Titre : Discussion autour d'un encrier

Auteur : Jaïga

Disclaimer : Bien que cette fiction ait été écrite dans l'optique d'un concours, les personnages et l'univers qui y sont dépeint m'appartiennent intégralement. Merci de ne pas emprunter cette histoire ou l'un de ses composants sans m'en avoir parlé au préalable.

Notes :

- Comme dit plus haut, cette fiction a été écrite dans le cadre d'un concours, dont le thème était « opération chirurgicale ». Oui, je sais, j'ai dû faire la même grimace que vous actuellement quand j'ai appris ça. Du coup, j'ai essayé de rendre la chose un peu plus attrayante... :3 Le rating M est dû au lime, tout en fin de ce chapitre.

- Je m'excuse d'avance pour toutes les fautes d'orthographes qui doivent trainer, et j'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire cette histoire que j'en ai eu en écrivant. =D


Discussion autour d'un encrier

- Au fond, la peinture est exactement comme ta médecine, souffla Sumi avec un sourire.

Terence reposa le manuscrit qu'il était en train de lire, haussant un sourcil perplexe. Il observa un moment son compagnon, qui était toujours penché sur sa table de travail, un pinceau à la main.

- Qu'est ce que tu veux dire par là ? demanda-t-il après quelques secondes de réflexion, ne voyant pas où il voulait en venir.

Sumi sourit, l'un de ces sourires à la fois paisibles et malicieux qu'il faisait si souvent. Penché sur la table basse, dans la lumière rougeoyante de la fin de l'après-midi, il travaillait avec passion sur une peinture qui l'occupait déjà depuis plusieurs jours.

- Eh bien… Commença-t-il d'une voix douce. Tu vois, quand tu ouvres le corps des gens pour les soigner…

- On appelle ça des opérations chirurgicales, corrigea Terence avec amusement.

- Oh, tu peux employer tous les mots barbares que tu veux… Eh bien, au fond, ces « opérations chirurgicales » -il insista particulièrement sur les mots, pour se moquer de leur laideur-, elles ont le même but que la peinture. Avec tes couteaux, tu veux sauver des vies. Avec ma peinture, je veux sauver les âmes…

Terence resta songeur un moment, observant son camarade s'affairer avec son pinceau. C'était un point de vue très oriental, digne de ce qu'il pouvait attendre de la part de Sumi.

Dans les montagnes reculées de la région de Tamashii, le jeune homme occupait l'une des plus hautes positions sociales. Il était le seul véritable lettré, et part là même le seul scribe de toute la contrée ; il était donc le seul capable de rédiger les lettres qui partaient pour les autres provinces, de noter les évènements majeurs qui se produisaient dans les villages alentours et de recenser leurs naissances et leurs morts. Mais sa tâche ne se limitait pas aux charges administratives, bien au contraire ; son statut de scribe faisait aussi de lui un artiste, et également un homme de foi. L'archipel d'Odori était réputé pour sa religion polythéiste, principalement fondée sur la croyance en toute une tripotée d'esprits divers et variés. Parce qu'il maitrisait l'art de la calligraphie, Sumi était souvent mis à contribution pour fabriquer des charmes de protection, et était de fait une sorte de guide spirituel pour les habitants de la contrée.

Pourtant, Terence restait sceptique. Il était peut-être trop occidental pour comprendre dans son intégralité ce concept de « sauver les âmes à travers la peinture », ou alors, trop pragmatique. Sumi remarqua son désarroi, car il ajouta avec un sourire mystérieux :

-La petite Himiko doit passer tout à l'heure, tu comprendras ce que je veux dire.

Puis, il se repencha sur sa peinture, et ne dit plus un mot.

Terence soupira, avant de passer une main dans ses courts cheveux blonds. Dehors, le soleil déclinait de plus en plus. Bientôt, la lumière ne serait plus suffisante, et il leur faudrait ranger leurs travaux. L'étranger jeta un œil au rouleau de parchemin posé sur ses genoux, couvert de petits symboles aux courbes délicates. La langue de l'archipel d'Odori était bizarre, mélange d'idéogrammes et d'alphabets qu'il avait mis un certain temps à apprivoiser. Au bout de deux ans de pratique, il parlait et lisait couramment cette langue, mais il arrivait encore que Sumi se moque gentiment de lui, lorsqu'il écorchait quelques mots ou les prononçait de travers.

Les termes médicaux étaient ceux qui posaient le plus de problème à Terence, car ils étaient ceux qu'il rencontrait le plus souvent dans ses lectures diverses, mais aussi les rares que son hôte peinait parfois à lui expliquer, faute de connaissances en la matière. Bien souvent, Terence passait ses journées entre la bibliothèque inestimable du scribe, la salle d'étude de ce dernier et la hutte du guérisseur, chez qui il allait quémander de l'aide pour les points des traités de médecine qui lui restaient obscurs. Sa vie s'écoulait ainsi paisiblement, au rythme des nouvelles découvertes et des discussions avec Sumi, parfois graves et spirituelles, parfois aussi légères et insignifiantes que des plumes d'oiseaux.

