EPILOGUE

PARTIE 1

Chapitre 49

Sublime et silence

Merci pour vos magnifiques réactions qui m'ont fait très plaisir, et pardon pour le retard. C'est clair que c'était une fic interminable et pourtant on en veut encore, c'est une espèce de drogue j'imagine. C'est pourquoi je vous ai concocté un épilogue en deux parties (avec une surprise pour le second, mais chuuut), deux longues parties. J'espère que vous les apprécierez ^^

Bonne lecture !

« Sublime et silence » est une chanson de Julien Doré.

Des cartons par terre, une odeur entêtante et mes pas qui résonnent sur le parquet blond tout neuf. Difficile de croire qu'on ouvre dans une semaine. Je regarde vers la vitrine pour jeter un œil à l'extérieur entre les interstices de peinture sur la vitre et l'affiche « ouverture prochaine », la nuit commence à tomber sur le boulevard. Inutile que je regarde ma montre, il est en retard.

La dernière réunion de chantier avec les entreprises et différents prestataires vient de se terminer, il avait promis d'arriver avant la fin. L'architecte et la décoratrice d'intérieur ont insisté pour me faire valider les derniers aménagements, à moi qui n'y connais rien. Misère. Faudra pas qu'il me dise après que c'est pas le bon ton ou tissu, ou il va m'entendre. Je me sens particulièrement déplacé dans les réunions de chantier alors je me raccroche à la rédaction des clauses des contrats pour ne pas être complètement inutile, mais je crois que je ne fais guère illusion.

Je tourne en rond comme un lion en cage, mes doutes reprennent le dessus : ai-je bien fait de tout abandonner pour me lancer dans la mode, moi qui n'y connais rien ? Je finis par m'installer sur une caisse, découragé. De plus en plus souvent je me réveille la nuit, incapable de me rendormir. Est-ce bien raisonnable d'avoir abandonné un vrai métier pour un coup de cœur ? J'ai peur de m'être trompé mais je ne dis rien à Mark, qui est si heureux et si à l'aise dans cet environnement. Il me répète souvent de lui faire confiance, mais c'est en moi que je n'ai pas confiance, je crois.

Je tombe encore sur sa messagerie, j'y ai déjà laissé trois messages énervés. Non, quatre. Mark, où es-tu ?

Une lumière clignotante dans la rue attire mon attention, c'est un taxi. Un homme élégant en sort, l'air soucieux, portable en main. Mark. Pas étonnant qu'il ne réponde pas.

Il frappe à la porte, j'ouvre, les poings sur les hanches :

- C'est à cette heure-ci que t'arrives ? Tout le monde est parti, tu te moques de moi ?

- Ouh là, on s'est mariés sans que je le sache, que tu me fais une crise de jalousie ?

- Très drôle. Je te préviens, je décline toute responsabilité pour les malfaçons, t'avais qu'à être là !

- J'ai été retenu à l'aéroport pour les contrôles et les formalités, tu sais ce que c'est, dit-il sans me regarder.

- Non, je ne sais pas ce que c'est, justement. Raconte-moi… Ça t'a pris tout ce temps là ?

- Ben oui, tu crois que j'étais où ? Il manque toujours un tampon, un papier ou un visa, avec ce genre de pays. En tout cas les pièces de tissu sont magnifiques, tu verras. dit-il en parcourant la pièce du regard, à la recherche de je ne sais quoi. Ça s'est bien passé, cette dernière réunion ?

- Non ! Tu n'étais pas là, j'ai été obligé de valider plein de choses auxquelles je ne connais rien, c'était l'horreur !

- Tu ne crois pas que tu exagères ? Je suis passé ce matin, ça avait l'air pas mal, à part quelques raccords de peinture, ici, et ici. Et le volet électrique, là. Tu l'as signalé ?

- Oui, oui, je réponds, énervé.

- Ils repassent quand ?

- Demain matin.

Mark fait le tour du propriétaire, jaugeant la boutique de son œil acéré, je me sens presque coupable à l'idée d'avoir pu laisser passer quelque chose.

- Tu seras là ? ajoute-il en vérifiant les interrupteurs.

- Oui, je pense. Pourquoi, pas toi ?

- Je ne suis pas sûr, il faudra que je retourne à l'aéroport, sûrement.

- Encore ? Mais pourquoi ?

- Chuuuuutttt… arrête de t'énerver, Hugo, tout va bien, dit-il en posant sa main sur mon épaule. C'est toujours comme ça, l'ouverture d'une boutique. Quelques jours avant le jour J rien n'est prêt et pourtant à l'ouverture tout est en place, c'est magique, tu verras.

- T'es sûr ? dis-je en me mordillant la lèvre.

- Oui, je suis sûr. Ça s'est toujours passé comme ça, avec Diego. Sauf que là c'est lui qui supervisait tout, lâche–t-il mine de rien, sans me regarder.

- Charmant ! Excuse-moi de ne pas être Diego, je maugrée en me dirigeant vers la porte, vexé.

- Hé ! Prends pas la mouche ! C'est avec toi que j'ai envie d'ouvrir cette boutique, avec personne d'autre, dit-il en m'embrassant tendrement, et je sens fléchir mes résistances. Viens, on rentre, j'ai une surprise.

- Bonne, j'espère ?

- Oh là là ! Qu'est-ce que t'es stressé ! Hé bien, viens, tu verras. On repassera tôt demain matin, si tu veux, pour faire le point ?

- Mais t'es sûr que tu ne pourras pas être là pour la dernière réunion ?

- Tu veux faire la réception du reste de la marchandise à ma place ? demande-t-il en haussant les sourcils.

- Non ! Je voudrais qu'on la fasse tous les deux, dis-je avec une petite moue, en appuyant mon menton sur son épaule.

Il me fixe en souriant et je vois deux petites rides d'expression au coin de ses yeux, pour la première fois. Je passe mon doigt sur elles, avec délicatesse, Mark écarquille les yeux, surpris :

- Mon maquillage coule ?

- Pff, t'es même pas maquillé. J'avais jamais remarqué tes rides, là, je murmure.

- C'est les soucis, ça. Je ne suis plus l'homme que tu as rencontré, faut croire… et puis je suis plus âgé que toi, c'est pour ça.

- Oui, deux ans, au moins. Ca fait toute la différence.

- Eh oui, c'est ça d'avoir été beau, ajoute-il avec une petite grimace. Toi, tu as plus de chance, ton physique ne peut que s'améliorer, avec l'âge.

- Attends, tu vas voir ! je réplique en lui donnant un petit coup de poing dans l'épaule, avant de me diriger vers la sortie.

