Le petit triton

Il était une fois un prince.

Le prince était beau et intelligent, comme il convenait pour un prince. Ses cheveux brillaient d'un éclat doré, ses yeux d'une lueur azurée. Il était généreux avec les pauvres, sévère avec les méchants et poli avec les dames. Bref, c'était un bon prince, et tout le monde en était très satisfait.

Or, il advint qu'un jour le prince alla pêcher.

Le fait en lui-même n'était pas remarquable : le prince aimait beaucoup pêcher, et il y consacrait un après-midi entier tous les jeudis. Ce qui fut remarquable, cependant, ce fut le curieux résultat que donna la pêche de ce jour précis. Le prince était, en effet, assis depuis à peine vingt minutes qu'il entendait un cri bloubloutant suivi d'une vigoureuse protestation :

- PUTAIN, CA FAIT MAL !

Le prince jeta un coup d'œil autours de lui, mais aucun de ses matelots ne semblait être l'auteur de la protestation : tous, au contraire, regardaient dans sa direction d'un air stupéfait.

- Eh, oh, vous m'écoutez oui ?!

La voix semblait provenir d'en bas. Le prince se leva et se pencha vers la mer. Un triton roux et furieux lui renvoya son regard.

- Enfin ! Vous pouvez pas regarder où vous jetez votre ligne ?!

La queue rouge sombre du triton était effectivement transpercée par l'hameçon du prince dans sa partie la plus fragile. Le prince ne s'y connaissait pas en médecine sirène, mais la chose devait être douloureuse.

- Excusez-moi, demanda-t-il poliment.

Comme nous l'avions dit, le prince était un très bon prince et il savait donc reconnaître ses torts. Le triton ne sembla pas convaincu.

- Ouais, bah ça me fait une belle jambe que vous vous excusiez ! Je l'enlève comment, moi ?

- Attendez quelques instants, suggéra le prince ; je vous lancerai une corde pour vous hisser à bord et je vous ôterai l'hameçon.

- Et comment je sais que vous ne voulez pas me mettre au zoo après coup ?

- Je vous promets que je vous laisserai aussitôt repartir, jura le prince.

- Ouais, bah alors grouillez-vous.

Une corde fut donc apportée et le triton hissé sur le pont. C'était un très beau triton à la peau nacrée, aux yeux émeraude et aux cheveux roux coupés très court pour ne pas les emmêler dans les algues (cela lui était arrivé une fois, et il avait eu très mal). Il croisa les bras, manifestement décidé à bouder. Le prince s'empara délicatement de sa queue pour ôter l'hameçon planté dans la membrane sensible.

- Faites gaffe, lança le triton, c'est une zone érogène.

Le prince lâcha prise précipitamment. Le triton éclata de rire.

- Je plaisantai ! Enfin, c'est sensible, mais pas dans ce sens-là.

Etant très poli, le prince s'abstint de tout commentaire et ôta délicatement l'hameçon. Il ne resta plus qu'une petite déchirure où le sang perlait à peine.

- Bon, merci, dit le triton. Vous êtes un gars correct, au moins. Vous me remettez à l'eau ?

- Encore toutes mes excuses, dit le prince en le traînant lui-même jusqu'à la rambarde. Je suis vraiment navré. Afin de vous prouver ma bonne foi, puis-je vous convier à un dîner chez moi sitôt que vous serez disponible ?

- La bouffe est bonne ?

- Excellente.

- OK, accepta le triton. Je suis dispo ce soir, ça vous ira ?

- Comme vous le souhaitez. Nous nous retrouverons sur la grande plage devant mon château, si cela vous convient.

- Parfait ! A plus.

Le triton plongea et disparut dans l'eau. Le prince laissa échapper un soupir de soulagement.

Lorsque vint le soir, le prince avait tout préparé. Il arriva en avance sur la plage, escorté par une dizaine de valets porteurs de flambeaux, six hommes d'armes et trois domestiques chargés de traîner le bocal destiné au triton. L'objet avait été taillé en forme de bol, avec un rebord aplati pour permettre d'y poser les coudes pour manger, et des bas-reliefs magnifiques y avaient été taillés. Il avait déjà contenu plusieurs rois et reines sirènes, et tous en avaient été parfaitement satisfaits.

Le triton, lui, arriva exactement à l'heure. Il salua le prince d'un « coucou ! » joyeux et se laissa hisser dans son bocal sans protester. Le trajet jusqu'au château fut émaillé de commentaires excités sur son entourage : la tête des valets, l'aspect des arbres et des fleurs, la forme des maisons terriennes…

Enfin, ils arrivèrent au palais. Celui-ci était absolument splendide : un architecte de génie l'avait bâti et ses successeurs n'avaient fait que l'embellir. Sous le choc, le triton se tut au moins quelques secondes avant de reprendre la parole. Il se tut à nouveau lorsqu'il pénétra à l'intérieur, qui était encore plus magnifique que l'extérieur, mais rien n'aurait pu bâillonner bien longtemps son excitation.

