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Chapitre XLIII. A corps perdu
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Samedi 24 août. Jour J -10.
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La semaine a filé sans qu'il s'en aperçoive. Assis sur le parquet de la salle du premier étage, il regarde Sacha vivre la Lettera Amorosa. D'habitude, il n'y a rien qui l'émeut autant que le voir danser cette déclaration d'amour que son soliste connaît par cœur et qu'il continue malgré tout à répéter. Là, Lucas n'est pas vraiment attentif. Son esprit vagabonde et récapitule les événements récents.
À son immense soulagement, Joffrey est enfin venu mercredi dernier, un peu gêné d'avoir tant tardé. Ils ont beaucoup discuté. De tout. De ses aspirations. De ses craintes. Il a senti ses hésitations, raisons certaines de son retard. Le site épuré, très élégant qu'il a créé répond parfaitement à ses désirs. Il l'a complimenté sur sa réalisation. Alors, Joffrey a paru presque résigné et s'est jeté à l'eau. Ils ont un web-master. Depuis trois jours, il occupe, parmi les autres, la place qui lui était réservée dans le bureau principal dont ils avaient revu la disposition du mobilier. Joffrey semble se plaire parmi eux. Il y a quelques minutes, il a distingué ce rire particulier qu'il a, entre bêlement de chèvre et ricanement de hyène, qu'on ne peut confondre avec rien d'autre. Ensemble, ils ont trouvé plein de détails à améliorer sur le site. Ils ont la même vision de l'esthétique, de la communication avec le public et s'entendent comme larrons en foire. Henri Menin a transmis les photos non utilisées en son article et Joffrey les a mises en valeur dans la galerie. En ce moment, il encode la billetterie en ligne qui doit être synchrone en temps réel avec leur service de location et ceux des divers services extérieurs.
Bizarrement, la personne avec qui il rencontre le plus de difficultés à s'accorder est sa propre sœur dont le manque d'altruisme le choque. Aurait-elle engagé Joffrey au vu de son handicap ? Il s'interroge. Bien sûr, il a fallu revoir l'agencement afin de permettre ses déplacements en fauteuil roulant, bien sûr il faut aménager des toilettes spéciales, il estime que ça en vaut la peine. Il ne l'a pas sélectionné par pitié, non. Il a choisi de lui donner sa chance parce que non seulement son travail est excellent, mais son courage le mérite. Respect.
Pas question pour les collaborateurs d'Amélie de solliciter un congé si un enfant est malade, ni de s'absenter pour effectuer une démarche administrative, ni même pour une visite chez le dentiste. Leur dirigeante ne le tolère pas. Aurait-il hérité de toute l'empathie de la fratrie ? Il y a donc au Béjart Ballet Paris deux façons de faire radicalement différentes. Amélie juge l'efficacité primordiale et exige des résultats. Elle méprise ce qu'elle appelle son laxisme. Il veut forcément des aboutissements, mais pas au détriment du bien-être des personnes. Si on lui fait observer qu'ils n'ont pas les moyens d'employer des tire-au-flanc, il répondra que de toute façon, un travailleur épanoui est plus motivé, plus attaché à sa boîte. Il y a l'usine Amélie Bayot et la "famille" Lucas Bayot. Il a essayé de lui en toucher un mot. Mal lui en a pris.
D'un ton sec, elle venait de refuser à Alice la permission de commencer le lendemain à dix heures afin d'aller chercher son fils à Roissy. Âgé de douze ans, il était en vacances chez son père qui vit au Canada. Bien qu'il l'aie attirée en aparté dans le but d'en discuter discrètement, Amélie lui a joué la grande scène du deux puis, à contrecœur, est revenue sur sa décision d'un air pincé. Le sourire et le « Merci, Monsieur le Directeur » d'Alice n'ont pas arrangé les choses. Son immixtion a créé un précédent dont il n'a pas fini d'entendre parler. Pourtant, il le referait sans hésitation.