Nous sommes en septembre, il fait encore beau et chaud, je n'ai pas vu passer l'été. Depuis que j'ai quitté le cabinet, en janvier, les semaines filent à une allure incroyable, entre le projet de boutique, la recherche d'un local, de partenaires en Afrique et Asie qui travaillent selon nos principes, le plan de financement et les démarches administratives.

Mark monte dans notre voiture et démarre, à côté de nous un couple s'enlace sur le trottoir, elle jupette au vent, lui bras couverts de tatouage. Ils sont jeunes et beaux, insouciants, je les envie.

Je soupire, heureux que la journée s'achève. J'aime les petits moments d'intimité avec Mark, le soir, chez lui ou chez moi. « A la campagne », comme il dit. Nous dînons sur la terrasse d'une salade ou d'un risotto à la truffe – ma spécialité - en écoutant les cris des oiseaux, le bourdonnement d'une abeille, et le silence est si léger parfois qu'on a l'impression que le monde retient son souffle. Mais Mark n'aime pas venir « à la campagne », il n'aime que la ville et ses commodités.

Il y a du monde ce soir sur les grands boulevards, la circulation de septembre avec la température du mois d'août, heureusement notre voiture est climatisée.

- On va où ? je demande, étonné, en le voyant tourner à gauche là où d'habitude on va à droite.

- Surprise !

- Mais je suis crevé… J'ai pas envie de sortir, Mark. On peut pas plutôt rentrer chez nous ?

- Ah là là ! Et tu prétends être plus jeune que moi ? Ca promet, répond-il en conduisant d'un geste sûr, vers une destination inconnue.

- T'aurais pu me prévenir, quand même.

- Oui, mais ça n'aurait pas été une surprise.

J'essaie de me repérer par rapport à l'Opéra et la Madeleine, mais il freine et se gare déjà.

- Quoi ? On est déjà arrivés ? On va où ? Au restau indien, là ? je demande en regardant partout autour de moi.

- Non, non. On va dans cet immeuble, là, répond-il en désignant un bel immeuble en pierre de taille, un peu plus loin.

- C'est chez qui ?

- Un ami.

- On va dîner ?

- Oui, dit-il en descendant de voiture.

- Mais j'aurais aimé me changer et prendre une douche… et puis je suis crevé.

- Ca ne durera pas longtemps. Allez, tu verras, ce sera sympa.

- Pfff… je le connais ?

Il me lance un clin d'œil sans répondre, je le suis à regret dans l'entrée, où il pianote un code. Cette entrée me rappelle quelque chose, sans que je sache exactement quoi. Peut être y suis-je déjà venu dans le cadre de mon boulot, mon ancien cabinet n'est qu'à quelques rues de là.

Je jette un coup d'œil à mes vêtements froissés, je suis en jean et polo clair, rien de bien présentable, même si tout vient d'une bonne boutique. Mark est toujours élégant, tel qu'en lui-même, énervant. Je pense avec déception que j'aurais aimé souper avec lui sur ma terrasse, à Bry, boire un verre et pourquoi pas partager un bain, voir nos corps s'adoucir, goûter le savon sur sa peau du bout des ma langue, l'aimer, encore.

On parvient en haut de l'escalier recouvert d'un tapis rouge, typique.

- On arrive les mains vides, non ? C'est pas gênant ? Il n'y a que nous qui sommes invités ?

- Oui. Non. Oui, débite-il rapidement.

- Et c'est en quel honneur ?

- Un anniversaire.

- Quoi ? Et on n'a pas de cadeau ? T'exagère, quand même !

- Arrête de te stresser, il y a un cadeau de prévu. Allez, souris !

Il sort une clé et ouvre la porte, à ma grande stupéfaction. J'ai la bouche ouverte pour l'interroger quand il pose un doigt dessus :

- Chuuuuut. Ne dis rien. Ferme les yeux, donne-moi la main, et suis-moi. C'est la surprise…

Rapidement je vérifie mentalement que ce n'est pas mon anniversaire, déjà passé, ni le sien –dans un mois. J'ai tellement l'esprit occupé par l'ouverture prochaine que je n'ai aucune envie de me divertir, mais je crois que je n'ai pas mon mot à dire. Sa main tiède attrape la mienne, mon cœur se met à battre à toute allure, je suis sur le point de marmonner « je déteste les surprises » quand je sens des lèvres chaudes sur les miennes, et je devine un sourire. Mark, qu'as-tu encore inventé ?

Nos pas résonnent sur le plancher, parquet, sans doute. Il flotte une odeur raffinée, j'avance le nez en l'air, yeux clos, un peu ému. J'espère juste qu'il n'y a pas 40 personnes qui nous attendent dans l'obscurité, j'ai trop envie d'une soirée en tête à tête, avec lui.

Je ne l'avouerai jamais mais j'adore sentir ses doigts fins dans ma main, le parfum subtil de son eau de toilette, j'adore l'idée qu'il me guide dans l'obscurité jusqu'à un endroit inconnu –peut-être un grand lit, où nous ferons l'amour pendant des heures. J'ai l'impression d'être un enfant qui joue à cache-cache, le mystère accroit mon excitation, soudain mes ennuis s'envolent, j'ai dix ans à nouveau. Seize, plutôt.

Mon imagination galope alors que nous continuons d'avancer. C'est la galerie des glaces, ou quoi ? Je pressens que nous changeons de pièce quand je frôle une embrasure de porte, à moins que ce ne soit un meuble. L'atmosphère se modifie subtilement quand Mark me murmure :

- Attention, on descend des escaliers.

- Quoi ? Tu plaisantes, on repart déjà ?

- Fais-moi un peu confiance, pour une fois.

Pour une fois ? Je suis sur le point de lui faire remarquer que j'ai quitté mon job, pour lui, quand je comprends que nous descendons un escalier, à l'extérieur cette fois. Les bruits sont entièrement différents, et ce souffle sur ma peau. Je me concentre sur le léger bruissement que je perçois : le vent dans les feuilles, j'en suis sûr. Et ce gazouillis… Un parc ? Un jardin ? En plein Paris ? Plus étonnant encore : pas de circulation, ou alors très lointaine. Il y a des pierres et de la pelouse sous mes pieds, et ce glouglou… Une fontaine ?

Mark s'immobilise et me murmure : « Tu peux t'asseoir, si tu veux, mais garde encore un peu les yeux fermés, s'il te plait ».

- Tu sais que tu es impossible ? dis-je en m'asseyant précautionneusement, obéissant.

- Oui, je sais. C'est pour ça que tu m'aimes, d'ailleurs, je le sais bien. Le jour où tu sauras tout de moi, où je ne te surprendrai plus, tu ne m'aimeras plus.