- … Et la statue est jolie, là, même si elle a l'air assez mécontente, ooooh il est trop beau le tableau, par contre ce truc-là est trop moche, ah, c'est de l'or ? Nous on a plein d'or en bas, il est vachement long ce couloir hein ?

Enfin, ils parvinrent à la salle à manger intime du prince. Le bocal du triton fut poussé jusqu'à sa place. Il jeta un regard fixe sur l'une des huîtres qui gisaient dans l'un des plats luxueux présentés à son regard :

- C… C'était mon meilleur ami ! s'exclama-t-il.

Le prince commença à paniquer. Le triton éclata de rire :

- Je plaisante ! Les huîtres sont l'équivalent de vos insectes en bas – et les poissons de vos animaux.

Le prince ne trouvait pas la plaisanterie très drôle. Cependant, comme nous l'avons déjà dit, il était très poli : par conséquent, il s'abstint de faire le moindre commentaire.

Le repas fut très intime, le prince n'ayant pas voulu effaroucher son hôte : juste lui, le triton, quelques-uns de ses amis, six acrobates, trois troubadours et un montreur d'animaux. Le triton se montra un mangeur et un public enthousiaste. Le concept de plats cuits l'interloqua un peu au début, mais il l'apprécia bien vite et le fit savoir au prince quand il n'était pas en train d'applaudir les artistes ou de contempler, fasciné, leur numéro. Celui-ci, qui s'était attendu à devoir porter à son invité une attention de tous les instants, en fut certes soulagé mais, peut-être, un peu vexé. Il était prince après tout ; les gens étaient supposés être honorés de sa présence et quêter son regard. Cependant, étant un parfait prince, il ignora toute amertume et se montra parfaitement courtois.

A la fin du repas, il raccompagna le triton sur la plage pour lui faire ses adieux et le porta lui-même jusqu'à la mer.

- Vous êtes un chic type, dit le triton. J'espère qu'on se reverra.

Et il l'embrassa sur la bouche, violant au moins six règles protocolaire au passage. Le prince, malgré son éducation princière, ne connaissait pas cette manière de saluer. Assez perturbé, il lâcha le triton qui se tortilla souplement jusqu'à la mer et disparut. Force nous est d'avouer que le prince dormit bien mal cette nuit-là.

Le jeudi suivant, le prince alla à nouveau pêcher. Il était – à raison – un peu nerveux et vérifia trois fois l'eau avant d'y jeter son hameçon : il n'aurait pas voulu blesser à nouveau un triton, et surtout pas ce triton-là. Cependant, ce n'était pas le danger qui le guettait aujourd'hui.

Le prince était un prince prévoyant, et il avait donc vérifié la météo avant de partir pêcher. Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que la météo s'était trompée et qu'un terrible orage allait s'abattre sur la mer. Lorsque le prince et ses matelots s'en aperçurent, il était trop tard : le bateau ne pouvait déjà plus s'enfuir. En quelques secondes, il fut renversé et ses occupants précipités à l'eau. Quelques-uns des marins réussirent à s'agripper à la carcasse du bateau, six s'emparèrent des canots de secours et quatre furent emportés par des sirènes qui en déposèrent la moitié sur le rivage – les plus laids – et gardèrent le reste pour les exploiter sexuellement. Dure loi de la mer, impitoyable et capricieuse.

Et qu'advint-il du prince ? Eh bien, celui-ci s'était tellement préoccupé de sauver ses matelots en les jetant dans les canots ou en les poussant à s'accrocher au navire qu'il avait été emporté par une vague trop violente. Assommé, il commença à couler et tomba droit dans les bras du petit triton, qui avait été attiré par le vacarme.

Celui-ci demeura un instant perplexe. Les humains ne respiraient pas dans l'eau : il ne pouvait donc garder le prince auprès de lui. Cependant, il ne pouvait pas non plus le déposer sur la plage toute proche : à cette heure-ci, les quelques passants qui y rôdaient ne pouvaient guère être classé dans la catégorie « purs et innocents ».

Il finit donc par se résoudre à passer la nuit sur un rocher, le prince dans ses bras, en attendant que l'aube vienne. Celle-ci se fit cependant attendre ; il y avait, après tout, quelques heures de nuit avant elle, et celle-ci entendait bien profiter du temps qui lui était imparti pour durer autant qu'elle pouvait. Le petit triton, qui n'avait pas une capacité de concentration très élevée et s'ennuyait rapidement, passa donc le temps en regardant le prince.

Celui-ci avait un beau visage ; un beau cou ; de beaux bras ; de belles mains ; un beau torse ; de belles jambes ; de beaux pieds ; et pleins d'autres belles choses encore, que le petit triton eut tout loisir de contempler. Par un heureux hasard, le prince demeura inconscient toute la nuit. Il ne se réveilla que lorsque, l'aube et plusieurs gardes royaux venus, le petit triton le déposa sur la plage à l'abri des regards et le fit revenir à lui de quelques paires de baffes.

Lorsque le prince eut été recueilli, reconnu, lavé, examiné et pomponné, on le mena devant le roi son père. Celui-ci se tenait au côté de la reine et d'une jeune fille inconnue qui rougit en croisant le regard du prince.