Le numéro de DanseLife est sorti. Un encart central détachable de seize pages est consacré à la naissance du Béjart Ballet Paris. Une folie. Si c'est flatteur, le scoop obtenu par Henri Menin est aussi un coup de pouce au nouveau magazine qui a acheté le papier. Et à son tour, bénéficié de l'exclusivité. Lucas avait souhaité que ne soient mentionnés ni le rôle de la fondation dans son envol prématuré, ni le froid entre Gil et lui. De manière habile, tout en douceur, le journaliste a présenté leur départ de Lausanne en évolution prévue dès la formation de la deuxième compagnie, intervenue plus tôt pour raison de facilité. Si ce n'est pas la version connue de leurs proches et amis, il espère qu'elle restera l'officielle. Les interviews sont intéressantes, il a le don de mettre en exergue l'essentiel. Quant aux nombreuses photos, elles sont splendides. Bref, une belle réussite. Décidément, Lucas lui devra énormément et, en remerciements, il va accepter sa proposition d'écrire sur lui un bouquin. C'est vrai qu'il a vendu l'article à prix d'or, ainsi que l'a fait remarquer Manu. Peu importe. Il est logique de renvoyer l'ascenseur.
Il n'a pas arrêté de courir et la semaine prochaine sera pire. Tous seront là. Les étudiants arrivés ont pour la plupart choisi de louer des studios sur place. Les six copains se sont séparés en deux groupes, trois garçons Étienne, Ramon, Philippe et Charly avec les deux filles : Amandine et Lina. Studios contigus, évidemment. Les bureaux terminés, la réfection a repris immédiatement dans les étages. Il sait que les employés se plaignent du bruit incessant. Il ne peut que conseiller d'utiliser des boules de cire.
— Danseur ?
— Excuse-moi, Sashka. J'étais distrait. Je suis venu te montrer ça.
Le blond s'assied tout contre lui, passe un bras autour de son cou et, penchés sur son ordinateur portable, ils explorent le site réalisé par Joffrey.
— Complet, superbe. J'aime beaucoup le design. La biographie de Pastori sur Béjart est chouette. Ni trop, ni trop peu. Il est élogieux à ton sujet, se moque son flamboyant avec tendresse.
— Je n'avais rien sollicité, grogne-t-il.
— Il savait que tu négligerais ce point.
— Cela n'engage que lui. Sa signature figure sous le contenu, raille Lucas. Il y a les présentations des danseurs à libeller. Regarde.
Tous les visages de ses interprètes sont là, côte à côte sur quatre rangs, les titulaires d'abord, les stagiaires ensuite. Les élèves sont en dessous sur trois lignes. Cela en fait du monde. À tout seigneur, tout honneur, Sacha vient en tête. Il effleure le portrait de sa muse avec son curseur et le nom s'affiche. Un premier clic : la photo s'avance tout en s'agrandissant. Un second sur la petite flèche en bas : le cliché se retourne, le texte de la biographie apparaît. Une fois lu, encore un clic : les images consacrées à l'interprète défilent. Un dernier : on revient aux photos miniatures. C'est très fluide et offre une impression dynamique et actuelle.
— Étonnant, apprécie Sacha. C'est toi qui a rédigé la présentation ?
— Je n'aurais pas délégué ce plaisir.
— Ces clichés là viennent de l'album de ma mère, s'étonne-t-il en les pointant du doigt.
— Tu as déjà un long passé scénique derrière toi, je n'aurais eu aucune difficulté à en trouver quantité sur le net, plaisante-t-il. J'en voulais de plus personnelles.
— Les autres biographies ?
— Je m'en occuperai cet après-midi. Je les écris dans les deux langues simultanément. Joffrey retouchera les photos au besoin, les redimensionnera et mettra le tout sur le site qui en ce moment est en circuit fermé, il ne sera en ligne que le matin du 3 septembre. Je t'ai envoyé les liens afin que tu puisses les examiner à ton aise.
Ils ont discuté longtemps avec Vera, Rémi, Manu, Yvan, Amélie de la nécessité ou non de faire éclore l'école Donn Bayot dont l'existence n'est pas officielle mais qui accueille les vingt-huit élèves de Rudra. Ils ont tout intérêt à déposer les statuts dès à présent, ne fut-ce que pour les assurances. Ou les demandes de subsides. Il a contacté Lionel et Patrick dans le but d'avoir leur avis. Ils sont finalement tombés d'accord sur le bien fondé de la chose et en ont prévenu le président de la Fondation et Michel Gascard. « Je sais que tu fais au mieux pour nos élèves », a déclaré le directeur de Rudra. La confiance de ce dernier, si réticent au départ, l'a touché.
