Salutations distinguées, tout le monde :3

Je vous présente un petit (enfin, petit… tout est relatif…) OS sans prétention, écrit pour mon amie Jyô.

Auteur : Sana

Titre : Supermassive blackout

Rating : T ?

Genre : humour/romance…

Diclaimer (ou plutôt claimer…) : Gabriel et les autres m'appartiennent, à part Joshua qui appartient à ma potesse Jyô. En dehors de ces personnages (que vous connaissez peut-être si vous avez déjà lu mes autres fics, mais c'est encore et toujours un univers alternatif XD), l'inspiration de ce one-shot vient (très) largement de Very Bad Trip. Vous voilà avertis. XD

Bonne lecture !


.oOo.

À mes yeux, il y a deux types de matins – deux façons de se réveiller.

La première, ce sont les matins radieux, vous savez, l'air frais du printemps accompagné de ses fragrances d'arbres en fleur, qui vient vous chatouiller le nez avant même que vous n'ayez ouvert les yeux, le chant des oiseaux posés sur la branche de l'arbre à côté de votre fenêtre, une harmonie parfaite qui vous fait dire que la journée sera bonne, et qui vous donnerait presque envie de vous lever, pour un peu…

Et puis il y a les autres. Les matins WTF, où vous sentez que vous êtes dans la merde avant même d'avoir pleinement émergé de votre sommeil.

Eh bien, pas de doute : ce matin, visiblement, c'est un Autre.

Les yeux fermés, j'essaye péniblement de rassembler mes souvenirs ; ça commence mal, rien ne me vient à l'esprit. Et vu la migraine qui me broie le cerveau à coup de massue, deux solutions : soit on m'a fracassé le crâne pendant que je dormais, soit je me suis (encore) pris une méchante mine des familles, une de celles qui vous font prendre la décision d'arrêter l'alcool définitivement – c'est-à-dire, jusqu'à la prochaine fête.

Mon corps, est-ce qu'il est en bon état ? Toujours sans ouvrir les yeux, j'essaye de le ressentir dans son entièreté. Pas très difficile : j'ai mal partout, de la racine des cheveux à la plante des pieds. Le point le plus douloureux, en dehors du crâne, c'est mon ventre ; je ne sais pas ce que j'ai ingurgité hier soir, mais ça ne va sans doute pas tarder à refaire connaissance avec le monde extérieur, à mon avis.

Pas de doute ; c'est un matin de ceux qu'on préfèrerait éviter. Il aurait tout pour faire illusion, pourtant, car les oiseaux chantent, et je sens la chaleur du soleil et le souffle de l'air sur ma peau. Mais c'est justement le problème : depuis quand je ne porte rien en dormant ? Que ce soit un tee-shirt ou un simple caleçon, je m'endors toujours avec au moins une fringue sur moi. Là, la chair de poule de mes fesses en train de prendre l'air joyeusement me fait comprendre que quoi qu'il ait pu se passer la nuit dernière, j'ai jugé la pudeur inutile.

Et ça, ça craint.

Bon, pas le choix, je ne peux pas repousser le moment fatidique plus longtemps : il va bien falloir que j'ouvre les yeux pour constater les dégâts. Hop, une paupière, la deuxième… On évite subtilement un rayon de soleil qui vient frapper en pleine cible… Et on contemple le désastre.

Jesus Christ.

Je ne reconnais pas la pièce – et pas dans le sens où elle serait tellement en bordel qu'elle en serait devenue méconnaissable, non ; je ne sais pas où je suis. Une chambre, visiblement. Du moins, c'est ce que j'en conclus en voyant le lit à côté duquel je suis allongé (super logique, entre nous), aux tentures rouge sombre. L'inconnu total.

Par contre, je connais ces fringues, qui sont étalées par terre, là, et ce slip Mickey immanquable : c'est le mien. Sauf que la dernière fois qu'il avait fait connaissance avec mon postérieur, c'était plus de cinq ans auparavant, après mon passage à Disneyland Sexshop (toute une aventure…). Depuis, je l'avais caché au fond d'un placard, avec l'interdiction expresse de jamais le déterrer.

Que s'est-il passé cette nuit qui ait pu me pousser à faire une chose aussi atroce que de ressortir le slip Mickey ?

En essayant d'ignorer la perceuse qui me vrille le cerveau, je me redresse ; mauvaise idée. Déjà, parce que ça me permet de me rendre compte que j'ai bien plus envie de vomir que je ne le croyais, et qu'il n'y a bien sûr rien de prévu pour dans un rayon de deux mètres autour de moi. Et d'autre part, je réalise que le crâne et le ventre ne sont pas les seuls endroits de mon corps à crier leur douleur, et que cet endroit, là, qui se manifeste soudain à mon attention, j'aurais préféré m'en passer… Bordel, avec qui j'ai couché cette nuit ? Qui que ce soit, il n'a pas fait les choses à moitié : je ne vais pas réussir à m'asseoir pendant une semaine…

Une fois que mon regard s'est un peu stabilisé, et que mon envie de vomir s'est vaguement apaisée, je peux observer plus franchement les alentours ; c'était une chambre, effectivement, mais alors, pas le genre de chambre que j'aurais dans mon appart. Super grande, avec lit à baldaquin, canapés et fauteuils, tables basses, même un bureau… Une putain de chambre de luxe. Un hôtel, certainement – je ne vois pas ce que ça pourrait être d'autre.

Mais qu'est-ce que je suis venu foutre dans un hôtel ? L'avantage, c'est qu'au moins, je ne suis pas seul dans ma déchéance, j'y retrouve mes potes de toujours : Jorge, qui dort allongé sur le canapé, avec une belle flaque de vomi à côté à quelques pas de lui – mais au moins, qui dort tout habillé ; sur l'unique lit de la pièce, derrière les rideaux de voile du baldaquin, je peux entrapercevoir Joshua, allongé sur le ventre et le nez dans l'oreiller - son tee-shirt s'est mystérieusement volatilisé, mais il a gardé son pantalon. Ensuite, allongés un peu au petit bonheur dans la pièce, il y a Louis, étendu les bras en croix comme s'il était mort, Yonsaeng, allongé sur le ventre de Louis, et Paul, assis contre un mur, la tête entre ses genoux, les bras ballants. Et entre ces trois-là, il y a un amas de billets de banque – une pyramide d'au moins trente centimètres. Et visiblement, c'est pas des billets de dix…

J'écarquille les yeux.

- C'est quoi ce bordel…

Ouh là, ma voix ! Je ne la reconnais pas tellement elle est rauque. On dirait Garou en train de parler devant un ventilateur – flippant, je vous dis. Et cette migraine, cette migraine… Pourquoi personne n'a pensé à tirer les putains de persiennes avant de s'endormir ? C'était quand même pas dur de prévoir qu'on aurait la gueule de bois le lendemain, et qu'un simple petit rayon de soleil serait aussi douloureux qu'un crâne brisé en deux, si ?

Bon. Mes derniers souvenirs, quels sont-ils ? Je me revois vaguement hier (enfin… sans doute hier…), quand Louis a débarqué chez moi avec Jorge, hystérique comme je ne l'avais jamais vu, et dans une décapotable flambant neuve par-dessus le marché, pour m'annoncer qu'il avait gagné au loto. Forcément, c'était à fêter – on est allés chercher Yonsaeng, Joshua et Paul, et on s'est tous précipités dans le restaurant le plus luxueux de toute la ville pour se faire une cuite au champagne.

C'est sans doute là que les choses ont commencé à méchamment dégénérer. De ce que je me souviens du repas, il se passait de façon ordinaire (pour autant que ça puisse être ordinaire quand vous mangez un plat qui coûte votre salaire mensuel), c'est-à-dire qu'on bavardait, qu'on riait et qu'on s'émerveillait de voir que Louis avait gagné au loto, et qu'on descendait bouteille de champagne sur bouteille de champagne. C'est peut-être pour ça que je ne me rappelle pas très bien de la suite ; mais je me souviens vaguement être sorti du restaurant – ou plutôt, d'en avoir été chassé à coup de pied, et d'avoir atterri sur Yonsaeng, qui n'avait pas eu la même chance que moi, lui, et qui s'était rétamé sur le trottoir. Suite à quoi il me semble qu'on a décidé d'aller passer le reste de la nuit ailleurs… Mais après ça, c'est le black-out total, en dehors de quelques images et quelques sensations totalement dépourvues de contexte.

Bon.

Avant toute chose, il faut que je trouve un truc à me mettre. Et pas cette horreur de slip Mickey, si je peux l'éviter ; j'aurais dû le brûler quand j'en avais encore l'occasion celui-là… Je tente de me lever, et je pousse un mugissement de douleur – si je tenais celui qui m'a sodomisé à sec (visiblement) la nuit dernière, il passerait un sale quart d'heure ! Je jette un regard suspicieux avec mes amis ; est-ce que j'aurais pu franchir le cap avec l'un d'entre eux ? Le plus proche de moi, c'est Paul, contre le mur, mais il a l'air tellement pitoyable dans cette position, avec sa tête enfouie dans ses genoux, que je me mets séance tenante à prier que ça n'ait pas été lui, mon partenaire. D'ailleurs, ça fait tellement mal que je me demande si j'ai vraiment été consentant – mais tant que mes souvenirs ne seront pas revenus, je ne pourrai être sûr de rien.

Quoi qu'il en soit, le détail qui me rassure, c'est que Paul est entièrement habillé, de la tête aux pieds ; bon, d'après ce que je peux en voir, ses fringues ne sont pas dans le meilleur état, par contre – maculées d'une substance indéfinissable, dont la couleur est à mi-chemin entre le vomi d'ogre et la chiure de pigeon…

Plus ça vient, plus je me demande qu'est-ce qu'on a bien pu foutre cette nuit.

Jorge aussi est habillé, ce qui me pousserait à l'évincer de la liste aussi, mais en y regardant bien, ils ont tous quelque chose sur le dos ; il n'y a que moi qui suis complètement à poil… Le plus probable, c'est peut-être Joshua, parce qu'il ne porte qu'un pantalon, et aussi parce que je me vois très mal faire le passif avec quelqu'un comme Yonsaeng ou Louis…

L'autre possibilité, c'est que quelqu'un d'inconnu ait joyeusement profité de mon état minable pour se faire plaisir, et c'est toujours dans ces moments-là que je regrette le plus de ne me rappeler de rien, et de ne même pas avoir l'honneur de connaître la personne qui m'aura peut-être refilé le sida…

Ah, non ! Une capote usagée, là, à côté de moi ! Parfait ! Qui que ça ait pu être, mon partenaire a quand même eu le bon sens de se protéger – rien que pour ça, je lui pardonne de m'avoir mis l'anus en bouillie. Rassuré sur ce point, je peux aller vomir mes tripes dans les toilettes tranquillement.

