Hmmm, ce conte pourrait peut-être vaguement choquer les âmes sensibles pour une romance entre hommes, de toutes petites allusions sexuelles, un peu d'imagerie sombre et/ou gore, et une peinture de la religion pas vraiment positive. Autant prévenir. Ceci est une oeuvre de fiction, je ne pense pas cela des hommes d'église et je ne cautionne pas non plus cet usage des colibris, mais autant prévenir.
Il était une fois un jeune berger comme il y en avait dans les temps anciens. Tout le jour, il surveillait un troupeau de moutons et de brebis qui ne lui appartenaient pas, et en échange il avait le droit de garder une part de leur lait et de leur laine.
Que ce soit dans la froidure des hivers ou sous le soleil brûlant d'août, il s'occupait avec soin de chaque animal : son patron était content de lui. Il caressait l'espoir d'économiser suffisamment pour posséder un jour son propre troupeau. En attendant, il jouait de sa flûte, pensait à tous les malheurs qui l'épargnaient, et se sentait heureux.
Dans le pâturage reculé où il menait ses bêtes chaque matin, d'où il les ramenait le soir, il y avait un unique grand arbre. L'hiver, le berger se recoquevillait contre le tronc noueux pour se protéger du vent. L'été, les feuilles d'un vert tendre sur les longues branches souples lui offraient une ombre bienvenue.
Petit à petit, il en était venu à ressentir une sorte d'affection pour l'arbre. Il lui arrivait de le remercier à mi-voix pour sa protection, ou de lui murmurer des secrets. Un jour, il avait accroché aux branches un ruban que sa grande soeur lui avait laissé avant de partir se marier.
Parfois, il lui semblait entendre des murmures de remerciement, des sons d'amitié qui réchauffaient son coeur, puis il reprenait ses esprits et se disait que c'était juste le vent qui jouait dans les feuilles. On ne pouvait croire à une chose telle que des plantes qui parlent.
Pourtant, le jour où il vit l'arbre prendre forme humaine et le saluer, il le reconnut tout de suite.
Il savait qu'il ne rêvait pas, qu'il n'imaginait rien, parce que tout était vrai, tout était parfait, dans les moindres détails. Il y avait toujours autour de son arbre une aura de cette protection qu'il lui avait apportée, quelque chose de doucement rassurant. Il y avait cette beauté qui le faisait rire comme un enfant, ce mariage de l'ombre et de la lumière, et puis cette tendre odeur de résine et de sève.
Mais il y avait quelque chose de plus. Il y avait ce visage élégant et fin, ces cheveux mêlés de feuilles qui semblaient si doux, ce corps long, fin, solide toutefois. Il y avait l'éclat de son regard qui semblait l'oberver avec amitié, qui lui donnait le vertige, comme une sagesse suffisamment profonde pour ne pas oublier l'indulgence.
Il y avait la parfaite beauté et le charme lumineux de toute sa personne, qui lui fit savoir, au premier regard, qu'il n'aimerait jamais qui que ce soit d'autre ; et cette certitude le fit gémir de crainte et de joie mêlées.
Il s'était pourtant imaginé avoir une famille, un jour. Il y avait au village bien quatre ou cinq filles qui n'étaient pas vraiment les plus belles, mais qui souriaient beaucoup, cuisinaient bien, riaient fort et savaient raconter de belles histoires. Plus tard, quand il aurait des possessions à lui, si l'une d'entre elles avait accepté d'être sa femme, même si ce n'était pas sa préférée, il aurait été extrêmement heureux. Il en était persuadé. Il aurait pu avoir des enfants, et mourir en paix s'ils étaient devenus grands, honnêtes et forts.
Mais les histoires qu'on aurait pu lui raconter ne comptaient plus pour lui maintenant qu'il était entré dans une d'entre elles, et le désir d'engendrer une lignée qui perpétuerait son nom l'avait quitté aussi. S'il pouvait être aimé, juste un peu, d'un être qui était pour lui l'incarnation de la beauté, alors il aurait eu tout ce qu'il fallait d'éternité.
Il voulait le toucher, prendre cette main, mais il fut retenu par une sorte de respect qui était presque de la peur, peur qu'il ne revienne plus jamais, peur de perdre le lien ténu qui s'était tissé entre un humain et un enfant de la forêt.
"Je vous aime beaucoup." put-il juste murmurer, à peine plus haut que le bruissement des feuilles.