- Mon fils ! Nous étions si inquiets, déclara le roi. Voici la jeune fille qui t'a sauvé en te traînant hors de l'eau et en avertissant les gardes royaux lorsqu'elle t'a vu ; remercie-la de tout ton cœur.

Le prince fronça les sourcils. Il n'avait pas été totalement conscient lorsqu'on l'avait repêché, et il avait toujours un peu mal à la tête, mais il ne se souvenait pas de la jeune fille. Il avait l'impression d'avoir aperçu quelqu'un de flou et de roux, mais la jeune fille n'était ni floue ni rousse.

- Merci infiniment, déclara-t-il en se mettant à genoux. Comment pourrais-je jamais vous remercier ?

La reine toussota et jeta un coup d'œil à son époux. Celui-ci se racla la gorge :

- Cette jeune fille est la princesse du royaume voisin, lança-t-il avec un haussement de sourcil évocateur.

- Oh, fit le prince.

Son éducation de prince étant parfaite, il savait ce qu'il devait faire en ce genre de situation.

- Voulez-vous m'épouser ? demanda-t-il à la jeune fille.

Celle-ci rosit encore davantage.

- C'est un peu soudain, dit-elle pudiquement (car elle aussi avait reçu une éducation parfaite, et c'est ainsi qu'une princesse se doit de réagir à une demande en mariage). Il me faut demander l'avis de mes parents. Puis-je vous supplier d'attendre leur réponse ?

- Vos désirs sont des ordres, dit le prince.

La princesse lui fit quand même don de l'un de ses rubans, en retour de quoi il lui offrit une mèche de cheveux à mettre dans un médaillon ; et tout le monde fut content.

Deux semaines s'écoulèrent ainsi. Le prince, cependant, n'avait plus le droit d'aller pêcher et le petit triton fut laissé sans nouvelles. Il fut, de manière compréhensible, un peu vexé. Certes, le prince n'avait pas eu beaucoup de temps pour reconnaître son sauveur, mais ce n'était pas comme si les roux aux cheveux courts étaient très fréquents, non ?

Puis l'inquiétude vint se mêler à la vexation. Et si le prince avait subi un choc à la tête qui s'était aggravé lorsque le petit triton l'avait réveillé ? Et si la démence ou la mort s'en étaient ensuivies ?

Non, c'était ridicule. Peut-être que le prince ne supportait plus l'eau. C'était compréhensible, après tout, après un tel naufrage. (Etant un fils peu modèle, le petit triton ne pouvait imaginer qu'on puisse suivre une interdiction paternelle.) Bref, en un mot, le petit triton était inquiet. Voire même très inquiet.

Il alla donc voir la sorcière. Celle-ci était une très bonne sorcière. Non seulement elle connaissait toutes les potions, les sortilèges et les talismans possibles et réalisables, mais elle savait prendre l'air qu'il le fallait quand il le fallait: apaiser les craintes des adolescentes en quête de filtre d'amour, inquiéter les âmes en quête de vengeance venues lui demander une malédiction, intriguer les curieux voulant tester l'étendue de ses pouvoirs. En somme, la personne idéale à qui rendre visite quand, comme le petit triton, vous aviez une idée impossible derrière la tête.

- Je voudrais des jambes, déclara le petit triton à la sorcière.

Celle-ci activa son Haussement de Sourcil Numéro Trois, le sinistre et inquiétant. Le petit triton demeura remarquablement impassible.

- Vous avez ça en stock ? demanda-t-il.

- Bien évidemment ; pour qui me prends-tu ? Mais il te faudra payer un prix.

- Mon corps ? demanda le petit triton avec intérêt.

- Non ! Qu'est-ce qui t'a mis cette idée en tête ?!

- Chais pas, les rumeurs disaient…

- Les rumeurs sont fausses, affirma la sorcière avec fermeté.

- Vous êtes sû…

- Oui ! Première partie du paiement : me dire pourquoi tu désires des jambes. Ne tente pas de me mentir, je le sentirais aussitôt.

- No problemo. Je voudrais prendre des nouvelles du prince, qui n'est pas venu pêcher depuis deux semaines alors que je lui ai quand même un peu sauvé la peau.

- Tu le connais ? demanda la sorcière avec un calme feint.

En effet, quoique le petit triton l'ignorât, la sorcière était une espionne au service des parents du prince.

- Un peu que je le connais ! Il m'a pêché par accident alors il m'a invité à se faire une bouffe.

La sorcière réfléchit.

- Attends-moi cinq minutes.

- Aucun problème, accepta le petit triton.

Il attendit donc patiemment pendant que la sorcière passait dans son arrière-boutique. Elle décrocha aussitôt son Engin Magique à Transmission de Parole (la sorcière n'était pas très douée pour trouver des noms à ses inventions) et composa le numéro du prince. Celui-ci était le seul, avec son père, à qui la sorcière en avait donné un exemplaire : il est en effet des affaires que les princes préfèrent apprendre avant leurs parents et la sorcière avait suffisamment de sens politique pour comprendre qu'il valait mieux investir sur le futur.

