant, Lena resta immobile, laissant les doigts de Ghent passer doucement sur son visage. Elle savait ce qu'il faisait. Il voulait la ''voir'', pouvoir se faire une image à associer à sa voix et son odeur. Mais qu'il était difficile pour elle de ne pas l'obliger à rompre ce contact ! Une panthère ne s'apprivoise pas si facilement. Ghent dut sentir les efforts qu'elle faisait car il finit par retirer sa main avant de lui sourire. Il mesurait parfaitement les réflexes qu'elle occultait pour lui, pour lui faire plaisir. Il l'avait sentie se raidir sous ses doigts, prête à bondir. Attaque ou défense ? Il ne le saurait jamais.
Angelo bondit soudain entre eux en aboyant, avant de se secouer et de les asperger d'eau salée, arrachant de cris aux deux adolescents.
-Non ! cria Ghent. Arrête, espèce de carpette ambulante ! Quel besoin tu avais d'aller te tremper comme ça ?
Lena éclata de rire.
-On est beaux, tiens ! s'exclama-t-elle. Allez, viens. On n'a plus qu'à rentrer !
Ils remontaient la dune de sable lorsqu'une silhouette solitaire attira le regard de la jeune fille, la faisant piler brusquement.
-Lena ? fit Ghent en se retournant.
-Vas-y, je te rejoins, fit-elle.
Le jeune homme ouvrit la bouche pour lui poser une question, avant de se raviser. Inutile de la braquer alors qu'elle commençait à lui faire confiance.
Lena attendit qu'il s'éloigne avant de se tourner vers celui qui s'approchait maintenant d'elle. Non, ce n'est pas possible ! Pas lui ! ça ne peut pas être lui ! Mais ces cheveux roux, ces yeux fauves et perçants, ce visage…
-Salut Tenshi, fit doucement Loki.
Abasourdie, la jeune fille ne réussissait plus à réfléchir. Il avait disparu, ce soir-là ! Ce fameux soir, ce deuxième gouffre dans lequel elle tombait…
-Je t'ai connue plus loquace, Tenshi ! dit-il avec une pointe d'ironie dans la voix.
Ces derniers mots la firent bondir.
-Ne m'appelle plus Tenshi ! cingla-t-elle. Plus jamais, tu entends !
La panthère a sorti ses griffes. Il en faudra peu pour qu'elle m'attaque…
-Tu as une chouette petite vie, maintenant, fit-il sur le ton de la conversation. Des parents, une maison sympa, un frère… Ou plus qu'un frère, peut-être ? A moins que tu ne fasse ta B.A. quotidienne en t'occupant d'un pauvre aveugle.
La gifle partit toute seule et claqua violemment sur la joue de Loki. Loin de s'en offusquer, il se contenta de poser sa main sur la trace rouge et de regarder les yeux fulminants de rage qui lui faisaient face. C'est bien ce que je pensais. Mais tu ne peux Lena. Tu es à moi, tu m'appartiens. Quoique tu fasses et où que tu ailles.
-Quand tu en auras marre de ta petite vie, fit-il en s'éloignant. Tu sais où me trouver.
La jeune fille le regarda partir, les poings serrés. Elle aurait tant voulu le mettre en pièces ! Le fauve en elle en rêvait ! Décharger sa douleur et sa colère sur lui ! Mais l'image de Ghent l'avait arrêtée. Perdue, le cœur et l'âme pleins d'images et de sensations qu'elle aurait voulu oublier, Lena reprit le chemin de la maison des Valno où elle monta directement dans sa chambre, sans répondre aux questions de Ghent, Paul ou Eviana. Elle tombait de plus en plus dans son gouffre, et malgré toute la bonne volonté du monde, ils ne l'en tireraient pas. Elle s'y perdait depuis trop longtemps.
Des sourires qui se transforment en grimaces. Des yeux rieurs qui s'emplissent de terreur, du verre qui vole en éclats sous la pluie battante. Un coup de feu, un autre, un corps qui tombe, des cris de souffrance. Non !
