Monday
Une soirée normale, la nostalgie de l'Occident qui survient, au moment critique. Où on a soif de soupe, de pain, de petits beurres, de chocolat chaud. Toutes ces petites choses auxquelles on ne pense jamais chez soi mais qui manquent tellement quand on est à l'étranger.
Et puis cette pizzeria, fréquentée quasi exclusivement par des étrangers, toujours pleine à craquer. On s'y engouffre, y trouve des places. Tout de bois, de drapeaux de tous les pays, de mélange hétéroclite entre narguilé, imitation d'un soldat de terre-cuite de Xi'an, d'un masque du théâtre de Pékin. On entend de l'anglais, de l'allemand, du chinois...et on se sent presque chez soi. La carte nous fait nous extasier sur de si petites choses : « de la soupe ! », « un steak ! », « des frites comme chez nous ! » et qui nous fait dire qu'immanquablement, on reviendra.
La commande passée, je relève les yeux et là, je le remarque.
Noir, brillant, droit – je me demande s'il marche, s'il est possible de jouer dessus. Des traces de doigts le recouvrent et il ne doit pratiquement jamais servir. Je ne vois pas de marque, ne remarque pas non plus de pédales. Peu m'importe – pour la première fois depuis que je suis ici, je vois un piano.
Mes amis me rembarquent dans la conversation et mon esprit se laisse distraire par la musique. The House of the Rising Sun. The Beatles. Mes amis déplorent à nouveau ma culture cinématographique des plus pauvres et préparent une liste des films à voir. Je les laisse faire en souriant, sautille presque sur place en entendant IWannaBeYourBoyfriend, des Ramones. Du punk old school en Chine ! Je me sens bien et pendant quelques instants, j'oublie que je ne suis pas chez moi, j'oublie que je suis là.
Les pizzas arrivent, trop grandes, mais surtout trop bonnes. On se croirait dans un petit restaurant italien, bien de chez nous, dans ces trattoria qui abondent les petites ruelles.
Pourtant, immanquablement, mon regard revient toujours sur lui. L'envie de jouer me démange et pourtant, je n'ose pas demander au patron si j'ai le droit. J'ai trop peur d'essuyer un refus. Trop peur de me dire que j'étais si près, et qu'en fait, je ne peux tout simplement pas.
Je ne sais pas combien de temps passe. Une heure, peut-être. Le temps n'importe pas. La conversation est aisée et je le sens, pour nous tous, ce coin occidental est un refuge. Pour seulement quelques instants, on a tout simplement envie de dire «merde», de faire semblant d'être chez soi.
Les minutes défilent, mon regard revient de plus en plus souvent vers le piano. Je n'ai plus de plat pour me distraire, plus de musique qui me plaise assez pour m'immerger dans les paroles. J'ai envie de jouer, et pourtant, je me rends compte que je ne saurais rien interpréter. Mes partitions ne sont pas là et après tant de temps sans jouer, les notes semblent s'être envolées de ma tête. Mortifiée, je me dis que, même devant le plus beau piano du monde, je serais incapable d'enchaîner trois notes sans faire aucune faute.
L'heure tourne, pourtant, je n'ai pas envie de partir. Pas avant d'avoir eu l'occasion de jouer. L'envie me tiraille – à ce stade, ce n'est plus une envie, c'est un besoin. Je ne pourrais pas quitter cet endroit sans avoir au moins essayer de le toucher, et je le sais.
Finalement, tandis que nous renfilons nos manteaux et nous dirigeons vers la sortie, je ne tiens plus et demande à une serveuse si je peux jouer. J'en perds même mon chinois de base, tellement l'impatience, l'urgence me pousse vers le piano. Je n'ai plus qu'une seule pensée en tête : jouer.
L'accord sonne comme une bénédiction à mes oreilles et je lâche mes affaires, sans un regard pour mes amis. Le tabouret a été enlevé, sert à présent de banquette à ce qui doit être des Indonésiens. Je m'en fiche. Là, debout, dans cet univers de bois, de vieille musique américaine et d'étrangers, je relève le couvercle, osant à peine y croire.
