Disclaimer : Tout m'appartient.

Note : A avaler sans respirer.

Ferme les yeux ouvre la bouche.

Je l'ai ramassé sur le bord de la route un jour d'été frileux imperméable à mes prières pour que la pluie cesse.

Oui, bon, d'accord, dit comme ça on dirait que je parle d'un chien. Note qu'il en était pas tellement différent. Rien qu'à la façon dont il s'est ébroué quand il s'est assis dans ma vieille bagnole désossée. Parce que ce malotru a débarqué en m'arrosant sans compassion pour le tissu fané qui expirait son dernier souffle par-dessus les sièges.

Un chien, donc.

Le poil brun foncé coupé court, l'œil gris, taille au garrot à peu près quinze centimètres de moins que moi, sexe indéfinissable, j'ai donc opté pour "il" comme "le truc", "le bestiau", "l'ado".

Car ado, ça, il l'était. Quinze ans à tout casser, et en étant généreux. Il se faisait allègrement tremper sur le bord de la vieille route de campagne transformée en torrent boueux pour l'occasion. Je sais pas pourquoi je me suis arrêtée, je me souviens pas avoir vu l'ombre d'un pouce tendu sous l'imper trois tailles trop grand. J'ai peut-être juste eu pitié de sa silhouette frêle. Et puis j'ai été intriguée par sa présence ici, dans ce foutre dieu de trou du cul du monde, au milieu du néant, sans sac à dos et à des années-lumières de la première habitation. La cambrousse, c'est pas un endroit où t'es censé croiser des gosses en mal d'aventure à tous les carrefours.

Ni même des chiens.

Bref.

Quand je me suis arrêtée à son niveau et ai ouvert la fenêtre pour le héler à grands coups de "t'es perdu mon grand ?", entre deux gouttes d'eau j'ai cru voir son visage trempé se tourner vers moi, hagard, l'air de se demander ce que je pouvais bien foutre ici. Je me suis sentie l'espace d'un instant la tête d'un ovni mal luné. Dans mon absolue bonté je me suis refusée le droit pourtant légitime de lui retourner sa question silencieuse (c'est vrai quoi, qu'est-ce qu'il glandait là, ce con ?). Sans compter que j'ai vite compris que tout l'était, silencieux, chez ce morveux, mais j'expliquerai après. J'ai cru déceler un fil noir qui rampait entre le col de son imper et la protection précaire de sa capuche. Il a pas fait mine d'enlever ses écouteurs, sait-on jamais que je racontais quelque chose d'intéressant. Dans le genre, il faisait mieux l'ovni que moi.

J'avais l'impression d'halluciner. Il était shooté à quoi ce gamin ? C'avait l'air plutôt puissant, dans le genre. J'allais quand même pas le laisser là, j'ai pas beaucoup de conscience altruiste mais tout de même, quitte à le ramener au sec dans la première auberge – que dis-je, la première ferme, la première construction, la première grotte – que je croiserais, je perdais pas grand-chose. C'était à l'époque un peu rebelle de ma vie où je sillonnais les routes sans but, juste dans l'idée de faire flamber le prix du pétrole à moi toute seule vu la consommation que j'en faisais. J'étais chez moi environ une heure par mois, le temps de trouver des vêtements propres, mon chèque d'allocation chômage et de faire la bise à ma mère qui poussait des hurlements suffisamment stridents pour me faire repartir aussitôt. Moi, fille indigne ? Ben voyons.

J'ai ouvert la porte passager, il est monté sans se poser de question, juste en me dévorant de ses immenses yeux gris. Moi j'ui ai bêtement demandé si j'avais un bouton sur le pif. Il dégoulinait par tous les pores de la peau, et je reste intimement persuadée que si je l'avais essoré des pieds à la tête j'aurais eu de quoi remplir une baignoire. Avant de redémarrer je lui ai quand même fait enlever son parka et ses pompes, après réflexion j'ai rajouté ses chaussettes trempées au tas qui se formait à l'arrière. Il s'est ébroué, comme dit plus haut, toujours sans enlever ses foutus écouteurs de ses oreilles, et j'ai pu remarquer que le fil descendait en vagues cascades jusqu'à une poche kangourou cousue main sur son tee-shirt blanc Che Guevara de taille XXL américain parfaitement sec. Son jean troué, non par l'usure mais par les bons soins d'une quelconque société chinoise, avait foncé de deux tons à cause de l'eau et jouait les loques filandreuses sans compassion pour mon pauvre siège trempé en cinq secondes. Et je parle même pas des Vans qui devaient dater de la création de la marque tant la semelle était usée. Ce gamin sortait d'un autre âge, ou d'un bidonville, au choix.