Je secoue la tête et tâte la chaise sous moi : je sens du fer, sans doute une vieille chaise de jardin. J'avance la main au hasard et rencontre une table du même matériau, j'entends un glouglou plus proche et pétillant, et soudain une flûte de verre froid se matérialise dans ma main.

- Laisse-moi deviner, Mark. Du champagne, ta boisson préférée. Là, tu ne me surprends pas. En quel honneur ?

- Je te l'ai dit, un anniversaire. Et un emménagement.

- La boutique ?

- Pas seulement. Tu as deviné où on est ?

- Je suis déjà venu ?

- Oui.

- Il y a longtemps ?

- Il y a quelques temps, oui.

Je me concentre à nouveau : un jardin à Paris, une fontaine, sans doute beaucoup de verdure…

- L'appartement de ton grand-père ! Là où tu m'as fait venir soi-disant pour conclure une vente !

- Gagné… sauf que cet immeuble n'appartient plus à mon grand-père. Il va être vendu parce qu'il est mort, et tout sera divisé entre ses enfants.

- Oh, je suis désolé. Je ne savais pas.

- Tu pourras ouvrir les yeux mais je veux d'abord te poser une question, très importante.

- Ouh là ! Tu me fais peur.

- Non, n'aie pas peur. Viens, goûtons ce merveilleux breuvage d'abord.

- Mais c'est quoi toute cette mise en scène ?

- Une surprise. Buvons à une santé qui nous est chère, la nôtre.

Le liquide pétillant explose dans ma bouche, les sensations sont renforcées par ma cécité provisoire, l'environnement inhabituel et la « surprise » me font battre le cœur. Il prend ma main, et murmure :

- Est-ce que tu sens la finesse de ce breuvage ? Est-ce que tu sens le vent, l'odeur du chèvrefeuille ?

- Oui.

- Est-ce que tu entends les oiseaux, la fontaine ?

- Oui, dis-je d'une voix altérée.

- Est-ce que tu acceptes de vivre ici avec moi ?

- Quoi ? dis-je en ouvrant de grands yeux d'un coup. Ca veut dire quoi ?

Soudain tout mon environnement se matérialise, et les souvenirs un peu passés se ravivent : l'écrin de verdure, les fleurs multicolores réparties en un jardin anglais foisonnant, les tables et chaises en ferronnerie, la petite fontaine de pierres.

Le regard gris de Mark, inquiet. Avant qu'il ouvre la bouche, j'explose :

- Tu plaisantes ? On avait dit qu'on restait chacun chez soi. Et puis j'ai pas les moyens d'acheter ce type d'endroit, pas même de louer un étage. C'est quoi ce délire ?

- Pourquoi tu prends toujours tout mal ? Pourquoi tu te braques systématiquement, Hugo ?

- Je… je ne sais pas. Parce que tu décides de tout, sans doute, sans me demander mon avis, voilà pourquoi. C'est quoi cette histoire ?

L'ombre dans ses yeux me fait un peu au cœur, je ne veux pas lui faire de mal, mais je déteste qu'on décide pour moi. Il soutient mon regard, le sien s'est fait plus métallique. Sans qu'il me le dise je me souviens que je l'ai envoyé bouler il y a quelques années, dans ce même jardin, et méchamment. Etrange. Une allergie aux glycines ?

Un cri d'oiseau détourne notre attention quelques secondes, Mark soupire :

- C'est parce qu'il est difficile de discuter de certaines choses avec toi que je te fais ce genre de « surprise ». Tu sais que tu es têtu comme une mule ?

- Comment ça ? J'ai mes idées, c'est tout. Mark, j'ai déjà quitté mon boulot pour toi, ne me demande pas en plus de déménager. J'aime mon petit appart minable, j'aime l'idée de ne pas dépendre financièrement de toi. Je crois qu'on ne doit pas commettre les mêmes erreurs que par le passé, vivre ensemble d'une manière fusionnelle. Tu comprends ?

- Oui, je comprends. C'est pas grave, soupire-t-il en levant son verre dans ma direction, avec résignation. Profitons quand même de ce moment, d'accord ?

- Attends, je veux en savoir plus. Il est à qui, cet immeuble ?

- Il est en vente. Il sera vidé de ses meubles à la fin de la semaine. Je… c'est un endroit que j'aimais beaucoup, alors j'avais pensé que… peut-être toi et moi on pourrait s'y installer. Comme tu adores la végétation, je croyais que ça te plairait.

- Écoute, l'endroit est superbe, mais c'est beaucoup trop beau pour moi. Je ne pourrai jamais payer ça, je ne m'y sentirai jamais à l'aise. Déjà l'achat de la boutique m'a mis sur la paille, j'ai dû demandé à mes parents de participer, alors là…

- OK, n'en parlons plus. Disons que je voudrais juste y passer une dernière nuit, avec toi. Ca te va ?

Il sirote son champagne d'un air détaché, mais le léger frémissement au coin de sa lèvre prouve qu'il est vexé. Je fixe le parterre de fleurs colorées en face de moi, désolé. Je l'aime mais je ne veux pas renoncer à tout, pour lui. Tout ce en quoi je crois, tout ce qui a de l'importance pour moi. La chaleur et le champagne à jeun me donnent mal à l'estomac, je me mordille la lèvre, pris dans mes contradictions.

C'est clair que je suis têtu, mais c'est clair aussi que je ne veux pas vivre à ses crochets. J'ai envie de me lever et de l'embrasser, pour me faire pardonner, pourtant je reste assis. Qu'ai-je à me faire pardonner, après tout ? De vouloir respecter les principes auxquels je crois ?

Difficile pourtant de passer à autre chose, de faire comme si cet échange n'avait pas eu lieu.

- Mais toi tu aurais pu l'acheter, tu aurais eu assez d'argent pour ça ?

- Oui, mais ce n'est pas la question. Si tu ne veux pas vivre ici, n'en parlons plus. Et si dînait ?

- Je… d'accord. Ici ?

- Non, en haut. J'ai préparé un dîner pour nous, dit-il en se levant.

- Tu as préparé quelque chose ou tu as fait appel à un traiteur ?

- Merci pour ta confiance ! Non, j'ai préparé quelque chose, c'est pour ça que j'étais en retard, tout à l'heure, ajoute-t-il nonchalamment en montant les escaliers.

Sidéré par cet aveu qui lui ressemble si peu, je le suis en silence dans les escaliers et couloirs de cette maison dont je ne connais qu'une pièce, le bureau. Les plafonds sont hauts et ornés, chaque meuble semble ancien et précieux, je me dis que je ne pourrais jamais me sentir chez moi dans de tels ornements, pour me rassurer.

