Mon dieu ! Déjà le dernier chapitre... Le temps passe vite, hein ? \o/

En compensation foireuse pour le retard de certains chapitres : dans la page de mon profil, j'ai fait la liste de mes projets en cours ; vous êtes libres d'en choisir un ou plusieurs et il aura plus de chance d'être privilégié niveau priorité.

Et maintenant, je rampe dans mon lit ! \o/

Voahirana, je t'ai répondu par mail comme demandé, mais je ne sais pas si tu as reçu mon message; peux-tu me confirmer la chose ? x)

LA MINUTE CULTURE : Pour feinter un vampire, attendez qu'il « dorme » et retournez le cadavre afin qu'il repose sur le dos. Ainsi, au moment de sortir de sa tombe, l'infâme créature creusera vers le bas sans s'en rendre compte, ce qui devrait la neutraliser durablement.[Manuel du Chasseur de Vampire, Constantine Grégory, éditions Le Pré au Clerc]

Assis à côté de François, Grégory pansait ses plaies pendant que Jeanne s'occupait du paysan.

- Bandages, proposa-t-il.

Son cou était emmailloté de blanc ; François s'efforçait très fort de ne pas le regarder.

- Merci, s'exclama la cuisinière en s'emparant du paquet de charpie que lui tendait le cocher. C'était une grosse bagarre, hein ? Vous avez été bien bons de vous en occuper ! Surtout que Jonathan est terrible quand il s'énerve ; je me souviens, quand il était petit…

François se laissa soigner sans un mot, laissant la domestique l'abreuver d'anecdotes sur les frasques de Jonathan enfant. Son esprit était ailleurs : auprès de Jonathan, enfermé dans les cachots du château ; aux côté de Vincent, lequel avait docilement suivi son père sitôt qu'ils étaient arrivés au château ; dans la chambre de malade de Florent, lequel avait subi quelques lacérations avant que Grégory et François ne parviennent à l'arracher aux griffes de son ex-ami – griffes au sens littéral du terme ; les ongles de Jonathan avaient été bien trop longs et aiguisés pour mériter un autre nom.

L'état de Florent, cependant, n'était pas le souci le plus présent à l'esprit du paysan. Non, le plus préoccupant, c'était les mots qui avaient échappé à Jonathan. Tu as touché à mon petit frère. En une phrase, la couverture de François et de celle de Vincent avaient été réduites à néant. Comment Wolvren allait-il pouvoir justifier la tromperie ? Mon fils est trop lamentable pour être présenté dans le monde ? Il voyait mal le vampire s'abaisser à un tel aveu, sans compter qu'il lui faudrait alors reconnaître qu'il avait délibérément trompé un invité… Alors quoi ?

- … Enfin, il faut que je prépare le dîner, conclut Jeanne. Je vous laisse, soyez sages !

Elle s'esquiva sur cesmots, laissant seuls les deux blessés. Un silence inconfortable s'établit. François n'avait rien contre la camaraderie silencieuse d'un autre homme, au contraire ; il passait parfois de longues heures immobile avec des amis au bord d'une rivière ou d'un champ, rompant à peine la paix des lieux par une ou deux répliques laconiques. Mais là, il s'agissait de Grégory Tête de Tueur, un parfait inconnu, inquiétant de surcroît, et qui arborait de surcroît à la gorge un rappel direct de ses préoccupations du moment – à savoir un souvenir de la part de Jonathan qui, arraché à Florent, avait lâché sa proie avec une fluidité imprévue pour se jeter sur son domestique, le mordant profondément dans le creux entre l'épaule et le cou – sauf que loin de s'écrouler, Grégory l'avait immédiatement repoussé, lâchant un grondement inhumain avant de le mordre à son tour...

Le cocher n'était pas un vampire. François en était certain. Il n'avait pas les canines plus allongées que le reste de sa dentition, le teint pâle, ou horreur du soleil. Mais le paysan commençait sérieusement à douter qu'il fût totalement humain. En fait, le terme de « commencer » était inexact ; il le suspectait plus ou moins depuis la dispute avec Jonathan, lorsque les traits du domestique avaient laissé deviner un peu de sa véritable nature – une nature liée aux attaques récentes de loups, à la vitesse avec laquelle il cicatrisait, avec sa force et ses réflexes à l'égal de ceux des vampires.

Loup-garou.

En un sens, François n'était pas spécialement terrifié par la découverte : humain ou inhumain, Grégory lui flanquait tout autant les jetons. D'un autre côté, cependant, cela signifiait que le château n'était probablement pas attaqué par des loups mais par des êtres intelligent et féroces déterminés à un il ne savait quoi hautement sinistre et nuisible.

Bref, la situation allait de mauvaise à très mauvaise et François ne pouvait pas vraiment dire qu'il s'en réjouissait.

- Angoissé ? demanda Grégory.

Le paysan sursauta, arraché à ses pensées par la voix du cocher. Bon sang, même avec l'habitude, elle sonnait toujours aussi sinistre…

- Oui, avoua-t-il. Euh... Ça va, ton cou ?...

- Presque disparu. Il a bien mordu. Tes griffures ?

- Presque disparues aussi.

Le silence retomba. François chercha désespérément un sujet de conversation. Heureusement pour lui, la porte s'ouvrit à cet instant, livrant passage à tout un cortège de vampires : Wolvren, Drusmilla, Vincent et enfin Morgan… non, Mina était également présente, aussi évanescente qu'à l'ordinaire. Il guetta aussitôt leurs expressions, cherchant colère ou embarras, mais les quatre adultes du groupe semblaient aussi froids qu'à l'ordinaire. Vincent, lui, adressa un faible sourire au paysan. Celui-ci se leva pour saluer, s'efforçant de garder le calme glacé qui convenait à un bon vampire – on ne savait jamais, si Florent n'avait rien répété à ses parents...

- Wolvren et Vincent m'ont tout expliqué, exposa posément Morgan. Félicitations, mon garçon. Je comprends évidemment les hésitations de Wolvren, mais vous avez bel et bien la fibre vampirique.

François acquiesça en silence, gardant l'air impassible en attendant de comprendre ce qui se passait. Vincent s'approcha timidement de lui.

- Merci beaucoup, monsieur.

- Nul besoin de remerciement ; l'hommage est mérité, répliqua le vampire avant de s'éloigner dignement, suivit par les trois autres.

A peine avaient-ils disparu que Vincent s'empressait d'étreindre le paysan, le serrant à lui briser les côtes.

- Que – commença François.

Un doigt léger se posa sur ses lèvres. Le jeune vampire esquissa un geste éloquent dans la direction où s'étaient éloignés les adultes. Compris : ne pas oublier que ses congénères avaient l'ouïe dangereusement fine. Lâchant son compagnon, Vincent sembla s'apercevoir de la présence de Grégory à cet instant seulement :
- Grégory ! Ce... ce n'est toujours pas parti ?...
- La morsure était profonde, expliqua le cocher en haussant les épaules.
- Oh ! Oh. Je suis désolé...
- Pas toi qui a mordu. T'inquiète pas. Z'avez fait comment pour la "situation" ?
Coup de menton éloquent vers François. Vincent vira à l'écarlate.
- Euh... J'ai à moitié menti. C'est un peu embarrassant... Nous n'avons pas eu le temps de nous concerter, avec père, donc j'ai sorti la première chose qui me soit passé par la tête... Disons que j'ai prétendu que François...
Des grondements sourds en provenance de l'extérieur attirèrent soudain l'attention des trois hommes. Ils se précipitèrent vers l'entrée de la cours du château : Jacques s'y tenait, imperturbable, tandis que le pont-levis qui donnait accès au dehors achevait de remonter.
- Quelques loups, Maître, expliqua-t-il d'un ton guindé. J'ai cru bon de fermer les accès avant qu'ils ne parviennent à nos portes. Monsieur Grégory...
- Ça va, gronda le cocher. J'aurais besoin d'en parler au Maître. Vincent... Merde, il est passé où ?
Ils retournèrent sur leur pas en courant. Le vampire, cependant, n'était pas loin : il était parti dans la direction opposée à la leur, au bout du couloir, sur le palier d'un escalier menant aux étages inférieurs. Il prit l'air coupable sitôt qu'il les aperçut, baissant les yeux lorsque François le secoua vigoureusement.