J'ai démarré, fait tousser deux ou trois fois l'embrayeur qui avait connu des jours meilleurs, raclé le pot d'échappement sur un caillou quelconque et ai tenté, sans résultat, de faire la conversation. C'est là que j'ai pigé combien il était silencieux.

Pas un mot.

Il a pas prononcé un mot. A croire qu'il était muet. C'était d'ailleurs l'impression qu'il me donnait, à le voir planté là, à ma droite, la musique dans les oreilles, les mains dans l'espèce de tissu rouge formant sa poche ventrale et les pieds sur le tableau de bord. Il avait pas attaché sa ceinture – détail qui me fit rire plus qu'autre chose, on se la joue rebelle suicidaire jusqu'au bout ou on essaie pas. J'ai fini par me taire, ayant épuisé à peu près tous les sujets de monologue possibles et imaginables – qui j'étais, d'où je venais, pourquoi j'étais là, mes ambitions dans la vie, mes passions, mes angoisses, mes idéaux, mes plats préférés, mon style de musique, et non définitivement tout est pourri sur cette putain de terre à la con mais toi tu viens d'où en fait ?

Il m'écoutait, ça je peux le dire. Stoïque en général, quand je balançais une blague pourrie il me gratifiait d'un sourire, et quand je philosophais toute seule il me jetait parfois un œil intrigué du coin de son monde. A force, j'en étais arrivée à chercher les signes qui ne trompaient pas : petits tremblements, tête de poisson frit, pupilles trop ou pas assez dilatées, gestes convulsifs, fous rires silencieux et insensés. Que dalle. Je peux certifier qu'il était pas plus camé que la reine d'Angleterre. Ma théorie précédemment élaborée tombait donc à l'eau comme le Titanic en détresse – plouf –, et surtout qu'avec la flotte qui nous tombait dessus, elle aurait encore risqué de s'y noyer, la théorie. Temps de cochon va, y'a plus de saison. Mais je digresse.

Bon, j'avoue, la fugue, j'y ai pensé que quelques kilomètres plus loin, et alors ? Ca fait pas de moi une criminelle pour autant. Quand l'idée m'a traversé le crâne en visant suffisamment bien pour ne pas rater le petit pois qui me sert de cerveau, je me le suis dit sincèrement, "et alors ?". Même en cas de crise de conscience, fuguer c'est mal et tout le tralala, je pouvais pas le laisser au bord de la route alors que tous les océans nous dégoulinaient sur le coin de la gueule. De toute façon, je me suis dit, les gosses qui se barrent de chez eux ont, en général, une bonne raison de le faire. Et puis il a eu de la chance de tomber sur moi plutôt que sur un tordu décérébré qui lui aurait fait… des trucs auxquels je veux pas penser sous peine de pas dormir de la nuit pour surveiller que personne essaie de porter atteinte à l'intégrité – supposée – du petit.

Et évidemment, une fois l'hypothèse qu'il avait les flics, un gang de tueurs, le FBI et une majeure partie de la mafia italienne aux trousses en tête, pas moyen de la virer de là, elle monopolisait le petit pois mieux que la dernière chanson de l'été inventée pour les midinettes de huit à douze ans. Pour échapper à ça, j'ai allumé la radio, une clope et mes phares, le tout en un seul geste – bon, allez, deux, juste le temps de faire cramer l'allume-cigare. J'ai jeté un œil suspicieux dans le rétroviseur histoire d'être sûre que j'étais pas suivie par un véhicule noir plus ou moins suspect, et puis j'ai tout fait pour endiguer les scénarios bizarroïdes qui rampaient dans mon pauvre crâne endolori. A part des grésillements, ma vieille autoradio ne captait rien. Elle s'est éteinte dans un crachotement asthmatique. Sans regret.

J'ai abandonné l'idée de le faire passer à l'interrogatoire – à force de trop m'abreuver de séries policières dans ma lointaine jeunesse, j'avais peur de le rétracter dans son mutisme plus qu'autre chose – et me suis contentée de son silence comme seule compagnie. Un peu maigre, sans doute, mais moins emmerdante qu'une vieille pérorant sur l'insécurité actuelle et que quand même c'était mieux avant. Ouf.