Nous entrons dans une immense salle à manger, somptueusement meublée, qui me fait irrésistiblement penser à un décor d'opéra, peut-être à cause des dominantes rouge et or, et des chandeliers sur la table. La table a été artistiquement préparée, il y a tant de verres et de couverts que j'en reste perplexe. Mark me fait signe d'entrer, j'avance d'un pas avant de m'arrêter, impressionné.

Je ne peux m'empêcher de sourire devant tant de mise en scène, mais je reste bouche bée en apercevant la Tour Eiffel illuminée depuis la fenêtre, au dessus des toits de Paris. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il était si tard, ni que le jour tombait, dans le jardin. Le bruit des voitures monte faiblement jusqu'à nous, le paysage est presque envoûtant.

Je m'assois silencieusement à la table richement apprêtée, ne sachant si c'est kitch ou splendide. Un peu des deux, sans doute. Un air de musique flotte dans la pièce, raffiné. Lorsque Mark s'assoit à son tour je constate une fois de plus que le reflet des bougies danse dans ses cheveux, il est fait pour ce genre de décor, pas de doute. Mon regard se perd ensuite sur la vaisselle fine, les verres de cristal, je soupire.

- Tu as faim ?

- Oui, j'ai l'estomac vide, et avec tout ce champagne…

- Je voudrais juste te demander une chose…

- Oui ?

- On ne parle pas de la boutique, d'accord ? Pour ne pas se stresser.

- D'accord, je réponds en sentant mon estomac faire un looping.

Mark se lève alors et sort, puis revient avec deux assiettes de melon somptueusement préparées et garnies, dont la fraîcheur me fait monter l'eau à la bouche.

- Tiens, goûte ce délicieux porto avec le melon, tu verras, c'est un enchantement.

- Merci. C'est quoi, cette musique ?

- « The flower duet », tu connais ?

- Euh, ça me fait penser à une pub…

- Oui, British Airways, je sais. Tu aimes ?

- Hum… oui. Parfait, dis-je en sentant le jus sucré couler dans ma gorge. Le melon est délicieux.

Nous dînons en silence, bercés par la musique ou simplement fatigués, et peu à peu je sens mes membres se détendre et le vin réchauffer mon sang. J'observe Mark qui mange avec délicatesse, le ballet de ses mains me fascine, ainsi que sa bouche rouge que je voudrais croquer, comme une cerise.

- Ça te plait ?

- Quoi ?

- Ici. Cette pièce, cette décoration.

- Oh, euh… c'est … euh…très beau. Comme un musée. Ou un grand restaurant, j'ajoute précipitamment devant sa mine déconfite. Et toi ?

- Moi j'adore. Tu sais, c'est un peu le décor de mon enfance, on venait souvent passer des Noëls ici, j'adorais regarder la Tour Eiffel par la fenêtre, surtout s'il neigeait. Et puis c'était tout un rite, avec mes cousins. Le chocolat chaud de quatre heures, avec les brioches et les chouquettes, les jeux devant le grand sapin et les adultes qui venaient nous rejoindre le soir, bien habillés. On devait se mettre en pyjama et se brosser les dents, mais on essayait de grappiller un peu de temps avec eux, encore. Ma mère me paraissait si belle que je croyais presque qu'elle était une fée, avec ses longs cheveux blonds. Si belle et si fragile, même si je ne savais pas pourquoi il y avait tant de tristesse dans ses yeux, à l'époque. Mes parents formaient un couple incroyablement bien assorti, presque fascinant de ressemblance, mais il y avait tant de froideur entre eux que ma sœur et moi on se demandait comment ils avaient pu être amoureux et amants, avant notre naissance. Ils ne se fréquentaient qu'en société je crois, je ne sais même pas s'ils ont jamais fait chambre commune. Enfin à l'époque on ne se posait pas tant de questions, les apparences étaient sauves, à défaut d'amour entre eux. On se battait avec mes cousins pour grimper sur les genoux de mon grand-père, car il nous racontait toujours des histoires et c'était celui qu'il tenait sur ses genoux qui la choisissait.

- C'était quoi ton histoire préférée ?

Il baisse la tête, indécis, et avale une gorgée d'eau. Son hésitation me fait sourire, et sa pudeur. Finalement il relève la tête, qu'il penche un peu :

- Sleeping Beauty… la Belle dormant au Bois, c'est ça ?

- Non, on dit « la Belle au Bois Dormant »

- Ah oui ? C'est le bois qui dort, ou la jeune fille ?

- T'as raison, c'est pas très logique. C'est du vieux français, ou une vieille expression sans doute. Qu'est ce qui te plaisait dans ce conte ?

- Tu vas te moquer de moi…

- Mais non, vas-y.

- Le combat avec le dragon, et surtout le baiser du prince, qui réveille la princesse. Ca me faisait rêver.

- Hum… et tu te mettais à la place du prince, ou de la princesse ?

- Joker ! Je te connais, tu vas faire de la psychanalyse sauvage sur moi. Je ne répondrai qu'en présence de mon avocat.

- Bonne pioche, je suis là ! Et quand je pense que c'est moi qu'on traite de parano ! Je crois que je devine la réponse, de toute façon. Et après, vous faisiez quoi ?

- Pardon ?

- Avec tes cousins.

- Oh, je te saoule avec mes histoires, non ? dit-il en faisant mine de se lever. Je vais plutôt chercher le plat dans la cuisine.

- Non, attends, j'aimerais bien que tu continues. Il était où, le sapin ?

- Là, pas très loin de la cheminée. Il était immense, couvert de boules rouges et blanches exclusivement, que nous mettions le 24 au matin, avec les bonnes. Et le lendemain matin il y avait des chocolats cachés entre les branches, on se battait pour les trouver, entre cousins. Et tous les cadeaux au pied du sapin, c'était magique. La veille au soir les adultes fêtaient Noël, mais nous, les petits, devions attendre le lendemain pour découvrir les cadeaux. Je me souviens d'un soir où nous nous étions cachés la veille de Noël, avec mon cousin Nathan, pour observer les adultes. J'étais impatient et terrifié à l'idée de découvrir le Père Noël descendant de la cheminée ! J'étais tellement certain de le voir arriver que je ne comprenais pas pourquoi les adultes ne se cachaient pas, dit-il avec un petit sourire nostalgique.

- Ça devait être mignon, dis-je en l'imaginant, petit garçon blond aux allures sages. Tu n'as pas une photo de toi ?

Il lève les yeux au ciel, une légère rougeur apparaît sur ses pommettes fines :

- Quelle idée ! Et puis quoi encore ?

- Allez… pas même une petite photo ?

- Si. Dans la chambre de mon grand père.

- Je peux la voir ?

- Maintenant ?

- Oui, s'il te plait. Pour mieux t'imaginer.

- Mais pourquoi tu veux m'imaginer, je suis là !