- Vincent ! Qu'est-ce que tu f... faisais ?!
- Je voulais jeter un coup d'œil à Jonathan, avoua le vampire d'un ton piteux.
- C'est pas une raison ! On aurait pu le faire tous les deux !
- Oui mais toi, tu es, euh, humain. Et Jonathan n'est pas au mieux de sa forme. Tu te souviens de ce que je t'ai dit sur lui, le premier jour ? Et je t'avais raconté sa manie de se cacher dans la pénombre pour chasser ? C'est l'escalier qui mène à sa cellule, là...

François baissa les yeux. Les lieux étaient entièrement plongés dans les ténèbres, laissant à peine entrevoir l'éclat de quatre torches allumées. Il recula machinalement.
- Tu as tenté d'y entrer ?...
- Vu l'état de l'escalier, je préfère laisser Père s'en charger, avoua le blond. Il a dit qu'il parlerait avec lui. Hum... D'où provenait le bruit à l'entrée ?
- Des loups, répondit brièvement Grégory.
Le ton n'invitait pas à demander davantage de détail. François jugea préférable de changer de sujet tout en satisfaisant sa curiosité :

- Tu disais donc ?
- Euh... que j'ai expliqué la situation à Morgan en lui exposant comment Père, ressentant des doutes légitimes quant à la valeur de François, envers qui je lui avais avoué mon inclination, avait décidé de lui faire jouer le rôle d'un vampire pour éprouver la ressemblance avec les nôtres que je lui avais tant vantée, et savoir donc s'il était digne de l'un de ses fils ; et comment moi, j'en avais été réduit à jouer le rôle d'un humain pour des raisons pratiques, et pour me montrer à quel point mon attitude était indigne d'un vrai vampire puisqu'on me prenait si facilement pour un mortel.
François lui adressa un regard stupéfait.
- C'est v-
Le vampire lui fit un signe de dénégation, les lèvres étroitement closes.
- Alors pourq-
- Je me demande où sont Laurianne et Carmilla, interrompit le vampire sur le ton de la conversation. Ou Morgan, Mina et mes parents. C'est ça l'ennui avec un si grand château : ils pourraient être n'importe où...
Compris : encore une fois, les murs avaient des oreilles... Mais l'explication de Vincent était quand même si convaincante que François ne pouvait s'empêcher de sentir comme un doute... Et si c'était vrai ? Vincent, après tout, aurait pu jouer plus simplement le rôle d'un ami vampire à lui ; il avait des canines assez distinctement vampiriques, même si leurs invités pouvaient penser que cette particularité était née à force de se nourrir sur le faux Vincent, comme les canines élongées de François étaient dues au vrai... Mais en même temps, Wolvren n'aurait pas... Ca pourrait expliquer l'aphrodisiaque ?... Mais non, Vincent avait une estime de lui-même beaucoup trop basse pour envisager sérieusement que quelqu'un tombe amoureux de lui juste parce qu'il l'avait invité... et, de surcroît, il n'aurait jamais osé parler de ses affaires de cœur aux autorités paternelles...

Non, ça semblait improbable. Et pourtant...

Le paysan soupira intérieurement. Le fait qu'un mensonge semble plus probable que sa situation présente lui paraissait être une ironie assez particulière.
Grégory grogna.
- Allez les retrouver, suggéra-t-il. Vais vérifier les ch'vaux.
Il s'éloigna d'un pas lourd. Vincent saisit timidement le bras de François, la main venant s'entrelacer toute seule avec la sienne.
- Je suis content de te retrouver ! C'est moi qui ai tout expliqué devant Morgan, tu sais ? Père m'a félicité pour ma cohérence. Il avait l'air content. Et il m'a dit que mon coup de pied à Florent était digne d'un vrai vampire, même s'il manquait un peu de noblesse. Il m'a dit que dans sa jeunesse, il lui arrivait aussi de commettre des folies comme ça, et Morgan a dit que lui aussi ! Mère n'a rien dit, par contre. Tu veux qu'on aille chercher les filles, donc ? Ou que, euh, on passe un peu de temps tranquille ensemble ?
Malgré son ton badin, ses joues et son cou avaient rougi à cette suggestion. François sourit. Un peu de temps tranquille ensembles ? La proposition était tentante. Ils n'avaient pas eu beaucoup d'occasions de reproduire l'interlude de l'escalier : ils passaient leur temps auprès de Laurianne et Carmilla et se retrouvaient seuls dans leur chambre tard le matin, quand le soleil était à deux doigt de se lever et Vincent, de s'écrouler. En règle générale, ils avaient à peine dix-vingt minutes pour eux, ce qui réduisait considérablement les perspectives de câlins ou de débauche. Ça serait extrêmement sympathique bien de passer quelques heures seuls au nom du traumatisme subi par Vincent.
- J'avoue que la seconde option me tente bien...
- On pourrait dire que je récupère du traumatisme que Florent m'a infligé, suggéra Vincent.
François cacha soigneusement sa surprise sous un masque impassible à la Wolvren. Avait-il une mauvaise influence sur le blond ?... Peut-être. Ou alors les évènements récents étaient-ils en train de révéler ses instincts retors ? Il était fils de Wolvren et frère de Jonathan, après tout.
- L'idée m'était justement venue à l'esprit...

Vincent sembla ravi et, bien évidemment, ce fut ce moment-là que le monde sombra à nouveau dans le chaos.

Il aurait dû le voir venir. Penser pouvoir goûter un peu de tranquillité alors que les invités sévissaient encore dans le château et les loups-garous, en dehors des enceintes tenait de la douce hallucination.

Mais voilà, bêtement, il y avait cru, d'où la stupeur imbécile qu'il ressentit lorsqu'un type ressemblant étonnamment à Grégory déboula de l'escalier à côté d'eux. Il laissa échapper un « … bonjour » stupéfait. L'autre ne prit pas la peine de répondre et se jeta sur Vincent, choisissant d'instinct la proie la plus vulnérable. Le vampire laissa échapper un cri terrifié et donna un coup de pied soudain qui vint toucher l'homme dans les parties les plus sensibles de son anatomie. L'agresseur s'écroula aussitôt, coupé dans son élan. Les yeux de François s'embuèrent de compassion tandis que Vincent contemplait son œuvre avec horreur.

- Il a mal, non ?...

Le paysan s'agenouilla pour frapper la tête de l'inconnu contre le sol, l'assommant net, avant de le soulever par les aisselles.

- Il avait. Tu as de quoi l'attacher ?

Qu'est-ce qui se passait ? Le pont-levis du château était fermé – comment un loup-garou avait-il pu pénétrer à l'intérieur ? Car s'en était très probablement un : il avait le même aspect de repris de justice que Grégory. Il y avait des airs de ressemblances qui ne trompaient pas. Et puis qui d'autre pouvait en vouloir aux vampires.

- Il doit y a de la corde dans la Chambre Jaune... répondit le vampire d'une voix hésitante. Nous en gardons toujours – on ne sait jamais quand on peut en avoir besoin... Avec les attaques de chasseurs de vampires, ce genre de chose – Père met toujours un point d'honneur à les renvoyer chez eux vivants... Il dit que si tu tue un homme une fois, il te laissera en paix toute ta vie, mais si tu l'humilies plusieurs fois, tu te sentiras satisfait chaque fois qu'il reviendra.

François n'était pas sûre d'approuver la logique Wolvrienne. La Chambre Jaune, cependant, se trouvait à quelques mètres ; ils y traînèrent le corps et l'attachèrent avant de bâillonner avec un chiffon, le traînèrent dans la pièce et repartirent prudemment après avoir fermé derrière eux.

- C'était un loup-garou, n'est-ce pas ?... s'enquit Vincent à mi-voix.