Repliant soigneusement le rouleau, ayant perdu l'envie de lire pour la soirée, Terence observa son hôte du coin de l'œil. Assis à genoux depuis des heures, le dos courbé sur sa table basse et une feuille de parchemin étendue devant lui, Sumi ne semblait éprouver aucun signe de fatigue.

Son pinceau restait droit, ses gestes élégants, sans jamais flancher ni déraper. Le jeune scribe s'acquittait de son travail auprès des villageois pendant une bonne partie de la journée, mais se réservait toujours les dernières heures de soleil pour ses travaux personnels, la peinture et la calligraphie. Il lui arrivait aussi régulièrement de quitter son lourd costume cérémoniel pour enfiler une simple tunique et s'adonner au jardinage, un spectacle que Terence appréciait particulièrement. Qu'elles soient armées d'un pinceau ou d'une bêche, les mains fines de Sumi paraissaient toujours aussi agiles, gracieuses et précises.

« Des mains de médecin », avait-il un jour pensé, et cette réflexion lui revint à l'instant même, lui arrachant un sourire songeur.

C'était là une ressemblance entre peinture et chirurgie que le jeune homme n'avait pas évoqué, ou du moins, pas encore ; la discussion était restée en suspend, comme cela leur arrivait souvent, et ne reprendrait que lorsque le moment viendrait. C'était là l'une des profondes influences spirituelles qui agissaient sur la vie du scribe. Selon la volonté des esprits, il ne faisait jamais rien pour forcer le destin, se laissait porter comme une brindille sur le flot des évènements. Une attitude passive qui, bien souvent, avait le don d'agacer profondément Terence. Même si son irritation ne durait jamais bien longtemps, car il lui suffisait de poser les yeux sur le sourire de Sumi, pour que tout s'efface en un souffle de vent.

Dans son large kimono rouge brodé de motif d'or, le scribe donnait l'impression d'être aussi fragile qu'une branchette, d'autant plus qu'il ne pratiquait pas souvent d'activités physiques. Sumi était comme une fleur rare et délicate, que l'on osait à peiner effleurer de peur de l'altérer, ne serait-ce que pour humer son parfum. Une fleur orientale aux pétales d'un rouge vif et d'un noir d'encre, voilà exactement l'image qui le représentait.

Comme les courbes qu'il traçait du bout de son pinceau, le corps du jeune homme était formé d'arabesques délicates, noyées sous la masse de ses fluides cheveux noirs et l'éclat de ses deux yeux sombres. La morphologie de Sumi semblait avoir été prédestinée à son travail de scribe, à sa riche tenue écarlate et son contact permanent avec les encres aux couleurs impénétrables.

Terence aurait pu encore passer de longues minutes à observer son hôte si le tintement d'une clochette n'avait pas retentit, le tirant de ses rêveries contemplatives.

Ils reconnurent tous deux le son de la cloche, et Sumi se leva sans bruit pour aller accueillir leur visiteur. A cette heure-ci, peu de gens avaient encore besoin des services du scribe, il n'était donc pas bien dur de deviner de qui il pouvait s'agir.

Effectivement, une poignée de secondes plus tard, le jeune homme reparut en compagnie d'une petite tête aux cheveux bruns, qui trottinait timidement à quelque pas de lui. Comme beaucoup d'enfants, la petite Himiko ne semblait pas très à l'aise en compagnie des adultes, même de ceux qu'elle connaissait bien. Mais peut-être n'était-ce qu'une fausse impression ?

- Attend donc ici avec Terence, je vais chercher ce qu'il te faut, expliqua le scribe avec un doux sourire.

La fillette hocha la tête et vint rejoindre le médecin dans le coin de la pièce où il se trouvait, s'agenouillant non loin de lui sur le parquet.

- Bonjour, docteur Terence ! Salua-t-elle avec chaleur.

- Bonjour Himiko, répondit l'occidental avec sa gentillesse habituelle. Alors, comment vas-tu depuis ton opération ?

- Très bien ! Même la cicatrice ne me fait plus mal ! Assura-t-elle avec une joie non dissimulée, qui réchauffa le cœur du jeune homme.

Elle avait été opérée deux semaines plus tôt de l'appendicite. Une opération chirurgicale bénigne pour Terence et ses techniques modernes, mais beaucoup plus délicate pour le guérisseur du village qui s'occupait d'ordinaire des malades. Sumi répétait souvent que la petite-fille n'aurait probablement pas vécu longtemps, si les esprits –le hasard, corrigeait Terence- n'avaient pas placé celui qu'on nommait le « docteur venu de l'ouest » sur sa route.