L'orage grondait au-dessus de la maison, la pluie battant les carreaux et les roulements de tonnerre succédant de près aux éclairs qui illuminaient les pièces le temps d'une seconde. Incapable de dormir, Ghent s'était levé pour aller boire. Il ne voyait pas les éclairs mais les imaginait sans difficulté frapper les murs, entourant sa propre silhouette d'une lueur spectrale. Un bruit différent lui fit dresser l'oreille. On aurait dit des pleurs, des appels… Le son se renforça comme le jeune homme approchait de la chambre de Lena.
-Non ! hurla la voix brisée de l'adolescente comme Ghent sentait la poignée sous ses doigts.
N'y tenant plus, il entra dans la chambre qu'il connaissait par cœur et s'approcha lentement du lit. Il s'arrêta lorsqu'il sentit le bois buter contre ses jambes. Il s'assit avec précaution sur le bord, sentant les draps sans la couette repoussée tout au bout du lit. Les bruits de frottements, les pleurs lui apprirent que Lena se débattait dans un cauchemar. Il se pencha en avant et tendit la main, jusqu'à toucher son visage.
-Lena, chuchota-t-il. Réveille-toi, c'est un cauchemar, ajouta-t-il en lui attrapant la main.
Des cris de peurs dominés par les râles de souffrance. Les sirènes de police, les moteurs rugissant des motos. Les yeux écarquillés de Barreau qui transpercent son âme tandis qu'il tombe lentement en arrière alors qu'un éclair déchire le ciel et que la pluie continue de tomber. Non, non, NON !
Lena se redressa d'un bond en poussant un grand cri. Ghent la reçut contre sa poitrine et elle cacha son visage dans son épaule, affolée et la respiration heurtée. Il l'entoura de ses bras.
-Je suis là, ne t'inquiète pas. Je suis là.
-Ghent !
-Chut, Lena, je suis là. Je suis là…
Il se doutait de ce qui se passait en elle. Ce n'était plus sa mère, c'était autre chose. Antoine les avait prévenus. Ce cauchemar. Toujours ce même cauchemar qui ne la quittait jamais. Elle revivait sans cesse cette soirée où deux personnes étaient mortes sous ses yeux. Il revenait la hanter à chaque orage, à chaque tempête.
Lena se mit à pleurer. De gros sanglots la secouaient. Il la sentit se raccrocher à lui et essayer de se blottir un peu plus contre lui, plus près de son cœur. Il resserra son étreinte et la berça comme un bébé, lui murmurant des mots d'apaisement qu'il trouvait dérisoires. Comment des mots pouvaient-ils effacer sa douleur ? Comment pourraient-ils faire partir ces souvenirs ?
La jeune fille se calma peu à peu, ses pleurs s'espacèrent sans qu'elle se détache pour autant de Ghent. Il lui semblait que si elle le lâchait, elle s'enfoncerait à nouveau dans ce tunnel si sombre sans le moindre espoir de retour.
-Lena… fit Ghent en se détachant un peu d'elle.
Il s'en allait ? Il voulait déjà la rejeter ? La repousser loin de lui ?
-Ne t'en va pas ! s'écria-t-elle en lui agrippant le bras. Ne me laisse pas !
Cet appel, ce cri déchirant transperça Ghent en plein cœur. Croyait-elle qu'il allait l'abandonner ? La laisser seule maintenant alors qu'elle semblait si vulnérable, si fragile ?
-Je ne m'en vais pas, Lena, dit-il d'une voix infiniment douce en posant sa main sur la sienne. Je voulais te proposer de rester avec toi jusqu'à ce que tu t'endormes.
Il grimpa sur le lit et alla s'appuyer contre la tête de lit.
-Tu veux que j'allume la lumière ? demanda-t-il.
Lena n'arrivait pas y croire. Il ne la rejetait pas. Il ne la laissait pas. Elle aurait cru qu'il ferait comme Loki lorsqu'elle pleurait, qu'il la quitterait en lui disant de grandir.
-Tu… Tu restes vraiment ? demanda-t-elle d'une voix craintive.
-Je te le promets, répondit Ghent, déchiré par toute la terreur qu'il sentait dans sa voix.
-Alors non, fit-elle en s'approchant. Pas besoin de la lumière si tu veilles sur moi.