Quand je relève la tête de la cuvette, je me rends brutalement compte que c'est dans une fucking salle de bain en marbre que je suis en train de dégobiller. Baignoire jacuzzi d'au moins cinq mètres carrés – une piscine, à ce niveau là… - et robinets en or, ça rigole plus. C'est la suite d'un hôtel cinq étoiles qu'on a choisi, ou quoi ? Je regarde vaguement le nom du savon avec lequel je suis en train de me laver les mains : Heno de Pravia, qu'il s'appelle. Un nom qui ne m'a pas l'air très français…

Nooon… On aurait pas fait ça, quand même…

Je traverse la pièce tant bien que mal, mes genoux et mes cuisses tremblant comme si j'avais couru un marathon hier (ce qui pourrait bien être le cas, pour ce que j'en sais…) et je m'approche de la fenêtre de la salle de bain, qui pour l'instant retient plus ou moins bien le soleil avec ses minces voilures. Je me prépare au choc ; ça va faire aussi mal à mon cerveau qu'un vampire à sa peau, mais la curiosité est la plus forte, il faut que je sache où on a passé la nuit. Moment de vérité : j'écarte les rideaux…

- Oh, shit…

Une ville. Pas la mienne. Avec des nanas en bikini, fines et bronzées, et définitivement pas françaises. Des palmiers. Et puis, la mer en face. La mer, bordel ! Y'a pas de mer à Paris. J'en suis presque certain, malgré ma gueule de bois. Bordel, on a changé de pays pendant la nuit ! J'aurais dû m'en douter, il ne fait jamais un soleil pareil en France. J'ouvre la fenêtre pour essayer d'entendre des conversations, mais le jour où on arrivera à entendre quelque chose de la rue en ouvrant la fenêtre d'une pièce située au moins au vingt-cinquième étage, faudra me prévenir.

Bon sang, on a vraiment fait les cons cette nuit, j'ai l'impression…

Clopin-clopant, je retourne au lavabo pour me laver (je ne sais pas si j'ai couru un marathon, pendant mon black-out, mais je pue comme une vieille sorcière qui se serait roulée dans un champ de merde) et une fois redevenu comme neuf, ou à peu près (c'est-à-dire qu'il y a un vilain suçon sur mon cou qui ne veut pas partir, et à en voir sa couleur violacée, celui qui me l'a fait n'était pas un tendre…), je décide qu'il faut réveiller les mecs pour faire un conciliabule d'urgence. C'est vital, on va dire. Je retourne dans la chambre – qui pue le luxe aussi, maintenant que j'y fais gaffe…

- Jorge ! Réveille-toi ! Jorge !

Je secoue mon best buddy, tout en évitant la flaque de dégueulis qui trône à côté de lui, mais je n'arrive à en tirer qu'un grognement léthargique.

- Mmmfous-moi la paimmmh…

Eh ben, bonjour la solidarité ! Je refuse d'être le seul à porter sur ses épaules tout le poids de nos conneries de la nuit, il faut que je réveille quelqu'un.

- Paul ! Paul !

Je le pousse un peu, et le pauvre s'effondre sur le mur, la bave en train de lui pendre aux lèvres, façon bouledogue – c'est super glamour. Il vient de me tuer toute envie de coucher un jour avec lui, c'est dit. Pour ne rien arranger, il a un magnifique cocard qui lui orne l'œil droit, mais vraiment le bel œil au beurre noir bien réussi, bien rond, bien violacé comme il faut. Ce qui n'a absolument pas l'air de le déranger – il lâche un ronflement sonore.

- Putain, mais quelle bande de loques, j'y crois pas !

Oubliant que j'étais moi aussi une loque moins de cinq minutes auparavant, je me tourne vers Yonsaeng et Louis : ils sont tellement pathétiques, tous les deux… Déjà que réveillés et sobres, c'est difficile d'en tirer quelque chose, mais alors dans l'état où ils sont, là, c'est carrément illusoire. Je me tourne donc vers Joshua, qui est toujours en train de pioncer du sommeil du juste, le nez dans son oreiller, couché comme un prince sur son lit interminable – tellement grand, le lit, qu'on aurait pu s'allonger à six dedans, les uns à côté des autres, et avoir encore de la place sur les côtés.

- Joshua ! Joshua !

J'écarte les voilages, et je le secoue – tout en me rinçant l'œil un peu, parce qu'il y a pas à tortiller du cul, mais ce type est vraiment canon, et j'ai rarement eu l'occasion de le contempler dans toute la splendeur de sa presque-nudité.

- Mmmhfff… Dégage…

Alors là, après avoir subi un échec avec les quatre autres, je ne vais certainement pas lâcher l'affaire.

- Y'a Jared Leto à poil là-bas !

Cette fois c'est gagné, il ouvre un œil – mais à voir le regard torve qu'il me lance, même Jared Leto ne doit pas l'exciter au réveil.

- Kesstum'veux, connard ?

C'est Joshua, ça – il est tellement charmant, quand il ouvre les yeux… Primesautier, tout ça. Une vraie brise de printemps.

- Réveille-toi, on est dans la merde.

Je le secoue, pour l'aider à se réveiller, mais la force qu'il met à me repousser me fait valdinguer en dehors du lit – et j'ai déjà suffisamment mal partout comme ça pour subir des violences en plus. J'aurais dû le savoir, ce type est trop agressif. Quoi qu'il en soit, au moins, maintenant, il est réveillé, et ses yeux sont plus noirs que jamais – il n'est pas trop du type matinal, hein ?

- Sympa, ta coiffure, je lance d'un ton aimable. À la Bill Kaulitz qui se serait pris les doigts dans une prise…

- Épargne-moi tes référence de merde si tôt dans la journée, grogne-t-il.

- Qu'est-ce que t'appelles "si tôt dans la journée" ? Parce qu'il est déjà dix-sept heures, en fait.

Blanc.

- Et merde.

- Tu l'as dit. Maintenant tu te lèves, et tu contemples les dégâts par toi-même…

J'ai dû l'intriguer, parce qu'il le fait sans rechigner, ce qui constitue une grande première. Il se lève, ce qui me permet de constater que le bouton et la braguette de son pantalon sont ouverts, et qui oriente de plus en plus mes soupçons sur lui en ce qui concerne ma folle nuit d'amour (quoi que ça peut aussi juste relever d'un passage aux toilettes à moitié endormi), et il observe…

- C'est quoi ce bordel ? On est où ?

- Excellente question… En pays étranger, je crois.

- … Sérieusement ?

Abasourdi, il traverse la pièce, et se dirige vers la fenêtre…

- Attention au vomi !

… Puis, finalement, fait un petit détour par la salle de bain pour se laver les pieds, avec une grimace de dégoût, et une variété de jurons à faire pâlir d'envie n'importe qui.

Lorsqu'il revient dans la pièce, les pieds propres, et le regard assassin, je me rends compte que ce n'est pas exactement le bon moment pour lui demander s'il a la sensation de s'être vidé les couilles cette nuit ou pas.

- On est où ? demande-t-il d'une voix orageuse.

- Chais pas. En Espagne, je crois. Ou en Italie. Ou ptete en Corse… Enfin, un pays du Sud, quoi. Je crois.

- Et qu'est-ce qu'on fout là ? On était à Paris la nuit dernière.

- C'est tout le problème, je me rappelle de rien. Et toi ?

Il réfléchit – fronce les sourcils.

- Rien depuis la piscine…

- .. La piscine ? Quelle piscine ?

Un détail en plus dans l'immense trou noir de mes souvenirs ! Je tends l'oreille, tout en essayant de faire ressurgir de ma mémoire quelques parcelles de ce qui s'est passé hier.

- Tu t'en rappelles pas ? Après le bar.

- Le bar ?

- Mais oui, le bar. Bon, tu te souviens du resto ? On s'est fait jeter parce que vous aviez commencé une bataille de nourriture… En sortant, on a dit qu'on allait se finir dignement dans un bar, et on en a trouvé un, d'où on s'est fait jeter pas longtemps après y être entrés. Et ensuite, vous avez décidé que vous aviez envie d'aller à la piscine. Et on a cherché une piscine… Qu'on a pas trouvée, alors on a acheté des bouteilles de vin et on s'est infiltrés dans un hôtel de luxe et on a loué une chambre pour pouvoir utiliser leur piscine… Et on a vidé toutes nos bouteilles sur le bord de la piscine, et après, je me rappelle plus.

- Oh shit… C'était vers quelle heure ?

- Je sais pas. Vingt-deux heures, peut-être ? On a commencé à se bourrer la gueule assez tôt dans la journée…

Il n'a pas encore décidé de remettre son tee-shirt, à ma plus grande joie – par contre, il faut aimer le genre "sourcils froncés", parce que Joshua, à part pour se moquer, il ne rigole pas tant que ça.

Bon – réfléchissons. Pendant ce laps de temps, de vingt-deux heures à dix-sept heures (mon esprit se refuse à faire le calcul du nombre d'heures que ça fait), on est passés d'une piscine à ce qui semble être un hôtel en pays étranger. En admettant qu'on ait passé au moins dix heures à dormir, ça nous ramène à sept heures du matin ; et ce qui s'est passé entre vingt-deux heures et sept heures, voilà, c'est là où le bât blesse.

- Il faut réveiller les autres, décide Joshua.

- Te fatigue pas, j'ai déjà essayé. Je sais pas à quel narcotique ils ont carburé mais c'est du lourd…

Je m'interromps brusquement – narcotique. Drogue. Oh mon Dieu ! Et si on avait été drogués pendant la nuit ? Ce qui expliquerait peut-être pourquoi je ne me rappelle de rien, moi qui tiens plutôt bien l'alcool en temps normal…

M'enfin, cela dit, une cuite au champagne dans un restaurant de luxe, c'est pas le meilleur moyen pour se souvenir de tout, il faut bien l'admettre.

- Mais enfin, tu peux toujours tenter, si tu veux.

