Pas vraiment une suite, pas vraiment du vécu...

Comme une envie de tout abandonner. De laisser tout le monde en plan, de partir, de cesser d'avoir mal. Non, pas d'avoir mal. Je n'ai pas mal. C'est justement le problème. Cette indifférence marquée envers ma famille, mes amis, ma vie. Mes échecs et mes réussites. La mort de mes proches, l'abandon de mes projets. Je ne ressens rien, je suis insensible.

Aucun traumatisme à l'origine de cet état de fait, aucune explication plausible qui m'excuserait. Je ne souffre pas. Et c'est la seule souffrance que je perçois. Que je m'autorise.

Un brouillard opaque, entre ce que je devrais ressentir, et ce que je vis. Un brouillard opaque, qui m'enfonce. Qui m'étouffe. Et j'aspire ses effluves nauséabonds, sans que je puisse m'en libérer.

Cette indifférence, je ne sais pas à quoi elle est due. Je ne sais pas comment lutter contre elle, comment la contourner, comment passer outre.

Elle est là, depuis toujours il me semble.

Que ce soit pendant les lâchetés de l'enfance, les groupes d'amis qui se font et se défont, ou plus tard, les chagrins d'amour qui n'en étaient pas vraiment. Et maintenant, la mort qui rôde autour de ma famille.

Je ne ressens pas de peine foudroyante. Pas d'envie de pleurer toutes les larmes de mon corps en un apaisement même partiel. Pas de larme, pas de dépression. Jute une tristesse vague. Un « c'est dommage » du plus mauvais goût.

Comment se contenter de ressentir l'approche de la fin d'une vie avec un simple sentiment de vague regret ?

J'ai l'impression d'être un monstre sans cœur, qui regarde les autres vivre et souffrir. Parce que sans souffrance, y a-t-il de la joie ? Peut-on vraiment être heureux si l'on ne ressent pas la souffrance, la tristesse ?

Je me sens à l'écart. Comme si je n'avais pas le droit de ne pas souffrir. Certes, sa vie a été bien remplie, et sur ces derniers mois, la mémoire lui jouait des tours. Et quelque part, c'est mieux pour elle de partir de cette façon… Mais pourquoi ce refus de tristesse en moi ? Pourquoi cette impression que la nouvelle qui est tombée, foudroyant ma famille en son entier, la laissant éplorée, n'est pour moi que l'équivalent d'un simple aléas du temps, la gêne d'une giboulée inattendue qui me trempe jusqu'aux os ?

Suis-je à ce point anormale ?

J'ai froid soudainement. Froid de savoir que je ne ressens rien, que la souffrance, la douleur, me sont inconnues.

Quelle ironie, que de savoir que la seule souffrance que je connaisse, est celle de savoir que ma douleur face au deuil n'est pas le quart de ce qu'elle devrait être.

Quelle ironie que de savoir que je ne peux souffrir que de moi-même…

Et quelle douleur que de voir que mes parents souffrent bien plus que moi. Que je suis totalement indifférente aux faits énoncés, implacables. Aux annonces, sans détour des médecins, qui disent qu'elle est juste « un peu dérangée aujourd'hui, on va la mettre en maison de repos ».

Et je ne peux m'empêcher de penser à ce livre d'Anna Gavalda, où le héros allait voir sa mémé tous les week-end…

Même les héros de livre souffrent plus que moi, même les héros de papier se déplacent pour accompagner les ainés qui s'en vont doucement.

Et moi, moi ! Sous prétexte que cette année d'étude est importante, sous couvert d'une envie de solitude, grâce à l'excuse qu'on me fournit si obligeamment. Moi, je ne ferais pas le déplacement pour mon aïeule qui s'en va ?

Mais qui suis-je pour ne rien ressentir ?

Qui suis-je pour m'interroger ainsi sur mes sentiments, sans rien ressentir d'autre qu'une curiosité presque morbide, à creuser les bords de la plaie, jusqu'à atteindre la douleur, jusqu'à la faire saigner ?

Suis-je à ce point anormale ?

Oh, ne vous méprenez pas. Bien sûr, j'ai un petit tiraillement au cœur quand j'apprends les mauvaises nouvelles, que son état empire. Mais, vous savez-quoi ? Pas beaucoup plus que lorsqu'on m'a appris la mort d'une vague connaissance. Un soupir, un « ça va aller ? ». Et… Et c'est tout.

Alors, j'ai beau m'abrutir de musiques tristes, de détailler mon manque d'empathie, mon manque de douleur… la seule excuse , la seule explication que je puisse donner, ma seule défense, c'est qu'ainsi va la vie…

Au fond, tout au fond, je sais très bien que… je m'en fous. J'en ai rien à foutre qu'elle s'en aille. Elle qui est la mère de ma mère. Elle chez qui j'ai passé toutes mes vacances, qui renferme tous mes souvenirs d'enfance. Odeurs de crêpes, de sirop et de confitures, de gâteaux aux yaourts et de quatre heures gargantuesques…

Et j'ai beau me dire que ça fait déjà longtemps que couve cette indifférence, que lors de l'opération de mon petit frère, je ne suis même pas allée le voir, que lors du cancer de mon grand-père, je n'étais presque pas inquiète, que même pendant sa rémission, je me disais que tout allait bien…

Est-ce une façon de me protéger, d'éviter ainsi de m'engager, de me projeter dans un avenir sans eux ?

Je ne sais pas.

Mais soudain, je me rappelle, ce vieux bonhomme, qu'on nous obligeait à écouter rabâcher ses histoires de brouillards, nous prévenir du risque de se laisser aller. Et ô combien, soudain, je regrette de ne pas l'avoir écouté.

Me voici indifférente à tout, et à tous.

Que faire pour me libérer à présent ?

Que faire pour ressentir à nouveau ?