Le jeune homme revint à cet instant, tenant dans ses mains plusieurs bandes de papier blanc. Il les tendit à la fillette qui se redressa pour les recevoir, avant de saluer respectueusement le scribe.

- Donne ces charmes à tes parents dès que tu seras rentrée, il faut qu'ils soient accrochés avant la tombée de la nuit. Mettez-les au dessus de chaque porte, ils empêcheront les mauvais esprits d'entrer pour voler vos âmes.

Himiko s'inclina et remercia chaleureusement le jeune peintre. Ce dernier lui proposa une tasse de thé, mais elle refusa poliment ; elle s'était trop attardée au village, aussi, il lui fallait rentrer au plus vite si elle ne voulait pas que ses parents s'inquiètent.

-Fais bien attention sur le chemin du retour, conseilla Sumi alors qu'il la raccompagnait.

-Je vous le promets ! Merci encore, maitre Sumi ! Au revoir, docteur Terence ! S'exclama-t-elle en se retournant pour les saluer de la main, avant de disparaitre dans le jardin.

La petite fille était toujours ainsi, vive et souriante, comme un croisement entre un rayon de soleil et un courant d'air. Terence se sentait sourire sans trop savoir pourquoi, détendu par la rafraichissante visite éclair de la fillette. A présent, les obligations de Sumi étaient officiellement terminées pour la journée, les laissant tout à fait libres de leurs dernières activités.

- Tu comprends ce que je voulais dire, maintenant ? S'enquit mystérieusement le scribe, tandis qu'il refermait la porte coulissante. Tu as sauvé sa vie avec ton opération, et les charmes que j'ai peints vont la protéger des mauvais esprits.

Le sourire de Terence s'agrandit encore, sous le coup de l'amusement. Curieusement, il avait cru que l'expression « sauver les âmes par la peinture » concernerait quelque chose de plus subtil, moins terre à terre que ces charmes de protections, quelque chose qui aurait concerné l'éveil à l'art ou l'ouverture d'esprit. Mais peut-être était-ce de sa part une pensée trop occidentale ? Ou alors, ainsi que semblait l'indiquer la moue malicieuse sur le visage de son hôte, ce dernier se moquait tout simplement une nouvelle fois de lui.

- Soit, concéda Terence, amusé par la manière dont Sumi remettait la conversation sur le tapi. La chirurgie est comme la peinture. Mais c'est un peu léger comme comparaison, tu ne trouves pas ?

- Oh, la ressemblance ne s'arrête pas là, figure toi…

Sumi retourna s'asseoir devant sa table basse et commença à rassembler son matériel, signe qu'il s'arrêtait là pour la soirée. Comme toujours, Terence se délecta de la grâce avec laquelle il nettoyait chaque pinceau, refermait les encriers et les pots de poudres colorées qui lui servaient à fabriquer sa peinture. A son arrivée sur l'archipel d'Odori, le jeune médecin avait pu assister à l'une de ces cérémonies du thé qui étaient tant réputées, en occident. C'était bien avant qu'il n'arrive dans la région de Tamashii et dans le village où vivait Sumi, mais pourtant, le rituel lui paraissait étrangement similaire.

- Par exemple, tes « opérations chirurgicales » - de nouveau, il insista comiquement sur l'expression, pour montrer à quel point elle lui paraissait barbare- demandent une grande concentration, une maitrise parfaite de tes mains, si tu ne veux pas causer des dommages irréparables avec tes couteaux…

Terence hocha la tête, tandis que lui revenaient des images de l'opération de Himiko, la plus fraiche dans sa tête. S'il avait fait le moindre faux mouvement… C'était l'une des choses qu'il redoutait le plus, dans son métier de chirurgien.

- Eh bien, quand on manie un pinceau, c'est exactement pareil. La moindre rature, la moindre bavure peut complètement gâter la courbe d'un dessin, ou fausser la fluidité d'une calligraphie…

C'était dans ces moments là que l'on réalisait à quel point Sumi aimait ce qu'il faisait. Terence savait qu'il n'avait pas choisi de devenir scribe, et qu'on avait décidé pour lui de son avenir, durant sa plus tendre enfance. Pourtant, alors que d'autres auraient pu voir leur vie se briser face à une telle oppression, le jeune homme, lui, semblait indubitablement ravi que les choses se soient passées ainsi. Il disait souvent que c'était là la volonté des esprits, que de lui faire accéder à la chose pour laquelle il était véritablement né.