Il tente – et il ne s'embarrasse pas de délicatesse : deux claques dans la gueule, affaire réglée.

- Debout, l'espagnol !

Pour le coup, Jorge ouvre de grands yeux ; il faut admettre que sa méthode donne des résultats.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Lève-toi, c'est tout !

Bon gré mal gré, Jorge se lève, et se frotte les yeux – il pose le pied par terre (le droit, ça sera une bonne journée…) et, comme Joshua quelques minutes plus tôt, regarde ce dans quoi il vient de marcher, le visage décomposé, et file à la salle de bain pour se nettoyer et en remettre une nouvelle couche dans les toilettes. Décidément, cette flaque est redoutable.

Lorsqu'il revient, pâle et défait, Joshua est en train d'observer la rue, dehors, et moi, je fixe le plafond, en essayant vainement de me remémorer quelque chose. Plus jamais d'alcool, c'est promis.

- Qu'est-ce qu'on a foutu, les gars ? demande-t-il d'une voix faible. J'ai une marque de fourchette super profonde dans les fesses…

Là, pour la première fois, j'ai envie de me marrer, mais la migraine me rappelle aussitôt que dans mon état, ce n'est pas conseillé. Foutue cuite !

- Aucune idée, grogne Joshua. Le black-out. De quoi tu te rappelles, toi ?

- Euh… Je me rappelle du resto, répond Jorge pensivement. Et c'est tout.

- Ça nous avance pas beaucoup, je remarque. Et Yonsaeng, il boit pas beaucoup d'habitude, si ? Peut-être qu'il se rappelle de quelque chose, lui ?

- Tu parles, à la sortie du resto, il était déjà mort, rétorque Joshua. Un verre de champagne, et c'était fini.

- Au fait, j'ai un peu peur de poser la question, mais… C'est quoi cet amas de billets de banque, là-bas près de Louis…? demande Jorge.

Personne ne répond à sa question, car c'est à ce moment-là qu'un grognement se fait entendre dans la pièce ; là-bas, contre le mur, c'est Paul qui est en train de s'éveiller. Il se redresse, se frotte la tête d'une main, et lève les yeux pour remarquer que l'environnement dans lequel il se trouve lui est totalement inconnu – et aussi que Joshua et Jorge le regardent avec des yeux qui manquent de sortir de leurs orbites.

- Euh… salut ? dit Paul timidement.

- Putain, Paul ! Qu'est-ce que t'as foutu à ton œil ?

L'énorme cocard qui lui entoure l'œil droit paraît encore plus sombre maintenant qu'il a ouvert les yeux. Il nous fixe, sans comprendre.

- Quoi ?

On échange un regard avec les deux autres, et Jorge hausse les épaules en répondant :

- C'est rien, laisse tomber.

Paul, c'est le plus sérieux du groupe (enfin, d'habitude, même si le cocard laisse entendre qu'il a eu sa part de fun, cette nuit) ; peut-être que lui, il aura de quoi alimenter notre recherche désespérée de souvenirs…

- Qu'est-ce qu'on fout-là ? On est où ?

Bon, visiblement, ça s'annonce mal. Je lui explique notre situation, tandis que Joshua soupire comme le Grand Méchant Loup devant la maison des Trois Petits Cochons et que Jorge prend un médicament pour soigner la migraine – bonne idée, d'ailleurs, que je m'empresse d'imiter.

- Et on est en pays étranger, c'est ça ? dit Paul en écarquillant les yeux. Beuah ! C'est quoi cette flaque de vomi ?

- C'est moi… probablement, répond Jorge d'un ton lugubre.

- J'sais pas ce que t'as bouffé au resto, mais la couleur est charmante…

- Ah, ça va !

- Et Louis et Yonsaeng dorment encore ? On les réveille ? Peut-être que tous ensemble, on pourra parler de ce qui s'est passé cette nuit et éclaircir un peu le mystère ?

Il est plutôt optimiste, on dirait – moi, je commence à abandonner l'idée d'y voir un peu plus clair. Même si j'ai très envie de savoir à qui je dois la douleur de mon endroit sensible, histoire de pouvoir lui mettre une bonne droite bien sentie – je suis assis sur trois épaisseurs de coussins, là. Heureusement, personne encore ne l'a remarqué.

La première chose que fait Yonsaeng en se réveillant, c'est de faire des génuflexions pour se mettre en forme – j'ai toujours dit que ce type n'était pas net. Mais il a l'air beaucoup plus à son aise que nous tous réunis, et j'ai bon espoir de lui tirer quelques vers du nez, quand il dit :

- Tiens, qu'est-ce que tu fais là, J… J…

- Mon nom c'est Joshua, répond celui-ci d'une voix acide.

- Je… je suis désolé ! bafouille Yonsaeng, les yeux écarquillés de stupeur. J'avais un trou, là !

- C'est pas grave. C'est vrai que sept ans d'amitié, c'est un peu juste, pour se rappeler des prénoms.

- J'avais juste un trou ! s'exclame Yonsaeng, suprêmement embarrassé. Je sais pas comment ça se fait !

Ouais bon, le salut ne viendra pas de lui, apparemment. Alors je place mes derniers espoirs sur Louis, qui se redresse, à la masse – ce qui ne change pas vraiment de d'habitude, en fait. Je ne suis pas le seul à le regarder d'un air attentif : Jorge le fixe intensément (vous allez me dire, bon, ça ne change pas de d'habitude, vu que Jorge est amoureux de Louis, donc il le fixe tout le temps), Paul non plus ne le lâche pas des yeux, et même Joshua a l'air intéressé par ce qu'il pourrait dire (et ça, ça n'arrive pas tout le temps, parce que ce que Louis peut dire en général est loin d'être très intéressant). Vaguement étonné, il nous rend nos regard, et s'apprête à prendre la parole – le moment est proche, l'instant où on saura si notre espoir sera ou non brisé à jamais…

- J'ai faim.

Bon. Décidément non – peu importe la situation, Louis sera toujours voué à dire des trucs inintéressants. C'est sa tragédie, sa malédiction personnelle.

Et toujours pas de nouveaux souvenirs – rien de rien, le black out total pour les six d'entre nous. Six personnes, putain ! Et même pas une seule pour se rappeler de quoi que ce soit. C'est pitoyable.

- C'est à qui l'appareil photo là ?

Et là, tous les regards qui s'étaient détournés, navrés, voire désespérés, se fixent à nouveau sur Louis, qui brandit un appareil photo numérique – un putain d'appareil photo ! Éblouis par la montagne de billets de banque, on l'avait tous raté, celui là… Mais maintenant, tous les yeux se braquent dessus, et tout le monde se précipite en même temps pour le saisir, mais Jorge glisse à nouveau sur sa flaque de vomi et tombe par terre, Joshua se cogne contre la table basse, Paul se prend les pieds dans une bouteille de vodka vide abandonnée à côté de lui, et Yonsaeng ne prend même pas part à la course, flemmard comme il l'est ; il ne reste plus que moi, moi qui évite vomi, table basse, bouteille, et qui saisis l'appareil photo d'un geste expert !

Mes mains tremblent presque d'excitation quand il s'agit de l'allumer, et j'appuie avec beaucoup de mal sur le bouton ON…

- Alors ? s'exclame Jorge.

- Y'a quoi dessus ?

Ils sont tous sur mon épaule, les yeux écarquillés par la curiosité…

- PUTAIN, y'a plus de piles !

Je manque de balancer l'appareil photo par terre, mais ce serait vraiment très con de détruire ce qui risque d'être notre seul moyen d'apprendre ce qui s'est réellement passé cette nuit, alors je me tourne vers Jorge :

- Toi ! Tu files acheter des piles !

- Quoi ? Pourquoi moi ?

- Parce que t'es espagnol !

- On est peut-être en Italie, fait remarquer Joshua.

- Peut-être, mais mon instinct me dit qu'on est en Espagne, alors c'est toi qui t'y colles, Jorge !

Heureusement, même s'il grommelle, Jorge accepte d'obéir à mon ordre, et file s'habiller (et se relaver les pieds une nouvelle fois) à la salle de bain. Cinq minutes après, il sort de la chambre pour aller acheter des piles, et moi, je suis stressé, j'ai vraiment besoin d'une clope, là… Bien sûr, c'est toujours dans ces moments-là qu'on trouve tous nos paquets vides et pas un seul briquet.

- Pourquoi on a voulu faire la fête, déjà ? demande Louis, visiblement embrouillé.

- Tu te souviens pas ? répond Paul. T'as gagné au loto. Le gros lot ! Cinquante-sept millions d'euros !

Et là, Louis écarquille les yeux :

- Oh putain ! C'est vrai, j'ai gagné au loto ! … J'espère qu'on a pas tout dépensé cette nuit…

- Impossible, pas cinquante-sept millions d'euros, répond Joshua d'un ton toutefois hésitant.

Tel que je nous connais, ça ne serait pas totalement impossible d'avoir dilapidé cinquante-sept millions en une nuit, mais…

- Y'a des trucs dans tes poches ? Des indices ? demande Yonsaeng, qui fait preuve là d'une inhabituelle présence d'esprit.

L'air perplexe, Louis se met à fouiller ses poches, dans lequel il y trouve de la menue monnaie, des mouchoirs usagés, des allumettes craquées (au nom du ciel, pourquoi des allumettes craquées ?), des billets de cinq cents euros froissés (normal…), une addition (dont la note est de 2420 euros, ça fait froid dans le dos…), des touillettes à cocktails (ça en dit long…), et une boule de papier froissé de mauvais augure…

- C'est quoi ce truc ? demande Paul en montrant le papier.

- Chais pas. On va voir…

Avec précautions, Louis déplie le papier, lit son contenu, et cligne des yeux.

- Bon, les gens, commence-t-il avec hésitation, je vous annonce qu'on a loué un jet privé, cette nuit…

Silence total.

- Que j'ai loué un jet privé, reprend-il.

- Pour combien de briques ? demande Joshua d'une voix lente.

- Je… Y'a trop de zéros, j'arrive pas à faire le compte…

- Oh bordel, s'exclame Paul. Et je me rappelle de rien…

Il se tourne vers nous, l'air perturbé, et l'évidence de son œil au beurre noir nous choque tous une fois de plus.

- Tu te souviens pas non plus de comment tu t'es fait ça ? demande Yonsaeng de sa voix douce.

- Comment je me suis fait quoi ?

