Quelques gouttes de sang sur la neige

C'était l'hiver.

Une reine cousait, assise auprès d'une fenêtre dont le cadre était en bois d'ébène, tandis que la neige tombait à gros flocons.

En cousant, la reine se piqua le doigt et quelques gouttes de sang tombèrent sur la neige. Le contraste entre le rouge du sang, la couleur de la fenêtre et la blancheur de la neige était si beau, qu'elle se dit :

Je voudrais avoir une petite fille qui ait la peau blanche comme cette neige, les lèvres rouges comme ce sang, les yeux et les cheveux noirs comme les montants de cette fenêtre.

Peu de temps après, elle eut une petite fille à la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang, aux yeux et aux cheveux noirs comme l'ébène. On l'appela Blanche Neige. Mais la reine mourut le jour de sa naissance.

Blanche Neige, par les frères Grimm

Ce n'était pas un fantôme, ou un esprit, ou une de ces choses transparentes aussi matérielles que l'air. Ce n'était pas une vision, un rêve, ou même un cauchemar. Elle était là, tout simplement. Aussi réelle que ce froid dont je ne pensais plus à me plaindre.

Pourtant, elle marchait sur la neige sans la fouler, déplaçant ses haillons déchirés qui autrefois devaient constituer une belle robe couleur émeraude avec une légèreté étrangement emplie d'une lourde fatigue. Des cheveux de cendre lui tombaient dans le dos et sur le visage, et rien en elle ne semblait bouger, même sous la plus violente des bourrasques. Le vent passait sur elle comme s'il ne la voyait même plus, mais moi, mes yeux ne pouvaient se détacher de sa lente marche éperdue, mes oreilles ne pouvaient ne pas entendre les grognements sourds qui émanaient d'elle à chacun de ses mouvements désordonnés.

Elle était là.

Je n'avais même pas songé à avoir peur qu'elle me vit à son tour. Ce n'est qu'à ce moment-là que son visage jusqu'ici caché par l'ombre me fut dévoilé, me donnant l'idée d'humanité que ses mains dissimulées sous ses longues manches ne pouvaient m'offrir. Et ce visage, il restera encore ancré dans ma mémoire le jour où ma vie s'éteindra. Ce visage, je le verrai comme la mort lorsque celle-ci viendra me prendre. Et un mot, un seul mot alors s'échappera de mes lèvres comme dernier souffle.

Rouge.

Du rouge partout sur ce visage si ridé qu'il jurait avec la silhouette fine et délicate de la créature. Je mis un certain temps avant de me rendre compte que tout ce rouge n'était que du sang, du sang qui coulait de ses yeux, eux-mêmes écarquillés comme deux braises brûlantes et douloureuses, seules lueurs pour éclairer un noir abyssal. Braquées sur moi.

Je crois que j'aurais pu m'enfoncer dans la neige, mais je ne bougeai pas. Cela m'était impossible, à moi, et à elle aussi sûrement. Elle me regardait, je la regardais, dans un silence si profond qu'il me semble encore aujourd'hui entendre couler le sang sur sa peau desséchée, et tomber, en un craquement presque imperceptible, sur la neige.

Et puis soudain, elle pencha la tête sur le côté d'un mouvement fascinant de lenteur, sans cesser un instant de braquer son rouge sur moi. Un gémissement, à peine audible, se fit entendre, doucement, comme une plainte, comme pour vérifier que je pouvais l'entendre. Malgré moi, mon corps tout entier fut parcouru d'un long frisson, et ce fut comme un déclic…

Elle avait une bouche. Dans le sang, elle s'ouvrit pleine de dents - pointues ? je ne me souviens plus - et laissa s'échapper le gémissement pour devenir un cri puissant.

Un cri horrible.

On lui arrachait les entrailles, on la jetait contre un mur, on l'étouffait, on la brûlait… Tout cela, c'était son cri - la douleur, la peur, la folie, la violence -, la Mort.

Je me souviens avoir couru, de suite après, ou longtemps après. Couru loin, très loin. N'importe où. Je n'avais pas peur, j'étais la peur, tant celle-ci m'habitait. Et son cri de fantôme damné me suivit jusqu'à ce que, épuisée, je me laisse tomber sur la neige, contre un arbre, un bête arbre sans feuilles.

- C'était une Banshee.

Je levai des yeux hagards vers mon ami, comme quiconque j'en suis sûre l'aurait également fait en entendant pareille phrase.

- Une… Ban-quoi ? M'appliquai-je à bredouiller.

- Une Banshee, répéta Alex. Une créature sortant de l'imaginaire irlandais à l'origine, dont le terrible cri retentirait lorsque quelqu'un est mort ou est sur le point de mourir.

Je replongeai mes yeux dans la tasse de chocolat brûlant à laquelle je m'agrippai comme à une bouée de secours, tournant et retournant les paroles de mon ami dans ma tête. Je n'avais jamais entendu parler de « Banshee », ou d'une quelconque créature qui hurlât à la mort, de toute ma vie - et quand bien même cela aurait été le cas, je doutais avoir pu réagir autrement. Après tout, ce n'était qu'un… Qu'une légende. Une légende irlandaise. Mais en fin de compte, mon cerveau buté et moi acceptâmes de discuter l'idée.

