Morgan entra dans le café-bibliothèque et se glissa discrètement sur la banquette du fond, son journal à la main. Il adorait le concept de l'endroit : une salle de taille modeste mais très lumineuse, vitrée sur tout un coté. De petits fauteuils et banquettes confortables, tendus de velours vert, entouraient des tables basses en bois sombre. De hautes étagères croulant sous les livres et parutions diverses invitaient à se prélasser sur les coussins, une bonne lecture en main. On y servait du café sous toutes les formes possibles et imaginables et l'endroit était presqu'aussi calme qu'une vraie bibliothèque.
Quand le patron n'était pas là, la serveuse le laissait squatter une place sans l'obliger à consommer, ce qui arrangeait bien ses fins de mois difficiles. Mais ce n'était pas un bon jour et Violette s'approcha pour lui demander avec un sourire crispé
« Qu'est-ce que tu bois ? »
Elle lui fit signe de la tête que le patron se trouvait dans l'arrière boutique et Morgan soupira.
« Un capuccino, s'il te plait »
Voilà qui tombait mal, il se serait bien passé de cette dépense superflue : il avait déjà été fauché mais rarement à ce point-là. Cette consommation imprévue allait l'obliger à rentrer chez lui à pied, faute de monnaie pour le bus. Il repoussa ses longues boucles châtains derrière ses oreilles pour se dégager les yeux et se plongea dans la lecture des petites annonces emploi de son journal.
Il avait désespérément besoin d'un boulot rapidement, quel qu'il soit. Baby-sitting, tonte de gazon, promenade de chien : il était prêt à tout tant que ça lui permettrait de payer le loyer de son studio et de se nourrir décemment pendant quelques temps. Il avait espéré décrocher à nouveau le job de pianiste dans le bar jazz où il avait officié l'année précédente, mais il s'était fait griller la place par une joli blonde plantureuse. Elle n'était pas meilleure musicienne que lui, mais sa présence drainait un public plus conséquent, essentiellement composé de mâles esseulés venus se rincer l'œil en buvant un bon verre de vin. Morgan n'avait pas les mêmes atouts et il avait dû s'incliner devant la décision du patron.
Tant pis, le jazz n'était pas son truc, de toute façon.
Violette déposa une tasse fumante devant lui. Elle avait abondamment garni la soucoupe de petits biscuits et chocolats que l'établissement distribuait avec le café et Morgan les empocha discrètement en lui adressant un « merci » muet. La jeune fille lui sourit et se dépêcha de retourner à son poste avant que l'œil vigilant de Botts ne la repère à trainer avec les clients. Le nouveau patron de l'Arche d'or était un vrai crétin et Morgan ne donnait pas cher de la survie de l'établissement entre ses pattes cupides. Dommage, c'était son bistro préféré et Violette était devenue une amie, depuis le temps qu'il fréquentait l'endroit.
Il plongea le nez avec délice dans la mousse onctueuse de son cappuccino et savoura pleinement son arôme puissant et doux à la fois. C'était le dernier qu'il boirait pendant un bon moment, s'il ne trouvait pas rapidement de quoi se remettre à flots, aussi se concentra-t-il sur sa lecture. Il refermait le journal - déconfit de n'avoir rien trouvé de mieux qu'un éventuel remplacement dans un salon de toilettage à balayer des poils de chien - quand une drôle d'annonce de la catégorie « divers » attira son attention : un chef d'entreprise mettait au concours un poste de secrétaire-maitresse ? impossible, il avait du mal comprendre. Il reprit le journal et lut l'annonce avec soin. Il avait bien vu : le directeur d'une société d'import-export cherchait une assistante de moins de quarante ans, trilingue, prête à le seconder dans ses tâches professionnelles au quotidien et à coucher avec lui à l'occasion. Il garantissait une totale discrétion et un bon salaire. L'annonce était bien évidemment chiffrée et rédigée en français ainsi qu'en anglais, selon la tradition de l'hebdomadaire. Il reposa le journal, incrédule : il y avait vraiment des gens qui ne doutaient de rien !
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L'audition touchait à sa fin et Morgan sentait qu'il n'avait pas été très convaincant : il n'était pas à son affaire. Il referma soigneusement le couvercle du piano et se retourna.