Une heure, deux, trois. J'étais plongée dans mes pensées, j'avais presque oublié la présence de cette drôle de bête à côté de moi. Mon métier de passage, à ce moment, c'était écrivain-photographe – la bonne planque quoi, tant qu'on a le RMI pour sauver ses fesses à chaque fin de mois – et je cherchais soi-disant l'inspiration dans les paysages paumés d'une brousse encore plus paumée. De tout ça, c'était quand même moi la plus paumée, j'ai tous les oscars en la matière. J'avais rien en poche pour mériter un sou, à peine un certificat scolaire quelconque disant, dans les grandes lignes, que j'étais apte à exercer le métier de coiffeuse, comme apprentie. La gloire, quoi. J'en usais de temps à autres lorsque j'avais besoin de grappiller de quoi payer mon carburant. Les seules choses que j'étais parvenue à faire de ma vie, jusque là, c'était passer le permis de conduire, rendre ma mère insomniaque, bousiller ma santé – seize ans : dépression ; dix-sept : crise d'anorexie boulimie ; dix-huit : angoisses à tendances schizophréniques ; dix-neuf : scarifications, oui j'ai un beau palmarès à mon actif, surtout que rien n'a jamais été totalement soigné, à part les scars – et, accessoirement, me découvrir une passion avérée mais pas probante pour les mots et les images, d'où la présence d'un carnet et d'un appareil photo dans le coffre de mon carrosse.

C'est quelque part au beau milieu de tout ça, à mi-chemin entre trou-du-cul-du-monde 1 et trou-du-cul-du-monde 2, que mon estomac m'a rappelée à l'ordre. J'étais en pleine rééducation alimentaire suite à mes… hm… problèmes, et autant vous dire que quand j'ai décidé de partir en vadrouille alors que ma maternelle était censée surveiller tous mes repas, ça les a tous bien entubés, à l'hosto. Toujours est-il que je faisais gaffe, les bons jours, à manger suffisamment pour pas tomber en ruines devant mon volant – soyons réaliste, si jamais je me prenais un fossé, j'en avais pour dix ans avant qu'on me retrouve. J'avais dans l'idée d'avaler une canette de coca pour couper court aux grognements hargneux de mon tube digestif, jusqu'à ce que je me souvienne de la présence incongrue à mes côtés. Ce morveux avait sans doute faim, et j'avais rien de plus consistant sous la main que l'aluminium desdites canettes à lui faire grignoter. Pas terrible, faut dire. Ses yeux pétillants qui lorgnaient mon ventre glougloutant m'ont convaincue. J'ai pris sur moi le temps d'arriver au prochain village – dix kilomètres, selon un panneau routier, hourra, bon retour à la civilisation – sans écraser le champignon, histoire de lui choper vite fait quelque chose à grailler. Mais oui j'suis gentille.

En fait de village, c'était plutôt un hameau. Pas grave. La première station service a fait l'affaire, je me suis garée – koff koff a fait le moteur –, je suis descendue, j'ai ouvert la porte au muet de service, lui ai vaguement demandé ce qu'il voulait. Pas de réponse. Pas comme si je m'étais attendue à quoique ce soit d'autre venant de lui mais bon, l'espoir fait vivre, qu'y paraît. Finalement il m'a suivie et s'est approprié la moitié du magasin pour sa seule satisfaction.

J'avoue, j'exagère.

Il s'est pris un sandwich, des piles pour ce que je soupçonnais être un baladeur dans sa poche kangourou, une bouteille de vodka, deux paquets de clopes goût cannelle, un paquet de chewing-gum chlorophylle sans sucre, deux barres de chocolat lait-noisettes et trois canettes de coca.

Sans même avoir l'air gêné de me faire un sourire immense signifiant "merci de payer pour moi".

Sa-lo-pard.

Le culot de ce môme m'a clouée sur place le temps de réaliser qu'il se foutait pas de ma gueule. La bouffe, passe encore, mais l'alcool et les cigarettes, c'était un peu abusé quoi. Ma Carte Bleue a suffoqué le temps de tapoter mon code sur le clavier numérique de la machine infernale, et a bipé d'une façon rassurante traduisible par, environ, "t'es pas encore fauchée ma vieille". Enfin, tout est relatif, la définition de fauchée restant pour moi synonyme de faire la manche. De toute façon, j'avais décidé de le laisser là, le gosse, planté sur le pas de la porte, ou, mieux encore, une corde autour du cou accroché à un poteau et avec un écriteau "adoptez-moi". Mes envies sadiques se réveillaient à mesure qu'il empaquetait possessivement tout ses achats – enfin, les siens par procuration, dans l'absolu c'était les miens – dans un sachet plastique bleu fluo.