- Il ressemblait à Grégory, répondit François d'un ton neutre. Tu connais d'autres passages secrets que celui de ta chambre ?

- Quelques-uns... Mais il faut trouver Père et les filles ! Ne serait-ce que pour les avertir… et Jacques, et Jeanne… Mais comment ont-ils pu entrer ? Nous avions fermé le pont-levis…

- J'en sais pas plus que toi. Lequel est le plus proche ? Vous n'avez pas de sentinelles ?

- Père est la sentinelle, expliqua le jeune vampire en se mordant les lèvres. Je ne comprends pas comment ils ont pu entrer ! Père doit se sentir mal… ou avoir été victime d'une tentative d'assassinat !

- Attends, ton père n'a pas le don d'ubu… ubui… d'être plusieurs à la fois, non ? Il ne peut pas superviser un château entier à lui tout seul. C'est normal qu'il n'ait pas rep…

Il se tut brusquement, l'oreille dressée. Il avait cru entendre un bruit… Presque imperceptible – inaudible, en fait, pour une oreille humaine –, mais comme le frottement imperceptible d'un tissu froissé en provenance du couloir qui, deux portes plus loin, croisait le leur. Quelqu'un bougeait dans leur direction, allié ou ennemi – et il sut, en croisant le regard de Vincent, que celui-ci l'avait également perçu. Quelque soit l'auteur du bruit, celui-ci savait en tout cas que le château était actuellement sous assaut, puisqu'il tentait de se montrer furtif – ce qui signifiait qu'il avait plus de chance d'appartenir à la catégorie « loup-garou agressif ».

Wolvren ou Jonathan devaient avoir une mauvaise influence sur lui, parce qu'il n'hésita pas un seul instant sur la stratégie à adopter – il n'en était pas spécialement fier non plus, non, mais il la reconnut aussitôt comme étant la plus efficace dans la situation présente.

- Avance, chuchota-t-il à Vincent.

Celui-ci lui jeta un regard d'incompréhension mais une poussée légère entre les omoplates suffit à le faire obtempérer. Il s'avança avec la résignation de l'homme habitué à jouer les appâts vivants, entrant dans le champ de vision de quiconque se dirigeait vers eux. On appela son nom et, non sans soulagement, François reconnut la voix feutrée de Jacques.

- Maître Vincent ? C'est un soulagement de vous voir. Maître Wolvren m'a demandé de réunir les occupants autorisés du château pour les mener dans la grande salle.

- Y compris Jonathan ?...

- Je dois également parler à Maître Jonathan, en effet. Cependant, je préférais vous avoir à mes côtés avant de tenter une approche.

- Vous voulez dire que vous allez l'utiliser comme appât ?

François savait qu'il était mal placé pour protester, mais il avait compté attaquer le type au moment où celui-ci sauterait sur Vincent ! Jonathan serait beaucoup plus difficile à maîtriser s'il décidait d'agresser son frère…

- Jonathan reconnaîtra l'odeur de son sang, Maître François. N'ayez crainte.

Le paysan grommela quelque chose d'informe. Il se sentait un peu moins tendu maintenant que Jacques les avait rejoints : le domestique avait l'effet apaisant d'un bon feu de bois, à condition d'imaginer un feu de bois capable de repousser des loups-garous à coup de gourdin.

Ils se dirigèrent jusqu'à l'escalier qui menait aux étages inférieurs, le majordome menant la marche, et tombèrent nez à nez avec les quatre loups-garous armés qui en remontaient. Jacques cligna des yeux lorsqu'une lame traversa son torse de part en part. Vincent laissa échapper un hurlement et se jeta sur les quatre hommes, les faisant tomber dans l'escalier en même temps que le majordome. François n'eut même pas le réflexe de jurer ou d'appeler le nom du vampire : il se jeta à sa suite sans réfléchir, empoignant un bras, une épaule, cherchant à mordre, sentant confusément la brûlure d'une lame contre ses côtes, crispant la main sur la poignée de l'épée pour l'éloigner de lui, frappant et griffant comme il pouvait. Les loups-garous avaient le désavantage de tomber en premier, mais leur attroupement roulait dans sa chute et ils atterrirent au rez-de-chaussée également meurtris, l'adrénaline seule les empêchant de sentir vraiment la douleur. Une poigne vigoureuse arracha François au groupe entremêlé ; il voulut se retourner pour frapper et se dégager mais n'en eut pas le temps – le type avait déjà commencé à courir, le traînant par l'épaule, dos à leur destination. Les loups-garous commençaient à peine à se relever. A côté de lui, Vincent se laissait aussi entraîner. Il avait la pommette fendue, l'épaule ensanglantée et les larmes aux yeux.

Ils s'arrêtèrent soudain. François se remit d'aplomb et tourna les talons pour tomber face à face avec Jacques, que l'épée qui lui sortait du torse semblait fort peu éprouver... non : son sourcil gauche s'était imperceptiblement froncé et la ligne de ses lèvres s'était un peu resserrée.

- Que… Que... balbutia le paysan, désignant d'un doigt incrédule la blessure et l'absence du sang qui aurait dû en couler.

Le majordome se méprit sur les causes de son émoi :

- N'ayez crainte, Maître, Jeanne saura restaurer l'uniforme tel qu'il devrait être. Plus important, j'ai le regret d'exprimer ma réprobation envers Maître Vincent. Votre Père aurait strictement désapprouvé un tel comportement – un jeune Maître ne devrait pas rouler dans des escaliers avec des jeunes gens aux origines douteuses.

- Je suis désolé, murmura Vincent, clairement mortifié. En fait, je voulais les pousser et j'ai trébuché sur ma cape...

Jacques garda une expression soigneusement neutre et partit assommer les loups-garous à moitié conscient avant de les attacher soigneusement. Vincent prit l'air encore plus malheureux.

Ils atteignirent leur objectif sans plus de rencontres lupines, le majordome ayant soigneusement ôté l'épée de son torse pour la brandir avec le même naturel qu'un chandelier ou qu'un torchon. L'escalier qui menait à la cellule de Jonathan n'avait pas changé depuis que Vincent avait tenté de s'y aventurer – sinon que les ombres chuchotantes qui rampaient sur les murs de pierre avaient peut-être un peu gagné en épaisseur, et leur murmure en force. Le jeune vampire s'y aventura sans crainte pendant que François tâchait de calmer les envies de fuite que le spectacle faisait naître dans les parties les plus instinctives de son esprit.

- Quelqu'un t'a fait du mal, Vinsssseent ?sifflèrent les ténèbres, et le sourire qui tordait leur voix creuse n'avait rien d'affectueux.

- Rien de grave, assura le vampire d'une petite voix.

- Tu ssssaignes.

Effectivement, s'aperçut François avec stupeur, Vincent était blessé : le tissu de sa chemise, au niveau de la poitrine, était taché de sang. Avec la panique du moment, le paysan n'avait même pas remarqué.

- Vous pouvez vous nourrir sur Maître François pour cicatriser, suggéra Jacques.

- Pas en public ! s'indigna Vincent, soudain écarlate. Et puis il faut qu'il soit d'accord !

Etait-il d'accord ? Bonne question. Après une vie entière à se prémunir contre les attaques de vampire, prétendre que François aurait été ravi de se faire sucer le sang aurait tenu du mensonge éhonté.

Cependant… c'était Vincent, quand même, et il était blessé. Sans compter que lui avait eu le courage de se laisser entailler le poignet pour que François, qui lui était presque inconnu à l'époque, puisse boire ; il aurait pu demander que Jonathan ou Carmilla se chargent de jouer les donneurs à sa place, pleurer ou geindre, mais il n'en avait rien fait. Dur de refuser dans ces condition...

- Maître Jonathan, annonça Jacques d'une voix cérémonieuse, je vais vous détacher. Veuillez ne pas m'attaquer lorsque je pénétrerai dans votre terrain de chasse, je vous prie.