« Merci, monsieur … Maclalanne, on vous recontactera »
Il rassembla ses partitions en grommelant pour lui-même : « McLachlan, abruti »
Il récupéra sa guitare et glissa le cahier dans la poche de l'étui avant de sortir du bâtiment, dépité. Il resta un moment sur le seuil, le temps d'accommoder sa vision à l'éclatant soleil et poussa un profond soupir : même ce temps de rêve ne parvenait pas à lui remonter le moral. Ses finances étaient passées du rouge au cramoisi, les poils de chien du salon de toilettage le faisaient éternuer et pour couronner le tout, le garçon qui l'avait largué six mois auparavant tentait un retour en force. Morgan était décidé à ne plus jamais laisser Dave s'approcher de lui : il avait trop souffert de leur séparation et ne risquait pas de retomber dans le panneau de sitôt. Il soupira à nouveau et prit sans conviction la direction du parc. Puisqu'il n'avait rien à faire, autant aller s'asseoir sur un banc et ruminer sa déconfiture au soleil …
Il s'installa dans un coin tranquille et sortit un livre de sa poche : peut-être que l'humour décalé de Pratchett parviendrait à lui remonter le moral ? Il baissa les yeux et avisa un journal abandonné sous le banc : chic, un exemplaire en bon état de la dernière édition du magazine de petites annonces qu'il achetait d'ordinaire ; peut-être aurait il plus de chance cette semaine. Il ramassa le journal, le défroissas et parcouru la section emploi avec effarement, elle était encore moins fournie qu'à l'ordinaire. Et y trônait en bonne place la même annonce que la dernière fois : l'homme d'affaire cherchait toujours une assistante coquine. Morgan eut un sourire sans joie : s'il avait été une femme, il aurait peut-être envisagé de postuler, cela résoudrait à la fois ses problèmes financiers et son cruel manque de chaleur humaine … il s'imagina en jupe courte-talons aiguilles, faisant signer des papiers à un vieux barbon tout en tortillant du croupion et il éclata de rire, faisant fuir un groupe de pigeons à tire d'aile.
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Encore et toujours cette fichue annonce.
Le type insistait, il semblait vraiment décidé à trouver sa collaboratrice très particulière. Morgan éternua - saleté de poils de chiens - et lu l'annonce avec plus d'attention. Au premier abord, il avait été surpris et s'était même demandé si ce n'était pas une sorte de blague, mais à la réflexion, il se demandait pourquoi ça ne semblait pas marcher. Après tout, il y avait assez de secrétaire qui couchaient avec leurs patrons, ça n'avait rien d'exceptionnel en soit. Au moins, l'auteur de l'annonce avait la franchise d'admettre qu'il s'intéressait autant au tour de poitrine de la candidate qu'à son CV, ce qui avait le mérite d'être honnête. Tous les patrons ne pouvaient pas en dire autant. C'était certes un peu choquant au premier abord, mais à bien y réfléchir, le mariage aussi était un contrat et beaucoup de gens se mariaient plus par intérêt ou esprit pratique que par amour. Le concept de la maitresse entretenue n'était pas nouveau non plus, alors pourquoi pas une secrétaire-maitresse, finalement ? Il relu l'annonce : l'auteur ne se décrivait nulle part, c'était peut-être ça qui gênait les éventuelles candidates, elles devaient craindre de se retrouver dans les pattes d'un vieillard libidineux.
Morgan devait s'avouer qu'il était dévoré de curiosité. S'il avait eu des sujets de cogitation plus passionnants - comme, au hasard, un travail sympa ou un mec intéressant - il n'aurait pas eu de temps à perdre à cogiter sur des âneries ; mais tout valait mieux que de se complaire dans son malheur, aussi pensait-il à l'auteur de l'annonce. Il le comprenait, dans un sens : ça devait être un de ces hommes très occupés qui ne disposent pas d'assez de temps pour faire connaissance avec une femme d'une manière plus traditionnelle. Des milliers de gens passaient des annonces tous les jours pour trouver l'âme sœur, ou à défaut, un partenaire avec qui faire un bout de chemin. Alors, pourquoi ne pas faire de cette personne une collaboratrice, ça résolvait les problèmes d'agenda surbookés de manière pragmatique. Morgan se secoua : allons, assez de temps perdu avec ce truc à la noix, il devait se remettre en quête d'un job avant que les allergies n'aient raison de lui.
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Morgan patientait dans la salle d'attente, nerveux. Il avait les mains moites et il se demandait ce qui lui avait pris de répondre à cette foutue annonce ! Il devait vraiment avoir touché le fond de la stupidité pour faire ça, mais la curiosité avait finit par l'emporter et il avait posté son curriculum à l'adresse sous chiffre indiquée dans le journal. Il n'avait bien entendu pas précisé qu'il n'était pas une femme et le flou artistique à ce sujet avait trompé l'ennemi : il avait été convoqué pour un entretien. Il n'avait aucune formation commerciale de base, mais il parlait couramment français, anglais et espagnol comme stipulé dans l'annonce ; il avait également travaillé quelques mois dans une agence immobilière pour gagner un peu d'argent. Soit, il n'y était que coursier, mais était-il vraiment indispensable de le préciser ? Son CV devait être suffisamment conforme aux exigences pour appâter le poisson et c'était chose faite. Il avait prévu de jouer les ingénus si on lui avait posé la question : non, il n'avait pas vu la version française de l'annonce et l'anglaise demandait « an assistant », ce qui n'éclairait nullement sur le genre de la personne demandée.
Mais la secrétaire qui l'avait reçu n'était manifestement pas au courant des exigences particulière de son boss et elle l'avait installé en salle d'attente avec le sourire. Morgan avait été très fier de lui sur le coup, mais il commençait vraiment à penser que ce n'était pas une bonne idée. Il hésitait à filer à l'anglaise quand la réceptionniste revint le chercher pour l'introduire dans le bureau directorial. Il respira un grand coup, bomba le torse et entra.
