Le champ de géants

La forêt du dieu cornu est immense. Si grande que personne n'a encore pu la traverser, ou du moins, personne n'est revenu s'en vanter.

Mais parfois, des voyageurs reviennent, des mois après leur départ, ou quelques jours plus tard, bien que leurs barbes aient poussé et leurs chaussures se soient usées, comme s'ils avaient quitté leur maison des années auparavant.

Affamés, affaiblis, parfois malades, blessés ou mourants, ces voyageurs font un récit délirant de leurs voyages, de leurs rencontres avec des fées ou des elfes.

Tout est tellement incroyable que personne ne se résoud vraiment à les croire, mais les érudits ont remarqué que certains mythes revenaient souvent.

Dont celui du champ de géants.

Toutes les histoires commencent de la même manière. Après s'être perdu, le voyageur se retrouve dans une immense clairière, assez grande pour cultiver tous les champs du village.

Il n'y a rien dans ce champ, si ce n'est une épaisse herbe verte et des rochers ronds, grands comme un cheval. Mais quand le voyageur approche, quand il avance vers le centre de la clairière, les rochers cessent d'être de gros blocs de pierres.

Les trous deviennent bouches béantes, les pics deviennent nez et cornes, les spirales gravées là par une main inconnue deviennent yeux et oreilles, et doucement, lentement mais sûrement, des visages de géants émergent du sol.

Mais ça ne s'arrête pas. Une fois les visages formés, c'est le rocher lui-même qui se soulève, dévoilant un cou massif, des épaules rondes et des mains calleuses qui se lèvent vers les arbres les plus proches.

Et puis toujours, toujours espérons le, la musique de la flûte résonne.

Et les doigts de granit s'arrêtent, puis reculent, laissant les branches intactes. Les épaules replongent dans le sol, et les géants de pierre disparaissent presque, ne laissant que le haut de leurs crânes affleurer.

La plupart des voyageurs confessent être partis en courant, d'autres s'être évanouis et réveillés dans un autre endroit, la source de la serpente ou le vieil arbre du pendu.

Mais quelques-uns expliquent, à voix basse, comme une confidence, qu'ils ont entrevu à la lisière de la forêt, des pattes de faune, une chevelure de nattes grossières ou un masque d'ossement.

Certains prétendent avoir entendu la flûte, comme si le flûtiste était juste derrière eux, mais n'avoir pas osé se tourner ou prendre la parole.

Un seul a eu le courage de rester jusqu'à ce que le pipeau se taise et de confronter le musicien. Un seul a eu le courage et est revenu pour mourir près de sa femme, lui racontant ce qu'il avait vu.

« Il a les pattes des cerfs, et leurs oreilles de velours, un crâne cornu en guise de masque qui cache tout son visage, mais pas ses sourires. Il a des bras d'hommes, tatoués des signes des anciens et leurs bijoux d'or pur qui brillent comme des petits soleils. Il a le regard tourné vers le ciel et les sabots plantés dans le sol comme des racines. Il joue de la flûte pour que les géants de pierre restent endormis et s'il ne le fait pas, ils se lèveront et détruiront la forêt qu'ils ont eux-même semée.

Il ne faut pas retourner dans le champ des géants.

Il ne faut pas. »

Mais il y aura toujours un voyageur égaré pour entrer dans la grande clairière et toucher les géants endormis, pour les réveiller et les regarder, impuissant, détruire la forêt du dieu cornu.

Et peut être qu'un jour, le dieu cornu ne reviendra pas à temps.

Peut être qu'il ne pourra jouer de sa flûte de roseau.

Et les géants se réveilleront.

FIN