20 Years
L'âge d'or, je sais
Mais tout a une fin
Qui arrivera trop vite, tu sais
Placebo, 2004
2 mois
La nuit est noire, noire comme de l'encre, noire comme les idées qui lui passent par la tête depuis des heures. Six jours seulement. Six jours ici, six jours sans antidouleur, six jours à ne pas penser à lui alors que tout son être est en manque de sa présence. Il écoute Lena s'extasier, la regarde décorer, ranger, arranger leur vie dans quelques mètres carrés partagés. Il voit Chris l'aider avec un faux sourire, la tête ailleurs. Il voit son regard plein de regrets, de sourde colère et d'impuissance, ce regard qui lui donne envie de prendre ses cliques et ses claques et disparaître une bonne fois pour toute.
Mais il n'en fait rien, il n'en a plus le droit. Plus le droit de sortir, de manger ou de respirer sans que l'un deux ne le surveille du coin de l'œil. Plus le droit d'être malheureux sans qu'on le réconforte, d'avoir froid sans qu'on le couvre, d'avoir mal sans qu'on le drogue. Il ne sait plus qui l'aime et le déteste, ou peut-être que c'est les deux à la fois. Il ne sait plus vers qui se tourner, à qui sourire sans qu'on lui reproche de ne pas avoir de remord.
Il ne sait plus vraiment comment exister.
Ce soir, pour la première fois, ils l'ont laissé seul. Pas vraiment seul, juste quelques mètres plus loin que d'habitude, derrière une porte enfin fermée. Il fait doucement le tour de la pièce, s'arrête devant la baie vitrée. Partout l'électricité étincelle de son éclat orangé, depuis les néons colorés jusqu'aux phares bleutés, mais lui ne voit que la nuit noire sous ce voile artificiel. La nuit froide, solitaire, à qui on refuse aussi d'exister.
Il a envie de la peindre, encore et encore.
La console de salon se réveille sous ses doigts, avale un disque qu'il met tout bas pour ne pas rameuter ses forces de l'ordre personnelles. Le silence est devenu insupportable, rempli de ses pensées assourdissantes qui tournent dans sa tête à lui en donner la migraine. Il sait qu'il a promis, juré, craché de ne plus rien faire de dangereux, mais rien que pour un peu de paix parfois, il serait capable du pire.
Il s'assied devant la vitre, le front posé contre le verre frais. D'une main, il défait la momie qui dévore son avant-bras, regarde ses tissus se ressouder en une tranchée rouge et rugueuse, ses doigts tressauter nerveusement lorsqu'il les force à lui obéir. Combien d'années avant de pouvoir serrer la main à quelqu'un à nouveau ? Combien avant de tenir un crayon, une tasse, une paire de ciseaux ? S'il avait sauté d'un pont plutôt…
Arrête ça, lui rappelle sa conscience.
Voilà quelque chose qu'il pourra confesser à sa nouvelle psy, histoire de commencer les hostilités en beauté. Il l'a seulement eue au téléphone et à sa voix, il l'imagine jeune, pimpante, impatiente d'aider son prochain. Elle ne sera pas pire qu'une autre, de toute façon.
L'avantage des psys, c'est qu'ils ont toujours l'air d'avoir vu pire.
Il suit du pouce les traces des points de suture qui s'étendent de part et d'autre de la cicatrice, tels des œillets de bottes. Un beau ruban croisé pour cacher cette horreur, ce serait parfait. Il monte doucement le long de son bras puis redescend sur ses côtes, sentant sa maigreur s'étendre inexorablement. Une touche de coma et deux poignées d'antidépresseurs, la recette idéale pour un régime express. Sauf que ses dix kilos, il aurait préféré les garder.
Une crampe le fait grincer des dents et il déplie de force sa main crispée. Plus que deux mois à tenter de maîtriser son nouveau corps avant de devoir se faire passer pour un élève normal, aussi normal qu'il faille l'être dans cet endroit qu'il imagine rempli de détraqués et de prétentieux.
Un peu comme partout, en fait.
Il entend la porte grincer et se redresse aussitôt, croise les bras, plaque un vague sourire sur son visage. Chris n'a pas besoin de voir autre chose que ça, pour l'instant. Pas avant qu'ils ne se pardonnent réellement.
Pas avant un bon bout de temps.
x
13 mois
– Qu'est-ce que t'en dis ?
– C'est parfait, Kolia. Merci.
Il dépose son sac dans l'entrée et referme la porte grinçante derrière eux. Pour un loyer dans la limite de ce qu'il peut s'offrir, son ami lui a trouvé un appartement avec un véritable salon, une cuisine et une chambre à l'étage. Tout est vieux et un peu crasseux mais une semaine de menus travaux suffira à en faire un palace à ses yeux.
Kolia et lui partagent une bière en signe de célébration, puis le jeune homme s'éclipse chez lui, dans l'immeuble en face. Il lui a promis de revenir l'aider à monter les meubles mais ce ne sera pas pour tout de suite.
Il fait le tour des pièces encore une fois, effleure la peinture jaunie, entrouvre les fenêtres rouillées. Il n'est que huit heures du matin : il espère avoir le temps de décaper les murs et le plafond d'ici ce soir, peut-être même commencer à poncer le parquet avant de le vernir. Il va falloir qu'il passe chez Anna pour récupérer une couverture et un oreiller en plus de son matelas gonflable, et quelques vêtements supplémentaires pour ne pas passer trop souvent à la laverie.
Une fois les murs repeints, il imagine l'agencement de ses tableaux – huit toiles qu'Armand a ramenées avec lui lors de sa dernière visite. Il en aura sans doute d'autres lorsqu'il reviendra début septembre et cette fois, il n'aura pas besoin de prendre des jours de permission pour le voir. Il pourrait même l'héberger, s'il arrive à mettre la main sur un canapé convertible.
Tout s'annonce vraiment bien.
Il s'assied en tailleur au milieu du salon et ferme les yeux un instant, étrangement serein. Il avait craint ne pas pouvoir franchir le pas, celui de vivre seul à nouveau, de se reconstruire sans ordres à suivre et sans compte à rendre à personne. Le souvenir de la maison familiale, aujourd'hui remplacée par un immeuble fraîchement peint, est aussi vivace que celui du studio d'Armand. Y penser lui serre douloureusement le cœur mais il ne peut plus se permettre de s'y raccrocher.
Sois un adulte responsable.
C'est ce qu'on a toujours attendu de lui.
Il reste encore du chemin à faire avant de devenir un futur étudiant au conservatoire, futur diplômé, futur professeur de violon. Ou peut-être entrer dans l'orchestre à temps plein, qui sait. La perspective de faire partie de petits groupes le tente pour l'instant et il a déjà commencé à se renseigner auprès des étudiants. Un quatuor du dimanche, ça lui plairait bien.
L'important est d'occuper son temps autant que possible, de ne pas se laisser aller à trop penser.
Pour cet été, il va lui falloir un petit boulot en attendant que ses demandes de bourse aboutissent. Le salaire de l'armée, c'est bien beau, mais ça ne risque pas de le faire tenir longtemps. Quant à l'argent de ses études, il refuse d'y toucher tant qu'il n'a pas essayé tout le reste. Le jour où il en aura vraiment besoin, il vaudrait mieux qu'il en reste.
Tu pourrais retourner là-bas.
Il a beau la faire taire systématiquement, l'envie est toujours là, tapie au fond de lui, prête à le submerger au moindre instant de faiblesse. Toutes ses certitudes d'autrefois, ce besoin qui le tiraillait de retrouver ses racines est aujourd'hui pris dans un incessant conflit avec ces foutus sentiments qui lui collent à la peau. Cette autre vie qui l'appelle, qui use de ses meilleurs arguments pour le faire craquer.
Le meilleur d'entre eux a un nom qu'il aimerait mieux de ne pas entendre.
Il expire longuement et s'accorde un petit moment de souffrance. Le front posé sur son genou, les traits tirés en une grimace de douleur, il crie entre ses dents pour évacuer sa frustration, sa colère, son impuissance. Le cœur déchiré, il se répète qu'il a fait ce qu'il a pu, qu'il y a eu du bon aussi, malgré tout le mal qui s'en est suivi.
Malgré le fait qu'il ait abandonné celui qu'il aime à en crever.
Il inspire. Le moment passe. Il pense acheter un tapis, pour couvrir les irrégularités du parquet et apporter un peu de chaleur. Peut-être une couverture vive à poser sur le coin du futur canapé.
Tout ne s'annonce pas si mal.
x
6 mois
Comme s'il s'éveillait d'un rêve, les sensations reviennent, doucement. Les aliments retrouvent leur goût, les épices leur odeur. Depuis quelques jours, il a envie de tout toucher : les vêtements dans l'armoire, les ustensiles de cuisine, ses affaires de modelage. Avoir mis le frein sur quelques-uns des médicaments dont on le gave doit y être pour quelque chose mais dans le fond, il sent que c'est bien plus que ça.
Il a retrouvé l'envie de vivre, peut-être.