Il comprend pas, l'imbécile. C'est vrai qu'ayant évité le dégueulis, lui, il n'est pas encore passé par la case "salle de bain" depuis son réveil. Et quelque part, je sens que sa réaction ne va pas être des plus calmes quand il découvrira que quelqu'un l'a tabassé dans la nuit.

- AAAAAH !

Le cri nous parvient de la salle de bain, et je me tourne vers les quatre restants :

- Personne n'a l'impression d'avoir mal au poing ?

- Moi j'ai mal partout, se plaint Louis.

- Et moi, j'ai un gros bleu sur le coude, ajoute Yon.

Je me tourne vers Joshua, qui frotte son poing avec sa main d'un air pensif, et lorsqu'il lève les yeux vers moi, il y a une sorte de connivence entre nous, que je ne m'explique pas, parce que c'est celui de la bande que j'ai le plus de mal à supporter, d'habitude (sauf Paul, peut-être…).

Lorsque Paul revient, il a l'air furax.

- QUI a fait ça ?

- Personne se rappelle de rien, je réponds, comment veux-tu qu'on sache qui c'est ? Crois-moi, c'est pas le seul mystère que j'aimerais voir résolu.

Parce que mine de rien, j'arrive toujours pas à m'asseoir sans mes coussins, moi.

- En tout cas, si Louis a loué un jet privé, pas étonnant qu'on se retrouve à l'étranger… Y'a pas une destination, sur ta facture ?

- Rien d'autre que le montant de la location, répond Louis. Et le nom de la compagnie qui me l'a loué. Tain les gars… Un jet privé… Et c'est quoi, cette masse de billets, là ? J'ai jamais vu autant de fric de toute ma vie…

- C'est pas tes gains du loto ? demande Yonsaeng.

- Pas possible, j'avais pas pris autant d'argent liquide, j'ai tout sur mon compte bancaire… J'aurais pas tiré tant de fric en une seule nuit quand même ?

- De toute façon, il y a une somme plafond quand tu retires des sous, fait remarquer Joshua. Pas plus d'une certaine somme par jour…

- Sauf pour les cartes Gold ou les autres dans le même style, j'interviens.

- Tu crois qu'en une nuit, il a eu le temps de se faire une carte Gold ? Il a juste sa petite Visa de merde, comme tous les paumés qui n'ont pas gagné au loto, réplique Joshua.

- Elle est quand même internationale, répond Louis d'une petite voix. En plus, elle est verte. C'est la classe !

- Non mais on s'en carre, de la couleur…

Je les sens tellement à fleur de peau, tous, qu'il ne faudrait pas grand-chose pour commencer une dispute sur le thème de la couleur des cartes bleues (thème intéressant s'il en fut) mais fort heureusement, c'est le moment où Jorge choisit de revenir, avec le timing le plus idéal de toute sa vie – et des piles, accessoirement.

- JE LES AI, LES GARS !

Il brandit la plaquette comme si c'était le Saint-Graal, qu'on regarde tous avec les yeux brillant d'un nouvel espoir. Je lui arrache presque la boîte des mains.

- Ok, file-moi ça !

- Au fait, on est bien en Espagne, dit-il pendant que je place les piles dans l'appareil. À Barcelone, en fait.

Barcelone ! J'ai toujours rêvé de visiter cette ville… Je n'aurais jamais imaginé que ma première visite serait placée sous le signe d'une murge mémorable.

Mais bon, pour l'heure, il y a quelque chose de plus important : on va enfin découvrir les photos que contiennent l'appareil…

- … C'est quoi, ces chats ?

- Ah, c'est les miens, dit Louis d'un ton confus. C'est mon appareil, j'avais pris des photos d'eux l'autre jour, ils essayaient d'attraper des papillons dans l'herbe, c'était vraiment mign…

- On s'en fout de tes bestioles ! coupe Joshua d'un ton orageux. Dépêche-toi de passer ces putains de photos !

Je passe, et je passe – il en a fait au moins une centaine… D'habitude j'aime bien les chats, mais là, je maudis ceux qui sont gagas de leurs animaux.

- AH ! Voilà ! s'exclame Jorge.

Ils sont tous en train de regarder par-dessus mon épaule, aux meilleures places pour découvrir la première photo de notre soirée que contient l'appareil : nous tous dans la décapotable, dans la lumière irisée du soleil couchant. Belle photo. Qui ne nous apprend rien de constructif, au demeurant, car tout le monde se souvient encore de ce moment.

- Ah ouais, on a demandé au vieux qui passait dans la rue de faire la photo, et il en était comme deux ronds de flan !

- Faut dire, c'est pas tous les jours qu'un type qui se promène en décapotable demande à quelqu'un de le prendre en photo avec un appareil aussi vieux et aussi moche.

- Eh ! Mon appareil est pas vieux et moche !

- La ferme ! Je continue.

Visiblement, c'est Yonsaeng qui a pris la suite des opérations en mains, concernant les photos, à ce stade de la soirée ; il n'apparaît sur aucun cliché. Rien que de très naturel, quand on y pense, que de le voir se proposer dans le rôle du paparazzi, puisqu'il est dingue de photographie – il a pris le nom du restaurant où on est allés, ce dont tout le monde se rappelait encore, les marches du restaurant, où je me souviens avoir atterri après m'être fait jeter… Le début du repas, aussi…

- Aaah ! s'exclame soudain Jorge, c'est vrai ! Paul avait renversé du champagne sur toi, Gabriel !

Tiens, je ne m'en souvenais pas, de ça…

- Et t'étais super énervé, alors tu lui as balancé du pain dans la figure, continue Joshua. C'est vrai, je m'en souviens, moi aussi.

- Et on a enchaîné sur une bataille de nourriture, et c'est comme ça qu'on s'est fait virer du resto ! Haha, la bonne blague !

C'est vrai, maintenant qu'ils me le disent, je m'en souviens aussi ; je me rappelle surtout avoir ressenti une colère suffocante envers Paul, sans trop savoir pourquoi j'étais irrité à ce point, rétrospectivement – et d'avoir abandonné toute maîtrise de moi-même au point de lui lancer du pain dans la tronche…

Il n'y a pas d'image du moment où on se fait expulser du restaurant, mais Yonsaeng, le fidèle paparazzi, nous offre à travers ses photos la vision de nous dans la rue, devant le resto en question – tous morts de rire.

- On avait déjà bu pas mal, à cette heure-là, fait remarquer Louis. D'après l'addition du resto, on a acheté six bouteilles de champagne…

- Et pas du mousseux, fait remarquer Paul. De la putain de qualité…

- Une bouteille chacun, je réponds, je comprends mieux pourquoi je ne me rappelle plus de grand-chose à partir de là…

- Surtout que moi, j'aurais pas bu une bouteille entière, nous dit Yonsaeng, alors vous devez sûrement avoir partagé la mienne…

Le problème avec Yonsaeng, c'est qu'il était sûrement moins arrangé que nous à ce moment-là, mais même en temps normal, il a une mémoire de poisson rouge, alors il ne lui suffit en général que d'un verre pour effacer de ses souvenirs ce que les gens normaux mettent deux bouteilles à oublier. La grosse loose, quoi.

- Tiens, c'est quoi cet endroit ? s'exclame subitement Louis. On a changé de lieu !

- C'est le bar, répond Joshua. On y est allés parce que vous vouliez continuer à boire…

- Ah, oui ! s'exclame Paul, je m'en souviens un peu ! On a commandé du rhum non ?

- Ouais, répond Joshua laconiquement, et on s'est fait virer parce que ce con-là (il montre Louis) a eu l'idée révolutionnaire de vouloir mettre le feu à son verre de rhum… Mais pas avant d'avoir commandé une dizaine de cocktails, évidemment.

On regarde tous Louis, qui fouille dans ses poches et en sort des allumettes craquées – Joshua hoche la tête d'un air sinistre, et Louis prend un air penaud, pendant que je passe les photos : effectivement, il y a la preuve en images, là… Le verre en feu, la tête horrifiée du barman… Et toute la troupe dans la rue, une fois de plus.

Et maintenant que j'y prête attention, je remarque quelque chose – c'est que sur tous les clichés, Paul se trouve souvent proche de moi. On est voisins au restaurant ; on est assis l'un à côté de l'autre au bar ; on est ensemble dans la rue, et il me tient par le bras…

Ce serait lui, alors, cette nuit…? Je lui jette un regard suspicieux, qu'il ne comprend pas, mais je ne dis rien, pas tout de suite ; ce serait accuser sans preuve, et puis, je n'ai pas vraiment envie d'en parler tout de suite. Peut-être que les photos nous apprendront ce qui s'est réellement passé, après tout.

- Oh mon dieu, c'est quoi ce truc !

- Une piscine.

- Merci de ton aide, Joshua… J'avais compris…

- Je sais pas, d'habitude la réflexion c'est pas ton fort, alors…

- Joshua, t'es méchant avec Louis !

- La ferme, Yonsaeng…

- Bouclez-là, tous ! je crie. Quelqu'un se rappelle pourquoi on s'est retrouvés au bord d'une piscine… avec toutes ces bouteilles à côté de nous ?

- Moi je crois que je m'en rappelle, répond Jorge. Quand on est sortis du bar, on voulait encore boire, parce qu'on avait encore soif…

Comme si on était pas déjà assez bourrés à ce moment-là ! Décidément, faudra vraiment qu'on arrête l'alcool, tous autant qu'on est…

- Et je sais plus qui a dit subitement qu'il faisait chaud et que ça serait bien si on allait se baigner. Et on a tous dit oui, mais on a pas pu trouver de piscine ouverte, alors…

- Alors quoi ?

Tout le monde a les yeux rivés sur Jorge, et il bafouille d'un air piteux :

- J'ai oublié…

- On a pris une chambre dans un hôtel de luxe.

C'est Joshua qui reprend le fil – mine de rien, il a gardé quelques bons souvenirs, lui ! Et plus on déroule le fil de la soirée, plus j'ai l'impression de me rappeler ; et ce qui me revient à l'esprit, là, en cet instant précis, c'est qu'à un moment donné, j'ai été trempé. Que ce soit dans cette piscine ou ailleurs, mais il s'est passé quelque chose avec l'eau, j'en mettrais ma main à couper…

- Regardez les clochards qui boivent leurs bouteilles au bord de la piscine !

- T'en fais partie, Jorge, je te signale…

- J'ai jamais dit le contraire… Toi par contre Gabriel, t'avais l'air de te disputer avec Paul !

