Le mot du début : Voilà, je crois bien, la dixième fiction que je commence à écrire sur ce site. Pour ceux qui l'auront reconnu, « L'enfer et la raison » vient d'un article d'Albert Camus suivant le massacre de la bombe nucléaire à Hiroshima. Vu l'époque, en plus, ça colle à ma fiction… Elle sera assez noire, et vraiment pas joyeuse, mais je pense que j'aurais beaucoup de plaisir à l'écrire. Je vais essayer de faire quelque chose de profond, réfléchi et structuré.
Comme vous le savez, des reviews ne me feront pas de mal, conseils, critiques, je veux tout savoir.
Ceci n'est qu'une introduction, mais je vous souhaite une bonne lecture.
L'enfer et la raison
Introduction
Un soi-disant scientifique me relève les manches pour m'installer des électrodes le long des bras, suivant les larges sillons bleus de mes veines. Précis, méticuleux, il procède avec lenteur et je m'impatiente. Il place ensuite deux électrodes sur mon front ce qui, j'en suis certain, me donne un air pathétique de chien de laboratoire.
« Ceci, commence à m'expliquer l'homme en blouse blanche, est un polygraphe, ou détecteur de mensonge. »
Il me montre la machine comme si je n'en avais jamais entendu parler – bien qu'elle ressemble plus à un tourne-disque qu'à une quelconque machine judiciaire – et la caresse comme une brave bête.
« Grâce aux électrodes reliés sur vos bras et votre tête, il va mesurer votre pression sanguine, votre fréquence cardiaque et la température de votre corps, entre autre. Ainsi, selon certains degrés, il va nous montrer si vous dites la vérité et dans le cas contraire, si vous mentez. »
Un policier entre dans la pièce et referme derrière lui. A sa posture, je reconnais celui qu'on nomme Doberman : torse bombé sur sa chemise, les bretelles croisées tendues – les bras soit le long de son corps avec les mains dans les poches, soit pliés et les mains sur la nuque, soit croisés aussi haut qu'il le peut sur son corps – les jambes arquées mais les pieds joints, lui donnant une allure de mauvais cow-boy sorti d'un film western en noir et blanc et à faible budget. Adossé au mur, il écoute silencieusement, l'œil vif, les muscles bandés en cas de réflex à avoir, mais surtout à fin d'essayer de m'impressionner, fier comme un coq.
« Nous allons commencer par vous poser des questions banales, puis nous évoluerons ensuite sur ce pourquoi vous êtes ici. »
La blouse blanche prend des feuilles, me regarde attentivement comme s'il essayait de déceler le mal qui m'habite.
« Vous appelez-vous bien Samuel Laffont ? »
Mon regard se fixe sur l'aiguille du polygraphe qui trace de mystérieuses lignes avant que je ne réponde, las.
« Cette question est absurde, soupiré-je.
- Répondez seulement par oui ou par non. Vous appelez-vous bien Samuel Laffont ?
- Oui.
- Êtes-vous né le 1er février 1931 ?
- A minuit et une minute exactement…
- Répondez par oui ou par non ! Je répète : êtes-vous né le 1er février 1931 ?
- Oui, oui.
- Sommes-nous le 18 mars 1958 ? »
J'essaye de me rappeler l'air froid qui est encore installé dehors, déposant du givre sur les vitres et gelant la rosée du matin. Peut-être même qu'il neige encore un peu dans les nuits froides, mais les flocons doivent fondre dès l'atterrissage. Mon regard cherche par réflex une fenêtre, mais il n'y en a pas dans cette salle : un bon moyen d'intimider les gens et de rendre fous ceux qui ne l'étaient pas encore avant un interrogatoire. Je meurs d'envie de sentir une dernière fois la fraicheur du vent, d'être ébloui à nouveau par les rayons du soleil. Je réponds sans envie.
« Oui.
- Bien… »
Le médecin note des mots, relève les analyses. Il tourne sa feuille.
« Connaissiez-vous Nathanaël Bourguin ?
- Bien sûr… Je veux dire : oui.
- Nathanaël Bourguin était-il l'un de vos cousins ?
- Oui.
- Entreteniez-vous des relations distantes avec Nathanaël ? »
Sans pouvoir m'en empêcher, je ris. Moi. Nathanaël. Distants. Je ne pensais pas que ces mots pouvaient être réunis sérieusement dans une même phrase affirmative.
« Non !
- Avez-vous une quelconque implication dans le décès de Nathanaël Bourguin ?
- J'espère que non… enfin : non.
- Avez-vous… » Il déglutit, relit sa question, me regarde, regarde le polygraphe, reprend son interrogatoire en évitant mon regard. « Avez-vous mangé le cadavre de monsieur Bourguin ? »
Je souris sincèrement. Nathanaël… Je me suis toujours demandé d'où te venaient ces idées saugrenues. J'avouerai tout, comme tu l'as souhaité. Je veux que tout le monde le sache, je ne veux plus qu'on se cache. Il n'est jamais trop tard pour montrer au monde entier qu'on s'aime. La seule chose pour laquelle je prie en ce moment même, c'est que le journal qui relatera mon histoire, notre histoire, ne censurera pas le fait que je suis fou amoureux de toi.
Je prends ma respiration, suis les lignes du détecteur de mensonges du coin de l'œil. J'ai envie de l'attraper et de le bouger pour dessiner des tas de courbes folles.
« Oui. »
Le scientifique regarde l'inspecteur, échange un signe de tête. Il continue à me poser des questions, mais je ne réponds que vaguement, sans vraiment écouter. J'imagine en face de moi un carré de verre d'où je verrais l'extérieur, un arbre aux branches nues, un oiseau qui piaille, une femme à bicyclette qui part au marché, ne se doutant pas un instant de mon existence. Elle achèterait des légumes, et des desserts, pour faire plaisir au retour à son mari aimant, et sa lecture de l'article de journal parlant de l'homme qui a avoué avoir mangé une autre personne ne serait qu'un détail sordide à la folie de ce monde.
On finit par m'enlever les électrodes et le médecin part avec sa machine, suivi du doberman. On me laisse seul dans cette salle humide qui pue le moisi, la lumière grésillante : pas meilleur coin pour les criminels. Ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que je n'ai rien d'un criminel. Leur esprit est si fermé. Tous ces policiers, ces médecins, cherchent à analyser ce qu'il y a sous ses yeux, plutôt que de tenter de voir plus loin. Enfin, je ne leur en veux pas : au pays des aveugles, les borgnes sont rois.
Moi, la seule chose que je sais et que je vais leur expliquer, c'est que je suis Samuel Laffont, et qu'il y a quelques jours, j'ai fini de dévorer, et en entier, le cadavre du plus précieux de mes amants, mon Nathanaël Bourguin. Et que ceci n'était qu'un acte d'amour pur dont peu de gens serait capable.