Ce soir, il n'arrive pas à s'arracher du petit balcon de fer blanc, le visage ruisselant de pluie. Cela pourrait faire des minutes aussi bien que des heures, impossible de savoir. Il n'y a que la fraîcheur de la rambarde sous ses doigts, celle de l'eau qu'il absorbe par tous ses pores. Un instant, il a la sensation de n'être qu'une petite partie d'un Tout le reliant à l'univers, une goutte parmi les gouttes de pluie qui le caressent.
Une étincelle minuscule, plus brillante qu'un soleil.
– Tu prends racine ?
Il sourit en reconnaissant la voix de Chris derrière lui. Un brouhaha accompagne sa venue puis s'étouffe lorsqu'il referme la porte-fenêtre. Ils ont tout juste la place de tenir à deux sur ce morceau de fer ancien, mais c'est suffisant.
Chris pose une main sur son front, le menton sur son épaule. Son torse se soulève contre le dos de Gabriel, provoquant une série de frissons sous son épiderme.
– Ça va ? demande-t-il dans un souffle.
– Hum hum.
Gabriel se détend, s'appuie contre lui. Son cou est chaud, lisse, battant imperceptiblement au rythme de son cœur. Il y presse sa joue avec un soupir de contentement.
– Si tu veux qu'on rentre…
– Non, répond Gabriel sans hésiter.
Cette fête, c'est un peu leur premier pas dans leur nouvelle vie parisienne, leur chance de s'intégrer auprès des amis de Lena. Avant l'escapade sous la pluie, ils se sont montrés charmants, drôles, accessibles, même envers les demoiselles dans son cas. Vraiment, des amis modèles. Ça mérite bien un moment de silence.
– Tu sais ce que j'aimerais ? dit Christophe tout bas.
– Dis-moi.
– Qu'on fasse la paix.
Gabriel soupire, sourit. Il pose ses mains sur celles de son ami et les serre autour de lui, appuyant un peu plus fort son visage au creux de son épaule.
– Tu es mon meilleur ami.
– Et ton meilleur ennemi, non ?
Il est vrai que récemment, la frontière a été mince entre l'amour et la haine. Il ne peut s'empêcher de sentir ce sourd reproche qui enveloppe tous les mots et gestes de Chris depuis ce jour-là. Il ne peut pas non plus s'empêcher de s'en vouloir, puis de lui en vouloir de rendre ça si dur. Les encouragements de Chris ont semblé être une punition, son aide une remontrance.
Aujourd'hui, il réalise qu'il n'aurait jamais pu faire sans.
– Il n'y a que moi qui ai des choses à me faire pardonner, dit-il.
– Combien de temps va-t-il te falloir pour comprendre que c'est déjà fait ?
La pluie s'arrête, laissant derrière elle le parfum entêtant de l'asphalte humide, celui de l'orage qui rôde. Chris essuie l'eau qui s'écoule le long de l'arête de son nez, le serre un peu plus fort encore. Gabriel lâche un petit rire qui le surprend, le premier depuis des mois, et tapote affectueusement sa main. Il sent leur cœur se caler sur le même rythme, leur souffle ralentir.
L'air a goût de renouveau. Il a envie de vivre.
x
15 mois
– Encore !
Sacha serre les dents, lève son archet et recommence. Il a les oreilles qui bourdonnent, à n'en plus savoir depuis combien de temps il est là. Une partie de son pied gauche commence à s'endormir.
– Non, encore !
Il serre un instant le bois à l'en faire éclater, ravalant son énervement pour reprendre depuis le début. Si cela ne cesse pas bientôt, il va devenir dingue, et dieu sait ce qui arrivera à ce malheureux archet.
– Non, ça suffit ! Le cours est fini.
Il la regarde ranger sa sacoche et sortir de la salle sans un mot, stupéfait. Comment ça, fini ? Deux heures passées à meurtrir ses doigts et maîtriser ses nerfs pour qu'elle parte sans un commentaire ?
Il range son instrument avec autant de douceur qu'il en est capable et sort de la pièce en trombe, heurtant par la même occasion la jeune femme qui arrivait en sens inverse.
– Je suis désolé, s'excuse-t-il en la retenant par les épaules pour ne pas qu'elle trébuche. Ça va ?
– Oui, ce n'est rien, dit-elle en lui jetant un regard curieux. Mauvaise journée ?
– Mmm… je crois, oui.
– Madame Bielaia, hein ? Je viens de la croiser.
– Elle y est pour quelque chose, grommelle Sacha.
– Irina, deuxième année de violoncelle, dit-elle avec un petit sourire.
– Sacha, première de violon, plus pour très longtemps peut-être, soupire-t-il.
Elle lui fait signe de la suivre vers la sortie, s'asseyant sur un banc à l'ombre pour poursuivre la discussion.
– Ne t'en fais pas, elle est toujours comme ça, elle rend tout le monde marteau.
– Mais je ne comprends pas, j'ai eu la partition il y a trois jours et elle ne dit rien, juste que ça ne va pas !
– Ça m'aurait étonnée qu'elle te dise que ça va, ce n'est pas son genre… quand elle se contentera de hausser les épaules, c'est qu'elle approuvera.
– Entre ça et les autres, je ne vais jamais m'en sortir, lâche Sacha en se prenant la tête entre les mains.
Irina lui serre l'épaule avec un air compatissant.
– Je sais que c'est dur, on est tous passé par là… mais ce sont les meilleurs, et toi aussi, tu en fait partie. Un peu de souffrance contre une place au soleil, ça vaut le coup, non ?
– Je ne sais même pas si j'en ai envie de cette place au soleil.
La jeune femme s'étire, croise les jambes. Intrigué par son silence, Sacha finit par tourner la tête dans sa direction, surpris de voir son air aussi sérieux.
– Pourquoi tu joues ? demande-t-elle sans ciller.
– Comment ça ?
– Petite, mon père rentrait tard chaque soir et je jouais de la guitare pour endormir mes petites sœurs. Après que j'ai eu un violoncelle, elles venaient toujours dans ma chambre pour que je joue. Même maintenant que je vis avec la plus âgée, elle aime tellement écouter de nouveaux morceaux que j'ai décidé de tout faire pour devenir meilleure et lui jouer de nouvelles choses. Et toi, c'est quoi ton histoire ?
– Ah… je ne sais pas trop.
– Si tu ne sais pas pourquoi tu joues, tu n'auras jamais la force de tenir des années ici, ils vont t'écraser.
Sacha soupire, ferme les yeux un instant. Il y a des années, il jouait pour faire plaisir à ses parents, s'attirer leur fierté lors de ses récitals. Depuis leur départ il n'avait pas cessé, comblant leur absence par la musique, se rassurant comme il le pouvait. Puis il y avait eu Armand, Vanessa, et Gabriel – il repense à l'air indécent qu'un bon morceau lui causait, l'intensité de son regard lorsqu'il le regardait jouer.
Une fois seul de nouveau, la musique leur avait survécu à tous.
– Je remplis le vide à l'intérieur de moi, souffle-t-il sans ouvrir les yeux.
Irina lui tapote doucement le torse et il les rouvre, incapable de retenir un sourire face à son expression radieuse.
– C'est une bonne raison, ça. Ne te laisse pas faire par cette harpie de Bielaia ! Ton talent, personne ne peut y toucher.
– C'est gentil.
– Viens boire un verre, c'est moi qui offre ! s'exclame-t-elle en se levant brusquement.
– En quel honneur ?
– Une nouvelle amitié, tiens !
Il acquiesce et la suit, son désespoir chassé par l'enthousiasme contagieux de la belle.
Une nouvelle amitié, il en a bien besoin.
x
8 mois
Gabriel sursaute lorsque quelqu'un frappe à la porte de l'atelier. Lorsqu'il se met à travailler, il n'a plus aucune idée du temps qui passe et regarder l'heure devient une sorte d'épreuve qu'il redoute. Au vu de la nuit noire par-delà les fenêtres ternies, il doit être bien tard.
– Pardon, je dérange ?
Gabriel fronce les sourcils et cherche dans sa mémoire le souvenir ce garçon. Il a l'air plus vieux, peut-être de deux ans, peut-être moins – en tout cas, ils ne sont pas dans les mêmes classes. Un mec aux cheveux longs teints en noir, il s'en serait sans doute rappelé.
– Je prépare juste un projet. Est-ce qu'il y a besoin de libérer l'atelier ?
– Non, non, j'étais juste surpris que quelqu'un soit encore là à cette heure.
Avec une grimace, Gabriel se force à regarder l'horloge : vingt-et-une heures.
– Je n'ai pas fait gaffe, avoue-t-il.
L'autre secoue la tête avec un petit sourire. Une minute de silence embarrassante s'écoule avant que l'intrus daigne se présenter, lâchant un « Gaétan » d'une petite voix. Le temps de faire de même, Gabriel réalise que le garçon n'est pas vraiment surpris de le voir ici : il l'attendait.
– Ça fait longtemps que tu sculptes ? demande ce dernier en s'intéressant à l'ébauche en argile trônant sur la table.