Oui, encore une fois, Paul est proche de moi sur les clichés… Et à cette heure-là, il n'avait pas encore son œil au beurre noir… Est-ce que, agacé par sa proximité, c'est moi qui le lui aurais donné ? Mais je n'ai pas la sensation d'avoir mal à la main – ça devrait être le cas, si je l'avais frappé, pas vrai ?

J'observe les clichés avec attention. Paul a l'air de me dire quelque chose qui ne me plaît pas, c'est un fait ; sur l'image d'après, je vois ses bras tendus vers moi, et mon corps en déséquilibre total, prêt à tomber dans le bassin.

- Tu m'as poussé dans l'eau, salaud, je grogne.

- C'est de toi que je tiens mon œil au beurre noir, alors ?

- Peut-être bien… Non pourtant, regarde les photos suivantes, t'as pas l'air d'avoir été frappé ni rien. Pourtant, peut-être que sobre, je l'aurais fait…

- Je m'en rappelle, dit soudain Joshua. Paul arrêtait pas de dire qu'il voulait voir Gabriel se désaper. Et il l'a poussé dans l'eau pour qu'il enlève ses fringues…

Je lève des yeux écarquillés vers Paul, qui n'a pas l'air moins surpris que moi – il rougit, brusquement, et son regard oscille de gauche à droite – c'est louche…

C'est d'un ton paniqué qu'il répond :

- C-c'est pas vrai ! Enfin, c'est pas possible ! J'aurais jamais dit ça !

- Je m'en souviens, pourtant, insiste Joshua, son regard noir dardé sur Paul, qui n'en mène pas large.

Moi, je ne me rappelle de rien – est-ce que j'aurais vraiment vu juste, et que Paul serait à l'origine de l'état dans lequel je me suis réveillé ce matin ? Pas franchement de bonne humeur, j'essaye d'établir un contact visuel avec lui, mais il persiste à éviter mon regard, ce qui me rend encore plus suspicieux à son égard. Mais Louis m'empêche de passer plus de temps sur le problème :

- Allez Gabriel, montre la suite des photos !

Bon gré mal gré, je détourne le regard, et je me concentre sur l'appareil, où d'autres clichés attendent avec impatience d'être visionnés – mais cette histoire ne veut pas sortir de ma tête.

Bon sang, si j'ai couché avec Paul la nuit dernière… ça sera vraiment la pire erreur de ma vie.

- Trop marrant, Gabriel est trempé !

C'est Jorge qui ose lancer cette phrase en riant – je lui lance un regard si meurtrier qu'il se tait aussitôt. La photo suivante nous apprend qu'on s'est encore fait jeter de l'hôtel (les bouteilles n'avaient pas dû aider à faire bonne impression), et que pour une obscure raison (sans doute pour me trouver des fringues sèches), on a décidé d'aller migrer chez moi : je reconnais mon appartement, là. C'est sans doute à ce moment-là que j'ai récupéré le slip Mickey, d'ailleurs… Même si je ne sais toujours pas ce qui m'a pris d'aller déterrer un truc aussi immonde – l'alcool, ça fait vraiment peur des fois.

- Ah regardez ! On voit l'heure sur l'horloge de mon salon… Au moment où on est allés chez moi, il était minuit moins le quart, visiblement.

- Moi, intervient Louis, la facture de ma location d'avion a visiblement été faite à minuit trente-sept…

- Il y a donc un battement de presque une heure entre le passage chez moi et l'avion…

- Pas forcément, répond Jorge. Il se peut qu'on l'ait pris plus tard dans la nuit, cet avion. La facture, ça ne nous apprend que le moment où on l'a loué…

- Ouais, admet Joshua, mais si tu loues un jet, t'aurais plutôt envie de l'utiliser tout de suite, non ?

Tout le monde est obligé de se plier à cette logique indéniable, et je continue à faire défiler les clichés, qui nous montrent en voiture, mais qui ne nous apprennent absolument rien sur l'endroit où on était.

- Qui c'est qui conduisait ? On est était tous bourrés non ?

- C'était moi, répond Joshua. J'étais moins atteint que vous, alors j'ai pris le volant.

- Ouah, la grimace, Gabriel ! Mythique !

- La ferme, Paul.

Paul, qui est encore à côté de moi dans la voiture. C'est le moment de faire une petite rétrospective : est-ce que quand on est sobres, il a pour habitude d'être aussi collant ? La réponse est non, bien évidemment – mais avec un certain étonnement, je réalise tout de même que chaque fois qu'on sort en groupe, il trouve toujours un moyen ou un autre pour rester à mes côtés. Et là, dans la voiture, il est en train de me dévorer du regard. Pure coïncidence, ou conséquence d'un sentiment que je n'aurais jamais réalisé, depuis sept ans qu'on se connaît ? La question de savoir s'il est gay ou pas ne se pose pas, puisqu'on s'est presque tous rencontrés en allant traîner dans des bar gays – sauf Yonsaeng, qui lui, était au lycée avec Jorge (mais qui s'est révélé être bi tout de même – comme quoi, qui se ressemble s'assemble) ; mais depuis tout ce temps, je n'ai jamais eu l'impression qu'il aurait voulu qu'il y ait quelque chose entre nous..

Quoi que, quand on y réfléchit… Célibataire depuis quelques années… malgré un physique pourtant pas repoussant – bon, soit, il ne brille pas par l'intelligence, mais on ne peut pas tout avoir, dans la vie. Aucun copain, aucune aventure, une vie de moine (les beuveries en plus, tout de même, faut pas pousser). Est-ce que j'aurais vraiment pu être aveugle pendant si longtemps et ne rien remarquer ? Je lève les yeux sur lui, à nouveau, et la rougeur de ses joues et l'application qu'il met à éviter mon regard me laisseraient plutôt confirmer ma nouvelle théorie…

Si c'est réellement le cas, d'avance, je le plains – parce que lui et moi, ça ne se fera jamais, aussi sûrement que la Terre est ronde ; c'est mathématiquement impossible qu'on finisse un jour ensemble. Ami tant qu'il voudra ; amant, plutôt me suicider…

- Là, regardez ! Un indice !

- Aéroport du Bourget... Bon dieu, qu'est-ce qu'on est allés foutre là-bas ? demande Louis.

- Ça me paraît clair, je réponds sèchement : louer le jet.

- … Pas bête, admet l'autre, penaud.

On pourra dire ce qu'on voudra – mes amis sont des types adorables, mais franchement, ce ne sont pas des flèches. Peu importe – je fais défiler.

- AH ! Voilà le jet !

- Oh mon dieu, marmonne Jorge. Le monstre.

- Je me demande bien combien t'as payé pour pouvoir louer ce truc en pleine nuit, marmonne Joshua, pensif. Je savais même pas que c'était possible.

- L'argent peut tout, répond Louis d'un ton docte.

- Et moi, je me demande combien il reste des cinquante-sept millions d'euros, fait remarquer Paul.

Personne ne lui répond, parce que tout le monde a peur de la réponse… Même si cinquante-sept millions, c'est quand une sacrée somme à dépenser en une nuit. Aussi dingues qu'on ait pu être, on aurait pas pu flamber tant d'argent en si peu de temps, c'est presque sûr (mais presque seulement…).

- Ah, on est dans le jet, fait remarquer Yonsaeng (avec sa perspicacité habituelle…). On a passé toute l'heure et demie à jouer à ni-oui-ni-non.

Tout le monde lève un regard incrédule vers lui.

- Tu t'en souviens ? demande Paul, ahuri.

- Ben, oui. Je n'ai jamais dit que je ne me rappelais de rien, non plus…

- Mais pourquoi tu l'as pas dit plus tôt, imbécile ? s'exclame Jorge. Ça fait une heure qu'on se creuse la tête à chercher des bribes de souvenir, et toi tu te rappelles de tout ?

- Pas de tout, nuance Yonsaeng. Mais j'ai bu beaucoup moins que vous, alors j'ai quand même quelques souvenirs… Bon, ils sont flous, quand même, mais…

- Bonjour le boulet, gémit Paul. Le pois chiche qui lui sert de cerveau m'étonnera toujours.

Le pauvre Yon ne proteste pas, bien conscient du fait que l'intelligence ne fait pas partie de ses points forts, mais moi, je trouve que Paul va trop loin, avec ses insultes, et je lui fais savoir :

- Pas la peine d'être aussi méchant ! Parce que dans le genre, t'es pas vraiment une lumière non plus.

Avec lui, c'est toujours Yonsaeng qui s'en prend plein dans la tronche, et moi, j'aime beaucoup Yonsaeng, même s'il n'est pas très dégourdi. Je m'attends à ce qu'il me rétorque un "tu t'es pas vu" acide et que le tout dégénère en baston, mais à mon grand étonnement, il ne répond rien du tout, et il baisse les yeux – je ne l'ai pas toujours connu aussi arrangeant.

- Bon, on continue, dit Joshua, que la discussion a l'air de barber prodigieusement. Yonsaeng nous expliquera au fur et à mesure ce qui s'est passé.

- Je ne garantis pas me rappeler de tout, non plus, tempère l'autre.

- Tu te souviens de quoi, au juste ? je demande. L'avion, par exemple, tu te souviens de comment on l'a loué ? De comment on a décidé de la destination ?

- Je… je sais plus trop, bafouille Yonsaeng. C'est Louis qui voulait aller au soleil, je crois… Oui, et Jorge lui a suggéré l'Espagne. Et Joshua a dit qu'en Espagne aussi, il faisait nuit à cette heure-ci, mais Louis a quand même décidé de partir. Du coup on est tous montés dans le jet… Il y avait même une hôtesse de l'air à notre service et tout. Elle a pas arrêté de vous servir de l'alcool durant tout le trajet… Je crois que Louis lui avait donné des sous pour qu'elle le fasse.

Tous les regards se tournent vers Louis, qui hausse les épaules d'un air penaud :

- Je ne m'en rappelle pas, mais… ça partait d'un bon sentiment, non ?

Jorge soupire.

- Bon. Montre le reste des photos, Gabriel.