Ces mots se gravèrent à jamais dans le cœur du garçon. Elle se blottit contre lui et Ghent l'entoura à nouveau de ses bras, l'attirant un peu plus contre sa poitrine. Elle résista instinctivement un court instant avant de se détendre et d'accepter son étreinte. C'était la première fois qu'elle n'avait pas besoin d'être sur le qui-vive avec un garçon. Lui ne lui ferait pas de mal. Il sentit son souffle chaud dans son cou avant qu'elle ne descende sa tête pour l'appuyer sur sa poitrine. Elle ferma les yeux mais un grondement de tonnerre les lui fit rouvrir aussitôt. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues alors qu'elle tremblait violemment. Une main douce les essuya tandis qu'une autre lui caressait les cheveux.
-Je suis là, Tenshi, ne t'inquiète pas, murmura Ghent d'une voix apaisante. Je reste là et je te protège. Tu peux t'endormir, rien ni personne ne viendra te faire du mal, je te le promets, Tenshi. Tu n'as rien à craindre avec moi.
Tenshi. Son nom d'avant. Elle l'avait choisi par dérision, comme un pied de nez à la face du monde. Ange diabolique, démons des ténèbres… C'était ce que sous-entendait Tenshi prononcé par Loki. Ce Tenshi qu'elle ne voulait plus jamais entendre quelques heures plus tôt. Mais dans la bouche de Ghent, il devenait musical. Plus doux et plus tendre, comme s'il y croyait vraiment. Bercée par la voix du jeune homme, Lena finit par s'endormir paisiblement, serrée contre lui. Les cauchemars resteraient au loin et laisseraient peut-être son esprit en paix puisque Ghent veillait. Elle ne le sentit pas se pencher pour attraper la couette et l'en recouvrir jusqu'aux épaules.
Un ange. C'était ce qu'elle était. Un ange blessé et plein de douleur tombé du ciel, qui venait de lui accorder sa confiance la plus totale. Son ange. Juste avant de fermer les yeux à son tour, Ghent se rendit compte que pour la deuxième fois, il était resté avec une autre personne les yeux grand ouverts, sans rien pour les cacher et sans en ressentir la moindre gêne. Elle l'avait changé. Elle avait brisé les murailles qu'il avait bâties autour de lui avec toute sa douleur et tout son désespoir. Et curieusement, cela ne lui posait aucun problème. Il était prêt à affronter les autres tant que ce serait avec elle.
Lena descendit lentement les escaliers et s'assit sur la dernière marche. Il était déjà tard, l'après-midi bien entamée. La nuit passée avait été étrange. Plus encore que lorsque Ghent avait chassé ses douleurs d'enfance. Il avait touché la veille à une souffrance encore plus profonde, à un traumatisme qui ne s'effacerait jamais totalement. Tu as apprivoisé un animal bien étrange, Ghent. Mais peut-être… Peut-être qu'il accepterait de l'aider à refermer ses blessures. Peut-être qu'ensemble, ils laisseraient leur passé loin derrière eux, avec ses douleurs et ses images. Peut-être… Le bruit de voix s'élevant du salon lui fit relever la tête. La jeune fille s'approcha et allait entrer lorsqu'elle entendit son nom. Elle se contenta de rester derrière la porte entrouverte, par laquelle elle voyait Ghent assis face à ses parents.
-Elle ne peut pas rester comme ça plus longtemps, papa, disait le jeune homme. Il faut trouver une solution.
-Tu as raison, répondit Paul. Je vais appeler Antoine dès ce soir.
Lena se recula, les yeux écarquillés. Elle se sentait trahie, bafouée. Alors il lui avait menti ? Pendant tout ce temps, il n'avait pensé qu'à se débarrasser d'elle ? Elle qui croyait qu'il l'avait acceptée, qu'il commençait même peut-être à… l'aimer ? Lena sentit des larmes lui brûler les yeux. Elle les essuya d'un geste rageur avant de se diriger vers la porte. Tu étais bien naïve, ma pauvre fille ! Ce fut sa dernière pensée avant de bondir dehors.
Ghent sortit du salon, un sourire jusqu'aux oreilles. Il se doutait bien que ses parents seraient d'accord pour prendre Lena définitivement chez eux. Le jeune homme ne voulait pas que les pas en avant qu'elle avait faits pour sortir de son tunnel sombre soient réduits à néant parce qu'elle devrait changer de famille d'accueil. Et puis il devait l'avouer : il avait besoin d'elle.