"Je t'aime aussi. répondit l'être merveilleux, et ce fut lui qui lui prit la main, qui l'accepta dans le cercle de ses bras, dans son odeur de sève et de miracles, et tout était absolument parfait.
Le lendemain, le berger se rendit au paturage l'esprit brûlant et divagant, et pour la première fois il ne mit pas tout son soin à vérifier qu'aucun agneau blanc ni aucune vieille brebis n'était laissée en arrière.
Il ne pensait plus qu'à une seule chose, et même si il essayait de se convaincre qu'une telle révélation était déjà trop de bonheur pour lui, même une seule fois, l'incertitude faisait battre le sang violemment dans sa tête et lui donnait le vertige.
Mais celui qu'il aimait était là et l'attendait, et la sensuelle magie de la fois précédente se reproduisit, intacte, peut-être plus heureuse encore que la dernière fois, dans la certitude du bonheur passé, présent et à venir. Chaque jour ce fut la même chose, chaque jour dans un ravissement plus profond.
Le samedi, l'esprit de l'arbre lui demanda "Ne va pas à l'église demain. Tu ne dois plus y aller."
Le berger aurait fait n'importe quoi pour lui, c'était évident. Aussi, il ne demanda même pas les raisons d'une telle prière ; peut-être cela fut-il son erreur.
Il y était allé tous les dimanches, tôt le matin, avant de mener ses bêtes au pré, et cela lui semblait une occasion joyeuse, l'occasion de retrouver des visages connus, dans la paix du Seigneur. Mais cela n'avait pas une valeur qui lui eût permis de renoncer à ce qu'il y avait de plus beau dans sa vie.
Il se leva aux mêmes heures chaque dimanche matin ; ses moutons avaient plus de temps pour se nourrir d'herbe et de soleil, et lui-même pour les mille charmes de l'amour.
Pourtant, un matin, alors que l'aube pointait à peine, le curé du village vint frapper à sa porte.
C'était un homme jeune encore, au visage sévère, et sa voix calme n'en était pas moins lourde de menaces quand il demanda au berger les raisons de son absence, qu'il appelait trahison ou hérésie.
Le berger, ne voulant avouer la vérité ni mentir, s'enferma dans le silence. Le curé ne le malmena pas, se contentant de prendre l'air affligé, soucieux.
"Il n'est aucune bonne raison pour s'éloigner de Dieu." conclut-il en retournant à sa cure. "Mais sache que ton âme n'est pas perdue encore. Quoi que tu aies fait, Notre Seigneur qui a souffert sur la croix te pardonnera toujours. Mais pour cela, il faut le vouloir, il faut l'en prier, il faut te repentir."
Cette visite laissa le berger dans l'affliction. Oh, bien sûr, il oubliait complètement ces sombres perspectives quand, lors de la journée, il était près de son bel amoureux, ou attendait qu'il se manifeste sous force humains, caressant l'écorce. Mais parfois, le soir quand il rentrait, ou au plus sombre de la nuit, le remords et les doutes l'enserraient d'une chape que même l'évocation de son amour ne réussissait pas à apaiser.
Il lui semblait que l'église elle-même lui envoyait un esprit écrasant de réprobation, comme un parent qui l'aurait justement renié. C'était comme si les gargouilles qui soutenaient la voute prenaient forme pour venir siéger auprès de son lit, lui jaugeant d'un sourire maléfique, attendant de pouvoir dévorer son âme.
Non, ce n'était pas possible, un être aussi aimable et doux que son esprit ne pouvait pas être un démon !
C'est à ce moment qu'il commença à remarquer que les autres villageois ne le regardaient plus en face. Depuis quand, il fut incapable de le dire.
C'était impossible... pourtant, il y avait bien une raison pour laquelle l'esprit de l'arbre lui avait demandé de ne plus se rendre à l'église. Jamais il n'avait expliqué, jamais non plus il ne lui avait appris un nom secret, qui n'aurait bien sûr pas été celui d'un démon. Le berger aurait pu lui demander. Mais c'était trop tard, maintenant. Il se serait senti sali de l'interroger en n'ayant pas totale confiance en lui.
C'est un des jours où il croyait le plus fermement en lui qu'il avait finalement trahi sa confiance, avait-il réalisé plus tard. Il ne s'était aventuré dans l'église qu'auréolé de la lumineuse certitude que son aimé était en accord avec Dieu, que tout ceci n'était que triste malentendu qui se dissiperait au vent.