Forte de ces bonnes résolutions, je m'apprêtais à lui faire part de ma décision concernant son avenir direct lorsqu'il m'a tendu une barre de chocolat. Prise de court (que quoi qu'est-ce qu'on me veut ?), je l'ai regardé bêtement – un art que je cultive tout particulièrement. La caissière de l'autre côté du comptoir s'est mises à rire bruyamment et a affirmé que "ça me ferait pas de mal, on croirait que j'ai plus mangé depuis vingt jours". Pour la peine, j'ai complètement oublié ce que j'avais eu l'intention de dire, j'ai chopé la friandise et suis remontée dare-dare dans la bagnole, lui derrière moi. Et merde aux gamins capricieux qui ont la manie de vous foutre dans leur poche d'un seul geste.

Et c'était reparti pour un tour.

Dans le fond, j'étais parvenue à me persuader qu'il m'intriguait suffisamment pour que je le laisse pas tomber avant qu'il m'ait au moins indiqué, d'une façon ou d'une autre, qui il était.

Rouler de nuit était l'une des choses que je préférais au monde, surtout sur toutes ces routes désertes où je pouvais en toute impunité lancer la radio à fond – quand elle captait quelque chose, du moins, ce qui n'était plus le cas depuis trop longtemps à mon goût. Je lorgnais avec une pointe d'envie depuis un certain temps déjà sur la poche ventrale de mon marsupial ascendant Moïse (sauvé des eaux par ma trop bonne personne), convaincue de mon bon droit d'exiger séance tenante qu'il débranche son casque pour y glisser la connexion moins égoïste de l'adaptateur cassette, histoire que j'en profite aussi. Je lui ai demandé, gentiment, il a pas sourcillé. Salopard (bis). Deuxième tentative ; pas plus de résultat. Non mais ! J'ai accentué ma troisième requête d'un s'il te plaît agacé ; il a à peine levé les yeux vers moi. Je hais ce gosse.

J'ai renoncé jusqu'à temps que je me gare dans un coin encore plus paumé que toute la tranche de pays qu'on venait de traverser en diagonale. Une fois le moteur éteint, j'ai tendu la main. C'est parce que je devenais menaçante depuis que je devais plus m'occuper de mon volant qu'il a pas bronché ? Il a compris direct sans poser de question, a plongé sa main dans sa poche et en a tiré un lecteur mp3 haute capacité dernière génération. Je retire tout ce que j'ai dit à propos de son origine, ça faisait plus gosse de riche qu'autre chose là. Est tombé de ladite poche un objet bizarroïde non identifié au premier abord, mais qui s'est avéré, au ramassage, être un portable. Tiens donc. J'ai haussé un sourcil. Voilà qui changeait la donne. Petit fugueur l'était vraiment, riche.

J'ai branché le machin à ma radio (qui devait en être au stade terminal du cancer des enceintes) et en est sorti un son bien connu. Je me souviens encore de tout ce que j'avais spéculé sur le style musical de ce qu'il pouvait bien écouter. Rock, gothique, métal, punk, emocore… le hit parade j'avoue j'avais du mal à l'imaginer en train de se shooter à ça mais bon, sait-on jamais, je l'avais ajouté à la liste. J'en suis restée comme deux ronds de flan.

Fais pas ci, fais pas ça, viens ici mets-toi là.

Ouiiii, bien sûûûûr... Honnêtement, qui écoute encore ce genre de trucs aujourd'hui ? Il aurait pu avoir soixante-cinq ans pour la peine. J'ai effleuré un instant l'idée qu'il était sénile avant l'âge, et son sourire goguenard m'a pas rassurée sur ce point. J'ai jeté un œil curieux au bidule qui tremblotait dans ma main droite, et, sceptique, ai regardé un peu pour voir ce qu'il avait d'intéressant dans son joujou, mais rien de ce que j'ai trouvé a pu m'éclairer sur son caractère. Jamais vu un type qui écoutait autant de trucs variés à lui tout seul. Y'avait bien du rock, du gothique et du punk comme spéculé, le hit parade aussi, r&b, hip-hop, blues, soul, même du classique à côté du métal ! Bon, ben, chacun ses goûts, hein…

J'ai laissé la musique branchée le temps que ma batterie me le permettait.