- Je veux te voir petit, tu devais être adorable.

- Comme tous les enfants, répond-il en haussant les épaules. Tu n'as jamais vu de photos de moi ?

- Non, dis-je fermement, en omettant sciemment l'album montré par son père, le fameux soir.

- D'accord… on y va. Tu sais que t'es insupportable ? Mais j'ai un gigot au four et…

- Il y en a pour cinq minutes, promis.

Nous échangeons un coup d'œil, se doute-t-il combien je l'aime, combien son histoire m'a ému ?

Je suis surpris par le nombre de pièces dans la maison, sur deux étages, quand enfin nous arrivons devant une porte close. Mark hésite puis pose la main sur la clenche, je demande :

- On n'est pas obligés, si tu ne veux pas. C'est là qu'il est décédé ?

- Non, à l'hôpital. Mais sa succession traîne depuis longtemps, il avait énormément de biens dans beaucoup de pays, et les héritiers ne s'entendent pas trop.

- Comme souvent.

- Oui, sans doute. Tu connais mieux ce milieu-là que moi, hein ?

La pièce est plongée dans la pénombre de cette soirée, mon cœur se serre à la vue du grand lit ancien et des photos posées sur les commodes, vestiges d'une vie sans doute bien pleine. Difficile de croire qu'il ne reste plus rien de lui, que de l'argent et des photos. Et un bouquet de roses du jardin devant la fenêtre.

Mark allume la lumière et je distingue enfin les visages sur les clichés, sans vraiment les reconnaître. Des enfants, majoritairement blonds, des photos de mariage, de baptêmes et communion en aube blanche, d'étés au soleil.

- Devine où je suis, murmure-t-il en se rapprochant de moi.

- Ici, dis-je en tendant le doigt vers le visage morose d'un angelot pâle, entouré d'autres blondinets.

- Gagné ! Mais comment t'as fait ? On se ressemble tous, je trouve.

- Ah ! ah ! Tu ne peux rien me cacher, tu vois.

- Moui… c'est de la chance, c'est tout, fait-il en haussant les épaules.

Comment lui dire que j'avais déjà vu cette photo, dans la garçonnière de son père, assortie du commentaire : « Il est beau, hein ? ». Je secoue la tête pour chasser ce souvenir, Mark me commente les noms d'autres personnes immortalisées sur la pellicule, les lieux et années, et bientôt je confonds tout, les oncles, tantes, cousins, filleuls…

- C'est lequel, Nathan ?

- Nathan ? C'est lui, là. Il est né le même mois que moi, mais à Bath. Pourquoi tu demandes ça ?

- Parce que je voulais savoir quelle tête avait ce fameux cousin avec lequel tu te cachais, étant petit.

- Mais c'était pour attendre le Père Noël !

- Mouais… c'est ce qu'on raconte…

- Mais je te jure que c'est vrai, se récrie-t-il en se tournant vers moi.

- Pas de jeux coquins, genre le docteur ?

- Comment ? Ah non, pas du tout. On était très purs et très sages, je t'assure. Ca ne se faisait pas du tout, dans ma famille.

- Hum… C'est après que tu t'es dévergondé, alors…

- Si peu… Mais à l'époque j'étais très innocent, je te jure.

- Pas même un bisou ici ? Ou là ? dis-je en joignant le geste à la parole.

- Non.

- Et là ?

- Hum ? Non, je ne crois pas.

- Et ici ? je demande en frôlant son cou de mes lèvres, qu'il plie pour me donner accès à sa peau fine.

- Hmmmm… Je ne sais plus. Fais le encore, pour voir.

La chaleur s'accentue d'un coup, je sens les battements de mon cœur s'accélérer, je ferme les yeux pour mieux m'emplir de son odeur délicate, deviner son émoi et goûter à ses lèvres.

Bien vite nous nous enlaçons, oubliant le lieu et l'heure, le gigot et la boutique. Il n'y a plus que sa bouche tiède, sa peau humide et l'appel de mon ventre, irrésistible. De baiser tendre en plus approfondi nous nous ancrons l'un à l'autre, et nos mains cherchent avec impatience le contact avec nos chairs, nous débarrassant rapidement de nos vêtements.

Ses soupirs précipités trahissent son désir, j'adore le regarder clore ses paupières en penchant la tête en arrière, bouche entrouverte, s'abandonner à moi, à mes caresses expertes ou hésitantes, à ses désirs affichés ou inavoués.

J'adore sentir son cœur battre sous mes mains parties à la recherche d'autres trésors, qu'il me cache ou me révèle d'un soupir, selon son bon vouloir, j'adore sentir nos jambes se mêler à la recherche de la fusion parfaite, de l'éblouissement total.

Déjà ma langue vient le goûter subrepticement, ses reins se révoltent quand mes doigts s'approchent de son intimité secrète, nos murmures se mêlent et nos bouches se cherchent pour plus d'ardeur, de passion, de violence.

J'adore l'instant en suspend où tout est possible, de caresses chastes à la pénétration la plus bestiale, l'instant où nous sommes nus et démunis, face à la vérité de notre relation. Plus de questions, plus d'alibis, que la voix de nos corps jumeaux en érection, la chanson de notre désir, l'hymne pur ou infernal de nos pulsions libérées, parfois réprimées, toujours intenses.

Nos corps glissent sur le lit trop bien fait, ses ongles s'accrochent à la courtepointe immaculée alors qu'il se cabre et m'offre la vue de sa beauté nue, ses clairs obscurs et ses sources blondes, alors que mon sexe gonfle et devient arme, poignard pourpre et divin, qu'il frôle de ses longs doigts impudiques, jusqu'à mes bourses qu'il griffe doucement, avant de les lécher sans retenue, sans pudeur.

Déjà je le pénètre et il gémit, il est si doux et chaud autour de moi que j'entre dans un brasier charnel, son volcan sensuel. J'ai si peur de le blesser que je m'immobilise jusqu'à ce qu'il tangue lentement, que nos peaux moites s'unissent et se mélangent, et soudain il n'est plus que moi, je ne suis rien en dehors de lui, sa chaleur et ses gémissements, nous sommes un, nous sommes l'autre, nous tanguons et coulons ensemble dans le flot de notre plaisir poisseux.

J'adore quand je l'ai possédé et qu'il vient chercher sa revanche, une flamme au fond des yeux, s'imposant en moi en vainqueur par ses gestes lents et profonds, m'emplissant, me ravageant intimement jusqu'à faire monter les spasmes qui vont me faire geindre ou crier, m'expédiant au paradis, entre ses cuisses.