D'ailleurs, la messe ne l'avait pas blessé, au contraire ; cela avait été comme de revoir des amis qu'on n'avait pas vus depuis longtemps, comme d'être à nouveau accueilli au coeur de la communauté et de Dieu ; et il ne faisait même pas attention aux murmures étouffés tout autour de lui.
Pourtant, il avait ressenti le besoin d'aller se confesser.
Il savait qu'il avait eu tort. Il savait qu'il avait péché. Mais ce jour-là, il était certain que Dieu reconnaîtrait qu'il avait tout fait par amour, et qu'il lui pardonnerait. C'est ce que sa grande soeur lui racontait quand elle lui lisait la Bible, autrefois : à la fin, il n'y a que l'amour qui compte.
Le sol du confessionnal était froid sous ses genoux alors qu'il racontait ce qui s'était passé, la voix du curé était aigre alors qu'elle lui demandait des détails que sa pudeur ne voulait pas donner. Le malaise sourdait de chaque bruit et de chaque silence, de chaque pierre et de chaque mouvement d'air, comme si Dieu s'était brusquement métamorphosé en un monstre redoutable.
Et pourtant, il continuait à parler, car s'il se taisait, alors il n'y aurait plus rien pour le mettre à distance, et il racontait son amour à haute voix, plus pour chercher le pardon, mais pour y trouver une protection.
"Où l'as-tu rencontré ? Raconte-moi tout ce que vous avez fait !"
"Pourquoi vouloir le savoir ?"
"Il faut que tu donnes tous les détails. Il faut que tu te repentes."
"Ce n'est pas de cela dont je ne repens !"
"Tu as aimé une créature démoniaque, masculine qui plus est, et ce n'est pas cela que tu regrettes ? Quoi, alors ? De n'être pas venu ici blasphémer plus tôt ?"
Le curé tenta de calmer sa voix, de se reprendre, d'assurer le berger qu'il ne faisait cela que pour le salut de son âme. Mais ce dernier avait déjà fui au loin, avec horreur, avec le regret d'avoir trahi la parole donnée à l'esprit de l'arbre.
Il rassembla ses brebis, décidé à tout avouer, à s'excuser, à dire toute la vérité, et ce même si il devait attirer sur lui la colère de celui qu'il aimait. Mais alors qu'il marchait lentement, poussant les brebis rétives, il se sentait de plus en plus pâle et fiévreux.
Il aurait dû tout abandonner, il aurait dû se hâter.
Quand il emprunta le dernier détour avant d'apercevoir son pâturage habituel, il perçut tout avec une incroyable lucidité. Les marques de pas, les herbes foulées aux pieds, et puis l'odeur de sève, plus forte et plus effrayante que d'habitude, il il vit chaque ride dans la main des deux bûcherons qui avaient mis son arbre à bas, chaque goutte de sueur qui coulait le long du front du curé, vers le cruel rictus de sa bouche.
Il voulut crier, il voulut hurler, il voulut les battre avec violence, au mépris de sa propre vie. Mais, avant d'avoir fait la moindre tentative, il sentit dans son coeur une douleur telle qu'il n'en avait jamais éprouvée, si violente et si chaude qu' il tomba évanoui à terre.
Il vit l'esprit de l'arbre, dans son sommeil. Son visage était toujours aussi beau, mais son corps était constellé de plaies sanglantes.
"Tu m'as trahi, comme je le craignais." Il n'y avait aucune haine sur son visage. Le berger voulut supplier, demander pardon ou pitié, mais alors même qu'il voulait crier, aucun son ne sortait de sa bouche.
Son amour lui toucha la main de sa joue ; ce n'était pas vraiment du sang, constata-t-il, c'était épais, collant, et d'une odeur lourde qui retournait le coeur. "Si tu veux me revoir, tu iras me chercher au pays qui n'existe pas."
Il se réveilla sur son lit, toujours brûlant de fièvre, sans savoir combien de jours s'étaient écoulés ; mais il entendit les cloches, et comprit qu'il avait dormi une semaine entière, et qu'on était dimanche à nouveau.
Il se leva avec peine, et courut à l'église. Devant tout le village, il demanda au curé comment il avait su, et l'homme d'église lui répondit onctueusement que pour combattre le malin, il fallait savoir penser et pas seulement écouter. Devant tout le village, il le traita d'assassin, et le curé répondit que si une plante avait une telle importance, lui-même était l'assassin de milliers, rien qu'en marchant dans l'herbe. Il cria que c'était un être pensant, et le curé lui répondit que oui, c'était aussi un démon, et cela rendait sa bonne action encore plus grande, n'est-ce pas ?