- C'est vrai, vu sous cet angle… concéda Terence. Mais quelque chose me dit que tu as d'autres arguments, n'est-ce pas, monsieur le chirurgien ?

Sumi éclata de rire, un rire chaud et clair qui raisonna dans toute la maison. Cela fit battre plus vite le cœur de l'occidental, littéralement transporté chaque fois que son hôte était pris d'un soudain excès de joie.

- Parfaitement, monsieur le peintre. Mais va donc m'attendre sur la terrasse, pour que nous soyons plus à l'aise.

Le chirurgien ne se fit pas prier et se releva aussitôt, réalisant à quel point il avait besoin de se dégourdir les jambes. Il avait passé la plus grande partie de la journée assis sur le parquet, à déchiffrer les derniers traités de médecine qu'il avait déniché dans la bibliothèque de Sumi. Toutefois, en dépit d'un léger fourmillement dans ses cuisses, il se rassit avec plaisir sur le bord de la terrasse en bois qui entourait la maison, savourant par avance la discussion qui allait suivre.

C'était une sorte de rituel journalier, que le scribe et lui aimaient entretenir. Tous les soirs, lorsqu'ils avaient enfin achevé leurs tâches quotidiennes, ils se retrouvaient devant le jardin pour discuter de tout et de rien, et regardaient le soleil se coucher derrière les montagnes qui encerclaient le village.

Sumi ne tarda pas à arriver, portant un plateau de bois verni chargé d'un service à thé laqué. A gestes lents, le scribe s'agenouilla élégamment et remplit deux tasses d'un liquide vert et fumant, avant d'en tendre une à son compagnon.

- Délicieux, comme toujours, fit remarquer Terence après avoir bu quelques petites gorgées.

Sumi sourit mais ne répondit pas, plongeant son regard d'encre dans la contemplation du jardin.

La maison du scribe était en retrait du reste du village, à flanc de montagne. Une somptueuse palissade de bois rouge entourait presque entièrement la bâtisse, la cachant aux yeux des éventuels passants trop curieux. Le jardin de la maison était comme un paradis caché, un éden secret que seuls connaissaient les initiés, ceux qui pouvaient pénétrer dans la maison par la petite porte ; l'entrée principale, qui donnait sur le reste du village, permettait d'accéder directement à l'étude de Sumi. Terence lui-même n'avait pas pu voir que cet endroit, lors de sa première visite.

Les scribes se transmettaient leurs maisons de générations en générations, legs ultime à leurs apprentis, en plus de leur savoir et de leur titre. A la mort de son maître, Sumi était devenu propriétaire du lieu et de tout ce qu'il contenait, héritant par la même des inestimables trésors que renfermait la bâtisse. Mais la plus grande perle était sans doute l'immense bibliothèque, fruit de centaines d'années de collectes, de la part de tous les scribes qui s'étaient succédés à la tête du village.

Officiellement, ils ne recevaient aucun paiement pour tous les travaux qu'ils effectuaient, ni de la part de l'empereur, dont ils étaient en quelque sorte les représentants, ni même des villageois qui souscrivaient leurs services. Mais en échange, ces derniers subvenaient au moindre des besoins de leurs scribes : en remerciement pour tout ce qu'il faisait pour eux, les habitants gratifiaient Sumi de vêtements, d'objets d'arts et parfois même de monnaie sonnante et trébuchante. La maison avait été construite, des siècles auparavant, par des artisans du village, et l'on portait chaque jour au jeune homme et à son hôte leurs repas quotidiens.

En réalité, dans toute la vaste villa, il n'y avait guère que le jardin qui appartenait véritablement à Sumi. Un petit carré de verdure et de graviers blancs, dont il s'occupait amoureusement lors de ses heures perdues.

- Où en étions-nous, déjà … ? S'enquit Sumi d'une voix un peu rêveuse, tenant sa tasse de ses deux mains fines, comme s'il avait peur de la laisser tomber.

- Tu disais que tu avais d'autres arguments, pour me convaincre que la chirurgie était comme la peinture…

- Ah, oui ! S'exclama-t-il en riant.

Il but une autre gorgée de thé, semblant réfléchir à ce qu'il allait dire, avant de reprendre la parole.

- Puisque nous sommes en train de boire du thé, restons dans le domaine du liquide… Figure-toi que l'encre et la peinture sont exactement comme le sang. Elles sont celles qui donnent vie aux choses, qui coulent en elles et les déterminent…

Terence écoutait attentivement le jeune homme, curieux d'entendre ce qu'il allait bien pouvoir encore inventer. Malgré tout ce qu'il pouvait en dire, il aimait beaucoup la manière de penser de Sumi, une sorte de condensé de sagesse orientale mêlée de spiritualité.