Un ricanement désincarné lui répondit, qu'il sembla prendre comme un signe d'acquiescement. Il disparut dans les ombres du couloir. François prit son courage à deux mains.

- Sois pas ridicule. Je suis d'accord. Tu viens ?

- Pas devant tout le monde…

- C'est juste une morsure ! Et puis tu as

- Tu as été blessé aussi ! protesta Vincent.

Surpris, François baissa les yeux pour s'apercevoir que ce qu'il avait pris pour la douleur d'un coup dans la cuisse avait été la souffrance d'une entaille profonde au-dessus du mollet, et que la main qu'il pensait s'être endolorie à force de la crisper sur il ne savait trop quoi saignait partout sur le sol.

Il commença soudain à avoir très, très mal.

- C'est rien, assura-t-il de sa voix la plus ferme.

- Vous êtes très tentants, tout les deux... ronronna la voix familière de Jonathan.

Vincent poussa un cri de joie et sauta dans ses bras. François cacha soigneusement l'angoisse qu'il éprouvait à saigner en la présence d'un vampire semi-psychopathe. Contrairement à Florent, Jonathan avait au moins le sens de la propriété : il n'irait pas toucher aux possessions fraternelles... probablement...

… Mais restait qu'il lui flanquait pas mal les chochottes dans son état présent, à moitié matériel seulement, encore plus maigre et livide qu'à l'ordinaire, une lueur affamée dans le regard. Apparemment insensible à l'état inquiétant du vampire, Jacques les pria de le suivre et ils obtempèrent. François suivit avec les autres, s'efforçant d'ignorer la douleur dans sa cuisse. Un bras timide se noua autours de sa taille : Vincent, l'ombre d'un sourire aux lèvres. Le paysan se sentit tout de suite mieux et, déposant un léger baiser sur la tempe du vampire, lui rendit son étreinte. C'était abominablement niais à dire, mais il se sentait bien comme ça. Bon, aussi bien que possible avec plusieurs hématomes ainsi qu'une main et une cuisse entaillée, mais quand même. Jonathan était retourné à l'état d'ombre, se trouvant manifestement plus à l'aise sous cette forme.

- Nos sens sont plus aiguisés comme ça, expliqua Vincent à l'adresse de François. Mais c'est beaucoup plus dur de réfléchir de façon cohérente : personnellement, j'ai souvent tendance à oublier qui je suis et c'est extrêmement déconcertant. Une fois, je me suis même perdu en plein milieu du château…

Ils gardèrent le silence le reste du trajet. Les loups-garous devaient avoir été assez nombreux ; ils en croisèrent encore une dizaine sur le chemin, suffisamment éparpillés pour que leurs efforts conjugués puissent en venir à bout. Jacques manifestait une force et une rapidité étranges pour un être humain. Sa plaie au torse n'avait toujours pas saigné. François refusait de se demander pourquoi. Le majordome et Jonathan suffisaient le plus souvent à maîtriser les petits groupes qu'ils croisaient, François et Vincent servant surtout à retenir un coup, assommer un adversaire distrait ou transporter les rouleaux de cordes – présents dans le château en quantité impressionnante : Wolvren devait soit être très prudent, soit s'être mis à dos un nombre respectable de chasseurs de vampires.

Les filles, s'avéra-t-il, s'étaient fournies sur les armures qui décoraient l'une des salles communes. Le résultat était certes quelque peu incongru – l'équipement ayant été façonné pour des hommes, les épaules étaient un peu larges et les protections des bras ou des jambes un peu trop épaisses – mais manifestement efficace. Laurianne brandissait deux étoiles du matin, Carmilla une épée très lourde et très longue, et chacune arborait un air farouche digne des âges plus anciens tant vantés par les vieux, lorsque l'homme ordinaire devait gagner sa pitance en abattant des ours à main nue. Les loups-garous aux pieds des jeunes filles étaient toujours vivants mais pas vraiment intacts. Jacques s'agenouilla instantanément à leur côté pour les attacher avec soin, prenant garde aux blessures.

- On nous a dit d'attendre… expliqua Carmilla, relevant la visière de son casque.

- Nous sommes là pour vous emmener auprès de Maître Wolvren, Maîtresse Carmilla. Avez-vous bien fermé la porte de votre chambre ?

- Oui. Vincent, tu as fermé la tienne ?

- Non… J'étais en bas, alors…

- Fais-le immédiatement ! Si certains de ces épouvantables individus tentent d'y entrer, ils dévasteraient tout ! Oh, Vincent, comment as-tu pu oublier ?!

François jeta un regard noir à la blonde.

- Il n'était pas au courant, donc inutile de le culpabiliser. On y va. De toute façon, c'est sur le chemin, non ?

C'était sur le chemin. Carmilla foudroya le paysan du regard le restant du trajet mais il l'ignora superbement, ne serait-ce qu'à force d'habitude, boitant noblement aux côtés d'un Vincent ravi. Ses plaies l'élançaient moins ; l'avantage des capacités de régénération vampiriques. Ils parvinrent au niveau de la chambre du blond. Le vampire commença à chercher sa clef. Ils entendirent du bruit et tournèrent la tête dans sa direction pour découvrir une trentaine de loups-garous aux visages fermés qui émergeaient de l'escalier.

Ils se ruèrent dans la chambre d'un commun accord, Jonathan enclenchant frénétiquement les verrous. Ils commencèrent à entendre des coups quelques secondes plus tard à peine – d'abord le bruit mat d'une épaule contre le bois, puis le son plus brutal d'un meuble heurté contre la porte.

- Les bancs ! s'indigna Carmilla. Ce sont des antiquités !

- Vincent, tu as un passage secret dans ta chambre ? s'enquit Jonathan, reprenant forme humaine.

Le vampire blêmit encore davantage que d'habitude. François le regarda un instant sans comprendre avant de saisir le problème. Les chats ! S'ils ouvraient le passage secret, ceux-ci débarqueraient aussitôt pour accueillir leur maître/animal de compagnie… et même s'ils avaient la présence d'esprit de rester dans l'ombre, les autres les repéreraient bientôt, ne serait-ce qu'à l'odeur féline qui imprégnait chaque pierre.

Bref, Vincent allait mourir. Ou, du moins, il semblait le croire. Ou le souhaiter ardemment.

- Euh…

- Sûrement, répondit Carmilla à la place de son frère. Où, Vincent ?

- Je… il n'est pas praticable ! prétexta le jeune vampire, manifestement au désespoir.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Père l'aurais fait réparer. Vince-

Ils furent interrompus par un craquement en provenance de la porte. Les loups-garous perdaient patience.

- On pourrait se transformer en brume ou en chauve-souris... suggéra Jonathan.

- Et Jacques et François ? Jonathan, ne sois pas ridicule, il est beaucoup plus simple d'employer le passage secret – et moins dangereux qu'en tentant de leur faire escalader les murs ! Vincent, ouvre immédiatement.

Visiblement déchiré, le jeune vampire se prépara à s'exécuter. Tout en le comprenant, François tenait trop à sa survie pour le soutenir. Il avait beau être un humain vampirique, il n'avait pas les pouvoirs de métamorphose dont bénéficiait le blond ; ses nouveaux talents s'arrêtaient à des capacités physiques décuplées. Il n'avait envie ni de se faire dévorer par des loups-garous, ni de s'écraser dans les douves. Le passage secret lui semblait une bonne solution, chats mutants ou non.
Ils tournèrent donc pudiquement le dos - vieille coutume vampire : il était considéré comme impoli de chercher à connaître les passages secrets des autres, fût-ce votre frère ou votre jeune maître – pendant que Vincent actionnait les volumes qui menaient à la pièce secrète. Une forte odeur de chat envahit aussitôt la chambre. François jeta un regard discret à ses compagnons, juste pour voir l'air de perplexité pure qui envahissait leur visage.
- Vous pouvez vous retourner, annonça Vincent d'une voix tremblante.

Ils s'exécutèrent aux moments où les chats entraient.