"Ressemblait-il à ce que vous nous dites du démon ?" hurla le berger.
"Oui. Le diable est la séduction du mal, il est donc désirable. Je n'ai jamais vu un être qui lui ressemblait plus."
Devant tout le village, il prit le curé au col, le plaqua contre le mur, et lui ordonna de lui dire où était le pays qui n'existe pas, de réparer ce qu'il avait brisé. Mais l'homme d'église ne lui montra que le même visage froid en lui ordonnant de veiller plutôt au salut de son âme ; il avait fait ce qu'il pouvait, mais maintenant il ne pouvait plus rien pour le berger.
Les deux bûcherons qui avaient accompagné le curé, qui étaient deux des hommes les plus forts du village durent intervenir pour les séparer.
"Il est possédé." dit le curé d'un air hautain. "Il devrait aller mieux bientôt. Nous avons fait ce qu'il fallait pour cela."
Pourtant, pendant les jours qui suivirent, il prit soin de ne pas sortir seul et ferma sa porte à double tour.
Mais le berger savait qu'il n'irait pas mieux. Il était tombé amoureux de son esprit des arbres, et il n'avait jamais compris avant ce que cela signifiait, pourquoi cela s'appelait tomber. On n'a plus de sol sous ses pieds, et ensuite, on peut avoir plus de bonheur ou de malheur qu'on n'en a jamais eu, la tempête peut vous pousser vers les cimes ou au plus profond de l'abîme, mais on n'a plus de tranquillité ou de stabilité, jamais.
Il demanda à tous ceux qui pouvaient savoir où était le pays qui n'existait pas, dans quelle direction partir au moins, mais l'instituteur comme le médecin ou le colporteur lui avouèrent leur ignorance en hochant gravement la tête.
Il alla demander à une sorcière qui habitait à quelques jours de marche, mais elle le jeta hors de sa hutte de branchages en crachant et en criant que même si elle savait, elle n'aiderait pas quelqu'un qui avait eu la chance d'être aimé par un puissant esprit et qui l'avait laissée échapper par stupidité.
Il demanda même à Rosélie, qui était autrefois celle des filles du village qu'il aimait le plus, celle qui dansait avec lui lors des fêtes du village, et c'est pour ça que cela lui faisait mal de lui parler maintenant. Mais c'était aussi celle qui racontait les plus belles histoires, et si quelqu'un avait pu savoir où était le pays qui n'existe pas, c'était elle. Pourtant, elle ne put que briser ses espoirs à regret. Il lui fut presque reconnaissant de son visage triste ; il avait l'impression que c'était la seule qui manifestait de la compassion pour ce qu'il avait perdu, et non pas parce qu'il était en train de devenir fou.
Et puis, parce qu'il ne pouvait pas laisser échapper le moindre espoir, il demanda à n'importe qui, il demanda à tous les villageois, il interrogea les bébés qui ne parlaient pas encore et qui auraient pu avoir encore des souvenirs du pays avant qu'on soit né. Il demanda à chacun de ses moutons, à chaque arbre qu'il croisait sur sa route, et puis, se rappelant les paroles du curé, à chaque brin d'herbe avant de marcher dessus. Chaque fois, il attendait quelques instants, dans un silence religieux, espérant encore, ou voulant le croire.
Il est fou, murmuraient les gens autour de lui, avec crainte, avec mépris ou avec compassion.
Quand il commença à ne plus s'alimenter, certains eurent de la peine pour lui, mais la plupart d'entre eux estimaient que c'était une fin logique, et qu'il ne fallait pas contrarier les décisions du Seigneur.
Le curé n'était pas de ceux-là. Pour lui, le Seigneur attendait qu'il fasse encore beaucoup pour cette âme déjà plus qu'à moitié perdue. C'était son devoir de la sauver, et il ne la laisserait pas s'éteindre, en tout cas pas maintenant, dans la haine de Dieu !
Il se rendit chez Rosélie, et lui parla longuement. Le berger avait besoin d'une épouse, assurait-il. Le démon avait échauffé son sang, et c'est ce qui le rendait fou. Il avait besoin, pour effacer sa marque, d'un véritable amour, accordé selon les règles divines. Bien sûr, il ne lui demandait pas d'accorder tout de suite sa main à un fou, mais d'au moins lui parler, le ramener à la réalité. Ses phrases étaient belles, et il la convainquit qu'elle pouvait l'aider, et qui sait ce qui arriverait ensuite ?