- Tu veux dire… Que je viens de voir une Bans… Banshee ?

Alex me sourit comme il avait l'habitude de le faire, me réchauffant le cœur malgré moi, et s'agenouilla pour me faire face. La douceur de son regard bleuté me rappela qu'il était la première personne à laquelle j'avais pensée pour me réfugier chez quelqu'un, peut-être parce que j'en étais amoureuse, peut-être parce que c'était déjà quelqu'un de bizarre, ou peut-être parce que ce bleu était l'opposé de ce rouge qui m'avait tant traumatisée.

- Non, dit-il. Je veux dire que la description que tu viens de me faire correspond à celle d'une Banshee.

Je lui jetai un regard suspicieux.

- Ca veut dire que tu ne veux pas totalement t'avancer à me croire ?

- Disons pas avant que tu veuilles bien y croire toi-même, répondit-il. Je veux bien croire que tu as vu une Banshee, mais à condition que, les explications données, tu ne me sortes pas que, finalement, c'était rien de bizarre, juste une hallucination… Tu vois ?

J'hochai la tête, sans soutenir plus longtemps son regard. Je voyais très bien ce qu'il voulait dire. En réalité, ce n'était pas mon genre ni celui de la plupart des gens d'accepter des explications pareilles ; c'était le sien, et il devait généralement payer sa petite différence. Peut-être en effet aurais-je normalement réagi comme il l'avait dit… Mais pas cette fois. Oh, non, pas cette fois.

- Je ne sais pas si c'était réel, dis-je après un long silence durant lequel il n'avait pas bougé. Mais… Je l'ai vue. Et ça j'en suis sûre.

Je le vis me sourire à nouveau quand je relevai les yeux, et mon cœur loupa un battement comme dans le pire des clichés. Je préférai alors réorienter la discussion, sur un point qu'il n'avait pas encore élucidé :

- Mais si c'était une Banshee, c'était normal qu'elle pleure du sang ? Et puis qu'est-ce que ça veut dire, si je l'ai vue et entendue ? Quelqu'un va mourir ?

A la question, Alex bougea enfin, et s'assit en faisant une moue songeuse.

- Je ne sais pas, répondit-il après quelques secondes. Rien dans les légendes que j'ai pu lire ne faisait mention de larmes de sang, ou même de sang tout court. La Banshee est une espèce de messagère de la mort, donc peut-être que le fait que tu l'aies vue et entendue signifie quelque chose, mais…

- Mais ?

- Mais… D'après ce que tu me dis, elle ne t'a pas remarquée de suite, et elle a crié un certain moment après. Ca ne ressemble pas à quelqu'un qui doit faire passer un message à quelqu'un de précis… Tu ne crois pas ?

Je ne répondis rien. Ce n'était pas la peine. La Banshee avait crié… Une fois certaine que je la voyais, et donc l'entendais. Je le savais, et ses yeux de braise me parurent s'enflammer dans mon esprit…

J'avais quitté Alex sans autre forme de procès qu'un remerciement et un au revoir. Toute autre personne que lui s'en serait formalisée, et aurait tenu à ce que le « problème » soit réglé avant tout, mais pas lui. Il m'avait ouvert sa porte quand j'avais eu besoin d'entrer puis de sortir, avec le même sourire compréhensif à chaque fois.

Une partie de moi à ce moment-là regretta d'être allée chez lui, plutôt que chez une personne aussi bornée et cartésienne que moi, qui aurait écarquillé les yeux en entendant mon histoire avant d'éclater de rire devant la bonne blague. Car en voyant Alex, ses yeux qui voyaient tout, son sourire qui sous-entendait tout… C'était comme si je n'avais pas quitté cet univers brumeux, fait d'incertitudes, dans lequel j'étais entrée en rencontrant la Banshee. Je me sentais donc tout aussi perdue. Mais étrangement plus calme, et, comble du paradoxe, lucide…

Comme je regardais mes pieds s'enfoncer dans la neige immaculée à chacun de mes pas, dédaignant regarder derrière comme elle était ensuite souillée, je repensai à une dernière chose que m'avait dite Alex.

Il est dit aussi que parfois, plusieurs Banshees se réunissent, pour mêler ensemble leurs cris. En général, cela veut dire qu'une personne très importante est morte, ou bien qu'une catastrophe va arriver. Comme quelque chose de plus… Grand, en fait.

Je n'avais vu qu'une seule Banshee… Mais elle avait l'air si égarée, si peu sûre d'elle-même, qu'il me vint à l'esprit que c'était parce qu'il ne restait plus qu'elle.

Je soupirai, et relevai la tête. Cela ne me servait à rien de repenser encore à cette créature. Que pouvais-je faire d'autre ? Rien. Je l'avais vue. Point barre. Je ne m'imaginais pas, même dans le plus absurde des scénarios, partir à sa recherche histoire de lui donner la main et la ramener chez ses parents… Non, nous étions deux créatures différentes. C'était du moins ma conviction, comme le soir tombait imperceptiblement.