Tout le monde se concentre à nouveau sur l'appareil photo, où on peut voir le jet photographié de l'intérieur sous tous ses angles (fauteuils en cuir beige et tout, ça ne rigole plus), puis il y a un trou ; les clichés suivants nous montrent dans une rue, de nuit, dans un état pitoyable, avec des palmiers à côté de nous. Puis devant la mer, sur la plage, mal éclairés ; je m'attends à trouver une photo de nous complètement trempés, après s'être joyeusement jetés tout habillés à la mer – mais pas du tout. Au lieu de ça, nous, tranquillement alignés en rang d'oignon, se tenant par les épaules, au pied d'un établissement dont la devanture me fait froid dans le dos.

- Gran… Casino ? bafouille Paul.

J'aurais voulu qu'il ait mal lu, vraiment. Malheureusement, la photo est loin d'être floue, et ne laisse aucun doute. Gran Casino – voilà un terme qui n'augure rien de bon pour les cinquante-sept millions de Louis…

- Ah oui, le casino ! s'exclame soudain Yonsaeng.

- Tu t'en souviens ?

Tout le monde est suspendu à ses lèvres, et les cinq secondes qu'il prend pour réfléchir paraissent proprement insoutenables.

- Oui, je m'en souviens, dit-il finalement. On est passés là par hasard, mais quand on a vu la devanture, Louis a tout de suite voulu y aller. On a tous dû sortir nos cartes d'identités, et je pensais qu'il n'allaient pas nous laisser entrer, vu qu'on était étrangers, et qu'en plus vous étiez complètement raides, mais Louis a tiré des billets de cinq cents euros de sa poche, et ils nous ont laissé passer tout de suite…

- C'est pratique, l'argent, soupire Paul.

- Et là, Louis s'est installé à une table de blackjack, et Gabriel et Jorge l'ont regardé jouer, pendant que Joshua et Paul sont allés s'installer au bar…

Les photos que je fais défiler prouvent qu'il n'a rien inventé du tout ; on y voit effectivement Louis, l'air extrêmement concentré, sur sa table de blackjack, et Jorge et moi en train de le regarder tout aussi intensément. Mais je ne me souviens pas du tout de ce moment, personnellement – et en m'observant sur ces photos, les yeux plissés de concentration, je me demande si mon regard sérieux tourné vers la table de jeu signifie que je suivais réellement la partie, ou si simplement, j'essayais de faire en sorte que la pièce arrête de danser la gigue autour de moi – ce qui aurait pu être le cas, étant donné la force avec laquelle j'ai l'air de serrer le dossier de la chaise de Louis.

Quoi qu'il en soit, à ce stade, je pense que je n'aurai plus jamais de réponse…

D'autres photos montrent Joshua et Paul accoudés au bar, l'un avec une tête aussi aimable qu'une porte de prison, un verre dans les mains, et l'autre qui a l'air d'avoir envie de se suicider (ou de vomir ?), la tête dans les mains, son verre déjà vide posé sur le bar, devant lui.

- Quel joyeux duo, fait remarquer Jorge.

- Si c'était moi que Joshua regardait comme ça, j'aurais peur, ajoute Louis d'une petite voix.

Effectivement, c'est vers Paul que son regard assassin se tourne, et quoi que l'autre ait pu lui dire, il n'a pas l'air de trop apprécier. Mais j'ai bien l'impression que leur conversation est tombée, comme tout le reste, dans les limbes de l'oubli.

- Tu te souviens de ce moment ? demande Joshua à Paul.

- Aucun souvenir, répond l'autre d'un ton morne. Mais j'ai pas l'impression qu'on parlait de trucs très joyeux.

Joshua ne répond rien, parce que ça ne sert à rien de commenter une réflexion qui est l'évidence même, et je continue. D'autres photos au bar, d'autres photos de la table de blackjack, et des pions qui s'amoncellent à côté de Louis.

- T'avais une bonne main, visiblement, dit Paul, ahuri.

- J'ai une sacrée chance pour les jeux d'argent, en général…

- D'abord le loto, puis le blackjack… T'aurais dû te mettre au jeu plus tôt, répond Jorge.

- Et avec quel argent ? J'ai joué au loto comme ça, pour voir, simplement parce que j'ai lu dans mon horoscope du Vingt Minutes que c'était mon jour de chance...

Silencieusement, toute la bande médite sur le coup de bol cosmique qu'il a fallu pour qu'un type comme Louis, qui a joué au loto trois fois dans sa vie, décroche la super cagnotte à Paris avant de partir à Barcelone amasser les jetons au blackjack, le tout dans la même journée.

- On avait un potentiel insoupçonné à côté de nous, fait remarquer Joshua. Va falloir qu'il continue sur sa lancée.

- Oh, il a perdu quelque parties, tout de même, relativise Yonsaeng. Mais c'est vrai qu'il a beaucoup gagné. Je crois que le croupier le soupçonnait de compter les cartes, mais ils n'ont rien pu prouver, alors ils l'ont laissé aller chercher ses gains à la banque au moment de la fermeture du casino…

Effectivement, les photos suivantes montrent Louis dans la rue avec des mallettes sans doute remplies d'argent, l'air suprêmement heureux, et tout le reste de la bande qui le regarde avec des yeux écarquillés.

- On dirait qu'il faisait plus clair, non ? fait remarquer Jorge. Il était quelle heure quand on est sortis du casino, Yon ?

- Vers cinq heures trente, six heures du mat', je crois… À ce moment-là, on commençait à être fatigués, et Louis voulait qu'on prenne un hôtel.

- Et on a échoué ici…

- Oui, c'était juste à côté du casino.

- L'hôtel s'appelle "Hotel Arts", nous annonce Jorge. J'ai vu son nom quand je suis descendu acheter des piles tout à l'heure. Et je peux vous dire que c'est un fameux gratte-ciel…

- Et moi, à ce moment là, j'avais toujours pas mon œil au beurre noir ! s'exclame brusquement Paul.

Comme il dit ça, je me rends compte que je ne connais toujours pas non plus l'identité de la personne qui m'a joyeusement enfilé ; mais à ce stade de la rétrospective, il me semble peu probable que ce soit quelqu'un d'extérieur au groupe…

Alors, effectivement, peut-être que c'est moi qui suis la cause de ce cocard, après tout…

- On est rentrés tout de suite à l'hôtel ? demande Louis à Yonsaeng. On n'a croisé personne dans la rue, on ne s'est battus avec personne ?

- Je ne pense pas, répond l'autre d'un ton hésitant. J'étais fatigué, alors peut-être que j'ai oublié si c'est le cas… Mais je ne crois pas. On est montés directement dans la chambre. Et vous avez pris des boissons dans le frigo du bar et vous avez continué à vous saouler…

Mais sur la photo d'après, il n'y a que Louis et Jorge qui sont en train de continuer à boire ; moi, d'une humeur visiblement exécrable, sans que j'en sache la raison, je suis en train de jeter un coussin à Paul, tandis que Joshua, à quelques mètres derrière, contemple la scène d'un air sombre.

- Ah ! Je m'en souviens ! s'exclame subitement Yonsaeng. Vous étiez encore en train de vous disputer, pour changer. Vous n'avez fait que ça toute la soirée… Comme la fois où Paul a renversé du champagne sur tes fringues, Gabriel… Et puis aussi quand il t'a jeté dans la piscine. Vous n'avez pas arrêté de vous chamailler tout le temps…

- Je m'en souviens pas, dit Paul, visiblement déconfit.

- Gabriel disait que tu n'arrêtais pas de lui coller aux basques. Et que toi, tu ne voulais pas le lâcher d'un pouce, et tu voulais toujours le déshabiller. T'as même dit que tu voulais coucher avec lui !

Gros silence – c'était pas le premier depuis notre réveil, et ça ne sera sans doute pas le dernier, à mon avis.

- Coucher avec moi ?

- C'est pas vrai ! balbutie Paul, écarlate. J'ai jamais dit ça !

- Ah…

- Quoi, "ah" ? Qu'est-ce qu'il y a, Joshua ?

Je lève les yeux vers lui, et il cligne des yeux, l'air perplexe, tout en passant la main sur son poing.

- Je m'en souviens, je crois…

- Et alors ? le presse Paul. Raconte !

Mais il ne raconte pas tout de suite – il rassemble ses souvenirs, l'air pensif, et nous, on est tous suspendus à ses lèvres, dans l'attente de la suite, les yeux écarquillés. Quand il reprend la parole, c'est à Paul qu'il s'adresse :

- Tu voulais mettre Gabriel à poil, dit-il finalement. T'as parlé de ça toute la soirée… du moins, de ce que je m'en rappelle. Et Gabriel en avait ras le cul. Et moi aussi, parce que c'était super agaçant d'entendre ça tout le temps.

- Et qu'est-ce qui s'est passé après ? je demande, un peu anxieux.

Si ça se trouve, c'est vraiment avec Paul que j'ai couché, pour finir… Si j'apprends que c'est le cas, promis, j'arrête l'alcool jusqu'à la fin de ma vie. Et sans rechute, cette fois. Juré sur la tombe de ma grand-mère (qui j'espère ne sera jamais au courant que j'ai juré sur sa future mort).

- Paul a dit qu'il voulait coucher avec toi, "juste pour voir", comme il disait. Alors vous vous êtes engueulés… Et Paul s'est énervé…

- Ah oui ! s'exclame Yonsaeng, en interrompant Joshua. Paul a commencé à vouloir enlever le tee-shirt de Gabriel, qui n'était pas du tout d'accord… Et il a commencé à se débattre, et là, Joshua est arrivé, et il a frappé Paul en plein dans la tronche.

Encore un blanc – je lève les yeux vers Joshua, qui a l'air sur la défensive, puis vers Paul, dont le visage arbore une expression mi-figue mi-raisin, à mi chemin entre l'embarras et la colère.

- T'étais pas obligé de me frapper ! finit-il par dire à Joshua. T'aurais eu qu'à me faire une remarque, et j'aurais compris !

- Dans ton état, j'en doute, répond Joshua sèchement. En plus, Gabriel était toujours en train de te dire d'arrêter, et tu continuais quand même. Au bout d'un moment, ça m'a agacé, alors oui – c'est moi qui t'ai frappé.

J'ai l'impression qu'il se retient d'ajouter "et putain, ça m'a fait du bien!" – il y a un air de provocation dans son regard, une flamme irrésistible, et il ne tiendrait pas à grand-chose qu'il se remettent à se battre, tous les deux. Mais Paul, vaincu par ce regard, préfère baisser les yeux, et c'est à ce moment-là que Yonsaeng choisit d'ajouter :

- Ah oui, et Gabriel était tellement content de voir Paul lui foutre la paix qu'il a embrassé Joshua pour le remercier.