- Si quand tu opères quelqu'un, tu laisses trop de sang s'écouler, tu peux mettre la vie du malade en danger. Tu dois apprendre à faire vite, à doser… Pour la peinture, c'est pareil, ne pas en prévoir assez ou en noyer son pinceau peut complètement gâcher un dessin…

- C'est un argument un peu maladroit, mais dans le fond, ça se tient… admit le chirurgien avec un sourire. Mais qu'est ce que ça t'avance, de me prouver tout ça ?

Sumi se remit à rire, les yeux toujours posés sur le jardin.

- Pas grand-chose, je te l'avoue. L'idée m'a juste traversé l'esprit la nuit dernière… J'ai trouvé ça amusant, que l'on soit en fait aussi proche. Mais tu ne m'as pas laissé te donner mon dernier argument ! Rajouta Sumi après un court temps de pause, un sourire ravi aux lèvres.

Comme Terence haussait les sourcils avec perplexité, le scribe sourit de plus belle, et continua sur sa lancée.

- Figure toi que quand tu ouvres les entrailles des gens… -son hôte leva les yeux au ciel, en l'entendant employer une telle expression pour désigner les opérations chirurgicales- … en fait, tu fais pratiquement la même chose que les artistes. Tu vas jusqu'au fond des choses, jusqu'à leur essence même. Tu vois de quoi elles sont faites, intimement. Oh, je sais ce que tu vas dire, c'est dans le sens propre…

Le ton de la voix de Sumi était posé, très calme, comme s'il était dans les nuages. Terence ne dit rien, l'observant en silence, adorant le voir dans ce genre d'état. Le scribe était un être précieux, insaisissable, que ceux qui le rencontraient ne pourraient jamais oublier. Ce n'était pas tellement à cause de son physique si agréable, ni même de sa personnalité… Tout son être, sa personne, faisait de Sumi quelqu'un d'à part.

- Mais disons que sur cet aspect là, continua le jeune homme, la peinture et la chirurgie font plus que se ressembler, elles sont complémentaires. La calligraphie, par exemple… Un seul idéogramme représente une pensée, la transpose sous une forme consistance sur une feuille de papier. C'est aussi comme si l'on voyait l'essence des choses, mais dans le sens figuré… La science et la médecine sont là pour comprendre les hommes de manière terre à terre, et les arts pour les comprendre de manière spirituelle. Aucune des deux n'est supérieure à l'autre, elles se complètent et sont toutes les deux nécessaires.

Sumi avala une dernière gorgée de thé, et reposa délicatement sa tasse sur le plateau de bois. Celle de Terence fumait encore ; plongé dans l'écoute des paroles de son hôte, il en avait presque oublié la délicieuse boisson chaude qu'il lui avait préparé. Le silence du scribe le ramena à des pensées plus pragmatiques, et l'occidental se rappela soudainement de l'objet brûlant qu'il tenait encore. Il entreprit de le siroter sans un mot, respectant la quiétude qui régnait toujours, après ce genre de discussions.

L'argumentation de Sumi était contestable sur quelques points, et peut-être un peu trop fragile à ses yeux de chirurgien, mais aussi amusante et ingénieuse soit-elle, elle tenait malgré tout agréablement la route. Finalement, c'était vrai, sous leurs abords complètement différents, ils étaient en fait beaucoup plus semblables que ce que l'on pouvait croire…

Terence avait grandi sur le continent d'Austrie, une ile gigantesque à l'extrême ouest du monde, qui avait toujours été complètement repliée sur elle-même. Les gens de là-bas se croyaient tout puissant, modernes, les maitres du monde futur. Il y avait énormément de choses à dire sur ses codes et sa société, les mœurs qui y régnaient et la manière dont les avancées scientifiques avaient changé la vie des habitants. Pourtant, dès que l'on posait à Terence une question sur sa nation d'origine, son histoire, ses principes, ou même sur la machine à vapeur qui avait tant révolutionné leur monde, tout ce que le chirurgien répondait, c'était que « cela ne l'intéressait pas ».

Il était parti depuis maintenant plus de trois ans, abandonnant sa famille, ses amis, son passé, tout ce qui l'encombrait trop dans le monde gris et terne qu'il habitait avant. Ce fut autant un choix de sa part qu'une sorte de nécessité, car s'il était resté à Austrie, l'avenir de Terence se serait résumé à deux options : une vie entière à se mentir à lui-même, ou bien la prison.

Voilà les deux sanctions qui attendaient les homosexuels, dans la grande et belle nation moderne, toujours aussi indubitablement gangrénée par les mœurs anciennes et les religions.