De mon coffre, j'ai tiré mon sac de couchage fétiche et une couverture de secours pour les nuits fraîches d'hiver et la lui ai donnée. Il avait de la chance que je sois prévoyante, dans le genre, mais il a pas eu l'air de s'en rendre compte. Je me suis étalée sur la banquette arrière, il a allongé le siège passager et s'est installé pour la nuit sans même donner l'impression de rechigner sur son sort. Plutôt accommodant, finalement, le mioche bisaïeul.

Je me souviens avoir grignoté un biscuit ou deux histoire de me caler, et avoir fumé une clope, étendue sur le dos, les yeux rivés sur les étoiles que je voyais à travers le toit ouvrant de l'arrière. Il avait arrêté de pleuvoir depuis quelques temps, et les nuages s'étaient fait la belle durant la soirée. J'allais pas m'en plaindre.

Un scrouik caractéristique m'a sortie de mes pensées météorologiques, et la bouteille de vodka a atterri dans mon champ de vision. J'ai froncé les sourcils, genre sceptique, mais ai bu sans protester. L'alcool seul c'est triste. A deux c'est moins dépressif. Même si j'étais la seule pourvue de cordes vocales dans un état de marche décent, visiblement. L'unique question que je lui ai posée ce soir-là, c'est s'il comptait squatter longtemps. Après je lui ai taxé une clope à la cannelle, pour goûter, et me suis endormie quelque part entre la huitième et la neuvième gorgée au goulot, sans même attendre de réponse de sa part, d'ailleurs.

Il m'a fallu trois jours pour m'habituer à lui. A peu de chose près. Sans jamais piper un mot, il était là, à ma droite, me passait tous mes caprices de bonne femme au volant, riait à mes blagues pourries, et jouait les psys en m'écoutant réellement quand j'attaquais un sujet un peu plus sensible. J'y peux rien, je suis comme ça : à force d'avoir tout intériorisé pendant des années, depuis que j'ai fini mon traitement il faut que je parle de tout ce qui m'arrive, mais seulement aux bonnes personnes. Et je sais pas pourquoi, lui faisait partie du lot des confidents potentiels. En plus comme je l'avais sous la main…

Ma vie se bornait à avaler les kilomètres de bitume ou de terre plus ou moins caillouteuse jusqu'à trouver un endroit qui satisferait mon inspiration capricieuse. De temps en temps, ça arrivait, je m'arrêtais au bord de la route et sortais mon appareil photo de mon sac. Jusqu'à ce que j'aie la brillante idée d'associer mon gamin mal dans sa peau à mes délires en couleurs. Au début il voulait pas, comme tout bon ado timide, et puis il a plus eu le choix sinon je le laissais là, au beau milieu de nulle part, à des bornes de chez lui. J'ai tout fait avec lui, je l'ai fait grimper sur des collines, dans des arbres, sur des rochers, je l'ai enterré jusqu'à la taille, je l'ai fait sauter, courir, voler, marcher sur des corniches étroites, rouler dans l'herbe, je l'ai obligé à poser avec moi dans des situations parfois surréalistes, en bref, j'en ai fait mon petit cobaye d'objectif, et pour finir ça l'amusait autant que moi, tant et si bien qu'il demandait lui-même, par gestes, si on pouvait pas prendre des vues de tel arbre ou de tel champ en friche.

Deux gamins, quoi.

Une fois par semaine, je m'offrais le luxe d'une nuit dans le motel le moins cher de la région pour me décrasser une bonne fois. Ce jour-là, je me suis rendue compte que mon nouvel animal de compagnie ne s'était pas changé depuis que je l'avais ramassé sur le bord de la route. J'ai pris une chambre – oui, une seule, pour l'intimité qu'on avait en temps normal je risquais rien de plus en dormant dans le même lit que lui – et, sortant tout mon courage et un reste de poudre à lessiver qui devait dater de Mathusalem, lui ai proposé de rendre une couleur décente à son tee-shirt du Che un peu plus brun que blanc désormais. Il a eu l'air de considérer la proposition un instant, a pris mon savon des mains et s'est dirigé de lui-même vers la salle de bain. S'il avait envie de le faire, après tout, j'allais pas le lui refuser… Surtout que ça m'arrangeait plutôt, moi et les lavandières, on peut pas dire que ça ait jamais été une grande histoire d'amour. Malgré leur jolie gueule. Mais bref.