Voilà – c'est sans doute ce silence qui gagne la palme du silence le plus stupéfait, le plus long et le plus embarrassant de toute cette journée. Et Joshua évite magnifiquement mon regard – ce qu'il ne fait jamais d'habitude, fier comme il est – et avec toute la force de mes neurones malmenés par l'alcool, je mets tout bout à bout, et je comprends, brusquement…

- Tu te souviens de tout ! je lâche d'un ton accusateur.

Il ne répond pas – et ce silence constitue un aveu plus solide que s'il avait dit quoi que ce soit. Incroyable ! Il était au courant ! Il m'a menti d'un bout à l'autre lorsqu'il disait avoir tout oublié ! Les autres le fixent d'un air ahuri :

- C'est vrai, tu te rappelles ? demande Louis à voix basse.

Il ne répond toujours pas, et là, c'est trop, vraiment trop pour ma patience. Je me lève brusquement, et tout le monde s'écarte – je dois dégager une aura de colère qui ne doit pas être rassurante ; mais personne d'autre que Joshua n'est en danger – rien que lui, lui, au courant de tout depuis son réveil, et qui n'a même pas eu la bonne idée de me faire profiter de ses souvenirs, alors que ça me concernait personnellement !

- Pas de tout, se défend Joshua. Du principal, on va dire…

- Et tu comptais me dire un jour ou l'autre qu'on avait couché ensemble, ou t'attendais de voir si ça tombait dans l'oubli ?

Du coin de l'œil, je vois Jorge, Louis et Paul échanger des regards et des murmures stupéfaits – visiblement, ils n'avaient pas encore imaginé que le baiser avait pu déboucher sur une conséquence comme celle-ci. Yonsaeng, par contre, a l'air d'être parfaitement au courant, à tel point que je ne serais pas surpris si je découvrais des photos de nos ébats dans l'appareil…

- T'avais oublié, toi, répond Joshua. Et j'ai pensé que tu serais furieux de l'apprendre, alors non, je n'ai rien dit.

- Je suis encore plus furieux que t'aies jugé bon de me cacher un truc pareil !

Il a raison, ça m'a mis hors de moi. Effrayés, Louis et Jorge se reculent le plus loin possible, tandis que Joshua, debout devant moi, essuie sans broncher le feu nourri de ma colère.

Bon sang, c'est avec lui que j'ai couché cette nuit. J'ai couché avec Joshua ! Et dire qu'avant ce matin, je n'aurais jamais cru qu'un truc aussi improbable puisse réellement arriver ! Bon, il y avait plus improbable, évidemment, comme le fait de coucher avec Paul, ou avec Louis, ou avec Yonsaeng – ces trois là constituent une trinité sacrée à laquelle je ne toucherais jamais, même en cas de manque le plus absolu ; mais Joshua…

Joshua, qui me fait face, silencieux, toujours sans tee-shirt, et toujours aussi canon que ce matin. Et à bien y réfléchir, ce n'est pas la première fois que je me fais la réflexion... Joshua a toujours été canon.

- Oh, merde, je gémis. Merde !

- Ça va, dit Jorge, qui s'est reculé de quelques bons mètres. C'est pas si dramatique. T'aurais pu coucher avec quelqu'un que tu ne connaissais même pas !

Je lui jette un regard assassin, et il n'a pas besoin d'autre chose pour décider aussitôt d'arrêter de mettre son nez dans les affaires d'autrui, et d'aller voir en bas à l'accueil s'ils ne proposent pas un petit déjeuner (à dix-neuf heures, le petit déjeuner, soit dit en passant) ; inutile de rester là, puisqu'après tout, il a appris tout ce qu'il devait savoir sur la façon dont s'est déroulée sa nuit – et il emmène Louis par la même occasion, parce qu'il est fondamentalement incapable de faire un pas sans lui.

Quant à Yonsaeng, carrément plus perspicace que d'habitude, il décide que ce serait une bonne idée de les suivre, et il traîne Paul par la main pour l'emmener avec lui – Paul, qui n'est pas du tout d'accord pour se laisser emmener, et qui aimerait voir la suite de l'affrontement ; mais Yonsaeng ne lui laisse pas le choix, et lorsque la porte se referme, il ne reste plus que Joshua et moi dans la pièce, et un silence à couper au couteau…

- Si ça avait été Paul au lieu de moi, tu aurais préféré être au courant ou ne jamais savoir ? demande-t-il brusquement.

Je cligne des yeux, surpris par cette ouverture – et je me rends compte assez rapidement que ce n'est pas une question à laquelle j'ai envie d'apporter une réponse, et que c'est une réflexion beaucoup trop dérangeante pour que j'y réfléchisse pleinement.

- C'est pas le problème ! Ce qui importe vraiment, c'est que tu te souvenais de tout et que tu as cru pouvoir me le cacher !

- Mais toi, tu ne te rappelais de rien, répond Joshua. Peut-être que tu aurais préféré ne pas savoir.

Ses yeux noirs sont dardés sur moi, si sombres que je ne distingue même pas l'iris de la pupille – de l'onyx. J'ai l'impression qu'il m'hypnotise, en me fixant aussi intensément... Je secoue la tête – pas question que je me laisse avoir !

- Je ne me rappelais de rien, mais ce n'est pas trop le genre de truc qui passe inaperçu quand on le fait brutalement ! J'arrive même plus à m'asseoir sans avoir mal, connard !

Il semble pris au dépourvu, l'espace d'un instant, puis cet air de provocation, le même que tout à l'heure avec Paul, apparaît à nouveau dans son regard ; mais cette fois, c'est à moi qu'il est destiné.

- C'est toi qui t'es jeté sur moi, déclare-t-il. Quand j'ai frappé Paul, c'est toi qui t'es précipité pour m'embrasser.

- Parce que tu crois vraiment que je l'aurais fait si j'avais été sobre ?

- Pourquoi pas ? T'as bien passé ta soirée à repousser Paul, pourquoi tu m'aurais accepté moi, plus que lui ?

- Mais je sais pas, moi… Parce qu'il est chiant et parce que j'aurais préféré mourir plutôt que de coucher avec lui !

- Mais par contre, ça ne te dérangeait pas de coucher avec moi…

Il me prend de court, avec ses phrases – et je ne sais pas non plus où il en veut en venir, et ça me perturbe.

- Qu'est-ce que tu veux me faire dire, au juste, Joshua ? Parce que ça m'énerve de tourner autour du pot, alors autant qu'on soit clairs, tous les deux.

- Je veux juste que tu répondes à ma question…

- Quelle question ?

- Si c'était avec Paul que tu avais couché cette nuit, t'aurais préféré savoir ou continuer à ignorer ?

Bon – c'est moi qui ai demandé de la franchise. Alors on va être franc. Après réflexion, je réponds :

- J'aurais voulu savoir. Parce que quand tu te fais défoncer le derrière par quelqu'un, généralement, t'as envie de savoir qui en est responsable. Mais bon, j'aurais regretté d'avoir demandé une fois que j'aurais su la réponse…

Ses yeux ne quittent pas les miens – ce sont deux puits sans fond, et si je n'y fais pas gaffe, je risque de plonger dedans et de m'y noyer.

- Et maintenant que tu sais que c'est moi, tu regrettes ?

Je ne sais pas quand, mais il s'est rapproché, pendant que j'étais concentré sur autre chose ; il s'est rapproché de moi, et maintenant, il est à portée de bras, et même encore plus que ça – bien plus proche que ne l'autorise la distance règlementaire entre deux personnes en train de se disputer. Ça me perturbe ; je n'arrive plus bien à organiser mes pensées.

- Réponds, Gabriel, murmure-t-il. Tu regrettes ?

Sa voix est rauque, et elle me fait courir un long frisson dans le dos, du creux des reins jusqu'au cou… Ça va pas, ça, depuis quand il me fait un tel effet ? Et puis, le fait qu'il soit torse nu n'arrange vraiment pas les choses, on va dire.

- Je, je…

Il me fixe en silence, attendant calmement ma réponse, et son charisme est écrasant, brutalement – je ne l'avais jamais vu, jamais imaginé de cette façon.

- Oui, je regrette !

Si j'avais espéré le voir reculer d'un air désappointé, j'en suis pour mes frais. Loin de se laisser décontenancer, il sourit, et avec sa voix qui me fait tant d'effet, il murmure, presque dans mon oreille :

- Menteur…

Oh, god. C'est un feu d'artifice que ce simple petit mot fait exploser dans mon ventre, là – et pour être sincère, la partie sous la ceinture n'y coupe pas non plus.

- Je pensais que tu avais dit qu'il fallait être franc ? ajoute-t-il, les lèvres si proches de mes oreilles, maintenant, que je peux sentir le souffle moite de son haleine – on peut dire que ça faisait longtemps que je n'avais plus été aussi paniqué par la proximité de quelqu'un.

- T'es pas franc non plus, je bafouille. Tu ne m'as rien dit et tu te souvenais de tout…

- On va pas remettre ça sur le tapis, répond-il d'un air agacé. Je t'ai déjà dit ce que j'en pensais.

- Si t'étais tellement certain que je ne regretterais pas, t'aurais pu me le dire !

Son souffle s'éloigne de mon oreille – tant mieux, ça va me permettre de retrouver un peu de lucidité. Du moins, c'est ce que je me dis, mais finalement, ses yeux qui me fixent d'un air sévère, et ses lèvres, si proches des miennes, ne changent pas grand-chose à la donne.

- T'es vraiment casse-couilles, marmonne-t-il. Tu dis que t'as horreur de tourner autour du pot, mais t'arrêtes pas de le faire depuis tout à l'heure. Mais comme moi aussi, j'ai horreur de ça, on va abréger.

Sa voix a un tel pouvoir hypnotique que je ne peux rien répondre – je peux juste le regarder, dans l'attente de la suite.

- Paul, ça fait des années qu'il est amoureux de toi. Mais évidemment, crétin comme tu l'es, tu ne l'as jamais remarqué.

Je cligne des yeux, ébahi.

- C'est vrai ?