- Allo ? dit le prince.

- C'est la sorcière, dit la sorcière.

- Oh ! Bonjour. Que me vaut l'honneur de votre appel ?

- Un triton roux voudrait que je lui donne des jambes pour vous demander des nouvelles. Il prétend que vous vous êtes rencontrés lorsque vous l'avez accidentellement pêché et qu'il vous a par la suite sauvé lors d'un orage…

Un bref silence s'établit à l'autre bout du fil.

- Que me veut-il ? demanda finalement le prince.

- Il voudrait avoir des nouvelles.

- Oh.

- Dois-je accepter ? Vous pouvez aussi choisir le prix qu'il aura à payer, et la longueur de son séjour…

A nouveau, un silence.

- J'aimerais qu'il reste une semaine, demanda le prince d'une voix douce. Comme prix… Que pensiez-vous à lui prendre ?

- Oh, de l'or, ou ses cheveux, ou une larme… Enfin bref, ça varie.

- Et sa voix ?

- Pardon ?

- Je souhaiterais que vous exigiez sa voix comme prix – pendant cette semaine seulement, évidemment. Je vous paierais bien sûr deux fois le véritable prix en or pour vous dédommager.

- C-Ce n'est pas la peine, bégaya la sorcière. Si c'est pour vous…

- Vous m'obligerez, assura poliment le prince. Excusez-moi, mais on m'appelle ; je vous laisse. Bonne journée !

- Bonne journée, dit faiblement la sorcière.

Le prince raccrocha. La sorcière revint auprès du petit triton :

- Excuse-moi, je consultais mes grimoires. Le sort durera sept jours ; en échange de quoi tu devras m'abandonner ta voix pour sept jours.

- Ma voix ?

- Euh, oui, inventa la sorcière. En parlant, la voix produit… hum, de l'énergie à travers les ondes qu'elle émet pour atteindre tes interlocuteurs. C'est donc une source de pouvoir non négligeable qui me permettra de soutenir le sortilège.

- OK, OK, grommela le petit triton.

Ils se mirent d'accord pour se retrouver le lendemain, lorsque la sorcière aurait préparé sa potion, et se quittèrent.

Le jour suivant, le petit triton se présenta devant la tanière de la sorcière. Celle-ci l'attendait déjà : elle savait bien que son client n'était pas des plus patients. Elle lui donna la potion et lui prit sa voix, après quoi il partit rejoindre le bord de la plage pour avaler le philtre.

Ses premiers pas furent moins que satisfaisant. C'était bien beau d'avoir des jambes, encore fallait-il savoir s'en servir – et, malheureusement, ce n'était pas le cas du petit triton. Il fit donc quelques essais infructueux avant de perdre patience. Finalement, ramper à moitié à quatre pattes était une solution parfaitement viable, même si les regards incrédules des passants étaient un peu blessants pour son ego.

Il avait à peine fait cinq cent mètres qu'il se trouvait nez à genoux avec des mollets. Il leva le nez pour se trouver face à face avec un menton vaguement auréolé de cheveux blonds.

- Bonjour, dit le prince avec une expression inquiète. Un problème ? Vous semblez souffrant…

- Qu'est-ce que tu fous sur cette plage, toi ? demanda le petit triton.

Ou du moins voulu demander, car la sorcière avait été efficace et il ne lui restait plus la moindre petite once de voix pour critiquer, protester ou simplement discuter. Le prince lui agrippa le poignet pour le redresser et il s'affala contre lui, courtoisement maintenu en place par un bras princier. Il tenta de faire un commentaire sur la situation, mais seul le silence s'échappa de ses lèvres.

Il commençait à se sentir très frustré et vaguement malheureux.

- Vous êtes muet ?

Félicitation, capitaine Evidence, vous avez encore accompli votre devoir ! aurait dit le petit triton s'il avait pu parler.

Au lieu de ça, il acquiesça. Le prince paraissait ne l'avoir même pas reconnu, ce qui le vexait immensément. Il lui avait percé la queue, il s'était fait sauver par lui et il ne se souvenait même pas de lui ?! Eût-il été certain d'avoir une chance de survivre seul, il l'aurait déjà envoyé bouler.

En l'état des choses, cependant, il ne pouvait même pas s'enfuir en courant. Il se résigna donc à son destin.

- Votre visage me semble familier, dit – enfin ! – le prince.

Il était temps, songea très fort le petit triton.

- … Non, décidemment, je ne peux vous replacer. Nous sommes-nous vu à une réunion royale ? Etes-vous le prince d'une proche contrée ?

Le petit sirin secoua vigoureusement la tête, réfrénant l'envie croissante de gratifier le prince d'un bel uppercut. Il ne se souvenait vraiment pas de lui ?!

- Mais nous nous sommes déjà croisés ?

Hochement de tête vigoureux.

- C'est étrange, dit le prince. Avez-vous une demeure où résider, un endroit où retourner ?

Signe négatif.

