« Les uns »
Lundi 12 janvier
(Martin)
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12h45. Ca y est, j'suis en retard. J'avais rendez-vous à 12h30 au restaurant avec mon père, nul doute qu'il va être furax en me voyant encore arriver à la bourre. Mais bon, aujourd'hui j'ai une excuse, j'ai fait la fête tout le week-end. J'ai eu 25 ans samedi. Tous les amis étaient là, entassés dans l'appartement dans lequel je vis. Même quelques membres de ma famille sont passés, avec quelques bouteilles de champagnes pour m'aider à souffler ces quelques bougies.
J'ai beau être en retard, je fais bien attention en dirigeant mon scooter entre les voitures. C'est le cadeau de ma mère, elle me l'a apporté vendredi soir. Elle en avait marre de m'entendre pester contre ses satanés grévistes qui m'empêchaient de prendre le bus pour aller au travail, alors elle m'a offert ce magnifique scooter. Cool !
Un quart de siècle, déjà ! Gamin, je trouvais que le temps passait trop lentement, j'étais si pressé de devenir « grand » ! Mais depuis quelques années, je ne vois plus les années défiler. C'est sûrement dû à la routine qui s'installe.
25 ans ! Aujourd'hui, j'ai vraiment l'impression d'être un adulte. Bien plus que lorsque j'ai passé le cap fatidique des 18 ans, ou celui des 20 ans. Aujourd'hui, je suis non seulement adulte sur le papier, mais j'ai également l'impression de l'être enfin dans ma tête.
Le seul point négatif de cet anniversaire était l'absence de deux personnes. Mon père tout d'abord, mais ce n'était pas une grande surprise, il déteste les fêtes. A la place, j'ai gagné un déjeuner en tête à tête. C'est mon jour de congé, ce qui aurait dû me mettre en joie, et voilà que ce déjeuner vient tout gâcher. Non pas que je déteste mon père, mais je sais très bien pourquoi il veut me voir.
« Martin, tu as 25 ans maintenant, il sera peut-être temps que tu songes à ton avenir. Faire le travail d'une secrétaire dans ce petit cabinet médical n'est pas suffisamment valorisant pour toi, tu t'en rends bien compte. Roger vient de partir à la retraite, je voudrais que tu reprennes son poste de directeur au service marketing. Ce n'est pas grand-chose pour le moment, mais tu y acquérras suffisamment d'expérience pour me succéder à la tête de l'entreprise un jour ».
A la tête de son entreprise ! De cosmétiques ! Qu'est-ce que j'y connais en cosmétiques moi ? Absolument rien !
Et puis mon petit travail de secrétaire me satisfait pleinement. Je travaille dans un cabinet médical, trois généralistes y sont associés, et moi, j'fais les p'tits travaux dont personne ne veut s'occuper : répondre au téléphone, préparer le café, prendre les rendez-vous, taper les expertises… une vraie petite secrétaire quoi ! Je m'entends très bien avec les médecins, et mon salaire me permet de payer le loyer et d'avoir quelques loisirs. Je n'ai donc vraiment aucune raison de plonger dans l'univers du rouge à lèvres, du démaquillant ou autres boules de coton !
L'autre grand absent à cette grande fête était mon compagnon. L'homme que j'aime. Il est souvent amené à se déplacer un peu partout pour son travail, et manque de chance, il a dû passer le week-end loin de moi. Mais je le revois dans trois jours. J'ai vraiment hâte !
Je gare le scooter et y mets l'antivol, puis je parcours à pieds les quelques mètres qui me séparent de ma destination. Je regarde le morceau de papier sur lequel j'ai griffonné l'adresse transmise par mon père. A priori, je ne me suis pas trompé. Je lève le nez. Le bâtiment est imposant. Il y a un chasseur devant l'entrée, stoïque sur un immense tapis rouge. Un grand restaurant. Et dans tous les sens du termes. J'aurai dû m'en douter, et pourtant, je n'ai fait aucun effort vestimentaire. Pas sûr que mon jean délavé, mon pull trois fois trop grand et mes converses soient la tenue idéale.
J'entre, tout le monde me dévisage. Un serveur, vêtu d'un costume trois-pièces me guide jusqu'à une table où s'impatiente mon paternel.
- Martin. T'es en retard, comme toujours. Tu aurais pu mettre un costume, on n'est pas dans un vulgaire fast-food ici.
- Moi aussi, je suis ravi de te voir papa.