- Bien sûr. Ça fait des années qu'il nous bassine avec toi. Le truc le plus étonnant, là-dedans, c'est que t'aies réussi à ne jamais rien griller… Quoi qu'il en soit, j'imagine qu'il avait décidé de passer à la vitesse supérieure hier, mais toi, t'avais pas l'air d'accord. Au bar du casino, il n'a pas arrêté de me répéter à quel point son amour était impossible, et que tu n'en avais rien à faire de lui… Bon dieu, ce que c'était chiant ! Il aurait pu choisir n'importe qui d'autre pour se plaindre, mais non, bien sûr, il a fallu qu'il m'en parle, à moi. Pourtant, il aurait pu comprendre que j'étais pas le mieux placé pour lui dire "vas-y, tente ta chance".

Je le fixe, un peu paumé – c'est que ça fait beaucoup d'informations à enregistrer d'un coup, tout ça, et j'ai toujours ma gueule de bois et ma migraine ; pas l'idéal quand il s'agit de réfléchir.

- Pas le mieux placé…?

- Non. Mais bon, je ne m'attendais pas à ce que tu remarques, non plus, toi qui voyais même pas tous les efforts de Paul pour attirer ton attention… Si tu pouvais rater un truc aussi gros, c'était impossible que tu me calcules, moi.

- Tu veux dire que…

Bouche bée, je suis – bouche bée, et les yeux écarquillés, l'air pas franchement glorieux. Incapable de le lâcher du regard. Je rêve, ou…?

- Il n'a jamais rien fait pour essayer de t'avoir, continue Joshua. Jusqu'à cette nuit… T'imagines même pas comme ça m'a tapé sur les nerfs ! J'aurais pu le tabasser n'importe quand dans la soirée. Mais j'ai essayé de me retenir, et puis là, dans cette chambre, il a carrément essayé de te désaper, comme ça ! Et là tu m'as regardé, comme si tu me suppliais d'intervenir, et j'ai même pas essayé de résister. Je l'ai frappé, et c'était vraiment jouissif, tu peux me croire…

Il détache son regard de moi, pour la première fois, et reste silencieux quelques secondes – et je n'ose rien dire (de toute façon, je n'aurais rien pu dire) jusqu'à ce qu'il reprenne, les yeux perdus dans le vide :

- Tu m'as embrassé juste après. T'as dit "bordel, merci infiniment", et tu m'as embrassé. Comment t'aurais voulu que je résiste ? C'est pas pour t'emmerder ou quoi que ce soit, si je veux savoir si tu regrettes – mais j'ai besoin de savoir, Gabriel… Si c'est le cas, on n'en parle plus, mais s'il y a une chance, une infime chance, que tu ne regrettes pas ce qui s'est passé…

J'ai l'impression que je n'arrive même plus à respirer – trop de révélations, trop de choc, trop de tout d'un coup. Hébété, je le fixe ; je ne trouve plus rien, même mes mots, même mes pensées ! La seule chose qui est évidente, c'est que ma poitrine va finir par se déchirer si mon cœur continue à y battre si fort.

Et j'imagine qu'il n'est pas là de se calmer, mon cœur, puisque les lèvres de Joshua s'impriment subitement sur les miennes – décidément, je n'arrive pas à réaliser ce qu'il se passe. Parce que moi, en train d'embrasser Joshua (sérieusement, s'entend), j'avais toujours considéré jusque là que ça n'aurait pu arriver que dans des univers parallèles. Pas dans mon monde. Et j'aurais encore moins imaginé qu'il amorce le baiser de lui-même – lui, ce type si fier, si arrogant ! Et surtout, je n'aurais pas cru que tout l'échange puisse être à ce point dénué de brutalité, parce que Joshua, en général, est plutôt du genre impulsif et violent : mais là, dans ce baiser, il met une tendresse qui me fait comprendre bien mieux que ses mots tout ce qu'il a essayé de me transmettre deux minutes avant.

Oh mon dieu, je… Incroyable.

- Tu regrettes ? murmure-t-il, essoufflé, en relâchant brutalement mes lèvres.

- N-non…

- Tant mieux…

Et il m'embrasse, à nouveau – ça fait des années qu'on ne m'a plus embrassé de cette façon ; le mélange parfait entre douceur et passion, entre retenue et abandon. Je glisse les bras autour de son cou, bien conscient qu'on a encore des tas de choses à se dire, des tas de points à éclaircir, mais ce n'est même plus la peine d'espérer quelque chose de la part du cerveau qui est le mien, en cet instant précis, parce qu'il n'y a que le contact de son corps sur le mien qui compte…

Après une éternité ou deux, il me relâche, et, son front posé sur le mien, il murmure :

- Quand je pense que t'as tout oublié de cette nuit… J'ai bien envie de rappeler la chose à ton bon souvenir.

- Ah non, certainement pas ! je réplique aussitôt. J'ai encore super mal, moi, pas question que tu glisses un seul doigt en dessous de la ceinture !

- Juste un…

- J'ai dit non !

Il me fixe, et brusquement, il sourit – une réaction complètement inattendue. D'ailleurs, à bien y faire attention, je ne crois pas l'avoir déjà vu faire un sourire qui soit totalement dénué de moquerie ou d'ironie. Mais pourtant, il en est capable, il est en train de me le prouver à l'instant… juste avant de m'embrasser à nouveau.

- Oublie Paul, murmure-t-il. Et tourne ton regard vers moi. Comment ça se fait que tu n'aies jamais remarqué qu'un type canon comme moi était dans tes parages ?

- J'avais remarqué, je marmonne. Mais j'avais aussi remarqué le sale caractère. On voit surtout ça, chez toi, tu sais ? Mais enfin, j'imagine qu'il faut juste un temps d'adaptation.

- … Et tu penses pouvoir t'adapter ?

Ses yeux sont rivés aux miens, anxieux, parce qu'il sait aussi bien que moi qu'il ne me suffit que d'un mot pour ouvrir les portes d'une nouvelle relation, ou d'un autre mot pour les claquer à jamais…

- J'essayerai, oui…

Il sourit, à nouveau (décidément, je ne m'habituerai jamais…) – c'est fou comme la vision que vous avez d'une personne peut changer en quelques minutes à peine. À la place du Joshua grognon, ironique, bagarreur, c'est un nouveau Joshua qui se trouve devant moi : un type capable de sourire sincèrement et de vous embrasser avec tendresse – deux sentiments que je n'aurais jamais pensé trouver chez lui…

Bon, finalement, si une gueule de bois peut déboucher sur des surprises du genre, je retire ma parole : je n'arrête pas encore l'alcool.

.oOo.

* Afterwards *

.oOo.

Cette nuit a vraiment été la plus singulière qu'on ait jamais vécu, tous, mais ce n'est que quelques temps après qu'on a vraiment pu en mesurer les conséquences.

Yonsaeng avait vraiment pris des photos de notre partie de jambes en l'air. (Heureusement, on les a vues avant que les autres ne soient entrés dans la pièce, et on a pu les effacer à temps.)

Louis a gagné vingt mille euros lorsqu'il a joué au blackjack au casino.

Il a également flambé presque trois millions d'euros pendant toute cette nuit ; ce qui laisse une bonne marge sur ce qu'il avait gagné, mais à tout prendre, c'est quand même une sacrée somme à dépenser en une seule nuit…

On est tous interdits de séjour à vie au Meurice, restaurant de luxe dans le premier arrondissement de Paris, après qu'on ait commencé à faire une bataille de nourriture avec nos plats à 200 euros.

De même, le bar où Louis a eu la joyeuse idée de faire flamber son rhum nous a fermé ses portes à jamais.

La décapotable de Louis, qu'on avait laissée à l'aéroport du Bourget, y a été miraculeusement retrouvée, alors que tout le monde pensait qu'elle aurait été volée, la capote ayant été baissée ; mais Joshua, celui qui avait le moins d'alcool dans le sang à ce stade de la soirée, et qui avait pris le volant (ce qui nous a peut-être évité de nous planter quelque part…), a eu la bonne idée de remonter la capote avant que Louis aille louer son jet.

Louis a acheté un nouvel appartement de deux cents cinquante mètres carrés en plein centre de Paris, et il nous a tous invités à emménager avec lui, ce que Jorge a accepté aussitôt, imité par Yonsaeng, mais ce que Paul, Joshua et moi avons tous les trois décliné. En compensation, il nous a offert à chacun un nouvel appartement. C'est beau, d'être riche.

On a quitté Barcelone le lendemain de notre cuite, à mon grand regret, mais Louis, qui a vu que j'aurais voulu rester, y a loué un appartement et m'a invité à y venir quand je le voulais, proposition que je n'ai pas tardé à honorer.

Il a également monté sa propre maison d'édition, et a pu embaucher Paul en tant qu'éditeur/correcteur et publicitaire, et Joshua en tant que chargé de finances – et moi, je suis devenu l'écrivain mascotte de sa boîte, dont je pensais qu'elle coulerait sans attendre, mais qui finalement connaît du succès, grâce au talent de marketing de Paul et au professionnalisme de Joshua, qui refuse de se faire entuber quand il s'agit d'argent (conséquence de plusieurs années de chômage…). Quant à Yonsaeng, ce sont ses photographies qui composent la couverture de mes bouquins.

Paul a commencé à déprimer quand il a appris que Joshua et moi étions désormais ce qu'il convient d'appeler traditionnellement un couple (même si, moins traditionnels que nous, tu meurs). Et il a continué jusqu'au moment où il a rencontré un type appelé Ugo pour qui il a vécu le coup de foudre immédiat – tout est bien qui finit bien, comme on dit.

Par mesure de prudence, Louis a tout de même ouvert un coffre-fort à la Banque de France, où il y a placé plus de la moitié de son magot. Sur le reste, il nous a tous emmenés à Las Vegas, où il a retiré quelques milliers de dollars aux distributeurs automatiques (avec une carte Gold, cette fois) pour tout claquer dans les casinos. Et sur tout ce qu'il a misé, il a récolté le double… dont il n'a même pas touché un kopek, puisqu'il a partagé tous ses gains de jeu en cinq pour nous les donner.

Et puisqu'on était à Las Vegas, Joshua et moi en avons profité pour faire un détour par une des innombrables chapelles du lieu, et en sommes ressortis mariés… Du moins, c'est ce que nous ont appris les photos. Parce que moi, personnellement, je ne me souviens de rien…

Allez, promis, demain, j'arrête l'alcool.

Jusqu'à la prochaine fois…

* FIN *


Voilà mes gens, n'hésitez pas à me le faire savoir si vous avez aimé ou si vous avez détesté :'D

À la prochaine !