L'Espadon de Bonaparte
Un salon. L'Historien et le Comte sont déjà en grande discussion à l'ouverture du rideau. La Duchesse et l'Inquisitrice les observent, près de la grande cheminée.
HISTORIEN – Comment ! Vous ne connaissez pas l'Espadon de Bonaparte ?
COMTE – Eh bien non ! Figurez-vous que j'ai mieux à faire que d'écouter des fables.
HISTORIEN, indigné – Des fables ? Mais mon cher ami, l'Espadon de Bonaparte est tout ce qu'il y a de plus réel. Je l'ai vu de mes yeux, plusieurs fois !
COMTE – Vous autres historiens, vous croyez tous les gitans et leurs fariboles. Mais pas moi, monsieur. J'ai l'esprit cartésien.
Un temps.
DUCHESSE – Mais qu'est-ce donc que l'Espadon de Bonaparte, monsieur ?
L'Historien ouvre la bouche pour répondre, mais le Comte l'interrompt immédiatement.
COMTE – Des fadaises, ma chère. Pas plus de vérité là-dedans que dans un vaudeville.
INQUISITRICE – De grâce.
COMTE – Mes excuses, madame.
DUCHESSE – Fictif ou non, de quoi s'agit-il ? Est-ce une arme ?
HISTORIEN – Oh ! Non. Un symbole guerrier, tout au plus. Une arme ? Non.
COMTE – Ce pourrait être un poisson qu'il n'y aurait aucune différence. L'objet n'existe pas.
INQUISITRICE – Poisson ou arme, quel rapport avec Bonaparte ? Si c'est un symbole, que signifie-t-il, et quel Bonaparte cette affaire concerne-t-elle ?
DUCHESSE – Voilà d'excellentes questions. (à l'Historien) Monsieur ?
HISTORIEN – C'est très simple. Si monsieur le Comte accepte de ne plus...
COMTE, interrompant – Hors de question. Je refuse d'entendre plus de billevesées. Sortez, monsieur, ou je ne réponds pas de mes actes !
Un temps. Le Comte et l'Historien se jaugent mutuellement du regard. L'Historien reporte son attention sur la Duchesse et l'Inquistrice.
HISTORIEN – L'Espadon de Bonaparte...
COMTE, interrompant – Assez !
Il saisit l'Historien par le bras, et l'entraîne en coulisses.
DUCHESSE – Fichtre. J'espère qu'ils ne vont pas en venir aux mains.
INQUISITRICE – Je ne serais pas surprise, ma chère. Mais je voulais vous parler d'autres choses plus plaisantes.
DUCHESSE – Je vous en prie.
INQUISITRICE – Votre époux, le duc, n'est-il pas mourant ?
DUCHESSE – Oh.
INQUISITRICE – Sans être brutale, je me dois de vous rappeler que s'il venait à mourir sans absolution...
DUCHESSE, interrompant – Il serait... Je le sais bien. Nous faisons le nécessaire, madame l'Inquisitrice.
INQUISITRICE – Fort bien. Je ne voulais pas vous offenser, madame, mais mon devoir est de mener les pauvres âmes à la rédemption.
DUCHESSE – Je...
Le Comte revient, seul, les habits en désordre.
COMTE – Voilà pour lui ! Il n'y reviendra plus, avec ses espadons.
DUCHESSE – Quel dommage.
COMTE – Ne désespérez point, madame. Je suis certain que madame l'Inquisitrice pourra nous amuser avec une histoire ou deux.
INQUISITRICE – Avec joie.
Elle s'éclaircit la gorge. L'Historien revient, les habits déchirés.
HISTORIEN – Monsieur le Comte...
INQUISITRICE – La rumeur dit qu'en Andalousie...
HISTORIEN – Nous n'avions pas terminé notre conversation.
INQUISITRICE – Une vendetta pérenne oppose deux familles riches, mais criminelles.
HISTORIEN – Je vous défie, monsieur.
INQUISITRICE – La raison de ce conflit est tombée dans l'oubli.
COMTE – Si vous mentionnez encore une fois vos fariboles...
INQUISITRICE – Mais un incident en particulier...
L'Historien saisit le Comte par le col.
HISTORIEN, estomaqué – Mes fariboles ? Mais vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites !
INQUISITRICE – Un incident en particulier, dis-je...
Le Comte dégaine un poignard, et en frappe l'Historien, qui s'effondre en se tenant le ventre.
DUCHESSE – Mon dieu !
Elle se précipite et s'agenouille près de l'Historien, prenant son pouls.
DUCHESSE – Il est mort !
COMTE – Bien évidemment. Je ne rate jamais.
INQUISITRICE – Je pense qu'il est temps d'arrêter mon récit.
Le Comte hoche la tête doucement, son regard fixé sur l'Historien.
DUCHESSE – Nous ne saurons jamais, maintenant.
COMTE – Non. Et tant mieux. Des balivernes, je vous dis.
DUCHESSE – Mais comment le savez-vous ? Vous avez fait taire le seul expert sur le sujet !
Le Comte rengaine son poignard, et s'approche de l'Inquisitrice.
COMTE – Vous êtes de mon avis, n'est-ce pas ?
INQUISITRICE – Oui, et j'applaudis votre diligence. Quel que soit l'espadon de Bonaparte...
COMTE – Oui.
DUCHESSE – Vous êtes un meurtrier.
COMTE – Ne soyez pas ridicule, Duchesse. Cet individu... Comment dire ? Est-ce vraiment un meurtre ?
INQUISITRICE – Il serait mort de toute façon, tôt ou tard. S'il continuait à alimenter des rumeurs grotesques.
DUCHESSE – Je dois savoir. Qu'est-ce alors que l'espadon de Bonaparte ? Pourquoi tuer un homme pour protéger une rumeur ?
COMTE – Vous posez trop de questions, Duchesse. Profitez de notre compagnie, amusez-vous.
INQUISITRICE – Votre curiosité ne peut pas aider votre mari, n'est-ce pas ?
COMTE – Le pauvre homme, un moribond déjà, si sa femme était déshonorée, ou pire...
L'Inquisitrice s'approche de la cheminée, examinant les bibelots qui l'ornent.
DUCHESSE, de plus en plus agitée – Mais... L'Historien... Vous serez jugés ! Tous les deux ! On vous brûlera sur la place publique !
COMTE – Non.
INQUISITRICE – Personne ne brûle sans mon autorisation, Duchesse.
DUCHESSE – Je...
Elle s'interrompt sur un regard du Comte. Il s'avance vers elle, la main sur son poignard, et elle sort précipitamment.
COMTE – Mon dieu...
INQUISITRICE – Allons, allons, Comte.
COMTE – Pardonnez-moi. C'est ce fichu espadon...
INQUISTRICE, l'air rêveur – L'espadon de Bonaparte...
COMTE – Veuillez m'excuser.
Il dégaine son poignard, et sort de la pièce. L'Inquisitrice le regarde partir, l'air grave.
Rideau.