- Et ne sois pas grossier s'il te plaît.
Le serveur s'approche de notre table, mon père lui commande deux whiskys. J'ai horreur du whisky.
Et le déjeuner se passe, la conversation est badine. Nous n'avons pas beaucoup de points communs lui et moi, pas beaucoup de sujets de conversation. Enfin, ça pourrait être pire, il aurait pu refuser mon homosexualité. Ca m'a d'ailleurs étonné qu'il l'accepte, mais je suis son fils unique, et il espère que je reprenne un jour la présidence de son entreprise, alors il me passe quelques « caprices ».
Et voilà. Les desserts à peine servis, il me fait ce long discours, si soigneusement préparé :
- Martin, tu as 25 ans maintenant, il sera peut-être temps que tu songes à ton avenir. Faire le travail d'une secrétaire dans ce petit cabinet médical… et bla et bla et bla…
Pendant son petit discours que je connais déjà par cœur, j'ose enfin me retourner. Durant tout le déjeuner, j'ai senti des picotements au creux de ma nuque, je me suis senti observé. Un des serveurs, celui qui m'a amené jusqu'à la table je crois, a les yeux rivés sur moi. Qu'est-ce qu'il a ? C'est parce que j'me tiens pas droit ? Que j'ai les coudes sur la table ? Que j'suis pas aussi bien sapé que lui ? C'est ça qui l'dérange ? J'lui fait mon regard méchant. Celui qui veut dire « quoi tu veux ma photo ? Arrête de me regarder ou j'te casse les dents ! ».
Le message est passé, il finit par baisser la tête et s'en va.
Il est 14h. Mon père me fait délicatement remarquer qu'à cause de mon retard, il risque lui-même d'être en retard à un rendez-vous important si nous ne partons pas dans les 10 minutes. Nous n'avons donc pas le temps de boire de café. Pas de chance pour moi qui suis complètement accro à ce nectar noir. D'autant plus que j'ai jeté un coup d'œil à leur énorme carte de café, et le brésilien au prix exorbitant m'aurait bien tenté.
Pendant que mon père va payer, je me faufile jusqu'aux toilettes. Je lui ai dit qu'il n'avait pas besoin de m'attendre pour partir, je ne voudrais surtout pas le mettre en retard.
Arrivé aux toilettes, je jette un coup d'œil au chèque qu'il m'a glissé dans la main en me disant au revoir. Pas mal.
Je lève la tête. Le serveur est là. Décidément, il m'en veut celui-là. C'est vraiment pas mon jour.
- T'en as pas marre de me mater, tu me suis maintenant ?
Je sais pas pourquoi, mais j'ai besoin de m'énerver contre quelqu'un. Et pas de chance pour lui, c'est sur sa pomme que ça tombe.
- J'suis arrivé avant toi, si y'en a qui suit l'autre c'est donc toi.
- Qu'est-ce que tu fous là ? Y'a pas de chiottes spéciales pour le personnel ici ?
- Si mais notre pâtissier est en train de se taper une des barmaids contre la porte d'entrée. Pas voulu déranger.
- Quelle grandeur d'âme !
Deux minutes plus tard, je me lave les mains. L'intrus est encore là, il s'est allumé une clope. Ca m'a toujours énervé les personnes qui se planquent aux toilettes pour fumer. Au lycée c'est déjà pathétique, mais pour un adulte c'est encore pire. Je tourne le regard vers lui, en regardant sa clope d'un air de dégoût pour lui faire comprendre ma désapprobation. L'imbécile se met à crier :
- T'as les yeux violets !
Oui, j'ai les yeux légèrement violacés, et alors ? Qu'est-ce que ça peut bien lui faire ?
- Et… ?
- C'est rare, c'est tout. Et pis, c'était pour entamer la discussion.
- C'était pas la peine j'm'en vais.
- Et bien salut ! Bonne après-midi !
Trop bizarre ce mec. Il me suit jusqu'aux chiottes pour regarder la couleur de mes yeux. Pas net. Mais bandant. Pas net et bandant. Bon faut que j'me calme, j'ai les hormones qui me démangent. Heureusement que mon homme rentre bientôt, déjà que pendant ces trois jours, je vais avoir du mal à me retenir de sauter sur quelqu'un.
En sortant, je lui lance un très puéril « sale con ». Tout compte fait, je suis peut-être pas si adulte que ça ! Enfin peu importe, je ne reverrai plus ce type horripilant de toute ma vie.