- Je ne peux donc vous abandonner, surtout sans savoir qui vous êtes et comment nous nous sommes rencontrés. Puis-je vous héberger dans mon palais ?

Le petit triton acquiesça à contrecœur. Il ne pouvait pas revenir chez lui dans cet état : tout le monde se moquerait de lui.

Il élut donc résidence dans le palais du prince. Sa chambre était splendide, avec une vue inégalée sur les côtes ; mais il n'était venu ni pour la chambre ni pour la vue. Laissé seul à lui-même, il s'ennuya terriblement la première journée. Il y avait bien des livres dans sa chambre, mais il ne savait pas lire l'humain ; les domestiques tentèrent bien de lui adresser la parole, mais il ne pouvait leur répondre que par signe et ceci limitait fortement toute tentative de dialogue.

Inutile de dire, par conséquent, qu'il bondit lorsque le prince fit son apparition. Certes, ce fut pour s'étaler aussitôt, mais l'intention y était.

- Vous semblez avoir du mal à marcher, constata le prince.

Le petit triton lui lança une insulte silencieuse mais extrêmement vulgaire. Le prince le redressa d'une manière élégante qui le rapprocha de lui, les yeux fixés dans les siens.

- Je ne peux m'empêcher de penser que je devrais vous reconnaître, ajouta-t-il.

Si le petit triton avait été humain, et donc connu les subtilités du fonctionnement de ses jambes, il aurait immédiatement pensé au bon vieux coup de pied dans les parties sensibles. En l'occurrence, il se sentit juste très vexé et de plus en plus misérable. Il était vraiment venu juste pour cet imbécile de prince qui n'était même pas capable de se souvenir de lui ?

- Voulez-vous de l'aide pour ap… réapprendre à vous servir de vos jambes ? offrit le prince. Vous pourriez être plus indépendant de cette façon. J'affecterais deux domestiques à votre service.

Oh ! Ca, c'était une bonne idée. Il pourrait explorer le palais et espionner le prince ! Sans compter qu'il s'ennuierait moins. Le petit triton hocha la tête avec conviction.

- Je suis ravi de votre approbation.

Il ne pouvait pas parler simplement, pour une fois ?

- Voulez-vous dîner avec moi ?

Le petit triton tenait là sa revanche. Il secoua la tête, piétinant gaiement l'étiquette, la politesse et le principe de reconnaissance.

- Oh. Bien évidemment. J'imagine que vous êtes intimidé, murmura le prince d'un air désolé.

Lui, intimidé ?! Le petit triton secoua vivement la tête mais n'obtint qu'un sourire pseudo-complice en retour.

- Ce n'est pas un problème, n'ayez crainte. Il serait après tout étrange que vous soyez accoutumé à la splendeur des dîner royaux.

Hein ? Il le traitait de paysan, là ? Le petit triton releva la tête avec orgueil. Lui, un vulgaire péon ? Le prince allait voir ce qu'il allait voir ! Décidé à ne pas se laisser faire, il esquissa un signe de dénégation.

- Hum ? Vous y êtes habitué ?

Le petit triton hocha vigoureusement la tête.

- Oh. Ma compagnie vous déplaît donc ?

Non ! Il avait changé d'avis ! La question n'était pas là, il fallait qu'il lui redemande s'il voulait dîner avec lui pour qu'il puisse répondre oui ! Ce crétin ne pouvait-il pas comprendre ?! Il secoua donc la tête avec exaspération. Je veux bien, articula-t-il en exagérant délibérément le mouvement de ses lèvres. J'ai… changé… d'avis.

- Vous avez changé d'avis, devina brillamment le prince.

Il en avait mis du temps ! Lâchant un soupir exaspéré, le petit triton consentit quand même à se laisser traîner dans la salle à manger. Il commençait à avoir faim, après tout.

Le dîner était cette fois-ci un peu moins intime ; le prince, cependant, eut la politesse d'installer son invité à ses côtés. Le triton étant fort bien fait de sa personne, la curiosité fut vive : prince étranger ? Amant ? Fée ? Certes, on savait que le prince hébergeait un inconnu depuis quelques jours, et il ne s'en cachait pas ; mais les rumeurs demeuraient vivaces quant aux origines de l'étranger. Il était inconscient sur la plage, prétendaient certains. Nu dans la forêt, rectifiaient les autres. Avait été payé pour tuer le prince mais avait renoncé à ses funestes projets lorsque leurs regards s'étaient croisés, insistaient quelques-uns…

Bref, l'incertitude régnait parmi les nombreux amis et connaissances que le prince avait conviés. Le comportement de celui-ci n'arrangeait d'ailleurs pas les choses. Il semblait arriver à maintenir une conversation avec plusieurs invités, comme son devoir princier l'exigeait, tout en prenant tout particulièrement soin de l'inconnu : lui suggérer des plats, lui raconter de petites anecdotes, interpréter ses mimiques, bref lui montrer une attention qui allait bien au-delà du protocole. Le mystère régnait, et les langues allaient déjà bon train.

