Ils s'aiment. C'est la première pensée qui a traversé mon esprit quand j'ai rencontré ces deux vieux. Ca crevait les yeux. C'était le regard que portait l'homme sur elle, c'était la façon dont elle lui tenait la main. C'était écrit sur leurs visages, sur leurs rides mêmes. C'était dans leur maintien, dans leurs mouvements. C'était là, l'amour. Il était dans l'air, il emplissait la pièce et me soulevait le cœur. Je ne pouvais que penser qu'il allait peut-être mourir, et que je devrais lui tenir la main comme elle tenait sa main en le regardant partir. Mais pour nous, ça serait beaucoup trop tôt. Nous étions trop jeunes pour mourir, mais les personnages de Shakespeare dont nous tenions nos noms étaient morts encore plus jeunes. J'avait peur, pourtant. Je ne voulait pas m'arrêter là, et je voulais encore moins que lui meurt. J'étais égoïste, mais je ne m'en souciais pas. La seule chose qui m'importait, c'était qu'il vive, qu'il se réveille enfin et qu'il me voit à nouveau. Parce qu'il était ma force et moi sa faiblesse. Je m'en voulais et je lui en voulais aussi pour ça. Il aurait du faire plus attention à lui qu'à moi, mais je l'en savais incapable.
Je crois que je ne pleurais pas encore, mais je sentais que des larmes allaient bien tôt dévaler mes joues. Je ne voulais pas m'effondrer devant des gens que je ne connaissait pas. Je me suis alors dit que je devais aller ailleurs, mais avant que je puisse m'excuser et sortir de la chambre pour trouver un autre endroit pour vivre ce qui risquait d'être mes, ses dernières heures, la femme s'était tournée vers moi et m'avait désigné cette chaise avec un sourire et un geste que l'on ne pourrait qualifier autrement qu'autoritaire. Cela m'étonna tellement qu'une vielle femme puisse dégager tant de force que je ne pu faire autre chose que ce qu'elle m'ordonnait. D'une voix douce, mais à laquelle je ne songea même pas à désobéir, elle me demanda mon nom et elle eût l'air encore un peu plus heureuse quand elle appris que j'étais, tout comme elle me dit-elle, une Juliette. Je ne voyais pas ce que ce nom avait de joyeux. Il ne portait avec lui qu'un destin tragique, un amour trop court et la mort surtout.
-C'est mon Roméo, me dit-elle en me désignant l'homme dans le lit d'hôpital.
Encore un Roméo, encore un couple maudit, sûrement. A ce moment, je ne pouvais penser autrement. Tous les Roméo et toutes les Juliette devaient être tristes, comme je l'étais. C'était sûrement le cas pour eux aussi. Ils avaient pourtant l'air de s'être résignés à leur malheur, de s'y être habitués. Ils paraissaient presque heureux, tous les deux. La femme, l'autre Juliette, caressait d'une main douce la joue de son homme, avec un regard aimant et sur les lèvres un sourire triste. La douleur se lisait sur leurs traits et je sentais chez eux un écho à la mienne. Ils savaient.
L'homme allongé me fit signe. Il était en fin de vie, c'était visible, même pour quelqu'un qui ne le connaissait pas. Il trouvait pourtant la force de rire encore avec la femme qu'il aimait. Elle savait, elle aussi. Elle me dit d'ailleurs qu'elle avait avec elle un insecticide à base de cyanure. Elle l'utiliserait quand il serait mort. Je me tût. J'avais un couteau aiguisé dans mon sac, et j'avais prévu de m'en servir pour en finir si… Mais je ne voulais, ne pouvais pas y penser. Il allait vivre, je le savais. Je l'espérais de toute mes forces et je tentais de ne pas faire attention au désespoir, qui, tapi dans un des recoins de mon crâne, attendait la moindre de mes défaillances pour me sauter dessus et envahir chacune de mes pensées.
L'autre Roméo murmura quelques mots à l'oreille de l'autre Juliette. Elle hocha la tête lentement avant de se retourner vers moi. Elle ne me souriait plus, son visage était sérieux cette fois-ci, et pour la première fois depuis que j'étais rentré dans cette chambre sur laquelle le temps ne semblait plus avoir prise, j'entendis l'autre Roméo parler.
-Vous avez peur pour votre ami, n'est-ce pas ?
Sa voix était agréable, douce sans être suave. Ils semblaient tous les deux compatir, comprendre aussi. Je ne savais pas quoi répondre. Je me suis contentée de faire oui de la tête et d'essayer de ne pas faire attention aux larmes qui me piquaient les yeux. D'une voix que j'espérais ne pas être trop hachée, j'ai commencé à parler de mon Roméo. J'ai raconté à ce couple que je connaissait pas l'histoire de notre vie.