Un souffle froid et le bruit d'une porte qui claquait le sortirent de ses pensées.
-Lena ? appela-t-il.
En un éclair, une pensée traversa son esprit. C'était sa présence qu'il avait sentie tout à l'heure sans y prendre garde ! Alors elle les avait entendus ! Mais pourquoi fuir ? Et si elle n'avait entendu qu'un bout et qu'elle l'avait mal interprété… Elle croyait qu'ils voulaient la rejeter !
-Lena ! cria Ghent en bondissant dehors, suivi d'Angelo et sans entendre ses parents qui l'appelaient.
Lena courut sans s'arrêter jusqu'au pont Marie et s'appuya à la rambarde, essayant désespérément de ne pas pleurer. Mais il n'y avait rien à faire, les larmes brûlantes roulaient sur ses joues sans interruption. Elle resta immobile un long moment, jusqu'à ce qu'une voix la fasse sursauter.
-Je me doutais que tu viendrais là.
Elle se retourna d'un bloc pour voir Loki qui lui faisait face, tirant nonchalamment sur une cigarette. Derrière lui se trouvaient Béa, H., Gueule d'ange… Ils étaient là. Tous là. Ou presque.
Loki la fixa un long moment, son regard s'attardant sur les sillons que les larmes avaient laissées sur les joues de la jeune fille. Mais ses yeux le mettaient au défi de poser la moindre question. Félin blessé n'en est que plus dangereux. Un mot de travers, et elle bondirait. Lena était la seule personne dont Loki craignait les colères. Il se détourna sans un mot, suivi des autres. Lena resta un instant immobile. Comme lorsque la colère l'avait submergée la veille, l'image de Ghent s'imposa à elle, avec son sourire si doux. Mais cette fois, elle la repoussa avec force. Elle y avait cru. Elle lui avait fait confiance. Elle avait eu tort. Point final. Sans un regard en arrière, elle emboîta le pas à son passé.
Loki marchait d'un pas assuré, sachant parfaitement où il allait malgré la nuit tombante. Les décorations de Noël brillaient au-dessus de leurs têtes, remplaçant la lumière des quelques étoiles qui n'étaient pas cachées par les gros nuages noirs envahissant le ciel. Le jeune homme tourna au coin d'une rue et déboucha sur une autre, déserte, au-dessus de laquelle passait un petit pont. Il s'arrêta face à une vitrine avant de se tourner vers les autres. Lena sentit un frisson lui parcourir le dos et son sang se figer dans ses veines. La vitrine était celle d'une bijouterie. Appartenant à la même chaîne que celle qu'ils avaient voulu cambrioler quelques mois auparavant. La jeune fille ferma les yeux. Il lui semblait entendre les cris de Barreau, les coups de feu, les sirènes de police… Elle voyait les corps qui tombaient, le sang qui maculait le sol et s'étendait en flaques, son image mille fois reflétée dans le verre brisé. Elle secoua la tête pour sortir de ses pensées et vit avec effroi Loki sortir un revolver de son manteau.
-Tu es fou ?! s'exclama-t-elle. Tu ne vas pas attaquer ce magasin ! Les morts ne t'ont rien appris ?
Le jeune homme se tourna vers elle avec lenteur. Lorsqu'il fut face à elle, son regard l'épouvanta. C'était celui d'un fou. Elle n'était visiblement pas la seule à revivre chaque nuit ce cauchemar. Mais lui, il lui avait fait perdre l'esprit.
-Loki… fit-elle d'une voix douce. Pose ce revolver, s'il te plaît.
Un coup d'œil aux autres lui apprit qu'ils étaient tétanisés. Impossible d'espérer de l'aide de ce côté-là. Loki éclata d'un rire de dément, la ramenant à lui.
-Tu vas chercher à m'en empêcher, Tenshi, n'est-ce pas ? Mais tu ne m'arrêteras pas. C'est impossible. Tu es à moi, tu m'appartiens. Et donc tu m'obéis.
-Non, Loki, dit doucement Lena.