– Je débute.
– C'est très réussi.
Gabriel hausse un sourcil. Tout ce qu'elle représente pour l'instant, c'est une silhouette indistincte de corps sans la moindre identité sexuelle. « Réussi » semble un bien grand mot pour cette chose informe.
– Ah, j'en ai vu une la semaine dernière, l'androïde… Batiste était en train de faire les évaluations, il m'a dit que c'était de toi.
Vraiment pas une coïncidence, hein.
– Tu fais de la sculpture aussi ? demande Gabriel pour dévier du sujet, vaguement gêné de s'être déjà fait remarquer.
– Un peu, je m'occupe des moules pour les sculptures en métal surtout.
Il doit se retenir de bondir d'excitation à cette nouvelle, chaque jour fasciné par toutes les expériences à réaliser dont il n'avait pas la moindre idée auparavant. Il a beau se sentir mal à l'aise dans cette école et la plupart des cours ont beau l'endormir, il pourrait supporter n'importe quoi pour une chance d'expérimenter l'art dans toutes ses formes.
– Je pourrais venir voir ce que tu fais un de ces quatre ? demande-t-il sur un ton faussement désinvolte.
– Ouais, bien sûr ! répond Gaétan avec un peu trop d'enthousiasme. Si tu veux, on peut aller manger un truc ensemble et je te montrerai les projets en cours ?
– Maintenant ?
– Ah, euh, quand tu veux… ?
Gabriel toussote pour masquer un rictus moqueur. Il ne veut même pas savoir depuis combien de temps ce type tente sa chance pour lui parler en tête à tête. Sortir avec quelqu'un, il n'est pas sûr d'en être déjà capable, mais discuter projets avec un autre étudiant ça devrait aller. Il aura toujours le temps de mettre les choses au clair plus tard.
Il range rapidement ses affaires et enfile sa veste par-dessus le tee-shirt d'une propreté douteuse qu'il porte depuis ce matin. Gaétan semble rayonner lorsqu'il le rejoint.
– Il y a un chinois d'enfer à dix minutes d'ici, ça te tente ? propose celui-ci.
Un hochement de tête lui répond. Tandis qu'il le suit dans les rues du quartier, oranges à la lumière des lampadaires, Gabriel ne peut s'empêcher de repenser aux dernières entrevues avec sa psy. Il l'aime bien, heureusement pour elle, mais l'entendre lui dire qu'il doit songer à se remettre en selle le rend toujours étrangement nauséeux.
Des mois d'abstinence plus tard, il réalise que ça ne lui manque même pas. Qu'il arrive toujours à se remémorer l'odeur de sa peau, sa chaleur. Les marques d'affection qu'ils échangeaient sont encore sacrées dans sa mémoire et il ne s'imagine pas pouvoir embrasser quelqu'un à nouveau, pas comme ça.
Parfois, il a l'impression qu'il ne pourra plus jamais retrouver ces sensations, à jamais perdues avec tout le reste. Christophe se moquerait sûrement de ce cliché de cœur brisé mais il n'a pas vraiment envie de rire, pour l'instant.
Ni de dire à Gaétan que sentir sa main lui effleurer le bras lui provoque une désagréable chair de poule. Au lieu de ça, il sourit en le suivant vers le centre névralgique des nuits parisiennes.
Il aura le temps d'en parler plus tard.
x
18 mois
– Je peux en avoir une ?
Il sursaute, soudain conscient qu'il n'est pas seul. La petite brune le rejoint près de la fenêtre, le drap enroulé autour d'elle. Il lui tend son paquet, s'approche pour la lui allumer.
– Je peux rester dormir ? demande-t-elle avec une expression inquiète.
Il réalise qu'il n'a cessé de froncer les sourcils depuis son apparition et se force à afficher une expression plus aimable.
– Oui, bien sûr.
– C'était bien... ?
Il la dévisage un instant, incertain de la réponse à donner. C'était juste du sexe – l'assemblage mécanique de deux membres de la même espèce, qui ne se connaissent ni s'apprécient mais qu'une certaine attirance physique avait conduit jusqu'à cet échange de fluides.
Est-ce que c'était bien ? Qu'est-ce que c'était au juste, « bien » ?
– P-pardon, bafouille-t-elle en se détournant, aspirant la fumée de toutes ses forces pour ne pas prolonger le malaise plus que nécessaire.
– C'est moi qui m'excuse, soupire Sacha. Je me comporte comme un goujat.
– J'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas ?
– Non, non. Ça faisait longtemps, c'est plutôt moi qui devrais m'inquiéter de si tu as trouvé ça bien.
– Oh... oui, répond-elle en rougissant.
Il s'allume une nouvelle cigarette pour ne pas avoir à poursuivre la conversation. Il aurait peut-être dû y penser avant, à ce potentiel moment gênant qui s'en suivrait. Encore une brillante idée que de sortir un vendredi soir pour tromper la solitude.
Cette foutue solitude, elle le ronge encore et toujours, malgré ses efforts pour la faire taire. Des cours à plein temps, deux boulots pour les financer et un orchestre qui se produit tous les week-ends – comment est-il possible d'avoir ne serait-ce que le temps de se sentir seul ? Et pourtant, il ne peut pas faire taire le bourdonnement sourd qui le démange chaque soir où il ne s'écroule pas de fatigue. Il suffit de si peu pour qu'il s'empare de lui et le mette sens dessus dessous...
Sa compagne écrase son mégot dans le cendrier posé sur le rebord de la fenêtre et disparaît comme elle est venue, le son du parquet grinçant sous ses pas. Il vient s'asseoir dans le canapé, conscient qu'il n'est pas capable de la rejoindre. Au-dessus de son lit trône toujours leur portrait, réalisé par Gabriel il y a des années, et il ne se sent pas la force de le regarder dans les yeux après ça.
Quel genre d'idiot est-il pour avoir l'impression de tromper quelqu'un qu'il n'a pas vu depuis presque deux ans ?
Ce n'est pas juste, c'est toi qui m'as chassé, reproche-t-il à la petite voix dans sa tête qui affirme le contraire.
Il laisse son esprit divaguer un instant, s'imaginer la tête de Gabriel s'il débarquait devant chez lui pour s'excuser, le forcer à le reprendre. Il repense à la sensation de ses longues mèches coulant entre ses doigts comme de la soie, celle de ses cuisses musclées qui enserraient sa taille lorsqu'il venait se couler en lui, de sa gorge franchement rasée qu'il couvrait de baisers pour le faire trembler. Il repense à sa voix grave et mélodieuse et à l'odeur de sa peau, au goût de ses lèvres, celui de ses larmes. Le fantasme s'achève sur la douloureuse contraction de son cœur lorsqu'il le revoit lui dire adieu, se revoit lui tourner le dos.
Il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
x
9 mois
Gabriel accélère le pas, encore, jusqu'à être à la limite de courir. Ses joues sont trempées de larmes et il ne voit rien devant lui, rien d'autre que la tache miroitante des lampadaires qui oscille derrière ses cils mouillés. Il doit faire quelques degrés à peine en cette nuit d'hiver mais il ne sent plus le froid. La honte et la colère savent lui tenir chaud, depuis le temps.
Il doit être entre trois et cinq heures du matin pour que la ville soit si silencieuse. Ces heures magiques où les couche-tard et les lève-tôt ont tous laissé place à la nuit, belle et grandiose. Mais quand rien ne va, il ne sait même plus apprécier les petites merveilles ordinaires.
L'air traverse ses poumons comme un nuage d'acide, brûlant sa gorge et son nez alors qu'il se force à continuer de respirer pour avoir la force de courir. Il sent pourtant qu'il n'ira plus très loin, pas dans son état, pas avec cette impression de ne plus avoir sa place nulle part.
Un banc solitaire l'accueille et il s'y écroule. Tout fait mal, l'extérieur comme l'intérieur, celui de son crâne également. Il n'en peut plus de s'entendre penser.
Tu n'étais pas prêt…
Comment est-il censé être prêt, exactement ? Ce blabla thérapeutique qu'on lui balance toutes les semaines n'y changera rien, il ne pourra jamais aimer personne d'autre, jamais. Ces histoires d'essayer, de leur laisser une chance, ce ne sont que des conneries… comment pourrait-il avoir envie de s'envoyer en l'air avec quelqu'un qu'il n'aime pas ?
Tout ce qu'il a ressenti, c'est de la douleur, un peu de dégoût parfois, de la confusion surtout, et un final teinté de plaisir amer qui lui a brûlé le cœur. Jamais il ne pourra regarder ce garçon dans les yeux à nouveau – s'y voir ne ferait que le rendre malade.
Les dents serrées pour ne plus pleurer, il empoigne son bras au niveau de sa cicatrice et serre de toutes ses forces, cherchant dans ses nerfs à vifs une absolution qui n'existe pas.
Son dieu est mort il y a longtemps déjà, écrasé par le train qui a emmené son amour au loin.