Je sais, j'ai pas d'excuse, j'aurais pas dû rentrer sans frapper à la porte. Seulement quand t'as l'habitude de vivre seule environ trente heures sur vingt-quatre, ce genre de détail te passe largement au-dessus. Ce que j'ai vu, je sais pas si ça m'a choquée ou simplement surprise. Il était en débardeur moulant et essorait énergiquement son tee-shirt dans le lavabo. Une fois le sac informe qu'il avait sur le dos en temps normal loin de lui, ça semble évident, et pourtant… Mon chien évadé était en fait une chienne en vadrouille. Il… elle a poussé un petit cri de surprise quand elle a croisé mon regard dans le miroir – et une chienne moins muette que prévu, avec ça. J'ai failli chercher les caméras planquées, mais j'en ai pas trouvé. Et merde.

J'ai essayé de faire comme si de rien n'était. Sisi, juré. J'ai pas ouvert la bouche, j'ai pas pris de mine horrifiée, j'ai juste tendu le bras pour attraper la serviette que j'étais venue chercher, et basta. C'est une fois la porte refermée avec un petit "prends ton temps" que je me suis permise de souffler. Merdum, comme dirait l'autre. Putain de bordel de couille. Saloperie. Mon morveux était une morveuse. Non, pardon, pas une morveuse, une jolie jeune fille. J'avais intérêt de revoir mes estimations à la hausse, les "pas plus de quinze ans" allaient se muer en quelque chose du genre "quasi majeure". Et ses formes définitivement garçonnes me faisaient de l'œil plus que de raison. Aïeaïeaïe, c'est là qu'on le sent, le célibat. Chiotte.

Inspire, expire.
Inspire, expire.
Inspire…
Mon incroyable sens de la persuasion m'avait déjà joué de sales tours, mais celui-là il était fort, faire d'une fille un mec pendant une semaine, mon radar à nanas avait des ratées là.
Expire…
Si en cinq jours j'avais pas eu un seul doute, c'est qu'elle cultivait le mythe, d'une façon ou d'une autre.
Inspire…
Maintenant va s'agir de pas fantasmer trop fort dessus non plus. Duuuur…
Expire…

Quand elle est sortie de la salle de bain, son tee-shirt à nouveau propre et sec sur les épaules, elle m'a pas jeté un regard, a viré son jean crado et s'est glissée dans le lit qu'on partageait. Je me suis faufilée sous la douche – froide – avec l'espoir de trouver un tant soit peu de bon sens, ou, au moins, une façon d'agir vis-à-vis d'elle. Etre naturelle ça allait pas être facile, mais j'avais rien de mieux en stock. Une petite voix me glissait que ça changeait rien, le fait qu'elle soit une fille. A part celui qu'elle chavire du côté des potentiellement baisables, quoi. Je suis bien capable de me tenir, quand même. Je crois ?...

Je l'ai rejointe sous le drap en essayant de pas trop claquer des dents, ai éteint la lumière et lui ai glissé un petit bonne nuit avant de me tourner résolument dos à elle. Et puis j'ai fait chauffer le petit pois, et j'ai réfléchi. Longtemps. A un tel point que j'ai vu l'aube se lever de mes yeux grands ouverts, alors qu'elle semblait dormir depuis perpette. J'vous dis pas les cernes après.

Ce que j'ai tiré de cette longue nuit, c'est quelques observations : elle savait pas que j'étais gouine jusqu'à la racine des ongles, elle savait pas que j'aimais tout particulièrement les petites dans son genre, elle savait pas que je craquais très facilement – note pour moi-même : faire gaffe la prochaine fois qu'elle sortirait le fond de vodka – et, en soi, je savais pas quelle orientation elle avait non plus, même si, des ténèbres de mes illusions, je pouvais pas ignorer la petite loupiote qui clignotait, me prévenant qu'elle puait la lesbienne de base à plein nez.

Saleté. De gamine, et d'hormones aussi. J'avais l'impression d'avoir quinze ans à fantasmer sur tout ce qui me plaisait. Honnêtement, avec le recul, je pige pas comment j'ai pu m'imaginer autant de trucs inavouables à son sujet alors que, pendant une semaine, elle avait même pas titillé mes hormones. Je crois qu'à l'époque j'étais juste un peu en manque de nana. N'empêche que je me suis fait pitié, par la suite, en y repensant. Sic.