C'était curieux comme une vingtaine de félins pouvaient sembler nombreux sitôt qu'ils se taisaient pour vous regarder fixement, leurs yeux phosphorescents ronds et figés dans la semi-pénombres. Et ils n'étaient pas seuls ; il y avait une bonne dizaine de lynx avec eux, tout aussi muets.

- Vous… vous vous êtes fait de nouveaux amis ? demanda bêtement Vincent.

Les chats vinrent se frotter contre lui en ronronnant, l'incitant à avancer vers le passage secret à force de petits coups de têtes et de poussées insistantes – occupe-toi de fuir, nous nous occupons du reste. Les autres le suivirent avec l'expression neutre et noble caractéristique du vampire médusé tandis que Jacques demeurait un peu à l'écart afin de fermer la marche. François, lui, alla promptement se placer aux côtés de Vincent, juste parce qu'il en avait envie et parce qu'il sentait que le vampire devait être en train de mourir d'appréhension. Le vampire lui effleura l'avant-bras, juste un réflexe instinctif pour s'assurer de sa présence contre lui. Il lui étreignit affectueusement l'épaule et le blond sourit faiblement.

- Vincent… que faisaient ces chats dans un passage secret ?... demanda lentement Carmilla.

Elle avait la voix numéro cinq : « calme-et-courtoise-jusqu'à-explosion-polie-et-assassine-sauf-justifications-ou-excuses-dans-les-trois-secondes-à-venir ».

- Ce sont mes chats.

Sa voix tremblait un peu. Cette imbécile ne pouvait pas attendre qu'ils soient dans une situation moins précaire pour aborder le sujet ? François garda ses remarques pour lui malgré tout. Il voulait voir la réaction de Vincent. Il n'était pas son chevalier en armure dorée : le vampire était capable de se débrouiller tout seul.

- Tes chats ? Tu ne nous as jamais parlé de chats ! Comment les as-tu achetés ? Tu les as volés ? Oh, Vincent !

- Comment peux-tu m'accuser d'un acte pareil ?! Je n'ai rien volé du tout ! Je n'ai jamais commis la moindre exaction ! Ce sont mes chats, que j'ai recueilli tout seul, et dont je me suis occupé tout seul, et je n'avais aucun compte à vous rendre ! Comment peux-tu manquer de confiance en moi à ce point alors que nous nous connaissons depuis tout petits ?!

Pas de doute : il y avait de la colère dans la voix du vampire. Carmilla sembla comprendre sa maladresse, surprise par cette rébellion d'un petit frère jusqu'ici docile.

- Je… commença-t-elle incertaine.

- Je n'ai jamais rien fait de mal, bien au contraire, j'ai même du mal à attaquer mes propres victime ; et tu viens me traiter de voleur ?

François s'attendait à une véritable tirade, mais le sens des convenances l'emporta et le vampire se tut abruptement.

- Je suis déçu, se contenta-t-il de conclure avant d'avancer d'un pas plus vif.

Sa sœur ne tenta pas de répondre, préférant sagement ne pas aggraver davantage la situation. Le paysan demeura à la hauteur de son compagnon, assez fier. Leur dispute, aussi stupide qu'elle soit, avait manifestement causé un déclic dans l'attitude du jeune vampire : celui-cci était plus agressif, se laissait moins piétiner. Cela signifiait, sans doute, de nouvelles querelles à venir, mais il préférait ça à la soumission passive et malheureuse que le vampire arborait auparavant. Une main vint chercher la sienne, l'étreignant aussi fort qu'elle pouvait, et il sourit dans l'ombre.

Ils se guidèrent avec aisance dans le passage secret. Celui-ci n'était pas trop tortueux, suivant, après tout, les contours des murs. A partir du moment où vous connaissiez à peu près le château, vous pouviez vous débrouiller – il suffisait de connaître les portes secrètes qui permettaient d'éaller d'un passage à un autre. Le temps de mémoriser les bonnes briques à pousser, cependant, la plupart des intrus auraient renoncé. Ça faisait probablement partie de l'éducation d'un vampire, imagina François – connaître les mécanismes secrets qui permettaient de s'enfuir promptement en cas d'arrivée de hordes furieuses, tout ça. Certains villages prenaient assez mal la séduction des vierges et l'agression de passants, même si fort peu bénéficiaient des tripes nécessaires pour agir. La présence d'un château de vampire avait ses avantages : les hordes de loups-garous étaient généralement chassées, ou du moins régulées dans leurs attaques ; les percepteurs d'impôts ou les recruteurs de l'armée montraient plus de réticences à visiter le coin ; les brigands se faisaient rares...

Ils ouvrirent un dernier passage secret et se retrouvèrent dans une salle que François n'avait jamais vue.

Elle ne comportait aucune porte ni fenêtre. Le plafond était bas, les murs ornés de teintures et de lourds rideaux rouges. Jeanne, Grégory, Carmilla, le reste des invités et les deux domestiques silencieux s'y trouvaient – avec Wolvren.

Le père de Vincent était assis sur un fauteuil de pierre, les mains crispées sur le dossier – tellement crispées, en fait, qu'elles y avaient moulé une empreinte de main. Ses yeux s'étaient assombris, pulsant d'un éclat rouge sang. François demeura soigneusement impassible, s'accrochant à sa courte éducation vampirique.

- Maître, salua Jacques.

- Les dégâts sont réparables ?

Le majordome jeta un coup d'œil rapide à son torse ouvert.

- Oui, Maître. Pardonnez-moi pour le dérangement.

- Un maître doit se soucier de ses domestiques. Nous pouvons commencer. Grégory ?

Le cocher hocha la tête en silence. La situation n'avait pas l'air de le réjouir le moins du monde. Il s'en sentait probablement responsable et François ne pouvait pas vraiment le contredire. C'était sans doute sa meute – ou alors des rivaux qu'il avait offensés avant d'entrer au service de Wolvren... Le paysan doutait d'obtenir jamais une explication, sauf si les invités n'en avaient pas encore reçus une, auquel cas le père de Vincent s'abaisserait peut-être à quelques justifications.

La vue de Florent assis à même le sol, appuyé contre le mur, lui rappela les blessures qu'avaient reçues celui-ci – sa joue n'avait d'ailleurs pas complètement guéri, laissant un creux un peu étrange qui se résorbait très lentement – et, par extension, le fait que le blond se trouvait maintenant dans la même pièce que Jonathan, lequel avait manifesté quelques heures plus tôt la ferme intention de le réduire en charpie... Il jeta un coup d'œil discret à son ex-« frère ». Celui-ci avait repris forme humaine et ne semblait pas arborer d'intention meurtrières, mais la façon dont il regardait dans le vide d'un air neutre était révélatrice. François commençait à être capable de distinguer les différents types d'impassibilité vampirique – la colère, l'indignation, l'indifférence... Pas sûr que ce talent lui serve plus tard, mais ça flattait au moins son orgueil d'être capable de comprendre à peu près les pensées d'un suceur de sang charismatique.

Cela dit, Wolvren lui demeurait toujours indéchiffrable par moment – comme maintenant, par exemple. Il jeta un coup d'œil machinal à Vincent, cligna des yeux devant le sourire qui menaçait d'étirer les lèvres de celui-ci. Le blond tentait manifestement de contenir ses émotions, mais il frémissait d'excitation. François ouvrit la bouche pour s'enquérir des raisons de son enthousiasme soudain mais un bruit sourd lui coupa la parole.

Il retint sa surprise par pur réflexe – trop de temps passé à jouer les vampires – et se retourna vers ses compagnons. Ceux-ci gardaient le silence, les yeux fixés sur Wolvren. Jonathan, Carmilla et Vincent partageaient la même exaltation contenue. Il n'était pas sûr que ce soit bon signe. Les vibrations continuaient – des bruits sourds qui faisaient vibrer les murs, comme si quelqu'un déplaçait d'énormes pierres sur le sol au-dessus.

Puis tout cessa. Wolvren se leva lentement de son fauteuil, les gestes un peu raides.

- Nous pouvons remonter. Le problème devrait avoir été résolu.