Il sent son téléphone vibrer dans sa poche, l'attrape. Un e-mail insignifiant clignote à l'écran, qu'il efface d'un doigt. Celui-ci le mène ailleurs, jusqu'au fin fond de son répertoire où un numéro au préfixe exotique danse devant ses yeux. Il presse le bouton appeler – une seconde, deux, puis raccroche. Deux secondes de pure adrénaline qui ont mis fin à ses sanglots, à sa crise d'hystérie.
Et s'il le faisait ? S'il se permettait de l'appeler, d'entendre sa voix, de lui demander des nouvelles ? Il a imaginé cette conversation un millier, un million de fois, et chacune d'entre elles finit toujours sur les mêmes mots : au revoir. Il n'est pas sûr de pouvoir les prononcer à nouveau.
Il se redresse d'un bond lorsque le téléphone se met à sonner dans sa main. Est-ce qu'il aurait trop attendu… ? Le sang lui monte à la tête et il lui faut deux sonneries de plus pour être capable de déchiffrer le nom de l'interlocuteur sur l'écran.
Lena.
– Allo ? lâche-t-il d'une voix rauque suspecte.
– Hey, j'interromps un truc ? demande-t-elle sur un ton malicieux.
– Non.
– Oh… j'étais près de Montmartre, tu veux qu'on rentre ensemble ? À moins que tu comptes rester.
– Hum, je suis sorti prendre l'air, attend…
Il regarde autour de lui, découvrant les environs pour la première fois depuis sa course folle. Un peu plus haut dans la rue, les enseignes des glaciers et autres cafés luisent encore au-dessus des magasins déserts.
– On peut se retrouver à la station de métro, je ne suis pas loin, propose-t-il.
– Ok, dans dix minutes. Hey, tu me racontes ?
– Rien à raconter, souffle-t-il en raccrochant.
Il a été stupide, une fois encore. Naïf, candide, comme si un prince sur son cheval blanc allait régler tous ses problèmes. Bien sûr qu'il n'était pas prêt : il ne le sera jamais. Il va pourtant falloir décider si son futur sera rempli de déception et de larmes, ou juste d'un peu plus de cynisme, un peu plus de dureté et de désillusion dans ses choix.
Il frotte vivement ses joues pour les rendre sèches et rouges, comme mordues par le froid plutôt que la tristesse. Lena n'a pas besoin de savoir.
L'heure du changement arrive, et tant pis s'il n'aime pas beaucoup celui qu'il devra devenir.
x
25 mois
Le tic-tac de l'horloge accompagne le rythme du fauteuil où Sacha se balance. Il a perdu le compte des heures à somnoler près de la fenêtre entrouverte. Le ciel orangé est devenu aussi familier que le lent vrombissement des voitures, loin en contrebas.
La ville aussi ne dort jamais.
Un gazouillement lui chatouille le torse lorsqu'il redresse Elia, affalée dans ses bras. La petite s'était réveillée au bout de quelques heures à peine, ruinant ses chances d'une bonne nuit de sommeil avant de reprendre les cours le lendemain. Que pouvait-on y faire ?
Il l'allonge sur ses jambes et la petite demoiselle, les joues aussi rondes que ses yeux bleus, piaille de joie en le regardant. Ces deux mois passés en sa compagnie ont été aussi durs que plaisants, quelque part. Peu importe les cris, les nuits blanches et les coliques quand il peut partager son petit monde un instant, voir son sourire réchauffer son cœur comme personne auparavant.
Il est fou d'elle, sa petite princesse.
– Sachka ! s'écrie Anna depuis le coin de la pièce où se trouve le lit.
Elia ouvre grand les yeux, surprise. Sacha fronce des sourcils.
– Sachka !
– Anna, bon sang ! chuchote-t-il avec colère.
Il se lève en serrant à nouveau Elia contre son torse, priant pour que son contact la calme avant qu'elle ne se remette à pleurer. Anna est assise dans le lit, l'air hagard, sa nuisette en travers de sa poitrine osseuse.
– Qu'est-ce que tu fais ?
– Qu'est-ce que tu crois que je fais ? Elia pleurait, je m'occupe d'elle.
– Quoi, elle a faim encore ?
– Ce n'est pas aussi simple que ça, Nouchka. Ce n'est qu'un bébé, c'est normal qu'elle pleure souvent.
– Pff…
Elle semble aussitôt l'oublier, comme si ce n'est qu'un détail. Dire que Sacha n'est pas inquiet serait un mensonge, mais impossible d'en faire plus que maintenant. Il doit aller en cours, réviser, travailler et maintenant, garder Elia aussi souvent que possible. Quelqu'un d'autre devra s'occuper d'Anna, en dépit de la souffrance que son état lui cause.
– Tu viens te coucher ? dit-elle en tapotant le lit près d'elle.
– Je dors dans le salon, merci.
– Pourquoi, je ne suis plus assez bien pour toi ? s'énerve-t-elle aussitôt. C'est quoi, l'âge ? Les stupides marques de grossesse ?
– Anna, arrête…
– Vas-y, dis-moi, elles ressemblent à quoi les filles avec qui tu couches ? Elles ont de longs cheveux blonds et des petits seins pointus, hein ?
Elle est debout désormais, s'avançant vers lui avec un air menaçant. Sacha doit se forcer à reculer pour ne pas qu'ils entrent en collision.
– Elle ressemble à quoi, cette putain de française que tu baisais pendant que tu étais parti ? Pas assez bien pour te garder, hein ?
Cette fois-ci, ça va trop loin. Sacha lui attrape le bras pour l'arrêter, serrant juste assez fort pour se faire entendre, et la pousse à reculer en direction du lit. Contre lui, Elia hoquette tout bas et il la secoue délicatement pour la bercer.
– Ça suffit, tu vas te taire et te calmer, dit-il tout bas mais avec assez de menace dans la voix pour lui clouer le bec. Je ne veux plus entendre tes conneries à ce sujet, c'est compris ?
– Pourquoi tu ne veux pas coucher avec moi ? geint-elle.
– C'est fini entre nous ! Depuis des années ! Ton mari était mon meilleur ami, ne t'avise jamais de me demander de le trahir.
– Tu ne m'aimes plus, couine-t-elle comme si elle n'avait rien entendu.
– Anna, tu ne vas pas bien, tu dois te faire soigner…
Elle lâche un cri – un grondement rageur qui fait trembler les placards disjoints – et rabat la couverture sur elle en se blottissant dans le lit.
– Va te faire foutre, Sacha !
Il soupire mais ne répond rien, plongeant son nez dans le fin duvet d'oiseau qui recouvre le crâne d'Elia. Il y repense malgré lui, à sa « française », avec ses yeux gris et son caractère de chien. Il imagine bien la tête de Gabriel s'il se trouvait dans la pièce, entre l'ex déboussolée et le père de substitution incapable de recoller les morceaux.
Leur avenir n'aurait pas eu bonne mine cette nuit-là.
Pour l'instant, il n'y a pas à y penser. Il n'y a plus personne qui l'attend, plus personne pour le sermonner, plus personne à décevoir. Il n'y a qu'une mère inconsolable et un bébé innocent, et il a déjà choisi celle qui aura son cœur pour le restant de ses jours.
Du moins, la partie qui lui appartient encore.
x
14 mois
– Je t'offre un verre ?
Gabriel sourit, hoche la tête. Il lui donne la trentaine, à peine, et à sa façon de le détailler ouvertement il devine qu'un coup rapide dans les toilettes du club lui conviendrait probablement.
– Je m'appelle Jocelyn.
– Louis, se présente-t-il à son tour.
Il n'est pas chez lui dans ce quartier, aucune chance qu'il se fasse pincer pour abus d'alias.
– On doit te le dire sans arrêt mais tu es vraiment canon, le flatte le jeune homme.
– Pas si souvent que ça, répond-il en glissant ses cheveux derrière son oreille en un geste faussement timide.
Mensonges, mensonges... Il a appris à jouer le jeu, flirter comme il faut, dire non lorsque cela veut dire oui, s'éclipser quand les choses tournent au vinaigre. Il n'a même plus besoin de s'enivrer pour y arriver : la routine est désormais familière. Tout n'est qu'une histoire de limites.
Pendant la semaine, il reste Gabriel, les doigts plongés dans l'encre de ses dissertations, les pigments de ses peintures. Un jeune comme un autre qui rentre au crépuscule pour repartir à l'aube, trompant les nuits d'insomnie avec n'importe quel film ou livre qui passe sous sa main. Le week-end, il joue les amis modèles, sort avec les copines de Lena voir des expos, va faire du shopping ou se permet de traîner dans l'appartement avec Christophe pour regarder des vieilles séries en boucle et jouer à la console.
Le vendredi soir, il a le droit d'être qui il veut, de porter des jeans trop serrés et des tee-shirts trop échancrés, et de baiser des inconnus dans les toilettes de clubs gays.
Une routine savamment travaillée qui lui convient à merveille.
– Tu veux danser ? propose-t-il à son futur coup d'un soir.