Mais au fond de moi, même si je savais qu'il n'y avait rien à faire, je ne pouvais lutter contre un puissant sentiment de mélancolie. De mélancolie comme jamais, jamais un être humain ne devrait en porter le poids. La torpeur sourde me rendait extérieure à tout ce qui m'entourait, le blanc de la neige envahissant le moindre toit, le moindre trottoir, me confortant dans cette impression d'isolement. Cette impression de perdre quelque chose, à tout jamais. J'avais en moi un regret, un puissant regret qui, dès lors, ne m'a jamais quittée.

Je m'arrêtai. Une voiture passa, salissant la neige à nouveau. Rien d'inhabituel, et pourtant, mon cœur encore se serra. La neige ne reste jamais pure dans une ville. Comme si elle n'y avait pas vraiment sa place…

Je secouai la tête vivement, pensant peut-être m'éveiller ainsi de ma torpeur, et entrepris de me remettre en marche après un dernier regard à la neige que j'avais laissée souillée derrière moi.

Je ne pus cependant que rester saisie. Car à ce moment précis, la neige se remit à tomber en abondance, illuminant silencieusement la nuit qui venait tout juste d'obscurcir la ville. En à peine quelques minutes, tout le gris et le noir furent à nouveau recouverts de la matière immaculée.

Interloquée, quoique plutôt fascinée, je me remis enfin à marcher, projetant vaguement de rentrer à la maison, mais sans cette panique qui aurait dû surgir en moi en pareil moment. A chacun des pas que je laissais dans la neige, les flocons venaient aussitôt recouvrir la déformation, et ainsi de suite. Je ne pensais plus à avoir froid. Cela suffisait pour m'émerveiller, et je m'en rendais compte. Il n'y avait plus de voiture, plus de passants, plus de magasins bruyants… Et soudain, j'eus l'impression de comprendre.

Le cri, ce cri avec ce même déchirement, cette plainte violente et assassine transperça la nuit. Oui, quelque chose de plus grand était sur le point de mourir.

Je vis surgir de chaque coin de la ville comme des fantômes des êtres, pâles, pas encore transparents mais presque, qui au bout de quelques pas au-dessus de la neige s'élevaient dans les airs pour se rejoindre en un seul et même endroit, près, plus près du hurlement de la Banshee.

Je vis des femmes, à la beauté littéralement irréelle, agiter leurs ailes translucides par-dessus leurs corps nus, accompagnées de petites choses voletant et brillant bravement dans la nuit.

Je vis des nains, dont les très longues barbes broussailleuses gênaient les mouvements, figures ridées qui jadis souriaient à tout va.

Je vis des corps blancs comme la neige s'envoler, en mêlant leurs queues d'argent infinies, en mêlant leurs larmes de cristal aux flocons.

Derrière moi, des enfants jaillirent en chantant, et leurs voix me transpercèrent bien plus que lorsqu'ils passèrent à travers moi sans difficulté. Certains clignaient de leur œil unique, d'autres tiraient sur leurs ailes blanches avec douleur comme pour les arracher.

Je les suivis alors, emboîtant le pas à deux créatures d'une grâce indescriptible, frôlant même leurs cheveux fins, m'attardant à peine sur le bout de leurs oreilles un peu pointu.

Je courus, dépassant la silhouette de plus en plus éphémère d'un lion à tête de femme qui portaient sur son dos des lutins en larmes, me faisant dépasser par la rapide licorne aux reflets de lune. Il me semblait entendre à travers le hurlement atroce de la Banshee les étoiles chanter.

Des dames majestueuses marchaient dans les airs comme les spectres qui les accompagnaient, une dignité tordue par la douleur se lisant sur leurs visages purs, comme j'arrivais. J'arrivais. Oh, j'arrivais là où j'étais quelques heures auparavant, face à la Banshee. Le sang coulaient plus que jamais sur son visage malgré la bouche béante qui le déformait davantage pour crier.

Une dernière dame blanche me traversa, un cygne perché sur son bras blafard, et, semblables à des esprits légers, si légers, toutes ces apparitions se rejoignirent par milliers au-dessus de la Banshee. Un cercle s'y ouvrit alors, déchirant cet espace de la dimension que je croyais connaître, miroitant milles rêves que je n'avais pas encore eu le temps de rêver.

Puis, progressivement, le hurlement de la Banshee s'atténua, jusqu'à ne plus être que ce gémissement plaintif, ce pleur animal, que j'avais entendu pour la première fois.

Sa bouche se referma en même temps que le cercle, qui engloutit et aspira chaque être mirifique dans son néant. Ses yeux rouges de trop pleurer me regardèrent une dernière fois, une dernière fois pour implorer.

Et elle disparut à son tour.

Un atroce sentiment de manque s'empara de moi comme le silence s'emparait du reste. Je n'étais pas morte, mais c'était comme si la vie m'avait quittée, et l'intérêt qu'elle présentait avec.

Les larmes ne glissèrent sur mes joues qu'une fois que je vis, délicatement laissées là en adieu, quelques gouttes de sang sur la neige qui ne tombait plus.