Il se leva et les autres occupants de la pièce se retournèrent pudiquement. Un déclic raisonna, signe que le maître de maison avait actionné le passage secret qui permettait de sortir de la salle, et ils le suivirent docilement.

Il marchait étrangement, songea François. Lentement… lourdement. Ses mains effleuraient les murs, aussi, ce que tout vampire bien élevé se devait éviter de faire – le prédateur distingué gardait les bras ballants, au pire crispées sur sa cape ou sur une canne, mais ne tripotait certainement pas le décor. Les autres ne semblaient pas s'en être aperçus, mais le prédateur distingué ne montrait ni surprise, ni angoisse, ni inquiétude non plus, ce qui limitait tout de suite les options de ses compagnons.

Après quelques minutes de marche silencieuse, ils finirent par tomber sur les premiers loups-garous. Ceux-ci étaient plaqués à terre, maintenus par des bras de pierre qui semblaient directement jaillis du sol. François retint sa première pulsion, à savoir lever le sourcil d'un air surpris – il n'avait jamais été expressif, et les cours de conduite de Carmilla n'avaient rien arrangé –, sachant pertinemment qu'un tel étalage d'émotion serait accueilli avec réprobation. Manifestement, la chose était parfaitement normale. Que devait faire un bon aspirant vampire lorsqu'il était le seul à ne rien comprendre à ce qui se passait ? La réponse était aisée : rester impassible et faire comme s'il contrôlait parfaitement la situation. Il s'y appliqua donc soigneusement en attendant de pouvoir acculer Vincent plus tard.

Les loups-garous commencèrent à hurler des injonctions manifestement peu aimables auxquelles François ne comprit goutte. Des étrangers ? En tout cas, à en croire le dos raide de Grégory, celui-ci en saisissait le moindre mot. Un tentacule de pierre vint souder les mâchoires des prisonniers en pressant sur leur menton. Wolvren devait également les comprendre.

Ils continuèrent à marcher à travers les couloirs silencieux. François ne put retenir un regard surpris en voyant Laurianne, Florent et leurs parents suivre Jeanne. Ils n'allaient pas voir… quoique ce soit qu'ils soient en train de voir ?...

… Tiens, c'était une bonne question, ça : quelle était leur destination ? Il semblait être le seul à se poser la question, mais impossible de savoir avec certitude…

Enfin, quelques minutes plus tard, ils finirent par tomber sur leur mystérieux objectif. Plus que Wolvren, ce fut Grégory qui marqua l'arrêt de leur procession en face d'une femme brune et élancée qui, retenue contre un mur par les mêmes tentacules de pierre qui entravaient ses congénères, parvenait quand même à sembler parfaitement sûre d'elle et de la situation. Le cocher sembla particulièrement mécontent de la voir. Elle lui adressa un regard contrarié.

- Grégory.

Ce fut le seul mot que reconnut François ; le reste fut prononcé dans le patois qu'avaient employé les autres loups-garous.

- Non, refusa Grégory.

Wolvren haussa un sourcil. Bien qu'il lui tournât le dos, le serviteur sembla percevoir la demande de son maître et s'y soumit :

- Angreï m'ordonne de rejoindre ses côtés.

La femme se gonfla d'indignation et cracha une suite de mots rapides.

- Elle considère mon départ comme une trahison.

Grégory fit donc office de traducteur pendant que, silencieux, les Worthrangürnterang écoutaient la conversation. La jeune femme mettait un point d'honneur à ne fixer que son congénère, ignorant le reste du monde avec un culot digne d'être vampirique.

- Il faut que tu reviennes. Ruian est mort.

Un bref silence.

- J'ai été chassé de la meute. Je suis maintenant employé par le seigneur Worthrangürnterang.

- Ça n'a pas d'importance. Nous avons besoin de toi maintenant.

Même sans comprendre les paroles de l'étrangère au moment même où elle les prononçait, la tranquille assurance qui pesait dans chaque syllabe s'imposait comme une évidence. Elle ne doutait pas de sa réponse, plutôt du temps qu'il lui faudrait à l'obtenir. Le genre de maîtresse femme qu'on vénère, qu'on fuit ou qu'on déteste, sans vraiment de nuances possible entre les trois.

- Je suis maintenant employé du seigneur Worthrangürnterang, répéta Grégory sans paraître changer d'expression.

Sa stratégie « s'en tenir au minimum de mot et n'afficher aucune émotion » restait encore la plus efficace – peut-être l'avait-il justement adoptée à force de la côtoyer.

- Mais il faut que tu viennes. Nous n'avons pas d'autres mâles à ta hauteur.

- Non.

Andreï marqua une pause, le temps de décider de ce qu'elle devait faire de ce « non » impromptu. Après une intense réflexion d'une demi-seconde, elle se décida à l'ignorer, manifestement convaincue qu'il disparaîtrait une fois privé de son attention.

- La meute a besoin de toi.

- La meute peut aller se faire foutre.

Prudent, Grégory avait traduit par « aller se faire voir », mais à en croire l'expression choquée de la jeune femme, son vocabulaire avait été autrement plus clair.

- La meute a besoin de toi, répéta-t-elle d'un ton plus ferme.

A cet instant, Wolvren intervint pour empêcher la situation de dégénérer et François comprit enfin, non sans une vague admiration, que le père de Vincent était le plus vicieux de tous les fils de pute vampiriques froids et dominateurs qui aient jamais foulé la surface de la terre.

- Grégory porte déjà la marque de mon fils.

La louve-garou (loup-garoue ?) le contempla avec ce regard fixe des âmes fortes confrontées à une réalité incompatible avec ses souhaits. On avait dit quelque chose qui ne s'accordait pas avec ses plans ; on devait fatalement s'être trompé.

- La marque, répéta-t-elle – en langage compréhensible cette fois-ci.

- Grégory, montrez-lui votre cou.

Grégory avait l'air très neutre et très inexpressif. Il ôta le pansement qui lui couvrait la gorge, découvrant effectivement une marque de morsure. Pour la première fois, l'expression d'Andreï laissa transparaître une once de doute. Ses narines se dilatèrent.

- Il ne porte pas beaucoup ton odeur…

- « Il » se lave tous les matins, ronronna Jonathan, entrant dans le jeu de son père.

L'incertitude gagna du terrain.

- J'ai encore les marques de ce matin, ajouta le vampire en retroussant ses manches.

Il arborait effectivement des ecchymoses en forme d'empreintes de mains – celles-là même que lui avaient infligées Grégory en tentant de le maîtriser. Tout sourire, le frère de Vincent s'avança et saisit délicatement la main du cocher pour la refermer sur son bras, prouvant la correspondance approximative des marques et de la dextre de son employé.

- Il doit lui aussi en porter quelques traces sur les épaules... ajouta le jeune vampire d'un ton extrêmement explicite.

Le doute vainquit. Pour la première fois, la louve-garou laissa transparaître son désarroi.

- … La meute a besoin de toi…

- La meute m'a déjà abandonné. J'appartiens maintenant au seigneur Worthrangürnterang.

- … Et à Jonathan Worthrangürnterang, ajouta l'intéressé avec malice.

L'assurance revint sur le visage de la jeune femme :

- Je peux l'emprunter, dans ce cas.

- Volontiers, approuva Jonathan.

Un large sourire.

- Par contre, un tel service ne peut être que payant. Je voudrais deux loups-garous de la meute par coups de reins de Grégory.

- Deux… ?!

Impassible, Wolvren s'était un peu reculé pour admirer la scène. François était sûr que quelque part, profondément derrière son masque impassible, un observateur attentif et omnipotent aurait pu apercevoir une minuscule étincelle de fierté paternelle dans ses yeux froid.

- C'est mon prix.

- Je ne peux pas…

- Grégory ? Combien d'enfant un loup-garou peut-il mettre au monde ?

- Trois à quatre en une fois.