L'autre acquiesce, le suit sur la piste de danse. La musique est trop forte et grésille dans les amplis bon marché du club. Il ferme ses oreilles en même temps que ses yeux et change la chanson dans sa tête – un rythme similaire accompagné d'une mélodie travaillée, de paroles sensées. Les mains d'inconnus effleurent ses bras, sa taille. Il bloque les sensations pour se concentrer sur sa musique, se laisse porter sur ses vibrations, secoue la tête pour se débarrasser des gouttes de sueur qui perlent déjà à ses tempes.
Jocelyn se montre presque un peu trop collant et soudain, une pulsion de dégoût le saisit, un instant de raison qui lui crie de s'éloigner, de rentrer chez lui, à l'abri dans la chambre de Christophe.
Un bras se glisse alors autour de ses épaules pour lui arracher un glapissement de surprise.
– Ça va mon cœur ? Tu as une petite mine.
Il tourne des yeux ébahis vers l'inconnu, un brun d'une trentaine d'années à la mâchoire carrée et au regard grave. Impossible de savoir s'il s'agit de sarcasme ou d'une véritable inquiétude.
– Merci de lui avoir tenu compagnie, je le ramène, annonce celui-ci à son partenaire improvisé.
Sans attendre la moindre réaction de l'un ou l'autre, il entraîne Gabriel à sa suite avec juste assez de fermeté pour se montrer persuasif sans tomber dans le kidnapping.
Ce n'est qu'après l'avoir fait passer derrière le bar, un clin d'œil complice échangé avec le barman au passage, que l'intéressé réagit soudain à la situation. Gabriel se campe sur ses pieds, refusant de s'asseoir sur la banquette de velours rouge trônant dans l'arrière-salle.
– Tu es qui, au juste ? demande-t-il avec son meilleur air féroce, les bras croisés sur son torse.
– J'aimerais bien répondre « ton sauveur », plaisante l'autre avec un sourire charmant, mais j'ai peur de m'en prendre une pour ça.
– Tu n'as pas tort.
– Tu as vraiment une petite mine. Je t'observais de loin depuis ton arrivée et lorsque ce mec s'est mis à danser avec toi, ton expression est devenue terrible – à en faire froid dans le dos. J'ai cru qu'il avait mis quelque chose dans ton verre…
– Je ne suis pas un débutant, grogne Gabriel en levant les yeux au ciel.
– Ah bon ? Parce que d'où je suis, tu m'as l'air d'un mec à peine majeur et suffisamment malheureux pour avoir envie de te taper un ringard comme Joce.
– Va te faire… !
Sa vulgaire tirade est interrompue par un tendre baiser, renforcé par le contact de doigts chauds sur son menton pour le maintenir en place. Il doit se retenir de ronronner tellement c'est agréable, sa colère oubliée aussi rapidement qu'elle était venue.
– Ok, je ne dis plus rien, souffle son compagnon après avoir rompu le contact. J'ai juste pensé que tu avais besoin d'un moment au calme, mais tu peux y retourner si tu veux.
Retourner où ? Ses pensées confuses s'emmêlent dans son esprit tordu, incapables de se rassembler. Cet idiot a réussi à le détraquer pour de bon avec ses belles paroles. Bien évidemment qu'il est malheureux, qu'une partie de lui donnerait tout pour être ailleurs, pour ne plus jamais s'infliger ça. Mais qu'est-ce qui l'attend d'autre, exactement ? La culpabilité, l'apitoiement, la conscience aiguë de sa pathétique existence ?
Est-ce que ça en vaut la peine ?
– Qui es-tu ? demande-t-il à nouveau.
– Jake. Appelle-moi à l'occasion ? J'habite dans le neuvième, tu es le bienvenu sans rendez-vous – et sans explication.
Sur ces mots, il lui glisse un papier plié en quatre au creux de la paume, un baiser sur la mâchoire, et disparaît par où il est venu.
Gabriel s'assoit, ferme les yeux, soupire. Il en avait peut-être vraiment besoin, de ce moment au calme.
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27 mois
Les lumières s'éteignent au moment où les applaudissements retentissent, assourdissants. Il sent à peine ses doigts douloureusement crispés sur l'archet, la sueur qui mouille le col de sa chemise. L'adrénaline court encore dans ses veines comme de la drogue, le gardant à la fois alerte et déconnecté de la réalité.
Ce n'est pas le Bolchoï mais au nombre de spectateurs qu'il a pu entrevoir, c'est tout comme.
Une main se glisse soudain autour de sa taille et il se retient de bondir, le cœur affolé. Irina le regarde avec sourire amusé.
– Détends-toi, c'était parfait, chuchote-t-elle. On doit saluer dans trois, deux, un…
La lumière se rallume et elle le prend par le bas pour le traîner au bord de la scène, le forcer à se courber une, deux fois. Il sent Piotr l'imiter à sa droite, calme comme toujours, faisant discrètement craquer ses doigts fatigués par l'incessant martèlement des touches. L'odeur de Sofia lui parvient également, mais impossible de la situer. Il est aveuglé par les projecteurs aussi bien que par son propre stress.
Lorsqu'il retrouve ses esprits, il est assis dans leur loge, une bouteille d'eau serrée entre ses mains. Il la finit d'un trait avant d'oser se racler la gorge et lever les yeux vers Irina. La jeune femme, occupée à se démaquiller, lui fait un clin d'œil par miroir interposé.
– On aurait pu faire l'op. 47 de Schumann, finalement, lance Sofia en rangeant son alto.
– Arrête Sofi, on n'aurait pas eu le temps de préparer suffisamment, la rembarre Irina.
– Comme tu veux ! Mais si on commence dès maintenant on pourrait être prêts pour le concert de printemps.
Sacha ne dit rien mais il n'en revient pas de l'entendre faire des plans à long terme. Irina l'avait introduit à son trio sous prétexte que Sofia, amie de longue date – et de quatre ans son aînée – souhaitait se concentrer sur l'alto plutôt que le violon. Cette dernière ne lui avait pas exactement montré beaucoup de patience ou de compréhension, et à la voir grincer des dents à chacune de ses erreurs il s'était déjà imaginé prendre la porte sans ménagement à chaque répétition.
Pas faire un concerto devant des centaines de personnes, en plein milieu d'un des plus importants festivals de musique classique de Moscou.
Ni de signer pour un second.
– Sacha va s'évanouir si tu continues à t'exciter là-dessus, glousse Irina.
Il secoue la tête, à la fois amusé et embarrassé d'être le centre de l'attention. Tout était foutrement parfait, vraiment.
Piotr, leur chauffeur auto-proclamé, le dépose à quelques rues de son appartement, une tape sur l'épaule en guise de salut. Plutôt que de s'enfermer entre ses quatre murs une fois encore, il traverse la rue et se glisse dans la vieille cage d'escalier de l'immeuble voisin, frappe à une porte sans nom.
Kolia ouvre une seconde plus tard, les cheveux ébouriffés et l'air hagard.
– Je te dérange ?
Son ami rougit légèrement mais il secoue la tête et l'invite à entrer. Son studio n'est jamais très bien rangé, juste suffisamment pour se permettre de recevoir des amis. Un vieux film western en pause le renseigne sur l'occupation en cours de son habitant.
– Cognac ? lui propose Kolia en sortant deux verres.
– Merci.
Ils trinquent en silence, faisant rouler le liquide ambré sur leur langue. Sacha ne dit rien mais il sent les coups d'œil furtifs que lui lance son ami. Si rien n'a été simple depuis son retour, le pire reste d'affronter le deuil insurmontable que Kolia porte sur ses épaules depuis que Liocha a perdu la vie dans ce stupide accident de voiture. Il s'est un moment demandé si Kolia avait été impliqué dans cette histoire, mais il a fallu un certain « incident » pour que tout prenne son sens.
– Comment était ton concert ? demande distraitement ce dernier.
– Beaucoup mieux que je l'aurais espéré.
Kolia hoche la tête, l'air admiratif.
Sacha repense à sa tête lorsqu'il était tombé au hasard d'un carton sur ses photos de Gabriel. Tout aurait facilement pu mal tourner avec n'importe qui d'autre que Kolia – amis ou non, être homo était l'une des meilleures raisons de se faire tabasser dans ce pays. Il ne doute pas une seconde que Vitia ou un autre lui aurait remis les idées en place avec ses poings s'il était tombé là-dessus.
Mais pas Kolia. Au contraire, il les avait lentement parcourues, étalées sur le sol pour mieux les rassembler entre ses doigts. Après ça, les larmes avaient baigné leurs histoires de leur douce amertume. Kolia n'avait pas eu la chance de partager les mêmes souvenirs auprès de son amour que ceux que Sacha chérissait tant.
Ce secret, c'est ce qui rend les choses beaucoup plus simples entre eux, mais aussi plus compliquées. Il le devine à chaque fois que Kolia le regarde en coin, qu'il rougit sans raison. Il voudrait bien lui retourner ses sentiments mais il ne se fait pas d'illusion : le seul homme qui ne l'intéressera jamais se trouve à des milliers de kilomètres d'ici.