Après le repas, le prince tint à accompagner le petit triton jusqu'à sa chambre. Celui-ci, s'étant vu recommander une grande quantité d'excellents crus par son hôte, n'était pas totalement sobre et tendait à s'appuyer généreusement sur celui-ci. Le prince ne fit aucun commentaire, sans doute par courtoisie ; au contraire, il l'attira même dans ses bras dans le but probable de mieux guider sa marche.

Une fois arrivé à la chambre du petit triton, le prince, délicat, voulut quitter le jeune homme. Celui-ci, cependant, l'attrapa par la manche :

Je ne peux pas à atteindre mon lit tout seul, articula-t-il soigneusement.

- Je vous aiderai, dit le prince.

Il tint parole. A peine le petit triton s'était-il assis sur son lit, cependant, qu'il élevait une nouvelle objection :

Je ne peux pas ôter mes bottes tout seul, se plaignit-il.

Le prince lui ôta ses bottes, les rangeant côte à côte au pied du lit.

Je ne peux pas défaire mes boutons de chemise, protesta-t-il.

Le prince défit ses boutons de chemise et la fit glisser le long de ses épaules, la posant de côté.

Je ne peux pas enlever ma ceinture, dit-il.

Le prince enleva sa ceinture.

Le matin suivant, il regagna ses propres appartements sans se faire voir des domestiques et attendit que vienne l'heure du petit-déjeuner. A peine avait-elle sonnée qu'il se précipitait vers la chambre du petit triton du pas le plus calme qu'il puisse adopter, réfrénant son impatience. Il entra au côté de deux domestiques chargés de fruits et de pâtisserie. Le petit triton était déjà réveillé, paressant dans son lit en attendant d'être nourri.

Salut, articula-t-il à l'attention du prince.

- Bonjour, dit le prince d'une voix peut-être un peu trop incertaine, voire même nerveuse, pour être vraiment digne d'un prince.

Le petit triton lui fit signe de venir le rejoindre dans son lit. Le prince renonça à apaiser les mauvaises langues qui, de toute façon, s'agiteraient quoiqu'il fasse.

- Nous petit-déjeunerons ensembles, expliqua-t-il aux domestiques.

Il ferma soigneusement la porte derrière eux et ils petit-déjeunèrent ensembles, leur créativité s'unissant pour trouver des manières nouvelles et intéressantes de consommer le repas qui leur était offert. Le temps que leur imagination s'épuise, l'après-midi était déjà survenue et le prince de moins en moins enthousiaste à l'idée d'épouser la charmante princesse que lui avaient présentée ses parents. Comment, cependant, leur expliquer la chose ? Et comment, également, l'expliquer au petit triton ? Celui-ci méritait tout de même de connaître les tensions qui risquaient de peser sur leurs têtes. Il se résolut donc à lui exposer la situation aussi clairement que possible.

- Mes parents veulent que j'épouse la princesse qui, disent-ils, m'a sauvé la vie lors de l'orage qui a détruit mon bateau.

Le petit triton le regarda d'un air fixe.

La princesse ? articula-t-il.

- Oui, une princesse étrangère. Je ne saurais trop comment elle m'aurait secouru, mais toujours est-il qu'elle l'a f- attention !

Le « attention » s'adressait au geste violent que le petit triton venait d'effectuer envers un mur innocent. Ledit mur, plus solide que le poing de son agresseur, demeura impassible. Ledit agresseur, quant à lui, passa les dix minutes suivantes à bercer sa main blessée tout en hurlant des jurons muets. Le prince commença à regretter d'avoir demandé à la sorcière la capacité d'entendre ce que voulait dire le petit triton chaque fois que sa bouche s'ouvrait sur le vide.

- Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il d'une voix douce.

Le petit triton lui adressa un regard empli de rage et de larmes de douleur.

Espèce de connard, c'est moi qui t'ai sauvé, articula-t-il soigneusement.

Le prince le regarda avec une expression de stupeur soigneusement composée.

- Pardon ?

Tu te souviens du type que tu as pêché ! C'est moi ! Et je t'ai sauvé quand ton putain de bateau a coulé et tu ne te souviens même plus de moi, espèce de…

La suite était inutile à sa compréhension. Le prince l'endura quand même patiemment avant de s'emparer – avec précaution – des mains de ton interlocuteur :

- C'est toi ? Je pensais t'avoir reconnu, mais sans ta queue…

La queue ne fait pas l'homme !

- Oui, reconnu humblement le prince. Je suis désolé.

Un long dialogue s'ensuivit où le petit triton lui expliqua précisément à quel point il se souciait de le voir désolé lorsqu'il avait mis si longtemps à le reconnaître. Le prince tâcha de l'apaiser de son mieux avant de partir vaquer à ses affaires princières, chargeant deux domestiques de soigner la main blessée de son invité.