-Non ? Oh, vilaine marionnette désobéissante ! Il va donc falloir que je te punisse…
Devant les yeux écarquillés de la jeune fille, il leva le bras et pointa son arme droit sur elle.
-On abat les animaux dangereux, petite panthère, fit-il d'une voix si basse que seule Lena put l'entendre. Tu es dangereuse.
Il arma son revolver et visa son cœur.
Ghent était épuisé. Cela faisait deux heures qu'il cherchait Lena partout. En vain. Il avait été au pont, espérant la trouver là. Sans résultat. Son téléphone sonna, le faisant s'arrêter sur le pont surplombant une rue. Il connaissait encore sa ville…
-Allô ?
-Ghent ? Est-ce que Lena est avec toi ?
-Maman ? Non, je ne l'ai pas encore retrouvée, elle…
-Fais attention ! L'assistant social vient de nous appeler pour nous dire que Loki la cherche. Il est instable et a déjà blessé un policier qui tentait de le retenir !
Ghent faillit en lâcher son portable. Loki ? Ici ?
-Ne bouge pas, nous venons te chercher !
-D'accord, je…
Un cri coupa sa réponse.
-Loki, NON !
-Ghent ?
Le téléphone gisait sur le sol alors que Ghent partait en courant.
Lena ne pouvait plus bouger. Elle ne voyait que le canon du revolver de Loki pointé sur elle. Elle voyait son doigt se replier lentement sur la gâchette. Elle attendait la détonation. Mais lorsqu'elle retentit, elle ne ressentit rien. Pas de douleur déchirante, pas de brûlure. Rien. Loki n'avait quand même pas pu la rater ! Pas à cette distance ! Lorsqu'elle rouvrit les yeux, ce fut pour voir ceux de Loki rivés sur le sol. Elle baissa les siens… et retint un cri en tombant à genoux. Ghent ! Ghent gisait à ses pieds, les lunettes noires fracassées en mille morceaux. Angelo gémissait à ses côtés, tirant sur ses manches.
-Ghent… Non…
Le jeune homme ouvrit les yeux. Du sang s'écoulait de son flanc tandis qu'un mince filet s'échappait de sa bouche. Son souffle formait un nuage dans l'air glacé. Ses yeux brillants fixèrent sans les voir ceux de Lena. Mais elle était là. Il sentait sa présence.
-Tenshi ? chuchota-t-il.
Il avait mal. Très mal. Il ne sentait plus son corps. Mais il sentit une goutte d'eau tomber sur sa joue. Neigeait-il ? Une deuxième tomba sur ses lèvres. Elle était salée. Des pleurs ?
-Tenshi ?
Une main prit la sienne et la serra, tandis qu'un corps se penchait sur le sien.
-Ne pars pas ! sanglota la voix de Lena. Reste là, reste avec moi ! Je t'en prie, je t'en supplie !
Le jeune homme leva difficilement la main et la posa sur sa joue. Elle était froide.
-Je reste avec toi. C'est toi qui vas m'emmener, Tenshi. Emmène-moi là-haut. Très haut…
Sa main retomba sur le sol sous les yeux épouvantés de Lena.
-Non ! Non, reste ! Ghent !
Mais ses yeux restèrent fermés. Dans un état second, elle vit des flocons de neige caresser le visage du jeune homme et fondre à son contact. Elle ne vit pas les gardes de la bijouterie qui immobilisaient Loki, elle n'entendit pas les gens qui criaient ni les sirènes qui approchaient. Alors que les flocons voltigeaient autour d'elle, elle leva la tête et poussa un long hurlement de bête blessée. La panthère pleurait sa douleur, hurlait sa souffrance à la neige qui tombait, imperturbable.
Immobile derrière la paroi vitrée, une rose blanche dans les mains, Lena gardait les yeux rivés sur le jardin enneigé. Ou plutôt sur son occupant. Vêtu d'un gros manteau, il était assis sur le banc et levait la tête vers le ciel, un chien aux longs poils dorés couché près de lui. Elle savait que sous son manteau, cachée par un bandage, se trouvait une plaie qui avait failli lui être fatale. Par sa faute…
Une voix douce la tira de ses pensées.