- Très bien, je serais clément alors... Trois loups-garous par petits, et un par semaine que Grégory aura besoin de passer auprès de vous en attendant que la maternité soit confirmée. Après tout, comme vous l'avez dit, c'est un mâle d'élite et je m'en voudrais de ne pas estimer sa productivité à un juste prix...

- C'est absurde ! Grégory –

- N'a plus rien à voir avec votre meute, coupa Wolvren d'une voix froide. Il a déjà refusé votre offre lors de votre première visite. Il ne me semblait pas que les loups-garous en étaient réduits à implorer l'accouplement ?

La rage déforma le visage d'Andreï et elle lutta pour se dégager, les lèvres retroussées.

- Si vous n'étiez pas aussi lâche –

« … je vous éclaterais la tronche » aurait dû être la suite logique de la phrase. A la place, elle acheva par un couinement étranglé, parce que Wolvren commençait à perdre patience. La température de la pièce baissa soudainement, suivie par la luminosité déjà faible. La silhouette du vampire semblait soudain s'être amaigrie et allongée, ses traits…

François déglutit. Il y avait trop d'ombre pour qu'il puisse voir son visage, décida-t-il. Sisi. On n'y voyait rien et c'était bien mieux, parce que les yeux de Wolvren luisaient dans les ténèbres et, à eux seuls, ils suffisaient à lui flanquer la trouille de sa vie. Jonathan tenait de son père, mais même au plus violent de sa rage, il n'inspirait pas la même terreur pure que Wolvren agacé.

- Pars.

Les tentacules de pierres se retirèrent soudain. Andreï lança un cri de ralliement que la peur rendait un peu plus aigu que nécessaire et s'enfuit à toute jambe. Elle savait, sans doute, que le père de Vincent n'avait pas besoin de vérifier si elle demeurait ou non dans l'enceinte du château. François commençait à comprendre pourquoi le jeune vampire avait toujours si peur que son père sache ce qu'ils faisaient à tout moment.

Une heure plus tard, le temps que Jacques détache tous les prisonniers (et n'éponge leurs plaies pour certains ; les chats de Vincent avaient fait des ravages), il ne restait plus un seul intrus dans le château.

Ils célébrèrent l'occasion par un repas « en intime » où le sang fut distribué dans des verres à vin élégants tandis qu'ils jouaient aux cartes. La famille Worthrangürnterang s'en tira très honorablement, même si Mina surprit son monde une ou deux fois – étant donné que tout le monde passait son temps à l'oublier, elle arrivait à réunir des combinaisons assez vicieuses – et Jonathan joua de malchance tout au long de la nuit.

Enfin, lorsque les vampires commencèrent à sentir la torpeur annonciatrice du matin, ils rejoignirent leur chambre. François, qui avait espéré pouvoir enfin passer quelques temps en compagnie de Vincent, dut se contenter d'un baiser rapide avant que le vampire s'endorme (le terme était plus rassurant que « meure », bien que moins exact) dans ses bras. Il s'efforça d'oublier la façon dont le corps du blond se refroidissait peu à peu à mesure qu'il cherchait le sommeil. La nuit avait été longue et il n'était pas vraiment d'humeur à dormir : entre Jonathan, les loups-garous, la « blessure » de Jacques, la colère de Wolvren, l'amoncellement des évènements devenait un peu trop pour tout humain normalement constitué cherchant à trouver le sommeil.

- Je te regretterai, tu sais, affirma Laurianne d'une voix trop ferme pour être naturelle.

Et, pour masquer sa peine, elle lui infligea une grande tape dans le dos qui manqua l'envoyer percuter Vincent.

Les adieux avec Florent furent plus calmes – le blond gardait une solide rancune contre Jonathan, François et Vincent, ce qui avait contraint Carmilla à être sa seule compagne pendant le reste du séjour puisque Laurianne, comme toute bonne sœur qui se respecte, se refusait à passer plus d'une journée en compagnie de son frère. Jonathan étant parti méditer sur les cruautés de la vie et de l'amour quelque part dans les souterrains du château, Vincent et François avaient donc dû tenir compagnie à Laurianne et n'avaient guère eut que quelques instants de discussion rapide à s'accorder chaque soir.

Inutile de le préciser, François attendait avec une légère impatience – et Vincent aussi, à en croire la manière urgente dont il l'avait plaqué contre un mur le soir précédent pour échanger quelques baisers que l'arrivée de Laurianne avait interrompu net – le départ des invités. La frustration régnait dans le château des Worthrangünterang et ce fut probablement pour cette raison que, sans doute grâce aux bons soins de Wolvren, nul ne croisa leur chemin lorsqu'ils en eurent fini avec les adieux. Peut-être à cause de cette liberté à laquelle ils n'étaient plus habitués, peut-être aussi parce qu'ils savaient pertinemment comment ils s'apprêtaient à occuper leur soirée, aucun d'eux n'osait trop parler comme ils pénétraient dans leur chambre.

Vincent se racla la gorge.

- Les chats ont disparu, remarqua François dans l'espoir d'occuper la conversation. Il ne reste même pas de griffures ou quoique ce soit...

- Oui, acquiesça nerveusement Vincent. Ils sont propres, hein ?... Euh. Tu préfères... aller dormir ?...

- Euh, oui. Euh... Tu... veux te déshabiller ?...

Aucun d'entre eux n'eut suffisamment d'audace pour dévêtir l'autre, ni même pour se dénuder complètement. Torse nus, ils s'efforcèrent de se caser dans un cercueil devenu soudain beaucoup trop étroit. Après quelques heurts, ils parvinrent à une position qui leur garantisse le moins de contact possible.

Après deux minutes d'embarras, François réunit le courage d'effleurer le poignet du vampire. Celui-ci leva timidement la main jusqu'à caresser la joue du paysan. Vincent l'embrassa timidement, gagnant en assurance lorsqu'il lui répondit.

Peu à peu, leurs gestes se firent plus assurés. François se retrouva allongé sur le dos, le vampire assis sur ses cuisses. Il laissa descendre ses deux mains le long des côtes du blond, effleura son abdomen, son nombril, le contours des os de ses hanches. Vincent ferma à moitié les yeux, se laissant caresser docilement.

- Dis ?... demanda-t-il timidement.

François s'interrompit pour le regarder. Le vampire avait l'air coupable, ce qui n'était pas bon signe en pareil contexte.

- Est-ce... je sais que ce n'est pas le moment, mais... est-ce qu'on pourra se voir après... quand tu seras retourné chez toi ?...

Quand tu seras retourné chez toi. Impossible d'échapper à la réalité du fait auquel il avait soigneusement évité de penser ces derniers temps : son séjour était presque fini. Il lui restait encore une nuit, le temps d'empocher ses gages, et il serait parti.

Pour toujours ?

Il savait que, techniquement, c'était ce qu'il aurait dû faire. Vincent était un aristocrate et un vampire ; leurs deux monde étaient à cent lieux l'un de l'autre. Ils se connaissaient depuis moins d'un mois, en plus – mieux valait en rester là avant qu'ils ne s'attachent encore plus l'un à l'autre.

… Et pourtant, il n'avait pas la moindre intention de laisser tomber le vampire. Il n'était pas sûr que Wolvren approuve, ni ses propres parents, mais ils sauraient bien les convaincre – restait qu'il n'avait pas non plus envie d'abandonner à jamais sa vie de paysan mortel et que ses parents avaient besoin de lui à la ferme.

Alors ? Le voir une fois toutes les trois semaines, ou lorsqu'il n'y avait rien à faire à la ferme ? Mais, techniquement, on avait toujours besoin de main-d'œuvre supplémentaire au village...

- Bien évidemment que je repasserais te voir, affirma-t-il, caressant la joue du vampire en chassant énergiquement toutes les objections de sa raison. On va pas se séparer comme ça, idiot !

Vincent sembla confus. François consacra le restant de la nuit à lui changer les idées.

Pour une fois, Vincent se réveilla avant lui. Le vampire s'était redressé et regardait le vide d'un œil particulièrement mélancolique ; il se tourna vers son compagnon sitôt qu'il le sentit bouger, forçant un sourire sur ses lèvres.