La musique résonne encore, aérienne, nous parvenant très faiblement, quand nous reprenons lentement pied avec la réalité. Il fait entièrement nuit, je ne sais plus de puis combien d'heures nous nous aimons, ces instants ont été magiques, d'une intensité rare, sans que je ne sache pourquoi.

Dans l'obscurité les cadres dorés des photos luisent doucement, je les entrevois à peine, toujours étendu sur le lit, et pourtant j'ai la sensation d'avoir touché à l'essence même de Mark, sur cette photo, à son être le plus vrai et le plus intime. Le petit garçon triste qu'il était avant de devenir cet adulte souvent froid, cynique. L'esquisse du couturier.

Un grondement dans mon estomac me rappelle alors à d'autres réalités, plus concrètes, et je me redresse sur un coude :

- Tu crois qu'il reste quelque chose de ton gigot ?

- Hum… quelle heure il est ? Il va être prêt d'ici une petite heure, juste le temps de prendre un bain, si tu veux. Tiens, je pensais qu'il serait cuit quand tu me poserais cette question, mais tu as tenu moins longtemps que je croyais. Tu vieillis, faut croire, dit-il en se redressant et en allumant la lumière.

- Quoi ?

- C'est un gigot de sept heures, alors pas de panique. Il cuit très lentement.

- Tu veux dire que tu avais prévu qu'on vienne dans cette chambre ?

- Dans cette chambre, non. Mais qu'on fasse l'amour, oui. Je te connais, tu sais. Un bon vin, une bonne ambiance, tu ne résistes jamais. Mais je pensais que ça durerait encore plus longtemps, comme ça faisait un petit bout de temps qu'il ne s'était plus rien passé entre nous, ajoute-t-il d'un ton neutre.

- Charmant !

- Je t'ai vexé ? souffle-t-il doucement en se rapprochant de moi, mais je me lève d'un bond pour aller jusqu'à la fenêtre, encore nu.

Je ne réponds pas, le cœur gros soudain. Je sais bien que ça fait plusieurs semaines que nous n'avons pas eu de vrai rapport, en dehors de quelques étreintes matinales rapides, voire physiologiques. Je regarde l'avenue déserte, je n'ai pas d'explication, juste une angoisse sourde au fond du ventre.

- Tu viens prendre un bain ? demande Mark depuis la pièce attenante, sans doute une salle de bain.

- Je suis crevé, tu sais.

- Sans blague ? Moi qui croyais que tu allais m'attacher au rideau de douche et me violer pendant des heures.

- J'en suis bien incapable, tu viens de le dire, dis-je avec amertume.

- Ouh là ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Viens, dis-moi.

- Rien. Tout va bien. J'arrive…

Je me glisse dans le bain moussant, contre le corps de Mark, posant ma tête contre son épaule. La salle de bain est immense et remplie de plantes qui cadrent parfaitement avec son style Art Déco, j'ai à nouveau l'impression d'avoir changé d'époque. Parfois des échos d'opéra résonnent jusqu'à nous, je m'attends à voir débarquer des ballerines en tutu.

Je ferme les yeux et je me laisse aller contre lui, savourant ces minutes de calme et de tendresse. Il passe lentement sur mon corps pour le nettoyer, ou le caresser, je ne sais pas.

Au bout de quelques minutes de repos, il murmure :

- Dis-moi ce qui ne va pas.

- Rien. Ou plutôt, tout va bien. Je suis juste fatigué, je crois.

- Tu as faim ?

- Ma foi, oui, même s'il est très tard.

Nous sortons du bain et après nous être rhabillés nous retournons dans la salle à manger, silencieuse et plongée dans l'obscurité. La lumière nous fait ciller, et avant que j'ouvre la bouche Mark disparaît dans la cuisine pour revenir avec des assiettes et une espèce de terrine en terre, qu'il ouvre. Immédiatement des odeurs délicates de thym et d'ail me chatouillent le nez et nous nous réinstallons pour continuer notre dîner nocturne.

- Je ne te connaissais pas ces talents ! dis-je en savourant la viande qui fond littéralement dans ma bouche.

- Mais si… Je faisais à manger quand nous habitions ensemble, quand tu étais étudiant, rappelle-toi !

- Oui, mais pas ce genre de plat, du moins dans mon souvenir. Tu as bien progressé, bravo. Pourquoi tu ne fais jamais à manger ?

- Faute de temps, je crois. Et par paresse, sans doute.

- C'est dommage.

- C'est une demande déguisée ?

- Ma foi…

- Mais tu ne veux pas qu'on habite ensemble, rappelle-toi…

Immédiatement je me rembrunis, avec l'impression d'avoir tendu le piège dans lequel je suis tombé. Pourquoi est-ce tout est si compliqué ? Est-ce moi qui complique nos relations ?

Nous mangeons en silence, je me sens soudain très fatigué, je ne peux m'empêcher de bailler, mes paupières sont lourdes.

- Tu veux qu'on aille se coucher ? On mangera le dessert demain, si tu préfères.

- Je veux bien, oui, je suis vanné. C'était beaucoup d'émotions pour une journée, entre la réunion de chantier et ta « surprise »… Ca fait beaucoup pour un seul homme. Tu as prévu qu'on dorme ici ?

- Oui, j'ai préparé une chambre, juste le temps de débarrasser le couvert, je te conduis.

Arrivé dans la chambre j'enfile le pyjama préparé par Mark et je prends place dans le grand lit à baldaquin, un peu déboussolé. Comment a-t-il pu imaginer que j'accepterais de vivre ici ?

- Tu es bien ? demande-t-il en se lovant dans mes bras.

- Oui, très bien, le matelas est parfait. Ca me fait juste bizarre de dormir ici, je ne me sens vraiment pas chez moi.

- C'est normal. Tu sais que ma mère est née dans cette pièce ?

- Vraiment ?

- Ce n'était pas vraiment volontaire, elle avait beaucoup d'avance et voilà… Et pour ma cousine ça a failli recommencer, mais le SAMU est arrivé avant.

- Est-ce que chaque pièce a une histoire ?

- Je ne sais pas. Je ne crois pas. Pour moi ce sont des histoires liées à mon enfance, des choses entendues, mais je ne connais pas si bien cette maison que ça. Je n'avais pas le droit d'aller dans toutes les pièces, ni de toucher à beaucoup de choses.

- Pourquoi tu ne m'avais jamais parlé de cette maison avant, quand on habitait à Paris ?

- J'avais pris de la distance avec l'ensemble de ma famille, ils n'étaient pas très fiers de moi, avec la vie que je menais. A une époque je n'avais plus de contacts qu'avec ma mère, je n'osais pas affronter mon grand-père, alors je n'allais plus le voir. C'est quand on s'est installés à Paris pour l'ouverture de notre première boutique, avec Diego, que j'ai repris contact avec lui. Ça lui a fait très plaisir, je crois. Et à moi aussi, finalement. C'est à ce moment-là que j'ai repris contact avec toi, tu te rappelles ?