Lorsque le soir fut venu, ils dînèrent ensembles avant de discuter de leur avenir. Celui-ci ne semblait pas vraiment digne d'optimisme. Le prince se devait d'épouser la princesse : ses parents ne prendraient pas « non » pour une réponse, surtout quand le candidat choisi par leur fils était un triton ordinaire qui préférait, affirmait-il, une amitié à bénéfice à toute relation plus sérieuse. Le prince était un jeune homme scrupuleux et il rechignait à tromper sa future épouse si tôt : ça se découvrirait beaucoup plus facilement.

En même temps, il ne voulait pas non plus laisser aller le petit triton. Celui-ci possédait un tempérament assez impulsif combiné à un physique très agréable et le prince, en un réflexe fort peu princier, voulait le garder pour lui.

Bref, il ne voyait pas vraiment de solution. Il passa donc le reste de la semaine partagé entre la joie d'être aux côtés du petit triton et la désolation de leur séparation prochaine. Le délai d'une semaine qui avait été accordé au roux, en effet, n'était pas dû au hasard : la princesse rentrait deux jours plus tard. Hors de question, par conséquent, de s'éclipser pour aller saluer un « ami » qui prendrait d'ailleurs assez mal de le voir accompagné par sa fiancée.

Sans compter qu'un détail de taille les séparait encore : leur différence de race. Les sirènes, en effet, possèdent une queue de poisson. La reproduction est interne quoique vivipare, mais les organes reproducteurs d'un triton mâle sont passablement différents de ceux d'un humain. En clair, leur temps passé ensemble serait beaucoup moins ludique lorsque le petit triton aurait regagné son apparence ordinaire, ce qui ajoutait encore à la morosité du prince. Le quatrième jour, il était mélancolique ; le cinquième morose ; le sixième triste ; le septième franchement affligé. Chaque jour, il avait davantage apprécié la présence de son invité et, chaque jour, celui-ci avait semblé plus affectueux – à sa façon très particulière, c'est-à-dire à travers des étreintes imprévues, de vigoureuses tapes dans le dos, des accès de tendresses brefs et capricieux. Mais le moment du départ approchait, et la fin du sortilège également.

La nuit du septième jour, escorté de sa garde personnelle – des hommes fidèles et taciturnes qui sauraient garder le silence sur l'affaire –, le prince accompagna le petit triton jusqu'à la plage. Ils échangèrent un dernier baiser. Le prince pleura ; le triton pleura aussi.

Inutile de le préciser : les deux jours qui suivirent se passèrent pour le prince dans une atmosphère de deuil. Il mangeait à peine, parlait peu, dormait encore moins. Ses seuls loisirs se passaient à accomplir mélancoliquement ses devoirs de prince et à regarder par les fenêtres du palais qui donnait sur la mer en poussant des soupirs désolés. Il délaissait ses amis, dédaignait les fêtes, négligeait sa garde-robe : bref, son état était désastreux, au point que le roi et la reine finirent par s'en inquiéter.

- Mon fils, dit le roi, quel chagrin vous afflige ? Est-ce le mystérieux départ de votre protégé roux ?

- Bien sûr que non, père, soupira le prince en regardant au loin.

- Est-ce l'arrivée prochaine de la princesse qui te rend nerveux ? demanda la reine.

- Jamais, affirma mornement le prince.

- Alors... l'arrêt de la pêche ?

Le prince s'apprêtait à répondre à nouveau par la négative mais s'interrompit au moment de prononcer "non".

- Peut-être, suggéra-t-il d'un ton mélancolique.

La reine soupira.

- J'imagine que c'est vraiment une passion pour toi.

- Oui, reconnut humblement le prince.

- Fort bien ; le soir de l'arrivée de la princesse, tu l'inviteras donc à dîner sur l'un des bateaux de notre flotte. Tu pourras ensuite pêcher à ses côtés pour le restant de la soirée, en veillant bien entendu à la divertir convenablement.

-Merci beaucoup, mère.

Ils prirent congé sur ses mots. Ce soir-là, le prince parut à dîner avec un nouvel habit qui força l'admiration, mangea avec appétit et fut un délicieux convive. Après le repas, il s'absenta, s'empara de l'Objet A Enregistrer Les Sons qu'avait créé la sorcière - outil fort utile, à l'occasion, pour se tenir au courant des projets parentaux - et le mis dans une bouteille scellée avec un portrait de lui du triton (il avait toujours eu un bon coup de crayon). Le message confié à l'engin était très simple et très court : il y annonçait son attention de partir pêcher en compagnie de la princesse le lendemain au soir. Il jeta la bouteille à la mer à l'endroit où il avait rencontré le triton pour la première fois après s'être assuré que les courants l'emporteraient vers le large et partit se coucher.

La princesse arriva le lendemain, accompagnée de plusieurs demoiselles de compagnies, trois chaperons, deux nobles et six chevaliers. Elle passa l'après-midi avec le prince, visitant des lieux touristiques et échangeant quelques paroles choisies. Le soir vint enfin. Le prince avait tenu à choisir lui-même l'itinéraire du navire et ils dînèrent ensemble sous la lumière complice de la lune.