Alors Terence avait pris ses affaires, plusieurs mallettes contenant du matériel chirurgical et avait quitté son pays, partant « soigner les sauvages », aux yeux de tout ses proches. En réalité, s'il désirait effectivement les soigner au début, il avait bien vite compris qu'il était tout aussi intéressant de voir comment ces dits sauvages s'y prenaient, avec leurs blessés. Les opérations chirurgicales n'étaient pas encore très rependues, excepté parmi quelques tribus, dans certaines régions du monde. Soit à cause de trop pauvres moyens techniques et hygiéniques, soit par pure crainte du corps humain, rares étaient les soigneurs qui osaient inciser les corps pour aller au fond du problème. Pourtant, Terence apprit beaucoup sur les herbes, les poudres, mais aussi les autres aspects de la médecine qu'il n'avait encore jamais abordés, dans les salles d'études austères de son pays natal. L'acupuncture, par exemple, était quelque chose qui l'avait fasciné dès son premier mois passé en orient.

Sur le « grand continent », à l'est d'Austrie, il avait d'abord traversé les hautes montagnes et les territoires gelés, puis avait fini par rejoindre les plaines verdoyantes du sud. Il avait contourné les déserts, échappé à un océan, longé la mer d'Arbre, une forêt gigantesque qui marquait, selon de nombreuses croyances partout dans le monde, le centre précis de la terre.

Ce n'était qu'au bout d'un an de voyage qu'il était arrivé à Odori, le joyau de l'extrême orient, l'archipel qui était séparé d'Austrie par un gigantesque océan que jamais personne n'avait réussi à franchir. D'abord, il était resté dans les grandes villes et la capitale, côtoyant les nobles et les plus puissants. La plupart voyaient la visite d'un occidental au mieux comme un honneur, au pire comme une sorte d'extravagante source de curiosité. Il lui avait fallu quelques mois avant de se lasser du faste et du laisser aller de la vie citadine, et de rejoindre les provinces les plus éloignées, pour reprendre le véritable but de son voyage. Un jour, alors qu'il venait de poser une attelle sur la jambe d'un ouvrier blessé, au fin fond de la province de Tamashii, les villageois lui parlèrent du scribe Sumi qui vivait non loin de là, et de la colossale bibliothèque qu'il avait en sa possession.

Cela faisait un an, maintenant, qu'il était arrivé dans le village.

Sumi lui avait aussitôt proposé l'hospitalité, ravi d'avoir un peu de compagnie dans son immense maison vide. Peu à peu, le scribe rieur avait amadoué le timide occidental, qui passait déjà son temps entre la bibliothèque et la hutte du guérisseur, un vieil homme affable et très cultivé, quoiqu'un peu extravagant.

Ils étaient très vite devenus amis, presque inséparables.

Pourtant, il avait fallu un peu de temps à Terence pour s'apercevoir que non, il ne se trompait pas, si Sumi se comportait ainsi avec lui, c'était bien parce qu'il lui faisait du gringue.

L'homosexualité était parfaitement tolérée, à Odori. Etrangement, la mortalité infantile était plutôt faible, ce que les habitants mettaient sur le compte de leurs esprits protecteurs. De fait, la reproduction n'était pas une priorité absolue, bien au contraire ; il y avait toujours eu suffisamment d'enfants pour prendre la relève des anciens, parfois même un peu trop, ce qui faisait des bouches supplémentaires à nourrir. Pourquoi en vouloir à des gens qui n'aspiraient qu'à s'aimer, même s'ils ne seraient jamais capables de donner de nouveaux habitants à la communauté ?

De toute manière, il était très rare que les scribes aient le temps de se marier, encore plus de faire des enfants. La majorité se contentait de prendre des apprentis, lorsqu'ils se sentaient vieillir, afin que quelqu'un puisse leur succéder après leur mort.

C'était donc sans honte aucune que Sumi avant lentement mais sûrement poussé Terence jusqu'à son lit. Et le résultat était là : un an plus tard, le chirurgien n'était pas reparti, n'avait d'yeux que pour son hôte et n'envisageait absolument pas de le faire un jour. Sauf si…

- C'est vrai que c'est drôle, nos deux métiers se ressemblent beaucoup…

Sumi lui sourit doucement. Mais le visage de Terence s'assombrit.

-Pourtant, il y a quand même une grande différence, entre nous deux. Toi, tu peux peindre ce que tu veux, quand tu veux. Moi, pour pratiquer une opération chirurgicale, que ce soit arracher une dent ou soigner une fracture, j'ai besoin de l'autorisation du malade.

Le scribe ne dit rien, baissant les yeux face au regard inquisiteur que son hôte dardait sur lui. Son visage joyeux s'altéra un peu, prit une expression presque désolée.

-Moi qui espérais que tu n'aborderais pas le sujet… dit-il pourtant avec un semblant de sourire, qui serra le cœur du chirurgien, en dépit de tout ce qu'il était en train de penser.