Je leur ai dit que nous étions nés le même jour, dans la même région, sous X, et que c'était la même assistante sociale qui s'était occupée de nous. Ma mère était morte avant de me donner un nom et l'assistante avait décidé que vu qu'il y avait déjà un Roméo dans son service, il fallait obligatoirement une Juliette. J'avais alors gagné un prénom et mon meilleur ami. On m'a raconté que, durant un certain temps, on nous a laissé dormir ensemble parce qu'avant je pleurais sans arrêt. Et puis un jour, nous avions à peine trois mois, Roméo et moi étions côte à côte. Roméo ne devait pas aimer m'entendre pleurer parce qu'il s'est tourné ver moi et il m'a frôlée la main. Je n'ai plus fait de bruit jusqu'à qu'on essaye de me détacher de lui. A ce moment, je me suis mise à hurler. Roméo m'accompagnait en criant encore plus fort que moi. Nous nous sommes arrêtés que lorsque on nous a réunis.
C'est comme ça que nous avons grandi toujours l'un avec l'autre et il était rare que nous soyons séparés. Ma vie se résumait à lui. Et aujourd'hui, il allait peut-être mourir, à cause de moi. J'aurais dû regarder avant de traverser, mais je connaissait cette rue, et je savais qu'il y avait jamais personne qui l'empruntait. Eh bien ce jour-là, grâce à Murphy sans doute, il y avait quelqu'un. Le conducteur ne m'avait pas vu avant qu'il ne soit trop tard. Mais Roméo l'avait vu, lui. Il avait hurlé et m'avait poussé en dehors de la trajectoire du véhicule. Il avait été blessé à ma place, pour me sauver, mais pour lui, c'était trop tard. Dans l'ambulance je ne savais que pleurer en lui tenant la main. Il a essayé de me sourire une fois, mais c'était juste une grimace de douleur. Il s'est endormi, évanoui, juste après.
Je baissai les yeux sur mes mains. Je les serrai l'une contre l'autre. A ce moment j'étais terrifiée pour lui, comme pour moi. Je savais depuis toujours que je pourrais pas vivre sans lui. Sa présence m'était aussi indispensable que de respirer. J'avais besoin de ses sourires un peu tordus, de la façon qu'il avait de mettre la main sous mes omoplates, de ses mots, de son mouvement de sourcils quand il réfléchissait, de ses colères et aussi de la manière exaspérante qu'il avait de résoudre chacun de mes problèmes sans que je le lui demande. J'avais besoin de lui et je ne voulais pas qu'il meurt et encore moins sans savoir l'amour que je lui portais.
L'autre Juliette m'a doucement caressée les cheveux me laissant pleurer sur son épaule. Puis, quand mes larmes se sont taries, elle m'a pris la tête entre ses mains, me forçant sans me faire mal à la regarder dans les yeux. Elle m'a dit que ce n'était pas de ma faute, que mon Roméo avait choisi en sachant ce qu'il risquait, qu'il m'aimait assez pour préférer ma vie à la sienne et que d'une certaine façon il était assez égoïste pour choisir la mort à la vie sans moi. Je crois que j'ai rit quand elle m'a dit ça, même si je ne sais pas où j'ai trouvé la force de rire.
Son Roméo la couvait d'un regard empli de fierté. Dans ses yeux, elle se transformait, redevenait la jolie jeune fille qu'elle avait du être avant que le temps vienne réclamer son dû.
Pour lui, elle était princesse, reine et belle bergère, toutes celles que l'on rencontrait dans les contes, promises à un brillant avenir. Dans ses yeux ,elle avait tout, et surtout son cœur. Ils s'étaient aimés avec passion, avaient foncés dans les obstacles que la vie leur avait opposés, et ils en étaient sortis victorieux. Ils avaient vécu leur amour de toutes les façons qu'ils avaient imaginées, s'étaient déchirés pour mieux se réconcilier. Ils avaient su vivre et sauraient mourir. Tout ceci se lisait dans les yeux de son Roméo.
J'ai alors osé leur demander leur histoire, à eux. Je voulais savoir tout ce que ses yeux m'avaient laissé deviner. Je voulais comprendre comment les Roméo et Juliette de Shakespeare avaient pu s'aimer, comment ceux-là s'aimaient encore et comment nous, nous pourrions nous aimer. Juliette me sourit et commença son récit. Sa voix me porta en arrière, dans un temps que je n'avais pas connu, plus de quarante ans avant ma naissance, et pourtant, il me sembla que je me souvenais. C'était sa vie, mais c'était aussi la mienne. C'était le théâtre à nouveau, celui que l'on ne peut jouer que sur la scène de la vie.