Un lien conduit vers le site de l'école qui a une adresse différente facilitant l'accès via les moteurs de recherche. Les deux sont à l'évidence parents. Même fond noir, même disposition des éléments. Pourtant l'un est plus coloré, évoque la jeunesse, la joie et c'est très réussi. Emplie d'amour et d'émotions, une biographie de Jorge Donn rédigée par Lionel constitue l'historique. Quelques très belles photos inédites du merveilleux soliste la complètent.
Malheureusement, il y en a peu d'autres : le bâtiment vu des jardins, ceux-ci, la salle de spectacles, les trois salles de danse vides, la classe de nutrition et son équipement, la cafétéria. Aucune d'élèves. Au fur et à mesure, elles seront ajoutées. Dans quatre mois, les auditions pour la saison 2014-2015 seront annoncées et les inscriptions ouvertes. Les tests auront lieu en mars 2014.
— La cuisine ?
Il décoche une grimace éloquente à son voisin.
— Christophe ne se débrouille pas plus mal que Fabrice. Il est intelligent et organisé, cependant il n'a pas la même compétence en cuisine. Pour lui, c'est une chance, il en est conscient et fait beaucoup d'efforts pour relever le défi. Rémi dit que Rose-Laure s'en tire bien, elle est vive et soigneuse. Elle aime son métier, ce qui ne gâche rien. L'épouse de Lorenzo débute à mi-temps mardi. Elles sont à l'essai. Chris règne donc sur un harem de trois femmes. Bien que l'inventaire permanent à tenir et le marché à Rungis se soit ajouté à son planning, il s'en sort et tout est prêt presque à l'heure. Rémi y est encore. Il me dit que ça va. Je vois que malgré tout, il est soucieux. Il néglige le Motus afin de le coacher et cela ne peut pas durer indéfiniment. Notre personnel va prendre ses congés, lui aussi. Comment cela se passera-t-il lorsque nous serons au complet ? Je l'ignore.
— S'il n'y a que ça qui ne va pas, ce n'est pas grave. Nos danseurs comprendront. Il fait son possible, dit Sacha en haussant les épaules. La petite du service commercial n'est pas au point. C'est embêtant parce qu'elle représente la compagnie face au monde extérieur.
— Je ne m'en mêle pas trop, se moque Lucas. Rémi la juge trop jolie et trop aguicheuse.
Sacha éclate de rire.
— Elle est bien moins dangereuse que moi, plaisante-t-il avec un sourire complice qu'il lui rend, amusé. Plus dégourdie que jolie, ce serait mieux, constate son flamboyant en retrouvant son sérieux.
— De toute façon, Amélie est d'accord avec toi. Elle a décidé de la changer d'affectation. Elle va être mêlée aux autres dans le grand bureau, espérons qu'elle ne considère pas ça comme une rétrogradation. Oui, cela en est une, admet-il en voyant l'expression de son voisin. Et ma sœur ne fera rien pour arrondir les angles. Elle a embauché deux autres employés pour la billetterie. Un jeune homme qui vient d'achever un BTS en tourisme et un secrétaire trilingue. On se paie du linge, grogne-t-il.
— Elle a raison, danseur. L'image que nous donnons est primordiale. Joffrey a songé à la boutique en ligne ? Je ne la trouve pas.
— Si, elle est là. Tu peux simuler un achat si tu le désires.
— Lucas, je ne l'ai pas découverte. Tu crois que les visiteurs seront plus futés que moi ?
— D'accord, soupire-t-il, je lui en toucherai un mot. Je sens que je vais oublier des tas de choses.
Sacha ouvre un pense-bête et note leurs remarques.
— Tu n'as plus eu d'étourdissement ?
— Tu sais que non.
— Comme si tu allais me le dire.
— Je te dis tout, répond-il.
— Lucas ?
Il se tourne vers la porte qui laisse apparaître la tête de Léonard.
— Oui ?
— On te demande en bas. Un bel homme, la cinquantaine et une très jolie femme noire. De peau, précise-t-il. Lui semble te connaître car il ne s'est pas inquiété de Monsieur Bayot mais de Lucas.
— Je reviens, dit-il à Sacha.
Il dégringole les escaliers derrière le garçon.
— Je leur ai dit d'attendre, ils sont dans le jardin.
Il identifie immédiatement la silhouette élégante et féline dressée devant la pièce d'eau. Lorsqu'elle le voit, la femme, assise sur un banc, se lève. Une danseuse, présume-t-il en voyant sa position.