- Il fallait t'y attendre, pourtant. Tu t'aventurais sur un terrain risqué, en me parlant de médecine.

Car même s'il s'efforçait à montrer un visage joyeux toute la journée durant, Sumi n'ignorait pas qu'il était gravement malade.

Comme une splendide tapisserie dont on aurait trop approché une bougie, il se consumait de l'intérieur, chaque semaine un peu plus. Terence avait diagnostiqué la maladie dès ses premiers jours passés dans le village, lorsque le scribe avait été pris d'une violente crise de toux devant lui et qu'il l'avait ausculté, inquiet pour la santé de son hôte.

Il savait ce que c'était, comment cela se soignait. C'était une opération délicate, risquée, mais qu'il avait déjà pratiqué au cours de ses voyages.

Pourtant, obstinément, Sumi refusait.

-Tu sais très bien ce que je pense, là-dessus. Si les esprits ont voulu que je tombe malade, c'est qu'ils avaient une raison pour le faire. S'ils veulent que j'en meure, eh bien que puis-je faire contre ça ?

Ils avaient déjà eu cette conversation des dizaines de fois, avec, à chaque fois, la même issue. Sumi ne voulait pas, n'envisageait même pas cette solution. Son regard se raffermit, pour soutenir celui de son amant. Ils avaient passé tant de temps ensemble, depuis que Terence vivait ici, tant de moment qu'ils avaient savouré…

Sumi secoua la tête.

- De toute manière, la seule perspective que tu fouilles mes entrailles avec tes couteaux…

- Ce sont des scalpels, le coupa Terence avec un soupir agacé. Et il ne s'agit pas de fouiller tes entrailles, juste d'ôter la chose qui…

- Ca revient au même, conclut le jeune peintre avec un sérieux qui ne lui ressemblait guère.

En réalité, Terence était persuadé que le refus de Sumi trouvait sa source ailleurs que dans sa qualité de scribe, et son devoir de soumission à la décision des esprits. Non, en fait, le chirurgien était persuadé que son hôte avait peur. Peur de l'opération, de l'incision, de ce que cela représentait ; le plaidoyer qu'il venait de tenir en était probablement une nouvelle preuve. Sumi savait ce que c'était, que d'être mis à nu. Il avait peur que quelqu'un puisse voir à l'intérieur de lui-même, de quoi il se composait, que quelqu'un aperçoive la masse rouge et bouillante qui constituait ses entrailles. Terence avait beau lui expliquer que la chirurgie concernaient un large domaine de la médecine, et ne rimaient pas forcément avec « intestin », « organe » et autres joyeusetés, le jeune homme ne voulait rien savoir.

Quitte à briser le cœur de son amant.

Le médecin avait erré trois ans à travers le monde, sans but réel, sans véritables motivations. Et maintenant qu'il avait enfin trouvé un endroit où vivre sans se cacher, avec une personne à chérir, il devait être prêt à y renoncer à tout instant sous prétexte que des courants d'air divinisés ordonnaient à son amant de toujours rester passif ?

Il ne pouvait pas supporter cette idée. Perdre ce rythme de vie, cet endroit…

Perdre Sumi, la dernière chose qui comptait vraiment à ses yeux.

Les lèvres du scribe effleurèrent les siennes, se posèrent plus franchement sur sa bouche lorsqu'il vit qu'il n'était pas repoussé. Après un léger baiser, elles s'écartèrent, aussi légères qu'un papillon.

-S'il te plait, ne pense pas à ça… souffla le peintre en posant son front contre celui de son amant, les yeux fermés. La soirée a bien commencé, et elle est encore loin de se terminer. Ne gâchons pas tout maintenant…

Terence posa sa main sur la joue imberbe de son amant, sur sa peau couleur de miel.

- Mais ça ne serait que l'affaire de quelques heures… Tu serais sur pied en une seule journée, et tu n'aurais plus jamais à souffrir de cette maladie qui te dévore…

Ne voulant rien savoir, Sumi le saisit brusquement par le col et l'embrassa passionnément, bien décidé à le faire taire définitivement. La fraîche brise du soir les enveloppa délicatement, faisant bruisser les feuilles des arbres aux alentours.

- Pas si tu me dévores avant… murmura malicieusement le scribe à son amant.

Et curieusement, il atteint son but. Terence ne revint plus sur le sujet de toute la soirée ; cette nuit là, il n'y eu plus pour l'occidental que les yeux noirs du scribe, et son sourire ensorceleur.

Sumi glissa des mains enjôleuses sous la chemise de Terence, cherchant à lui ôter l'habit tout en embrasant chaque parcelle de peau que ses doigts caressaient.