Puis on entendit plusieurs chocs sourds. Le temps que les marins accoururent auprès des ballustrades, les harpons qui y avaient été plantés avaient déjà livrés leur lot de tritons et de sirènes armés jusqu'aux dents. Ils avaient tous une arbalète à harpon à la main et une étincelle féroce dans le regard. Les soldats qui accompagnaient le prince et la princesse portèrent la main à leurs épées mais les attaquants levèrent leurs armes vers eux et ils renoncèrent.

- Nous voulons le prince, exigea le chef des tritons.

Il était roux, aux cheveux courts, et regardait la princesse avec une certaine hargne.

- Promettez-moi de ne faire aucun mal à mes hommes, exigea noblement le prince en s'avançant.

- No problem, mon grand. Respire-moi ça et on part tout de suite. Le moindre de mes tritons blessés et je coule le navire.

Le prince respira docilement la fiole qu'on lui tendit. En quelques secondes, il arborait une superbe queue de poisson. Obéissant aux injonctions du chef des ravisseurs, il rampa maladroitement jusqu'à la balustrade et plongea dans l'eau, bientôt suivi par les sirènes. N'étant pas habitué aux plongeons gracieux que maîtrisaient tant ses kidnappeurs, le prince fit un plat assez douloureux. Heureusement, le petit triton l'entraîna sous l'eau en attendant qu'il puisse à nouveau bouger.

Inutile de dire que le roi et la reine passèrent une nuit assez angoissée, et leur état ne s'arrangea guère au fil des jours qui suivirent. La princesse n'arrangea guère les choses, passant ses journées à hurler ou à pleurer. Enfin, au bout de six jours, une mouette laissa tomber un message en bouteille sur la tête du grand chambellan.

Le message était rédigé comme suit :

Notre Fils, le Prince de Sang et Futur Héritier de Notre Trône, a sauvé Votre Fils lors de la Tempête qui brisa Son Navire. Il Le protégea durant la Nuit, souhaitant Lui éviter la fréquentation de la Vermine qui hante parfois les plages. Durant ce cours laps de temps, Ils tombèrent Amoureux. Cependant, la Tempête reprit force ; Notre Fils, blessé, dû laisser échapper le Prince, qui Se heurta la Tête, devenant Amnésique quant aux évènements de cette nuit, et vint S'échouer sur la plage où la Princesse Le recueillit.

Bien que Nous comprenions Votre Confusion et votre Décision, légitime, de Marier le Prince et la Princesse, Nos Fils avaient en premier échangé une Promesse de Mariage. Inquiet du sort de Son Bien-Aimé, Notre Fils a temporairement sacrifié Sa Voix pour le retrouver ; mais sans Elle, et sans sa Queue de Sirène, Votre Fils ne L'a point reconnu ; mais lorsque Notre Fils, poussé par l'Indignation et le Désespoir, Le Kidnappa, Votre Fils fit un Plat en Plongeant dans l'Eau. Le Choc Lui fit regagner la Mémoire ; Ils Se sont par Conséquent Mariés aussitôt. Ayant donné Notre Accord, Nous aimerions le Vôtre.

Suivaient plusieurs formules de courtoisie et propositions d'accords commerciaux profitables. La princesse hurla encore plus, le roi se couvrit les yeux d'une main et la reine déclara avoir mal à la tête. On contacta la sorcière et quelques autres espions ; tous ne purent faire autrement que confirmer la nouvelle. Le prince et le petit triton s'étaient effectivement mariés ; les deux tourtereaux, quoique préférant obtenir l'accord des parents du premier, ne voyaient aucune objection à demeurer chez le second en cas de refus. Le prince était d'autant plus décidé que, convaincu par les mérites de la reproduction humaine, le petit triton ne voyait strictement aucune objection à échouer de temps à autre sur une île déserte pour garder l'habitude d'un corps à deux jambes.

Les parents du prince refusèrent, bien sûr.

Puis le temps passa ; la princesse partit en sanglotant d'humiliation ; le couple royal relut le message du roi des Sirènes et les contrats juteux qu'il y proposait ; le temps passa encore. Enfin, trois mois plus tard, une missive en bouteille fut jetée à la mer. Elle contenait une acceptation chaleureuse du jeune couple, une invitation à venir passer quelques temps dans la demeure des parents du prince et des réponses enthousiastes aux accords commerciaux du premier message. S'ensuivit une correspondance nourrie qui se paracheva par la visite en grande pompe du prince et du petit triton, suivie d'une cérémonie de mariage terrienne.

Maintenant couple royal et reconnu, le prince et le petit triton purent enfin vivre, selon leurs caprices, tantôt sur terre et tantôt sur mer – le prince essayait de rester régulier dans les visites, enfin d'accomplir ses devoirs d'héritier, mais le triton avait une fâcheuse à plonger dans les flots ou remonter sur les côtes sitôt qu'il s'ennuyait trop à son goût. Ils apprirent à se connaître, se disputèrent, se réconcilièrent, s'aimèrent encore plus, bref vécurent ensembles ; ils eurent trois enfants, adoptèrent un serpent des mers comme animal de compagnie, furent aussi heureux qu'il est possible de l'être.

Et tout fut bien qui finit bien.