— Bonjour, Eric, dit-il en l'accolant. Tu as délaissé la Promenade des Anglais au profit de la tour Eiffel ?
— J'enseigne à l'opéra de Paris la semaine prochaine pour la rentrée. Je tiens à voir la scène où je produirai mon spectacle et j'ai à te parler.
— Dans mon bureau ? Ou ici ?
— Ici, c'est parfait, dit-il en s'installant sur le banc à côté de son accompagnatrice à laquelle il a fait signe de se rasseoir. Tu as l'air en pleine forme et fatigué. Cela peut paraître contradictoire mais le jour où tu feras quelque chose comme tout le monde...
— Fatigué, oui, confirme-t-il. Je veux y arriver. C'est le défi de ma vie.
— Oh que non ! Ce n'est qu'une étape. Après celle-là, tu te fixeras un nouvel objectif. Ta vie ne sera qu'un éternel challenge, raille le chorégraphe. C'est ta nature, mon Lucas.
— C'est possible, concède-t-il. Une épreuve à la fois. Et surtout, ne le dis pas à Rémi. Tu as un problème ? s'enquiert-t-il alors qu'Eric Vu-An a éclaté de rire.
— Naïma est une de mes solistes. Elle a terminé sa saison à Nice. À mon grand étonnement, une danseuse de couleur dans notre univers conservateur n'a pas été appréciée. Pour moi, n'était essentielle que sa manière de danser. Je suis métis et je n'ai jamais subi une quelconque opprobre. Peut-être du fait que mes racines sont du côté de l'Asie et non de l'Afrique ? Ou ma réputation de danseur étoile contestataire qui m'a protégé ? Lors du différent entre Maurice Béjart et Rudolf Noureev, grisé par le titre de danseur étoile qu'il m'attribuait, j'ai pris fait et cause pour le premier et plaqué l'opéra de Paris. Une belle connerie. C'était il y a des années lumière, lance-t-il en haussant les épaules. Bref. Je n'ai réalisé ni l'accueil qui lui était réservé, ni la façon dont elle le ressentait. La situation a dégénéré lorsque ma plus ancienne soliste a pris ombrage de son amitié naissante avec sa compagne.
— Juste de l'amitié, s'empresse d'appuyer Naïma ce qu'il juge un peu trop ostensible.
— Elle a supporté l'ambiance pénible sans rien dire. Ignoré les mesquineries, les piques incessantes. Peu à peu, à l'approche de la nouvelle saison, elle s'est sentie mal. Elle m'a donné sa démission à quinze jours de la reprise. Tu te doutes bien que j'ai demandé des explications. Puis, effectué ma petite enquête. J'ai approuvé son départ parce que si je prends des mesures en sa faveur, elle ne sera pas mieux acceptée, au contraire.
— Je ne pourrais plus, s'exclame-t-elle au bord des larmes.
— Elle n'a pas d'engagement et il est trop tard pour postuler où que ce soit. C'est malheureux car c'est un très bon élément, Lucas.
Il voit évidemment où Eric veut en venir. Inutile de tourner autour du pot.
— J'ai des danseurs de tous les horizons, reconnaît-il. Là, j'intègre en plus un Togolais, une troisième Asiatique, un Guadeloupéen, une Libanaise, un Marocain... Pour les membres de ma troupe et moi, l'origine, la pigmentation de la peau, la religion ou l'orientation sexuelle n'ont aucune importance. Le seul hic : je fais de la danse contemporaine, définit-il.
— Je sais, lâche-t-elle en reniflant avec une moue qu'elle voudrait attendrissante et qui n'est que pitoyable.
— Bien. Tu vas passer quelques tests. C'était prévisible. Nous allons d'abord aller voir la salle Jorge Donn. Tu auras le temps de te reprendre. Tu me mets dans l'embarras, dit-il à Eric Vu-An. Je suis complet. J'ai soixante cinq interprètes.
— Alors tu n'es plus sur une près, le charrie le Niçois en posant une main amicale sur son épaule.
Il lui adresse une grimace qui provoque un rire communicatif. Il les pilote dans les coulisses, les loges, le foyer.
— Impressionnant, commente Eric. La salle est magnifique. Atypique mais je n'en attendais pas moins. Fosse très moderne.