Elle… J'ai… Enfin, on a pas lâché une syllabe avant d'être à nouveau dans la voiture. J'ai baratiné comme je sais si bien le faire, elle a écouté. En mode off, je me disais que ça changeait rien, hein, qu'elle soit une meuf, nan nan ça changeait rien, j'te jure. Bizarrement je m'attendais à ce qu'elle soit totalement différente, mais elle était exactement la même qu'avant – peut-être qu'elle était plus mature que moi pour passer outre l'Incident, je sais pas. Elle fumait toujours des clopes à la cannelle, elle buvait toujours autant de coca, et elle écoutait toujours les mêmes conneries. Et elle portait toujours son tee-shirt informe et ses Vans éculées. En fait, d'heure en heure, le pseudo malaise se dissipait, et ça me donnait la sensation de pas avoir fait de connerie. C'est beau, les illusions, parfois, hein ?

Ce soir-là, d'un commun accord, on a fait camping sauvage. A la lueur d'un feu de bois plutôt bien maîtrisé (merci à mes années de scoutisme dans ma tendre jeunesse), je la regardais fixer les flammes dansantes de ses yeux gris. Elle avait déjà sorti la vodka mais, par précaution, j'en buvais que le minimum vital pour l'accompagner. J'avais d'autres idées en tête que me saouler – et que l'enrouler, sisi. J'avais envie d'elle. Non pas comme ça bande de pervers, j'avais envie d'elle en photos. L'alliance du bleu foncé du ciel et du rougeoiement sur sa peau pouvait rendre bien, si je parvenais à maîtriser mon appareil. Et je lui ai demandé quelque chose que je regretterai jamais : poser sans son infâme tee-shirt. Le mieux, dans l'histoire, c'est qu'elle a accepté. Après une longue hésitation et quelques menaces, c'est sûr, mais elle a accepté. Na.

Sous les feux presque intimes des branchages enflammés, elle s'est révélée plus féminine que ce que j'avais aperçu la veille au soir. Des étoiles dans les yeux, j'ai mis le minuteur en route et je l'ai rejointe dans sa pénombre. Elle a allumé une clope, a vidé encore une gorgée de vodka. Y'avait le silence, les crissements des insectes, la lueur de la lune quelque part au-dessus de nous, et le chatouillement de l'herbe sous mon dos. J'étais bien. Je crois que c'est la vision la plus proche du paradis que j'aie. Je devais pas être la seule à penser ça, elle a ouvert la bouche et elle m'a juste dit merci. Pour quelle raison, j'en sais trop rien, mais elle m'a dit merci. Sa voix lui allait bien, rauque, sans délicatesse particulière, comme habituée à prendre le ton d'un homme pour se travestir encore un peu plus.

Elle est restée avec moi pendant encore quelques jours, un peu plus peut-être. J'avais pas vraiment la notion du temps. Petit à petit, elle se dévoilait, me parlait un peu. Toute son histoire a défilé par morceaux devant mes yeux rêveurs. Elle choisissait toujours les moments les moins appropriés – selon moi, ça devait pas être son opinion – pour raconter une anecdote. Elle a commencé par dire toutes ces choses absolument inutiles qui font une vie, sa première cuite, sa première désillusion, ses premiers jours d'école, toutes ces conneries que j'aime parvenir à rendre en photo au quotidien. Son parcours se tressait dans ma tête, plus j'oubliais de détails et plus elle m'en rappelait d'autre. Il lui a fallu le temps, mais elle a fini par tout me dire.

Elle avait pas eu dans l'idée de fuguer. Le jour où je l'ai embarquée, elle était en train de chercher son chien, qui lui avait échappé alors qu'elle le promenait. Ma proposition l'avait amusée, et elle s'était dit pourquoi pas. Elle avait débarqué au milieu de cette campagne pourrie il y avait quelques mois, et elle en avait marre, elle voulait changer. Ses parents étaient emmerdants au possible, intolérants, plutôt brutaux, et avaient le caractère bien trempé des gens du pays. En plus, elle était en pleine crise d'identité sexuelle et ils refusaient de l'admettre, si bien qu'elle avait pas d'autre choix que de se la fermer. Alors quand elle m'a vue arriver avec ma bagnole et mon sourire, et puis surtout quand je l'avais appelé "mon grand", elle a eu envie de tout lâcher et de me suivre. Vraiment. Parce que j'avais l'air sympa, et puis que j'étais jolie, et que j'avais l'air suffisamment libre pour elle.