Ils se rendirent chez le berger, le curé empli d'orgueil pour ses pieuses actions, Rosélie inexplicablement tendue comme si, malgré son désir d'aider, elle allait faire quelque chose de dangereux et peut-être de mal.
Mais quand ils atteingnirent la petite cabane, ils n'y trouvèrent que le corps inanimé du berger.
Après s'être assuré qu'il respirait encore et que son coeur battait, Rosélie voulut absolument l'emmener chez le médecin. Mais le curé s'y opposa fermement et fit entrer le corps dans l'église. C'était encore ce démon qui l'attaquait, assura-t-il, et le salut de son âme était plus important que celui de son corps ; de plus, le médecin pouvait bien se déplacer lui-même, et ainsi le trajet serait moins long.
Mais cela ne fit aucun bien au berger. Au contraire, son corps qui avait jusqu'ici l'apparence du sommeil profond commença à tressauter, comme s'il souffrait.
Pourtant, il n'avait aucune conscience de ce qui se passait autour de lui. Il avait sombré dans un profond évanouissement, et contrairement à l'habitude de ses rêves, il n'y avait vu ni un vide noir ni un étourdissement de formes et de couleurs, mais un unique grand arbre au milieu d'une terre brune.
Ce n'était pas le même champ, et les feuilles de l'arbre étaient jaunies, mais il ne pouvait que le reconnaître. Il s'avança jusqu'à lui, enlaça les tronc de ses bras, répétant comme une prière des mots d'amour sans suite, mais bien sûr l'esprit ne vint pas. Il l'avait tué, après tout.
Au pied de l'arbre, il y avait un endroit où la terre semblait avoir été fraîchement retournée, plus sombre et humide qu'ailleurs. Il eut soudain l'impression qu'il devait absolument savoir ce qui s'y cachait. Même si les images qui s'imposaient à lui étaient celles du corps de son amour enfoui sous terre, l'envie de creuser était dévorante.
Après tout, rien ne pouvait être pire que ce qu'il imaginait. Même un monstre tapi pour le dévorer aurait été un soulagement.
Il creusa, creusa, de ses bras, de ses paumes, de ses ongles, il s'écorcha le bout des doigts, se piqua maintes et maintes fois sur des rochers tranchants ou des restes de branches. La souffrance devenait à chaque mouvement de plus en plus brûlante, insoutenable, et il avait l'impression qu'elle n'aurait jamais de fin. Elle était telle qu'il ne sentit rien de particulier, juste une surprise désagréable quand il vit de ses yeux un de ses petits doigts tomber, arraché par un rocher plus dur qu'un autre.
Le trou se creusait peu à peu, lentement, très lentement. Jamais le berger n'eut la tentation de s'arrêter, ou même de faire une pause. Finalement, ses doigts ensanglantés heurtèrent quelque chose de dur et lisse, plus lisse que les roches ; et il finit rapidement de déterrer un petit coffret.
Alors, seulement, il hésita. Avait-il le droit de l'ouvrir ?
"Il lutte." énonça Rosélie pendant ce temps.
"Je vais chercher de l'eau bénite." annonça le curé, et il revint avec un flacon, dont il l'aspergea en priant à voix basse, demandant à l'influence du démon de quitter ce corps.
"Je ne suis pas sûre que ça marche." dit la jeune file à voix basse.
"Alors il ne nous rste qu'à attendre et espérer en la miséricorde de Dieu." répondit le prêtre.
Le berger se demanda longtemps ce qu'il devait faire. Mais après tout, quel autre choix lui restait-il que d'ouvrir la boîte ? Il n'avait nulle part où aller, et puis elle était faite de bois, et l'odeur lui en rappelait les moments les plus heureux de sa vie.
Pourquoi avait-il peur de sa propre curiosité quand les bonnes questions posées au bon moment auraient peut-être pu tout sauver ?
Aucune serrure ne fermait le coffret. Mais quand il l'ouvrit, des millions d'oiseaux minuscules et colorés comme des joyaux, au bec pointu et plus long que leur corps, se précipitèrent sur lui, alors que résonnait un sombre bruit de "Tu as trahi, tu as trahi !"