— C'est vrai qu'une salle de spectacle dans une chapelle, c'est étonnant. C'est une suggestion de Rémi. Amin, l'architecte qui a conçu l'ensemble a aimé de suite et a tiré parti des lieux. Le foyer est aménagé dans la crypte. J'adore le résultat.
— Fascinant, oui. Question technique ?
— C'est la firme belge Stageco qui s'est chargée de l'agencement. Leur réputation n'est plus à faire. Nous avons cherché des spécialistes capables de dégager des solutions innovantes. Le problème était la protection de nos œuvres d'art, des mosaïques de Francesco Belloni datant de fin du XVIIIème ou début du XIXème siècle.
Sous le regard surpris de ses invités imprévus, Lucas actionne le mécanisme qui permet à la scène de s'avancer et de venir se poser se poser sur les colonnes de marbre noir à plus d'un mètre au dessus de la précieuse création.
— Les décors descendent ou glissent horizontalement selon les besoins, poursuit-il. Il y a un écran géant, un mur d'escalade pour les acrobaties. Tu verras, le son est exceptionnel. Il y a des effets visuels dignes d'une discothèque cinq étoiles, se moque-t-il. Du brouillard à la bourrasque de vent. Tu te rappelles de Sylvain ? Il utilise principalement les jeux de lumière du pont mais tes techniciens peuvent aussi exploiter les côtés, c'est prévu pour. Les possibilités sont innombrables.
— Excellent, vraiment. Je serai le seul à user de la salle durant la saison ?
— Non. Outre les nôtres, d'autres réalisations extérieures seront programmées. Notamment une chorégraphie de Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta à laquelle nos élèves participeront.
— Tu ne te facilites pas la tâche.
— Nous essayons d'équilibrer notre budget nous-mêmes. En aussi peu de temps, nous avons fait au mieux. Les demandes de subsides sont effectuées, il faudra des mois avant d'avoir des réponses. Négatives ou positives. Dans ce dernier cas, nous ne pouvons présumer des montants alloués. Nous avons pris des mesures pour parer à toutes les éventualités.
— Je suppose que mes négociations pour la neuvième n'ont pas arrangé tes affaires ?
Comme si tu l'ignorais, pense-t-il.
— Tu les as précipitées, mais c'était inéluctable, rétorque-t-il malgré tout.
Il les entraîne vers le bâtiment de l'école, décrit au passage les bureaux, l'usage futur des différents locaux.
— Dès que possible, il faut que tu nous précises les dates de tes spectacles que nous puissions établir le planning de la saison. Tu vois avec notre service administratif les modalités de location de la salle, cela te permettra de définir le prix des places que tu communiqueras à la billetterie. Je ne m'en occupe pas.
Ils empruntent l'escalier monumental de marbre blanc et rejoignent la salle de danse où l'attend Sacha. Il lui résume la situation sous l'œil étonné des deux Niçois.
— Lucas...
— Je sais, Sashka. Je sais.
Il s'installe en tailleur sur le sol entre Eric et Sacha dont il perçoit la tension. Il en est ainsi chaque fois qu'Eric est dans les parages.
— Je filme ? s'enquiert son ami.
— Bonne idée.
Ils échangent de brèves remarques pendant la prestation de Naïma. Elle est bien, sans l'ombre d'un doute. Elle a choisi le rôle d'Odette dans la scène 1 de l'acte II du lac des cygnes de Noureev. Pour entrer dans une compagnie telle que la leur, c'est étrange.
— Avant Nice ?
— Elle était sujet au Royal Ballet à Londres.
Il fixe Eric avec horreur tandis que Sacha se marre.
— Londres te poursuit, mon Lucas, s'amuse-t-il.
— Elle en est partie lorsque Monica Mason a pris sa retraite en 2012, explicite Eric.
— Je voudrais que tu oublies le classique, enjoint Lucas à Naïma qui revient vers eux. Ce n'était pas prévu et tu n'as pas pu te préparer. Donc tu improvises ce que tu veux, j'en tiendrai compte. Elle ne connaît pas le répertoire contemporain ? dit-il alors qu'il l'observe pendant qu'elle évolue sur du Madonna qu'elle interprète aussi sérieusement que du Tchaïkovski. C'est aberrant. Je ne te parle pas des chorégraphies de Béjart, mais du répertoire entier : Martha Graham, Pina Bausch, Isadora Duncan, Merce Cunningham. Rien ?