Le chirurgien portait toujours les vêtements de son pays d'origine, qu'il avait conservé bon grès mal grès en dépit de ses longs mois sur les routes. Les tenues traditionnelles d'Odori, que les villageois avaient maintes fois tenté de lui faire porter, ne lui plaisaient pas outre mesure. Avec sa peau laiteuse et ses cheveux blonds, il s'était toujours senti plus ridicule qu'autre chose. Sur Sumi, en revanche, c'était une toute autre histoire…

Il avait vite attrapé le coup, après un peu de pratique et quelques premières fois hésitantes. Il suffisait de savoir dénouer la ceinture étroitement serrée pour que le reste du vêtement glisse tout seul, dans une invitation sensuelle.

Sumi retira les épingles d'or qui retenaient sa coiffure, et sa chevelure coula comme de l'encre sur le tissu immaculé lorsque Terence l'étendit sur le futon.

La peau nue du scribe, douce et dorée, allumait un feu dévorant au creux des reins de l'occidental. Elle attisait son désir, appelait ses baisers, et ses lèvres ne purent longtemps résister. Le jeune peintre bascula la tête en arrière pour échapper un long soupir de satisfaction, lorsque la bouche de Terence se posa enfin sur sa gorge découverte.

Les lèvres du chirurgien l'exploraient, le dévoraient, le couvraient de baisers et d'attentions gourmandes. Son souffle frôlait la peau humide, provoquait des vagues de frisson à la fois brûlants et glacés dans son échine.

Les doigts affamés du scribe s'agrippèrent à ce qu'ils pouvaient, se crispèrent jusqu'à laisser une marque rouge dans le dos de Terence. La gorge offerte, le dos cambré, Sumi s'abandonna jusqu'à nouer ses jambes à celles de son amant, pour unir leurs hanches déjà bouillantes de désir. Contre sa peau nue, les vêtements du médecin le gênaient atrocement ; il lâcha son dos, voulu les défaire de lui-même, mais Terence se saisit de ses poignets avant qu'il ne puisse mener ses projets à terme, et le fit taire d'un baiser ardent.

- C'est moi le docteur, souffla-t-il alors que leurs bouches se séparaient à peine, pour mieux se rejoindre et s'entredévorer.

Le médecin croquait fiévreusement ses lèvres, suçotait goulûment sa langue, comme les bonbons fruités dont il raffolait autrefois, durant son enfance à Austrie.

Il était vraiment effrayant de voir à quel point tous les deux, si calme et réservés dans la journée, devenaient de véritables monstres de voracité une fois dans l'intimité de leur chambre.

Il n'y avait entre eux aucune barrière culturelle, aucune retenue morale ou sentiment de bousculer les bonnes mœurs. Terence avait longtemps eu peur que ses manières s'occidentaux, son audace et son exubérance, ne finissent par mettre son amant mal à l'aise. Mais celui-ci lui avait vite fait comprendre que du côté des affaires privées, les esprits étaient assez vague sur les comportements à tenir ; de fait, il n'y avait aucune honte à avoir, ni crainte à éprouver quant aux conduites qu'il fallait adopter.

Les choses de l'amour étaient universelles.

Souple comme une liane, Sumi donna un coup de rein qui surprit son compagnon et les fit rouler sur le futon. Le scribe s'installa sur son amant, s'asseyant avec une espièglerie toute calculée sur l'entrejambe tendue du blond. Celui-ci, étendu sur le dos comme le peintre un peu plus tôt, ne put qu'avouer sa défaite en se mordant violemment la lèvre inférieure, ivre de désir. Le kimono défait de Sumi était retenu par ses bras graciles, dévoilait ses épaules fragiles et était largement ouvert sur son corps nu. Agenouillé sur Terence, il lui emprisonna les hanches de ses genoux fins et lui lança un sourire mutin. La vision du jeune scribe le chevauchant sans aucune pudeur était honteusement érotique, et électrisa le médecin déjà bouillant d'impatience. A cet instant, il aurait pu faire n'importe quoi pour son amant, obéir au moindre de ses ordres, à la moindre inflexion de sa voix. Il le désirait si ardemment, l'aimait si tendrement qu'il en perdait la tête et ne se laissait plus guider que par les courbes irrésistibles de son corps, la chaleur de sa peau et ce plaisir fulgurant qui lui vrillait les reins.

- Tu es vraiment… persiffla-t-il en plissant les yeux, alors que le sourire de Sumi devenait encore un peu plus grand.

Le scribe se pencha sur lui, pour venir cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. La chevelure noire du jeune homme suivit le mouvement de son corps et tomba en pluie autour de son visage, inondant celui de Terence, l'enveloppant de sa présence.

Le chirurgien oublia complètement le monde extérieur et se noya dans son regard.

ooo

Suite et fin dans le second chapitre. :p