Ils le transperçaient de leur bec, restaient souvent fichés en lui et agitaient leurs ailes de façon grotesque sans pouvoir se libérer. Mais il savait que ce dont ils l'accusaient était vrai. Il ne s'enfuit pas, ne se retourna pas, ne se protégea pas de ses deux mains déjà bien abimées. Et même s'il avait fermé les yeux, cela ne l'aurais pas protégé contre celui qui perça son oeil droit, lui arrachant un sanglot.
Cela lui rappelait la souffrance qui avait percé son coeur quand il avait découvert ce qui était arrivé à son amour, en un peu moins fort.
Le médecin était venu, avait pris le pouls du berger, et ne pouvait rien comprendre ni prévoir. Il se contenta de demander qu'on lui mette de la glace sur le front, car il était brûlant, et aussi sur l'oeil, parce qu'il lui semblait distinguer une méchante commotion. Ce fut Rosélie qui alla chercher la glace, bien sûr. C'était un rôle de femme.
"Pensez-vous qu'il va vivre ?" demanda-t-elle à voix basse, en partant.
"Je ne sais." répondit le docteur, "et je ne sais ce qui serait le mieux pour lui, non plus."
Enfin, le nuage d'oiseaux minuscules se dispersa dans les airs, et le berger vit enfin apparaître devant lui celui qu'il aimait encore plus que tout au monde.
Il leva le bras, mais il lui fut impossible de l'atteindre, de prendre sa main, de le prendre dans ses bras. Il se rendit compte que son oeil, que son doigt, que son corps tout entier étaient en train de guérir.
"Tout ceci est un rêve." lui murmura tristement l'esprit de l'arbre. "Rien n'est réel."
"Je le sais." répondit le berger, et c'est comme si quelque chose de plus fort que lui guidait sa voix claire et assurée. "Je le sais, et cela signifie que je suis exactement là où je voulais être - je suis dans le pays qui n'existe pas !"
"Tu as raison." répondit l'esprit, et pendant un instant ils se serrèrent l'un contre l'autre comme si rien de cela n'avait jamais eu lieu, et c'était la même douceur dans les gestes, la même odeur de sève, les mêmes yeux d'or, la même voix musicale - mais elle devenait de plus en plus faible, en prononçant les mots "Mais sauras-tu m'en ramener, maintenant ?"
Et il commença à disparaître, corps déjà transparent, toucher de plume entre ses doigts.
Horrifié, le berger voulut faire quelque chose, n'importe quoi, affronter l'obscurité si elle était seulement palpable, se réveiller si c'était seulement possible, en emportant avec lui celui qu'il aimait, loin de l'inexistence et de l'ombre. Mais s'il y avait un moyen, il ne le connaissait pas.
Dans la nef de l'église, un crucifix trembla longuement.
"C'est le démon qui se bat." dit le prêtre, "je l'entends, je le sens, il faut trembler mes mains et mes dents." Puis, regardant sans compassion ni émotion le visage du berger qui semblait se tordre en un hurlement : "Et ce n'est pas son visage, ce n'est pas lui. Il est possédé."
Le médecin épongea son front et sa nuque. Rosélie, elle, s'exclama : "Il va mourir, alors ! Un bouquet pour les morts !" et lui lança une poignée de fleurs qu'elle était allée cueillir dehors et avait cachées dans ses manches.
Les fleurs se répandirent en pluie sur le visage, le corps et les cheveux du berger ; le crucifix se brisa.
"Pourquoi as-tu fait ça ?" eut le temps de crier le curé, avant qu'une grande lumière blanche les projette à terre. Quand ils purent voir à nouveau, leurs cheveux flottaient autour de leurs têtes, une odeur entêtante de sève et de résine imprégnait toute l'église, et le corps du jeune berger avait disparu.
Personne ne le revit jamais dans le village, mais quand on se rendit au pâturage où il avait coutume de mener paître ses moutons, l'arbre qui l'ombrageait avait repoussé, et étrangement, ni le fer ni le feu ne purent plus le mettre à terre.
Le curé en fut fort blessé, et on dit que par la suite, il ne put plus jamais regarder un arbre ou même un parterre de fleurs sans être saisi d'une sourde colère.
Rosélie se maria, eut de nombreux enfants et plus encore de petits-enfants. Elle leur raconta cette histoire, avec tant d'autres, et à chaque fois, elle concluait en souriant que le berger et l'esprit de l'arbre étaient allés vivre ensemble pour toujours ; et elle sentait en elle que c'était vrai.
FIN