À défaut de mieux, il trinque une nouvelle fois, fait un signe du menton en direction du poste de télévision. Kolia acquiesce en souriant, l'y précède. Le moment passe.
Au final, ils savent tous les deux qu'ils ont bien plus besoin d'un ami que du reste.
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15 mois
Gabriel se retient de trembler en sonnant à la porte, étrangement fébrile à l'idée de pénétrer dans cet appartement. Il a mis un mois à l'appeler, un mois passé dans l'abstinence et dans la réflexion.
Cela fait déjà plus d'un an et pourtant, il se sent plus perdu que jamais. Pour une raison étrange, quelque chose lui dit que Jake saura le retrouver.
Il a un mouvement de recul lorsque la porte s'ouvre. Un jeune homme aux cheveux crépus et aux petites lunettes rectangulaires lui ouvre, l'air tout autant surpris.
Mauvaise adresse… ?
– Oh ! s'exclame soudain l'inconnu. Tu es l'ami de Jake, c'est ça ?
Gabriel hoche la tête, trop surpris pour ouvrir la bouche.
– Entre, vas-y. Je vais le chercher.
À l'intérieur, tout est beau comme dans un catalogue : du blanc, du bois clair, des touches de jaune savamment placées. Il s'assied du bout des fesses sur le canapé en cuir qui trône au milieu du salon, inhabituellement complexé par son apparence au milieu de cette perfection.
Jake apparaît alors dans son champ de vision et il bondit sur ses pieds, comme pris sur le fait. Il ne se souvenait pas qu'il était si grand, si imposant, si bien foutu. Pour qui est-ce qu'il est en train de passer, à rougir comme une adolescente ?
– Ça faisait longtemps, dit son hôte en lui prenant délicatement le menton pour relever son visage et l'embrasser chastement.
– Je suis désolé, se sent-il obligé de répondre.
– Il n'y a pas de raison de l'être. Tu veux boire quelque chose ?
Gabriel acquiesce, en manque d'une certaine ivresse pour affronter cette soirée sereinement.
– Au fait, je te présente Théo, mon partenaire, dit Jake en lui ramenant son verre.
L'intéressé s'avance pour lui serrer la main, l'air amusé par sa timidité.
– Je ne sais pas si on te l'a déjà dit mais tu es trop facile à déchiffrer, lâche Jake en prenant place à côté de lui sur le canapé.
Théo, assis sur le fauteuil d'en face, lui lance un regard désapprobateur.
– Pardon, c'est vexant ? se reprend aussitôt l'intéressé. Si j'utilise encore une fois l'excuse de ne pas être français, je vais en entendre de toutes les couleurs, s'excuse-t-il avec un rire franc.
– Tu es bien plus français que la moyenne parisienne, rétorque Théo.
– Ça, ce n'est pas ce que tu disais quand je me comportais comme un « ricain » avec tous tes amis !
Il faut à Gabriel ces quelques minutes pour comprendre que ce qui le met vraiment mal à l'aise : pour la première fois depuis longtemps, il se trouve dans un endroit normal, avec un couple normal, et personne ne joue de jeu. Personne pour lui courir après, pas d'enjeux, pas de mensonge. Pour la première fois, il peut se détendre avec quelqu'un d'autre que Chris et Lena.
Il ne sait même pas s'il est encore capable d'être lui-même.
Un bras se glisse autour de ses épaules et il sent Jake le ramener contre lui, envelopper sa tempe de sa main en un geste rassurant.
– C'est ok si tu veux pleurer, tu sais, chuchote-t-il.
L'idée lui semble aberrante – pleurer devant deux mecs qu'il connaît depuis quoi, dix minutes ? Et puis quoi encore ? Il étouffe un sanglot, se racle la gorge pour donner le change et repousse gentiment Jake, qui ne fait pas mine de résister.
Théo brise le malaise en engageant la conversation sur ses études, s'occupant des formalités d'usage pour le mettre à l'aise. Sans que Gabriel ne le réalise, les heures filent entre ses doigts. Lorsqu'il s'en rend compte, il est debout dans la cuisine à aider Théo à faire frire du tofu tout en parlant de Sacha.
– Pourquoi tu ne l'as pas appelé ? demande Jake, une main posée sur sa taille en un geste confortablement intime.
– Pour lui dire quoi, que je suis un imbécile, que je ne le mérite pas, que je veux qu'il revienne ? J'ai beau y réfléchir, tout sonne stupide dès que je le dis.
– C'est ton point de vue, ça. Moi, si le mec que j'aime m'appelait après un an pour me dire qu'il veut je revienne, j'y réfléchirais sérieusement.
– Ce serait tellement égoïste… un de nos potes communs m'a dit qu'il était entré au conservatoire. Quel genre de salaud lui demanderait de choisir entre son avenir et une relation bancale ?
– Et pourquoi tu n'y vas pas, toi ? réplique Théo en sortant trois assiettes pour servir.
Gabriel hausse les épaules. Ce n'est pas comme s'il n'y avait jamais songé, mais ça lui semble être une pure folie. Il n'est pas prêt, pas assez solide pour ça, pas assez compétent pour être le petit ami de quelqu'un comme Sacha.
Leur dîner terminé, ils s'affalent une nouvelle fois dans le canapé, Gabriel pris en sandwich entre ses hôtes et étrangement heureux de sa position. Jake lui dépose un baiser sur la joue alors que Théo se tourne vers lui, retirant ses lunettes pour lui murmurer :
– Tu restes ?
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38 mois
– 'Acha !
Il se baisse pour réceptionner Elia et embrasse son front en la hissant dans ses bras. La directrice du jardin d'enfants lui fait un signe de tête amical avant qu'il ne s'éloigne en direction de chez Anna. Les babillements incompréhensibles de la petite lui occupent l'esprit le temps du trajet, évitant à ses pensées de s'égarer. Il y a de quoi faire en ce moment : sa demande de suivre un double cursus a été acceptée, le plongeant dans l'engrenage fou de devoir produire deux fois plus de travail à la maison alors qu'il trouve à peine le temps de boire un verre avec Kolia ces temps-ci. Mais tout cela fait partie d'un plan à long terme auquel il a mûrement réfléchi et face auquel ces souffrances passagères ne sont rien.
Il dormira quand il sera mort.
– Anna ? lance-t-il en ouvrant la porte de son appartement, situé dans un vieux quartier de la capitale.
Le silence et une odeur de liqueur lui répondent. Il fronce les sourcils et dépose Elia sur le tapis du salon, une pile de jouets à sa portée pour s'accorder quelques minutes de répit. Il trouve Anna assoupie sur le lit, encore en sous-vêtement, l'air encore plus pitoyable que d'habitude.
– Debout Nouchka, allez, dit-il en la secouant. Va te laver, je t'ai amené les papiers dont on a parlé.
Elle s'exécute non sans mal, traînant ses os jusqu'à la salle de bain. Il retourne au salon pour trouver Elia en train de triturer une enveloppe ouverte, qu'elle lui tend gaiement à son arrivée.
Dedans, une lettre de Vitia accompagnée d'une poignée de billets. Il la parcourt rapidement, dégoûté par le ton supérieur que son ex-ami emploie pour décrire ses stupides activités militaires. Pas un mot doux, pas un encouragement, pas une phrase pour sa fille. S'il le pouvait, Sacha sacrifierait bien ses phalanges pour lui mettre la trempe de sa vie.
– Tu l'as lue, hein ? crache Anna en sortant de la salle de bain, un peignoir serré autour d'elle.
Sacha repose la lettre, ravalant sa colère.
– Ce connard, s'il croit que je vais l'attendre… qu'il aille se faire foutre, tiens !
– Anna ! Pas devant Elia !
Elle lui lance un regard noir mais se tait, s'asseyant près de lui sur le divan.
– Les papiers, dit-il en lui tendant un dossier. Lis-les avant de signer.
– C'est bon, je te fais confiance, grommelle-t-elle en empoignant un stylo.
– Lis-les, bon sang ! Si on te pose des questions il va bien falloir que tu saches de quoi ça parle !
C'est sûrement la chose la moins anodine qu'il a lui-même signé de toute sa vie. Rien que de penser qu'une mère pourrait lui confier la garde de sa fille sans lire les termes du contrat le rend malade.
Quelques minutes plus tard, elle repose la pile de papiers pour les signer et les repousse dans sa direction.
– Tu ne vas pas me la prendre, hein ? demande-t-elle tout bas, sans croiser son regard.
– Bien sûr que non, soupire-t-il sur un ton las. Ne sois pas ridicule Nouchka, si je fais ça c'est justement pour que personne ne te la prenne.
– Si Vitia l'apprend…
– Vitia n'est même pas venu la déclarer ! s'énerve-t-il. Qu'est-ce qu'il pourrait y faire, exactement ?
Elia se tourne vers eux, l'air inquiète et il se baisse pour la tirer sur ses genoux, la serrer contre lui. Plus de retour possible.
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17 mois
– De quoi tu as envie ?