- François ! Bien dormi ?

- Parfaitement bien, lui assura le paysan en se frottant les yeux.

- C'est aujourd'hui que tu pars...

- Fais pas cette tête-là ! On va pas se quitter pour toujours, non ? Je reviendrais de temps en temps, lorsqu'on aura moins de boulot à la ferme. Une fois par mois minimum. Et tu peux venir de temps à autre aussi, si tu veux – pas trop souvent non plus, j'ai besoin de sommeil, hein. Et on se reverra régulièrement.

Et à force d'en parler, ou de voir les yeux du vampire se remplir de larmes à mesure qu'il parlait, la voix de François commençait à devenir un peu rauque elle aussi.

- Allez, répéta-t-il en allant maladroitement enlacer le vampire.

Celui-ci s'agrippa à lui et il sentit ses côtes protester. Il l'embrassa doucement dans le cou, sur la joue, sur l'épaule ; écarta une mèche de cheveux pour caresser un lobe d'oreille. Vincent laissa échapper un rire qui ressemblait un peu à un sanglot.

- Bon... Je ne vais pas te retarder non plus, n'est-ce pas ?... Père doit t'attendre... Je te guetterais du haut des tours... ou alors je t'accompagnerais jusqu'aux portes du château, si j'en ai le courage, mais je n'ai jamais été très courageux... Tu m'excuses ?...

- Évidemment, idiot, rétorqua François avec autant de fermeté qu'il pouvait. Allez... au revoir !

Jacques l'attendait à la sortie de la chambre et le guida jusqu'à Wolvren. Le père de Vincent était assis sur un fauteuil, son épouse lisant silencieusement à ses côtés.

- François. Voici votre salaire.

Il lui tendit une large sacoche que le paysan ne prit pas la peine d'examiner. Le compte y serait, il le savait. Il s'en chargea. Le vampire le regarda, semblant attendre quelque chose.

- Euh... Au revoir ? tenta-t-il avec hésitation.

- Il est de bon ton de demander à un père l'autorisation de continuer à fréquenter son fils, surtout si vous en venez d'aventure à séjourner à nouveau sous notre toit.

- Je – vous... savez que je compte ?...

- On a dû vous dire que peu de choses m'échappaient sous mon toit.

- Mais... enfin, les chats, et dans le passage secret...

Un indice de sourire souleva ô combien légèrement les coins de la bouche du père de Vincent.

- J'ai cru remarquer que les jeunes gens ont tendance à accomplir un acte avec plus d'enthousiasme s'ils sont persuadés d'enfreindre un ordre – et y apportent ensuite plus de signification. Quant aux chats de Vincent, je n'ai pas à intervenir dans sa vie privée.

Pas à intervenir dans sa vie privée ?! Il venait juste d'avouer qu'il les avait manipulés pour qu'ils en viennent à coucher ensemble et il osait dire ça ?! François avait conscience de regarder le vampire d'un air stupide mais il faudrait un certain temps pour que la stupeur cesse de figer ses traits.

- Mais enfin... je... mais quel avantage – vous...

- Vous sembliez avoir fait un fort effet à Vincent. Nous avons donc résolu de vous voir de nos propres yeux ; les invités à venir nous en ont fourni le prétexte. Vous paraissiez être un jeune homme fiable, et effectivement bien au-dessus de votre condition paysanne. Nous avons donc simplement... encouragé une passion qui ne pouvait que naître si vous vous trouviez dans de telles circonstances.

Drusmilla posa son livre :

- Vincent est malheureusement assez vulnérable, approuva-t-elle. Il nous fallait un partenaire qui soit à la fois capable de tenir tête à d'autres vampires, dont Carmilla, et dont l'instinct de protection soit suffisamment développé pour qu'il puisse supporter le manque de confiance que notre fils a en lui.

- Vous vous êtes avéré tout à fait digne de confiance ; de surcroît, votre présence le pousse à se surpasser et à tenter de vaincre ses hésitations.

- Vous pouvez donc retourner sous notre toit sitôt que vous le souhaitez. L'effet du sang que vous fournissait Vincent devrait s'estomper petit à petit – vous garderez une force et des réflexes un peu supérieurs à la moyenne, ainsi qu'une excellente vision nocturne et un vieillissement ralenti, mais rien d'extraordinaire non plus.

- Ne vous sentez pas contraint non plus ; Vincent ne vous a même pas encore mordu ; vous êtes parfaitement libre.

Les yeux écarquillés, François dévisagea fixement ses deux interlocuteurs impassibles en attendant de parvenir à comprendre pleinement ce qu'on lui disait.

- Je... vous...

Il abandonna.

- Vous êtes deux putains de manipulateurs. Vous savez que si je n'aimais pas autant Vincent, je vous aurais déjà envoyé balader, hein ?...

- Cela faisait partie du plan, répliqua Wolvren, de marbre. Vous serez le bienvenu chaque fois que vous passerez chez nous, François.

- Merci... Au revoir, j'imagine.

Encore un peu étourdi, il sortit de la chambre et se dirigea vers les cuisines pour saluer Jeanne et Jacques. Une ombre l'aborda au détours d'un couloir, effleurant sa joue.

- Sssalut, « petit frère ». Tu me manqueras.

Elle passa sans attendre la réponse de François. Il atteignit les portes du château. Grégory l'y attendait, grimpant sur le carrosse sitôt qu'il arriva.

- J'vous escorte. Mieux vaut qu'vous dormiez le plus possible avant de reprendre vot'vie mortelle, le maître a dit, alors z'allez pas passer vot'nuit à marcher.

- Euh, merci.

Il grimpa à bord. Grégory lança son attelage et François se plaqua sur son siège en essayant de demeurer à peu près digne. Peu importait le nombre de fois où il subirait les talents de conducteur du cocher, il agoniserait toujours autant.

Quelque chose percuta la portière et il manqua avoir une crise cardiaque. La poignée tourna, actionnée de l'extérieur, et l'intrus parvint à se hisser à l'intérieur en claquant la portière derrière lui, échevelé et couvert de brindille.

- J'ai pensé que vu que ta nuit serait de toute façon entamée, mieux valait que tu veilles carrément jusqu'à demain soir, expliqua Vincent d'un ton docte en allant s'installer aux côtés du paysan. Peu d'heure de sommeil nuit plus que pas de sommeil du tout, vu qu'il faut le temps que tu te réveilles, tout ça, et tu auras goûté les douceurs de ton lit pour t'en arracher presque aussitôt donc tu souffriras encore plus de ton réveil prématuré...

Un appel sinistre en provenance du château ébranla soudain les airs, lui coupant la parole – un appel inhumain qui résonna avec la force des hurlements des loups en hiver, lorsque la neige étouffait tout autre son. Le blond redressa vivement la tête, les yeux écarquillés par la panique :

- Carmilla !

- ! brailla la voix avec la même force – ou peut-être était-elle un peu plus près maintenant, légèrement entrecoupée, comme si sa propriétaire courrait en criant...

Un bruit sourd retentit contre le toit du carrosse. Grégory lâcha une exclamation indignée. La portière s'ouvrit à nouveau, découvrant un Jonathan tout sourire bien qu'échevelé..

- Eyh ! Je comptais vous suivre discrètement, mais je crois que je vais plutôt vous permettre de fuir intacts pendant que je retiens la bête. On dit merci qui ? A plus tard !

Il claqua la porte et un nouveau choc fit trembler le toit. Le carrosse accéléra. François s'adossa lentement contre son siège. Si Jacques apparaissait soudain de sous la banquette pour lui annoncer qu'il avait oublié une chemise, il se jetait du carrosse.

- … Je pensais donc qu'on pourrait aller se cacher chez toi, bien fermer les fenêtres et refuser de laisser entrer quiconque... conclut Vincent d'un ton presque égal.

François sourit malgré lui et l'attira dans ses bras, déposant un court baiser sur ses lèvres.

- Parfaitement d'accord.

FIN