— Elle s'y mettra.
— Qu'en penses-tu ? questionne-t-il Sacha, occultant volontairement la surprise manifeste d'Eric.
— Si on l'interrogeait ? Inutile d'engager quelqu'un qui n'est pas en harmonie avec toi. Naïma. Assieds-toi.
Il écoute la conversation. Avec Sacha, elle est à l'aise. En son esprit, il n'est encore qu'un danseur comme les autres. Lucas ne perd pas une miette de ce qui se dit. Elle est pleine de bonne volonté. Pourtant, il hésite.
— Tu es consciente que ton excellente base classique ne suffira pas ? Tu as beaucoup de choses à apprendre. Dans les ballets Béjart, il n'y a pas de grade, explique-t-il. J'ai des titulaires, des stagiaires, des élèves et ça ne signifie rien. Certains élèves sont solistes sur mes ballets. Je ne vois que les mérites. Le travail. Ce que l'on m'inspire.
— Je devrai débuter à zéro ? lance-t-elle choquée et incertaine.
— Loin de là. Ce n'est pas ce que je veux dire. Personne ne peut ignorer ce que tu as acquis. Je fais de la danse, recommence-t-il à décrire avec un sourire, mais aussi du spectacle. Londres n'apprécie pas la déviance de certains chorégraphes ainsi que les balletomanes l'ont appelée. Tu as été forgée dans cette idée. Peux-tu t'en affranchir ? Répondre oui pour me faire plaisir est stupide. Tu ne tromperas que toi-même.
— Lucas ! Rémi te rappelle le déjeuner.
— Il est plus de quatorze heures ? Je n'ai pas vu le temps passer. Nous arrivons, Victoire. C'était chouette l'atelier tango ?
— Dam dam dam dam, ta da da da, dam dam dam dam, ta da da..., chantonne-t-il en esquissant quelques pas, seul au milieu du parquet de danse. Aussi sensuel que le kizomba, s'exclame-t-il en tirant Sacha. Viens !
Amusé, il les regarde danser ensemble un instant avant de tourner les talons.
— Allons-y.
Les étudiants, des danseurs, des employés sont déjà attablés. Il embrasse tendrement Rémi qui l'enlace. Il a vu son air mécontent en apercevant Eric Vu-An. Aussi. Tout est prêt et le repas se déroule sans anicroche. Christophe s'en tire haut la main. Le Motus sans ses patrons un samedi midi, est-ce raisonnable ? Ce sera le cas lorsqu'ils seront en déplacements. Son homme, comment le vit-il ?
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Dimanche 25 août. Jour J -9
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Il est plongé dans la rédaction des présentations sur le site. Les mains fermes qui massent ses épaules sont sans nul doute celles de Sacha, qui continue par sa nuque endolorie, puis détend ses muscles noués, ça fait un bien fou.
— Tu vas bien ?
— Maintenant, oui, se moque-t-il. J'avance. J'en ai terminé avec les titulaires, j'en suis aux stagiaires. Cela prend tant de temps. Sans parler des contretemps divers pour obtenir de tous des photos qui en général se révèlent de piètre qualité et inutilisables sur le web. Il nous faut remédier à ce problème nous-même, soupire-t-il. Encore des dépenses en perspective. Et toi ?
— Je viens de dispenser ma première leçon de danse moderne, raille-t-il. Vingt-deux étudiants. J'en suis content dans l'ensemble.
— Naïma ?
— Elle a plus de trente ans, les automatismes qu'elle a seront difficiles à oublier. Il lui reste quatre jours pour réaliser si ça convient. Tu es trop gentil. C'est elle qui doit nous convenir. Pas le contraire.
— Ce sont les deux. Tu l'as dit toi-même, nous n'avons pas les moyens de l'engager si nous ne l'alignons pas. C'est une très bonne soliste classique. Pas extraordinaire, c'est vrai. Si elle ne fait pas d'efforts afin d'acquérir le bagage contemporain nécessaire, ce n'est pas la peine.
— Tu compatis à son sort. D'accord. Nous ne savons pas ce qui s'est réellement produit à Nice. Nous n'avons que sa version. Tu la crois ?
— Pas entièrement, reconnaît-il, elle a trop insisté sur "l'amitié seulement" qu'il y avait entre elle et la compagne de l'autre. Après tout, on s'en fout. C'est leur vie privée, Sashka. Par contre, je ne supporte ni la xénophobie, ni l'homophobie.