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Shin Asami contemplait son vis-à-vis, impassible.
En surface du moins : en réalité, il était furieux.
Pas contre le jeune homme qui lui faisait bravement face, il devait admettre qu'il était plutôt admiratif de son culot. Non, il était fâché contre lui-même pour avoir laissé cette situation se créer. Pour une fois, sa minutie et son sens du détail lui avaient fait défaut : il avait rédigé l'annonce en français d'abord et l'avait machinalement traduite ensuite, sans prêter attention au fait que le terme d' »assistant » en anglais pouvait s'interpréter au masculin aussi bien qu'au féminin. Le jeune homme avait trouvé la faille - Shin était convaincu que c'était totalement volontaire - et il avait joué de l'ambigüité de son prénom pour postuler, sans même avoir à mentir. Shin était un homme d'affaire retors et il était bien rare qu'il se fasse avoir, mais ce gringalet l'avait bel et bien eu, et en beauté, encore !
De l'autre côté du grand bureau, Morgan n'en menait pas large. Il s'était attendu à rencontrer un homme d'âge mûr et il avait été certain de se faire jeter aussi sec. Il était donc resté bouche bée quand il était entré dans le bureau : un grand et bel homme dans la trentaine, manifestement eurasien, se tenait devant lui. Il avait à peine marqué un temps d'arrêt en découvrant que son rendez-vous était un garçon ; il s'était admirablement vite repris et l'avait fait asseoir avec des manières d'une parfaite politesse.
D'une parfaite froideur, aussi. L'homme était diablement beau, mais il n'incitait guère à la rigolade : ses yeux en amande étaient glacials et son visage parfaitement impassible.
Morgan n'y connaissait rien à la mode, mais il avait l'impression d'avoir une publicité pour Armani devant lui, tellement cet Asami était pétri de classe et d'élégance naturelle. Il se sentait soudain tout petit et minable avec ses Caterpillar éculées - quoique briquées comme des sous neufs - et son vieux jean bon marché. Il avait les mains moites et le mutisme de son interlocuteur ne faisait rien pour y remédier.
« Vous êtes parfaitement trilingue, si j'en crois votre dossier ? »
La voix de l'homme était grave et très agréablement modulée, un peu rauque.
« O… oui. Je suis écossais par mon père et espagnol par ma mère, mais je vis ici depuis l'âge de huit ans et je maitrise parfaitement le français » répondit Morgan en bafouillant à peine.
Shin dévisageait le garçon : son regard bleu était un peu paniqué et mal à l'aise, mais il ne semblait pas être en train de le mener en bateau. Il ramenait nerveusement ses longs cheveux derrière ses épaules pour se donner une contenance et tenait ses jambes bien serrées, peut-être pour les empêcher de trembler et de montrer sa nervosité. Shin n'arrivait pas à se faire une idée précise de ce qui l'amenait : la curiosité pure et simple ? ou bien était-il gay et réellement prêt à assumer toutes les fonctions du poste proposé ?
Shin n'avait rien contre les homos. Il n'avait jamais été attiré par les hommes lui-même, mais il comprenait parfaitement que tout le monde n'ait pas les même gouts ni les mêmes besoins. Il y avait une catégorie de gens qu'il n'appréciait pas, par contre : c'était les menteurs et les tricheurs de tout poil. Il était lui-même redoutable en affaire et toujours prêt à exploiter les faiblesses de l'adversaire ; mais jamais il ne mentait ni ne trichait, c'était totalement contraire à son sens de l'honneur. Il s'estimait bon juge en matière de caractère, mais il n'arrivait pas à cataloguer ce garçon et ça l'agaçait.
Le seul moyen de découvrir de quelle bois il était fait était de le tester : si ce Morgan entendait jouer avec lui et se payer sa tête, il en serait pour ses frais.
« Vous maitrisez les logiciels courants et la correspondance, je suppose ? »
Toutes les réponses à ces question figuraient sur le curriculum du jeune homme, mais Shin voulait entendre sa voix et sa façon de s'exprimer.
« Oui. Je ne suis pas un expert en tableur, je n'en ai jamais vraiment eu l'usage, mais je connais bien le traitement de texte et je suis capable de rédiger indifféremment dans trois langues »
Morgan s'étonnait lui-même : mais qu'était il en train de faire ? est-ce qu'il était réellement en train d'essayer de décrocher ce job ? Il n'avait pourtant aucune chance, il aurait parié la totalité de ses maigres économies que cet Asami n'avait jamais touché un homme autrement que pour une poignée de main ! Il ne comprit pas tout de suite ce que son interlocuteur venait de dire et il dut le faire répéter :
« Soyez ici lundi matin à huit heures, je vous prend à l'essai »
Asami avait délibérément appuyé sur le mot « prend » et Morgan rougit un peu. Il se sentait complètement dépassé par les évènements et il se laissa reconduire à la porte, un peu hébété. Il sorti du bâtiment et leva les yeux au ciel, réalisant l'énormité de la chose : il était désormais le secrétaire très particulier d'un homme qui ne l'était sûrement pas moins !
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