- Hum…oui. Je n'avais pas deviné ce qu'elle représentait pour toi.

- Forcément, on n'a presque pas parlé.

- Elle est vraiment importante pour toi, hein ?

- Oui, répond-il dans un souffle.

Je revois les photos de lui enfant, je l'imagine glissant silencieusement dans chaque pièce, ou caché pour surprendre le Père Noël, dans son petit pyjama bien repassé. Un vrai royaume pour un enfant, à n'en pas douter. Nous finissons par sombrer dans le sommeil sans que je m'en aperçoive, enlacés.

oOo oOo oOo

Pourtant le lendemain avant l'aube je suis réveillé, une boule d'angoisse au ventre. Comme chaque nuit où nous dormons ensemble je le regarde dormir, fasciné. Je me rends compte que je veux vivre et dormir avec lui chaque nuit, mais pas dans ces conditions. Une fois de plus le sceptre de la boutique vient me hanter, avec toutes les catastrophes possibles ou imaginables, et les emmerdes quotidiennes.

Mark s'étire quelques heures plus tard, et demande :

- Tu as bien dormi ? C'est calme, hein ?

- Oui, très calme.

- Mais tu n'as pas l'air très reposé. Ca ne va pas ?

- Si, si… mais je n'ai pas beaucoup dormi, en fait.

- C'est la réunion de chantier d'hier qui t'a stressé ?

- Oui, sans doute. Mais je croyais qu'on ne devait pas parler de la boutique ?

- Hum, c'est bien le problème, je crois. On n'en parle jamais, sauf pour parler des soucis qu'elle pose, et j'ai peur que ça te stresse beaucoup, non ?

- …

- Hugo ? Réponds-moi. C'est ça ?

- Je… Je ne sais pas si je suis fait pour ça, tu sais. C'est tellement loin de moi, de mon monde… et puis j'y connais rien, même en compta je n'ai que des bases. J'ai peur de…

Je m'interromps, mal à l'aise. Je ne veux pas inquiéter Mark avec mes craintes, mais je sens que si je garde tout pour moi je vais finir par exploser.

- Oui ? dit-il doucement.

- De faire fausse route. De te décevoir. Je ne suis pas Diego, je ne le serai jamais.

- Encore heureux ! C'est avec toi que je veux vivre, pas avec lui. Mais je te comprends, tu sais. Je le sens bien, que tu fais beaucoup d'efforts pour moi. En fait, moi aussi je me demande si…

- Oui ? dis-je, redoutant la suite.

- Si tu es fait pour ça. Si ça va te plaire, un jour, ce milieu. J'ai peur que tu prennes trop sur toi, que ce soit trop dur. Tu es anxieux et rien ne te plaît vraiment, je crains que… de t'en avoir trop demandé, ajoute-t-il d'une petite voix qui me serre le cœur.

J'avale ma salive, en fermant les yeux. Mes craintes sont comme avérées par Mark, et je me sens pris au piège, fait comme un rat. Il est trop tard pour faire demi-tour, revenir en arrière. J'ai investi tout mon argent dans cette affaire, je ne peux pas tout laisser tomber maintenant, c'est trop tard. Ce serait briser son rêve pour un vague malaise, alors que moi je n'ai jamais vraiment eu un job qui me plaisait totalement, de toute façon.

- Tu regrettes, Hugo ?

- Non, pas du tout. Je suis bien avec toi, je trouve que c'est bien que l'on fasse quelque chose ensemble, c'est juste que… je ne sais pas si j'en suis capable. C'est pas vraiment mon truc, tu comprends ?

- Oui, je comprends. C'est pour ça que tu ne dors pas bien depuis quelques temps ?

- Tu t'en es rendu compte ?

- Tu crois quoi ? Que je ne te connais pas par cœur ?

Je me penche pour retrouver ma place au creux de ses bras :

- Si, bien sûr. C'est pas grave, je suis seulement un peu anxieux, mais ça va passer, j'en suis sûr. Quand la boutique sera ouverte et qu'on sera installés, ça ira mieux.

- Et donc tu penses qu'il ne vaut mieux pas qu'on habite ensemble ?

- Je n'ai pas dit ça, je réponds en me mordillant la lèvre. Enfin si, je l'ai dit. J'avoue, j'aime bien notre indépendance, et mon appart à la campagne. Déjà qu'on est liés pour la boutique, je ne voudrais pas que ça devienne trop lourd, entre nous, tu comprends ? Je crois que c'est mieux si on garde un petit espace de liberté… pour souffler. Tu m'en veux ?

- Non, pas du tout. Tu as raison, travailler ensemble, c'est déjà beaucoup, lâche-t-il d'un ton indéfinissable. Peut-être trop.

La lumière entre peu à peu par les interstices des volets, éclairant mes doutes d'un jour nouveau. Je suis à la fois angoissé et soulagé que Mark soit d'accord avec moi, même si ça ne résout rien. Je sais qu'au fond ce que je crains le plus n'est pas de m'être trompé de métier, mais de le perdre. C'est pour ça que je dois prendre sur moi, jusqu'au bout. Ne plus parler de mes doutes. Ne pas gâcher notre vie par mes peurs, mes principes.

Un rayon de soleil court le long du mur, bientôt je l'aurai dans les yeux, il m'éblouira. Bientôt il fera chaud, je devrai me lever et reprendre mon habit d'associé, dans une course absurde.

- Tu sais qu'il y a un étage dans cette maison qui ferait un parfait cabinet d'avocat ? demande Mark d'un ton léger et je retiens un hoquet de surprise.

- Tu plaisantes ?

- Non, pas du tout. C'est aussi pour ça que je t'ai proposé de t'installer ici, tu sais. Pour que tu ouvres ton cabinet, à terme, si tu le désires.

Je me retourne, abasourdi, essayant de décrypter son visage pour connaître la vérité :

- C'est une blague, n'est-ce pas ?

- Non, soupire-t-il. Mais tu as réagis tellement négativement hier soir que je n'ai même pas eu le courage de t'en parler.

- Pourquoi tu ferais ça ? Tu ne veux plus de moi comme associé ?

- Hugo, toujours ta parano… Si, je veux de toi, j'ai confiance en toi, mais on ne se refait pas et toi tu n'es peut être pas fait pour ce métier. Tu es et reste un juriste, je le crains. Et je veux que tu sois heureux, alors…

- C'est vrai ? je demande, bouche bée.

- Ben oui… Si tu n'es pas heureux, comment je vais être heureux, moi ? dit-il d'une toute petite voix, celle du petit garçon sur la photo.