Pourtant je reste paralysée, mes doigts restent au-dessus des touches, immobiles. J'essaie de me rappeler un morceau, tout simple, que je jouais les yeux fermés, auparavant. J'essaie de me souvenir du positionnement des mains, du rythme...simplement si on joue les accords à la main gauche ou les notes une par une. Je ne me rappelle pas. Tant pis, je ferais comme j'ai toujours fait : à l'habitude, au feeling.
Et puis enfin, je commence. Mes mains ne tremblent pas, mais je trébuche vite. Faux accords. Je m'arrête, tente de nouvelles notes. Cette fois, c'est bon. Les touches cèdent trop facilement sous mes doigts, c'est déstabilisant, et pourtant il y a cette résistance caractéristique du piano – moi qui n'aie plus joué sur un vrai clavier depuis des années – qui me dit que c'est ça, que c'est là, que c'est vrai. Le son n'est pas de très bonne qualité et mon pauvre morceau est bien vite noyé sous le bruit des conversations et de la musique ambiante. Mais je joue. J'entends mon morceau et c'est tout ce qui compte. A cette heure-là, que je sois dans une salle de concert, dans un restaurant bondé ou simplement seule chez moi, plus rien n'importe. Je me concentre pour retrouver les notes, pour retrouver le bon son. Je me trompe, m'énerve. Ré-essaie. Les accords de la main gauche ne me viennent plus, ils sont tous faux. Tout s'embrouille dans ma tête, les partitions et les notes se mélangent. Je ne joue que de la main droite, plus vite, pour retrouver la mélodie, retrouver l'oreille. Je me trompe encore. J'oublie un bémol. Une touche sonne atrocement faux, me tire une grimace. Mes doigts glissent sur les touches, jouent à côté. J'ai honte de ne plus savoir jouer un aussi simple morceau et, bien vite, j'égrène les dernières notes, m'excusant auprès de mes amis, expliquant que j'ai été prise au dépourvu, que ça fait trop longtemps que je n'ai pas joué. J'ai peur des remarques des autres, peur qu'ils réalisent que je n'ai plus rien de la pianiste que j'étais, que je n'ai plus rien de celle que je prétends encore être.
Quand je referme le couvercle – un geste si vieux, tellement vieux – mon cœur se serre. Quand rejouerais-je ? Pourquoi ai-je si mal joué ? Mon niveau est catastrophique et je me dépêche de sortir du restaurant, sans plus adresser un regard aux clients, sans vraiment faire attention à mes amis non plus.
Quand les portes se referment derrière moi, ma seule pensée est que le piano est de l'autre côté, que, ça y est, le bref moment de rêve est fini, que je n'en ai pas profité comme j'aurais dû, que je n'ai pas assez saisi l'instant. Et pendant quelques instants, j'ai tout simplement envie de pleurer.
Je promets de retravailler de mémoire les quelques partitions dont je dispose sur mon ordinateur, promets à une amie de jouer un morceau que nous connaissons toutes les deux. Parle du piano de mes rêves, pas un Steinway & Sons, pas un Bösendorfer...non, un Petrof, simplement parce que j'ai eu le coup de foudre pour le son si clair de ce piano droit, au beau milieu de tant d'autres marques plus connues dans ce magasin, un été, il y a des années de ça. Parle de ces morceaux que j'ai tant aimé jouer, parle de ce piano de conservatoire, dans la salle de concert, si dur à maîtriser, au son métallique mais dont on finit par aimer les particularités sonores au bout d'années de pratique car, malgré son âge, son usage...il reste un grand piano. Entre deux coins caillouteux, nos chemins se séparent finalement, et, tandis que j'erre à travers les rues pékinoises, prête à rentrer chez moi, sans regarder les Chinois qui passent, sans plus penser que je me trouve tellement loin de chez moi, j'allume mon MP3, avec la simple pensée que je donnerais tout pour simplement une heure avec mon piano.
Dans mes écouteurs, quelques notes s'égrènent.
C'est Monday qui passe.
Monday – Ludovico Einaudi, 27 octobre 2011