– Fais-moi oublier, murmure Gabriel en fermant les yeux.
Théo mordille sa lèvre, descend dans son cou pour laisser une traînée humide jusqu'à son téton. Il se cambre sous ses dents, frissonne de plaisir. La morsure est comme un électrochoc de plaisir, contractant ses orteils et ses doigts sur le drap frais.
Tout se répète mais tout est nouveau à chaque fois, la plaisante sensation de leurs mains sur lui, l'abandon qu'il peut se permettre en leur présence. Savoir que rien ne va lui arriver, qu'il n'a pas besoin de mesurer ses mots, de se montrer docile, est un luxe sans pareil ces derniers temps. Il n'a pas exactement laissé tomber les soirées arrosées et les coups d'un soir, mais venir se lover dans ce refuge reste son option favorite du week-end.
Théo lui arrache un gémissement et il passe une main sous ses cheveux épais pour accompagner son mouvement. Plutôt que de jouer sur ses points sensibles, Théo se garde de trop l'exciter. Il préfère se faufiler plus bas entre ses cuisses, glisser sa langue en lui.
Gabriel doit se mordre la lèvre pour ne pas crier.
La bouche de Jake vient remplacer ses dents, épargnant ses lèvres de façon autrement plus agréable. Il passe aussitôt ses bras autour de son cou pour le tirer sur lui, l'imbriquer dans la danse que Théo et lui ont démarrée.
Jake s'extirpe de son étreinte pour mieux lui couvrir les bras de baisers, s'arrêtant un moment sur sa cicatrice pour y frotter sa joue avec une certaine révérence. Il n'y a qu'une seule révélation que Gabriel ne leur avait jamais vraiment faite mais ce soir, le whisky aidant, il a partagé ce dernier détail sordide avec eux.
Apparemment, cela les a juste déterminés à lui remonter le moral illico.
Il sort de sa transe en sentant Théo lui enfiler un préservatif et délaisse Jake pour se redresser, goûter à ses propres fluides sur la langue de son amant. Sans ses lunettes, Théo pourrait passer pour encore plus jeune que lui, bien qu'il approche de la trentaine plus vite que lui-même de la vingtaine. Sa peau couleur café au lait est si lisse et soyeuse qu'il doit parfois s'y frotter pour s'assurer qu'il est bien réel.
Gabriel le cale contre lui, invite ses bras autour de son cou, sa langue dans sa bouche. Il empoigne alors ses fesses pour accompagner sa descente. Les premiers instants sont toujours un peu magiques, entrelacés de soupirs étouffés et d'adrénaline, lourds de retenue et d'espoir de garder la douleur à distance.
Jake fait office de maestro tandis qu'il accompagne leur étreinte de ses gestes calculés, remodelant leur position à sa guise, s'immisçant dans leurs baisers. Théo finit par les repousser tous les deux pour chevaucher Gabriel à sa guise, les yeux fermés pour mieux profiter des sensations. Lorsque Jake s'avance pour embrasser son partenaire, Gabriel en profite pour se redresser sur ses coudes et l'engloutir jusqu'à la garde, flattant sa chair tendue en prévision des futures réjouissances.
Ces séances à trois sont devenues un nouveau genre de thérapie, quand il y pense – et il y pense toujours aux moment les plus incongrus, comme en plein milieu d'une partie de jambes en l'air. Théo renferme une énergie à la fois calme et entêtante, se plaçant dans un rôle presque féminin sans pourtant se montrer efféminé. Comme s'il savait toujours quoi dire au bon moment, il sait également faire jouer ses charmes pour le distraire et le sortir de son habituelle morosité. Jake, lui, possède cette aura de mâle alpha qu'il ne peut ignorer, celle-là même qui l'a fait venir jusqu'ici il y a des mois de cela, qui l'a encouragé à se confier à eux avec l'assurance d'avoir leur inépuisable soutient.
– Easy, baby, le réprimande Jake en saisissant sa mâchoire pour ralentir le mouvement.
Son enthousiasme débordant va leur coûter une fin prématurée qu'aucun d'eux ne souhaite. Théo glapit de surprise lorsque des mains l'empoignent sous les bras pour le séparer de son amant et le jeter sur les draps défaits. Gabriel vient aussitôt le couvrir de son corps, étouffant sa complainte d'affection. Le contact de l'arrière de ses genoux, qu'il passe sur ses bras pour revenir se nicher en lui avec empressement, est divin.
Il ne faut que quelques minutes avant qu'il ne sente le torse de Jake contre son dos, ses dents érafler sensuellement sa nuque tandis que ses doigts se glissent en lui. Il ralentit le rythme, envoûté par son contact, et n'essaye même pas de retenir son cri lorsqu'il vient prendre possession de lui.
Le plaisir finit enfin d'avaler sa raison, noyer sa conscience. Il s'oublie dans leur bras comme jamais il n'a su le faire jusqu'à maintenant, atteignant un état de sérénité dont il ne se serait jamais cru capable.
Et à ce moment-là, dans un recoin du vide intersidéral de son esprit, seule la voix de Sacha l'appelle encore, déterminée à ne pas le laisser sombrer.
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41 mois
– Entrez, je vous en prie !
Sacha se penche pour l'embrasser sur la joue, la taquine de le vouvoyer. Vanessa lui claque gentiment l'épaule et le contourne pour faire la bise à la jeune femme qui le suit.
– Daria, enchantée.
Il manque d'entendre la suite lorsque Armand surgit devant lui pour l'engouffrer dans une étreinte étouffante.
– Ça faisait trop longtemps ! s'exclame son hôte sans lâcher prise.
– Mmm, tu étais à Moscou pour Noël, tu te souviens ?
– Une éternité !
– Armand, tu peux au moins le laisser retirer son manteau ? le gronde gentiment Vanessa.
L'intéressé se recule à contrecœur, incapable de désobéir à un ordre direct de sa fiancée. Une fois présentables, Vanessa les invite à un tour des lieux, s'excusant pour le manque de meubles dans certaines pièces. Leur emménagement ne date que de quelques semaines et Sacha se doute bien que de passer d'un petit deux pièces en ville à une maison de deux étages et trois chambres ne se fait pas d'un jour à l'autre.
– Tu as vendu l'atelier, ça y est ? demande-t-il alors qu'ils prennent place dans le salon.
– Oui, ils emménagent le mois prochain. Je crois qu'ils vont tout réaménager en logement.
Repenser à son chez-lui d'autrefois lui provoque un pincement au cœur qu'il ne doit pas très bien masquer, vu l'air compatissant que prend son ami.
Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'y remettre les pieds l'aurait rendu d'autant plus malade. Il n'a accepté de lui rendre visite qu'après avoir appris leur déménagement, espérant ainsi retrouver un peu de familiarité sans pour autant se retrouver écrasé par la mélancolie.
– Ça fait longtemps, vous deux ? demande Vanessa sur un ton faussement innocent.
Sacha la regarde avec incompréhension, jusqu'à ce que Daria se racle la gorge pour attirer son attention. Le sourcil levé de la jeune femme en dit long sur la signification de la question.
– Pas la peine de jouer le jeu, Daria, lui dit-il en secouant la tête. On n'est pas ensemble, Daria donne des cours français à la même école que moi et je lui ai proposé de l'emmener la prochaine fois que je viendrais en France.
– Vraiment ? s'étonne Armand.
– J'ai bien peur que je ne sois qu'une couverture, confirme Daria avec un petit rire. Mais je vous suis très reconnaissante de m'avoir accueillie chez vous, merci encore.
Nessa s'excuse aussitôt, comme embarrassée par la formalité de la jeune femme, et Sacha décide de les laisser régler ça en privé pour suivre Armand à la cuisine.
– Pas ensemble, hum ? le taquine ce dernier en lui servant un verre. Elle est canon, pourtant.
– Elle l'est, ce n'est pas ça. Je n'ai pas vraiment la tête à ça, tu sais.
– Est-ce que tu l'auras un jour ?
Sacha croise son regard en silence, le laissant tirer ses propres conclusions.
– Tu veux que je te prépare une autre chambre ? Je t'avoue que je n'avais pas vraiment considéré que tu emmènerais une amie.
– Non, c'est bon.
– Ah ha ! Pas juste amis, au final ! s'exclame-t-il en arborant une expression victorieuse.
– Armand, vraiment… je ne peux pas juste être ami avec quelqu'un avec qui je couche ?
Il se contente de lui ébouriffer affectueusement la tête en réponse.
– Avant que j'oublie, dit-il soudain en récupérant un paquet sur une étagère de l'entrée pour le lui tendre.
Sacha s'appuie contre le plan de travail et l'ouvre délicatement, découvrant sous le papier de soie une boîte en carton renfermant trois croquis à l'encre de chine dont il ne connaît que trop bien la provenance. Il les effleure du bout des doigts un peu plus longtemps que nécessaire, soudain inconscient du temps qui passe ou de l'endroit où il se trouve.
Du papier s'échappe une faible odeur qui lui est familière, si légère qu'il la sent prête à disparaître à tout instant. Il referme aussitôt la boîte et ferme les yeux pour en profiter une seconde supplémentaire.