Je me dégage doucement, en le dévisageant :

- Tu sais que tu es incroyable ?

- J'essaie, répond-il d'un air faussement modeste. Je me donne beaucoup de mal, tu sais. Qu'est-ce que tu en penses ?

- C'est une idée de dingue, et je ne sais même pas si j'ai vraiment envie d'être encore avocat.

- Mais ça te plaisait, non ?

- Oui, mais comment me faire une clientèle ? Il y a déjà tellement d'avocats à Paris et…

- STOP ! Plus un mot, ou je crie. Tu n'es donc jamais satisfait ? Jamais confiant ?

En un instant je pense à ma mère, jamais contente, et je grimace.

- T'as raison. Je me tais, promis. Mais… ce serait pour quand ?

- Mais quand tu voudras, toi… Dans un mois, un an, quand tu veux ! Quand tu en auras marre de travailler avec moi. Je sais que je ne suis pas facile, je suis très exigeant, ce n'est pas mon meilleur côté. Et je suis sûr que tu excellais dans ton job, chiant comme tu es.

Je me tais, abasourdi. Je sens des frissons, sans savoir d'où ils proviennent. C'est tellement inattendu que je ne réagis plus, incapable de me projeter dans ce nouvel avenir. Je me sens perdu, sans repères, avec un nouvel avenir qui s'ouvre demain moi, non planifié. Angoissant.

- En plus je n'ai plus un sou, j'ai tout investi dans notre boutique, dis-je en suivant ma pensée.

- T'inquiète pas, je te rachète ta part. C'est toi qui voulais absolument investir à moitié, rappelle-toi. Et j'achète cette maison, aussi, si tu es d'accord. Tu me rembourseras quand tu pourras.

- Je… je ne sais pas quoi dire… C'est tellement inattendu, dis-je, perdu.

- Dis oui, ça suffira.

- Mais c'est un énorme investissement. Tu as tant d'argent que ça ?

- Je le crains, oui. Ça te déçoit, hein ? dit-il en se mordillant la lèvre d'un air gêné.

- … ?

- Tu m'aimeras encore, même si je suis très riche ? J'ai hérité à la mort de mon père et de mon grand-père, et les parts de mon affaire avec Diego m'ont beaucoup rapporté, j'avoue.

- Donc en fait avec cette boutique tu prends peu de risques financiers. J'en reviens pas ! Mais je te rembourserai, hein ? Jusqu'au dernier centime.

- Mais oui, rassure-toi. En nature, si nécessaire, ajoute-t-il en se cambrant contre moi.

- Je savais bien que tu avais des idées perverses en tête, comme tous les nantis !

- Je pourrais pas avoir un petit acompte ?

- Mais t'as honte de rien…

- Non, de rien. Viens…

- Mais attends, on n'a pas tout réglé, il faut qu'on parle encore, qu'on…

- Non. Stop. Arrête de gamberger, viens plutôt contre moi, je crois que j'ai un peu froid, souffle-t-il.

- Menteur, dis-je en sentant sa cuisse contre la mienne, pressante.

Quelques frissons plus tard, nous reposons sur le lit défait, Mark lance d'un ton léger :

- Tu n'avais pas un RDV, ce matin ?

- Oh flûte ! T'as raison, j'ai complètement oublié, avec tout ce qui s'est passé. Faut que je me dépêche, ils arrivent vers 9 heures. Quelle heure il est ? Oh là là ! T'es sûr que tu ne peux pas venir ?

- Mais non, je te l'ai dit. Je dois aller à l'aéroport, comme je n'ai pas pu y aller hier.

La main sur la porte de la salle de bain, je me retourne :

- Ca t'a pris toute la journée, la préparation du gigot ?

- Hein ? Hum, non, pas tout à fait, dit-il en évitant mon regard.

- Mark, regarde-moi. J'aime pas quand tu as cet air-là. Qu'est ce que tu me caches encore ? Tu as fait quoi, hier ? Dis-moi la vérité.

Il se mord la lèvre, avec une mine de gamin pris en faute :

- Tu me connais bien, hein, toi aussi ? Eh bien hier j'ai signé le compromis de vente de cette maison chez le notaire, voilà.

- Sans mon accord ?

- Attends, si tu avais dit non, j'y aurais vécu seul, un point c'est tout. Je ne sais pas pourquoi, mais j'y tiens, à cette maison.

- Tu ne sais pas pourquoi, hein ? Moi je sais, je t'expliquerai, à l'occasion, dis-je d'un ton narquois. D'ailleurs j'ai pas encore dit oui, si je me rappelle bien.

- Tu sais que c'est ça que j'aime chez toi ? Tu n'abandonnes jamais, hein ?

- Il faut que j'y réfléchisse, que je pèse le pour et le contre, et…

- Bien sûr, lance-t-il d'un ton entendu, genre « de toute façon à la fin tu diras oui, je te connais ».

- Dis donc ! Qui est-ce qui change tout le temps d'avis ?

- Je ne change pas d'avis mon ange, je m'adapte, c'est tout.

Un peu énervé je me précipite sous la douche, fixant d'un air navré mes habits de la veille, froissés. Pour l'associé d'une boutique de mode, c'est moche, mais tant pis. Tandis que le flot tiède coule sur moi je constate que le poids dans ma poitrine a disparu, même si l'assurance de Mark m'agace. Après tout, je ferai ce que je voudrai, point. Pourtant je n'ai même plus de boule au ventre, plus d'angoisse. Étrange, me dis-je en me séchant. Inquiétant, non ?

Mark, qui s'est lavé dans une autre salle de bain me rejoint devant la porte, j'ai soudain une illumination :

- Dis-donc, c'était pas censé être un anniversaire, hier ?

- Pas vraiment. En fait c'était l'année zéro de notre vie ici, à Paris, du moins je l'espérais. Une sorte de crémaillère, tu vois ?

- Tu m'as bien eu, hein ? Comme toujours ?

Nous dévalons les escaliers, il s'arrête et penche la tête sur le côté, geste enfantin :

- Mais non, c'était une surprise…

- Et tu vas m'en faire encore beaucoup, des comme ça ? je demande avec une légère inquiétude, en m'accrochant à la rampe.

- Oui, promis ! répond-il en accélérant, avant de sortir en trombe.

- Mark !

Il tourne au coin de la rue en me faisant un petit geste rapide, je ne peux m'empêcher de sourire en le voyant disparaître. Je crois que je le détesterais, si je ne l'aimais pas autant.

Bon, RDV bientôt pour mon chapitre final, cette fois ce sera le der des der, promis !

Merci encore à vous tous qui suivez cette fic depuis presque un an, et un triple merci à ceux qui reviewent ^