-Vous devriez le rejoindre, mademoiselle.
Lena tourna la tête pour voir le médecin de Ghent à côté d'elle.
-Il n'a cessé de vous réclamer depuis son réveil, ajouta-t-il avant de s'éloigner.
Lena reporta son regard sur le jeune homme. Son réveil… Ce moment tant attendu de tous datait de deux semaines, déjà. Noël était passé. Elle avait refusé de se joindre aux Valno à l'hôpital. Elle n'en avait pas eu la force. Mais que faisait-elle là aujourd'hui ? Cette force lui faisait toujours autant défaut. Elle savait qu'elle ne pourrait pas fuir Ghent éternellement. Elle aurait pu partir. Mais où ? Et pourquoi ? Pour échapper à ses remords ? Elle savait d'expérience que ça ne marchait pas. Jusqu'ici, seuls les bras de Ghent autour d'elle avaient su chasser ses douleurs. Et rien d'autre.
Prise d'une inspiration soudaine, Lena poussa la porte du jardin comme des flocons commençaient à tomber. Ses pas faisaient craquer la neige et s'envoler les quelques oiseaux. Ghent tourna la tête vers elle et sourit, les yeux plus brillantts que jamais.
-Lena ! s'exclama-t-il. Assieds-toi !
Combien de temps l'avait-il attendue ? Il voulait la prendre dans ses bras, l'embrasser, lui offrir sa vie, ce qu'il était. Il en avait pris conscience lorsqu'il s'était jeté devant elle et que la balle lui avait déchiré le corps. Mais accepterait-elle ce qu'il avait à lui offrir ?
-C'est pour toi, dit-elle doucement en lui mettant la fleur entre les mains comme elle s'assayait. C'est une rose blanche.
Ghent referma ses doigts dessus et la porta à son visage. Elle était là. Il avait envie de hurler de joie !
-ça va ? demanda-t-elle maladroitement après un long silence.
-Non, pas vraiment, répondit Ghent.
La jeune fille baissa les yeux. Bien sûr. Il ne pouvait pas aller bien. A cause de sa stupidité, il était passé à deux doigts de la mort. D'ailleurs, elle ne comprenait toujours pas pourquoi les Valno la gardaient avec eux et refusaient catégoriquement qu'elle parte. Ils lui avaient expliqué que ce matin-là, ils avaient discuté de la garder avec eux pour de bon. Pas de la rejeter. Alors comment Ghent pourrait bien aller ? Il ne pouvait que lui en vouloir. Elle sentait les larmes lui brûler à nouveau les yeux. Une main lui releva la tête et son regard plongea dans les yeux de Ghent.
-Mais ce n'est pas pour les raisons que tu crois, murmura-t-il.
Pas pour les raisons qu'elle croyait ?
-Pourquoi, alors ?
Il était au pied du mur. Restait à savoir s'il serait capable d'aller jusqu'au bout. S'il en aurait le courage. Il pouvait tout perdre. Mais peut-être aussi gagner beaucoup plus…
-Parce que sans toi je ne respire pas. Sans toi le goût que j'ai repris à la vie disparaît. Si tu t'en vas, elle ne m'intéresse pas. Tu es mon ange gardien, Tenshi. Tu m'as ramené à la vie, moi qui me noyait sans que personne ne s'en rende compte. Ai shiteru, Tenshi...
Abasourdie, Lena vit son visage se pencher vers le sien, avant de s'arrêter à quelques centimètres comme pour lui demander sa permission. Ce fut elle qui franchit la distance pour l'embrasser. D'abord hésitant, leur baiser s'intensifia rapidement. Lena se blottit dans les bras de Ghent, où elle resta lorsqu'ils se séparèrent.
-Ai shiteru, Ghent, murmura-t-elle.
Les flocons continuaient de danser autour d'eux, mais cette fois sans se mêler à la douleur. La lumière brillait enfin au bout du chemin des larmes.
Fin
Tenshi : ange
Ai shiteru : je t'aime
Valà, finie ! Dixit La Schtroumpf ''j'étais torturée quand j'ai écrit cette fic.'' Vous en pensez quoi ? Moi, en tout cas, j'ai bien aimé l'écrire !
A plus !