– Comment va-t-il ? chuchote-t-il sans oser les rouvrir.
– Bien, répond Armand à mi-voix. Il expose dans une galerie parisienne à intervalle régulier, juste quelques peintures mais le propriétaire m'a dit qu'il avait de nombreuses commandes et qu'il fallait parfois des mois avant qu'il en ait de nouveau à vendre.
– Mmm.
Armand lui empoigne la nuque en un geste de réconfort.
– Tu lui manques à en crever, tu sais ? À chaque fois qu'il me voit, j'ai l'impression de le faire replonger dans la morosité. Je ne sais même plus quoi lui dire sur toi pour ne pas qu'il me fasse des yeux de chien battu.
– Armand, s'il te plaît, ne lui fait pas de mal, lâche-t-il avec plus de tremblements dans la voix qu'il ne l'aurait souhaité.
– Ça me rend dingue de vous voir tous les deux comme ça, parfois. Tu ne veux pas l'appeler ? Juste cinq minutes ?
Sacha pose son cadeau derrière lui et se redresse pour venir l'attraper à son tour, le serrer contre lui.
– Ce serait encore pire, dit-il en enfouissant son visage dans le foulard de son ami. J'ai l'impression d'avoir pris quinze ans depuis qu'on s'est vu, que les souvenirs auxquels je me raccroche sont complètement différents de la réalité. Comment tu peux me demander de briser encore une fois sa vie s'il a choisi de rester à l'écart ?
– Vous êtes deux gamins imbéciles, grommelle Armand en resserrant l'étreinte. C'est moi qui ai pris quinze ans dans l'histoire alors respectez un peu vos aînés, pour changer !
– Старпер* !
Depuis le salon, ils entendent les demoiselles les appeler et Sacha le repousse pour prendre l'air à la fenêtre le temps que son ami leur serve à boire. Pas la peine de se donner en spectacle devant tout le monde alors qu'il est justement venu ici pour les féliciter, profiter de leur présence sans trop réfléchir. Daria saura le garder occupé, et Vanessa ne manquera sûrement pas de le faire jouer du piano avec elle jusqu'à n'en plus pouvoir.
Pour une fois, il est venu pour les autres et non pour lui-même. Il est temps qu'il accepte d'enterrer correctement ses peines, lui aussi.
Cependant, avant de retourner s'installer dans le salon, il glisse le paquet enveloppé de papier de soie dans sa besace, loin des regards. Il reste encore des choses auxquelles il n'a pas l'intention de renoncer.
(*vieux schnock)
x
41 mois
– Chris, calme-toi, dit-il sur un ton beaucoup plus serein qu'il s'en serait cru capable.
– Que je me calme ! rugit l'intéressé. Tu plaisantes !
Lena, assise à côté de lui, secoue la tête et se lève pour aller se servir une nouvelle tasse de café. Il ne s'attendait pas exactement à ce que tout le monde lui tape sur l'épaule avec un mot d'encouragement mais il avait espéré éviter les cris. À tort, il semblerait.
– Trois ans de putain de thérapie pour que tu décides de revenir à la case départ ? Tu as perdu la tête Gaby, il n'y a pas moyen que tu ailles dans ce pays de tarés pour retrouver un mec à qui tu n'as pas parlé depuis des années !
– Je n'ai jamais dit que j'allais y aller demain, juste que c'est une option pour ma dernière année.
– Hors de question !
– Christophe !
Il n'a pas exactement haussé la voix mais son ton en dit long sur ce qu'il pense de son avis. C'est une chose qu'ils discutent de ses choix de vie, c'en est une autre que Chris décide pour lui.
– Chris, Gaby a raison, calme-toi, intervient Lena en lui tendant également une tasse. Essayons au moins de considérer la situation avant de se lancer dans une engueulade où tout le monde va regretter ce qu'il a dit le lendemain.
– Regretter ? s'esclaffe Christophe. C'est ça, je vais regretter d'avoir dit que c'est l'idée la plus merdique que je n'aie jamais entendue. Et ça t'est venu comment, exactement ?
– J'en ai discuté avec plusieurs personnes, si tu veux tout savoir. Ça fait un moment que j'y réfléchis.
– Plusieurs personnes ! Tu veux dire ce putain de couple homo avec qui tu traînes, hein !
Et voilà, les fameuses paroles qui vont être regrettées ne se sont pas faites attendre. Gabriel lève les yeux au ciel, rassemblant toute sa volonté pour ne pas lui en mettre une.
– Fais gaffe à ce que tu dis, Chris, on va finir par croire que tu es homophobe, gronde Lena.
– Moi, homophobe ? C'est la meilleure !
– Chris, pourquoi tu crois que je prends des cours de Russe ? Pourquoi tu crois que je vois Armand tous les trois mois ? Tu penses que c'est parce que je compte rayer Sacha de ma mémoire et me refaire une putain de petite vie peinarde à la con ?
– Pardon de croire qu'on te suffisait, oui ! Mais je commence à comprendre qu'à part ce foutu Russe, rien ne te suffit, hein !
Incapable de se retenir plus longtemps, Gabriel se lève d'un bond et franchit la distance qui les sépare pour envoyer son poing dans la tempe de son meilleur ami, l'envoyant s'écraser contre la fenêtre.
– Je n'ai pas dormi plus de cinq heures de suite depuis trois ans, dit-il sur un ton aussi lugubre que son regard. Il n'y a pas eu une seule fois où je ne me suis pas réveillé en sursaut, la main figée et le bras comme traversé d'un millier d'épingles.
Chris tient sa joue en le regardant d'un air interdit. Il sait toujours faire peur, quand il veut.
– Le premier mec que j'ai baisé depuis Sacha m'a donné envie de vomir, et tous les suivants continuent de me filer la nausée. Des années à baiser des inconnus trouvés dans des bars et je me sens toujours dégoûté à leur contact, tu crois que c'est normal ? Tu crois que c'est un bon pas en avant ?
– Je ne t'ai jamais dit de taper des inconnus, rétorque faiblement Chris.
– Pardon, je suis censé rester abstinent selon toi ? Combien de temps tu penses, jusqu'à ce que je rejoigne un couvent ou que je m'ouvre les veines à nouveau ?
– Gaby, arrête, tu vas trop loin, intervient Lena en venant lui poser une main sur l'épaule.
– Je ne sais pas si je vais trop loin, je ne pensais pas avoir besoin d'expliquer tout ça mais apparemment, si. Ce putain de couple homo, comme tu dis, c'est le seul à vraiment m'écouter ces temps-ci. Vous êtes tous les deux trop occupés à me baby-sitter et à décider de ce qui est bon pour moi pour ne serait-ce que me demander ce que je veux !
Lena soupire et s'écarte, bras croisés en signe de défense.
– Crois ce que tu veux, dit-elle, mais ce n'est pas exactement facile de t'atteindre, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. Tu nous rends la vie dure et tu nous évites autant que possible, alors ne t'étonnes pas si on est un peu choqué quand tu décides finalement de partager tes conclusions avec nous.
– C'est peut-être parce qu'on finit toujours par crier que je n'en parle pas plus ?
– Arrête tes conneries, lâche Chris, c'est parce que tu as peur que tu nous évites ! Tu peux dire ce que tu veux, mais c'est bien nous qui venons te récupérer en morceaux après ces soirées glauques, ces coups d'un soir foireux qui te laissent des cernes encore pires que tes insomnies. Tu crois qu'on ne fait pas attention à toi mais c'est toi qui ne te rends pas compte de ce qui se passe tout autour.
– Je n'ai pas besoin qu'on me recolle !
L'expression que Chris lui renvoie renferme une tristesse inattendue. Il faut attendre qu'il s'approche et le serre dans ses bras pour que Gabriel réalise que ses joues sont trempées de larmes.
– Ok, répond son meilleur ami à son oreille.
– Je l'aime toujours, hoquette-t-il tout bas.
– Je sais.
– Ok ?
– Ok.
Ah, Fictionpress, trois ans plus tard, c'est toujours la même galère ! Je m'excuse d'avance pour la mise en forme douteuse de ce petit extra, même si je devine que la forme, vous vous en foutez un peu ! Ça faisait longtemps, n'est-ce pas ? Il paraît que je n'ai pas beaucoup changé, et je crois que Sacha et Gabriel non plus... ça fait toujours plaisir de retrouver des vieux amis, en tout cas.
Je ne veux pas trop en dire, vu mon incurable défaut de ne pas tenir les deadlines, mais je crois pouvoir annoncer qu'il va se passer des choses l'an prochain. Des nouvelles histoires peut-être, un nouveau site web si tout va bien... et peut-être d'autres choses, qui sait ! Vous me trouverez sur Facebook (Lily S. Mist) si vous voulez papoter.
Merci à Lili et Kamiyu pour les corrections sur ce texte (toutes les maladresses sont de moi, comme toujours) et à bientôt peut-être !
P.S. Joyeux Noël !