D'après elle, je lui avais donné ce qu'elle voulait. A savoir, quelques jours pour souffler, sans ses vioques sur le dos, sans devoir constamment refouler son envie de crier pour se faire entendre, un moment où elle a pu être "lui" sans ambiguïté ni regard soupçonneux genre "c'est pas naturel". J'ai bien aimé comment elle m'a dit ça. Je l'ai pas interrompue. Elle a continué encore, médisant son bahut d'esprits coincés où elle avait été cataloguée de sale gouine et où rien pourrait les faire changer d'avis, traînant dans la boue tout ce qui ressemblait à une forme d'autorité parce qu'ils y comprenaient rien à rien, parce que les psys c'étaient des cons et parce que dans son trou perdu elle parviendrait jamais à se trouver une meuf.

Le tout sans respirer ou presque.
J'ai avalé tout ça sans respirer non plus.

C'est à la fin que j'ai compris sa détresse du fond de ses yeux gris. Quand elle m'a dit, mot pour mot, "je veux pas rentrer chez moi". Qu'est-ce que je devais faire moi, du haut de ma responsabilité de presque adulte ? Ses parents devaient être inquiets, aussi cons soient-ils, et quelle que soit la quantité de bornes qu'on puisse faire, on finira bien par se faire choper. Dans ce joli monde que je refaisais avec des mots, là, je l'aurais bien embarquée pour une virée jusqu'à plus soif, mais j'avais pas non plus envie de finir en taule pour enlèvement.

Le scénario peut sembler classique, le coup des parents homophobes, tout ça, et pourtant il fait toujours aussi mal partout où il passe. J'ai essayé de la persuader qu'en parlant, elle parviendrait sans doute à les convaincre qu'elle n'était pas anormale. J'ai appuyé sur le fait que, regarde, moi j'y suis bien parvenue, pourquoi pas toi ? Et j'ai eu l'impression de crever la bouée de sauvetage que j'étais pour elle quand elle m'a lancé un regard noir du genre "t'es pas mieux que les autres dans le fond". Prendre leur défense, c'était la trahir. J'étais vraiment, vraiment paumée, et elle l'était encore plus.

J'ai fait la seule chose que je pouvais faire pour elle : je lui ai donné mon numéro de portable. "Comme ça, quand la promenade sera finie, tu pourras toujours m'appeler pour décompresser. Je viendrai te chercher parfois, le week-end, si je suis dans ton coin, et on ira faire des photos. On ira en boîte, on se saoulera comme des pochtronnes et je te présenterai des copines. On fera la fête, tu vas voir, tu vas t'éclater."

Cette soirée-là reste toujours quelque part dans ma tête. Il y a des choses qui s'oublient pas. Le jour où je l'ai déposée là où je l'avais embarquée tellement longtemps auparavant, j'ai senti un grand vide. Elle me plaisait un peu trop, cette petite. Et de savoir ce vers quoi elle s'en retournait, ça me faisait un peu mal pour elle. Mais elle devait le faire sans moi, elle était la seule à pouvoir régler le problème avec sa famille.

En démarrant, alors que sa silhouette s'était déjà évanouie à l'horizon, j'ai remarqué qu'elle avait délibérément laissé son lecteur mp3 sur la banquette.

Le lendemain, elle m'appelait.
Le surlendemain aussi.
Trois jours plus tard, elle reprenait les cours.
Le mois suivant, je venais la chercher pour lui rendre son joujou, et pour une virée tranquille.
Une plombe plus tard, mais il se peut que ça soit pas si loin après en fait, elle s'est trouvée une copine.
Aujourd'hui, j'ai reçu le premier prix du concours photo d'un magazine spécialisé réputé. J'avais envoyé mes clichés de la soirée au feu de bois.
Aujourd'hui, je suis chez moi, assise sur mon lit, pour la première fois depuis une éternité. Ma mère aime mon travail. Ca change, j'avoue. Je fume une clope à la cannelle, les yeux dans le vague.
Aujourd'hui, pourtant, y'a un truc qui cloche.
Je sais pas.
Quand je les regarde, ces photos, j'ai comme un poids dans la poitrine.
Manque un truc. Quelque chose qui m'a donné envie de manger pendant tout ce temps. Qui m'a donné envie de sourire. De vivre, un peu. Un peu plus.
Putain, qu'est-ce qu'elle me manque…