— Elle est à l'opposé de ce que tu aimes. Tu apprécies les jeunes danseurs que tu peux modeler. Ce n'est plus son cas.
— Je sais. Elle a ses propres atouts. Elle a de beaux mouvements et de l'expérience. Lorsque certains deviendront professeurs, ça nous fera défaut. On ne lui a jamais donné l'occasion de s'exprimer. Peut-être, y-a-t-il des richesses à découvrir sous le vernis classique anglais. Tu m'accompagnes au Motus ?
— J'ai promis d'aller manger une pizza avec Matte, dit-il en désignant son petit-ami qui discute avec les élèves qui quittent le cours de danse. Il lui faut régulièrement sa dose de cuisine italienne. Ensuite, je reviens ici travailler. Bien sûr, je te vois ce soir. C'est enfin un week-end calme, repose-toi entre les services, conseille-t-il en baisant sa tempe.
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En effet, c'est après une longue sieste qu'il reprend sa place derrière le comptoir. Les trois heures à dormir dans les bras de Rémi lui ont procuré un bien-être absolu. Ils sont en plein milieu du second service quand entrent Jan et Benoît de retour de paisibles vacances en Irlande. La table 7 est comble et la 8 aussi. Tous les élèves présents à Paris sont là sans exception, ainsi que Sacha, Matte, Lisbeth, John, Karol, Manu et Yvan. Ce sont des exclamations, des embrassades à n'en plus finir qu'il observe de loin, trop occupé pour y participer. Peu à peu, presque toute la compagnie est présente et ça risque de poser un souci s'ils ont souvent une cinquantaine de couverts supplémentaires qui ne rapportent que des clopinettes. Voire rien du tout. C'est même un manque à gagner lorsqu'ils refusent des clients. Le premier service est toujours complet. La plupart, conscients du problème, viennent tard.
Ce sont les dernières sorties avant la rentrée. Dans tous les foyers, la semaine prochaine sera, déjà, réservée à ses préparatifs. Même le climat a compris que les vacances se sont enfuies. Depuis le matin, il pleut et ce temps maussade n'inspire pas. Sans parler qu'il fait à peine dix-sept degrés alors qu'il en faisait trente hier. Sont là connaissances, sympathisants. Brigitte et ses amis sont à la table 3. Eric Vu-An, Naïma, Yann le Gac, Patrick qui est revenu cet après-midi sont en grande conversation à la table 10. Amin et sa petite famille avec Flo, Ahmed et Abdel venu de Meknès pour un autre chantier sont installés à la 20. Oli est rempli de prévenances pour leur table et Zineb le suit du regard. Elle pourrait ingurgiter n'importe quoi, elle ne s'en apercevrait pas. Presque un an qu'ils sont ensemble. Ils évoquent des fiançailles. Il a l'impression qu'hier encore elle jouait avec ses poupées ; il ne l'a pas vue grandir. Henri Menin et sa femme font partie des courageux assis à la terrasse sous l'auvent. Le journaliste est un fumeur acharné.
Dans une bonne demi heure, le coup de feu sera terminé et Lucas sera plus libre de ses actions. Il ira bavarder avec les uns et les autres. Une main audacieuse caresse sa hanche.
— Je t'aime, chuchote en passant Rémi venu chercher une bouteille de rhum destinée à la version revisitée du baba prévue au menu.
Il rit seul comme un imbécile heureux. La cafétéria est fermée et Christophe est drillé par Patricia pendant deux jours au Motus, son homme souffle un peu. Il a retrouvé là le plaisir de cuisiner et son humeur est plus légère.
— Danseur ?
— Oui, chéri ?
Il a répondu machinalement. Il réalise sa boulette et, un peu déboussolé, fixe son soliste. Sacha esquisse un sourire.
— Tu as de la chance qu'ils ne sont là aucun des deux. On en aurait eu des misères ! Moi, je dois avouer que ça ne me déplaît pas.
Il lève les yeux au ciel avant de rire, amusé. Avec Sacha, tout est facile. Quoique.
— Vu-An va squatter encore longtemps ?
— Il a fait un atelier Martha Graham ce matin, ça nous a soulagé tous les deux, reconnais-le. Il repartira à Nice dimanche. Il enseigne à l'opéra la semaine de reprise. On ne le verra pas.
— C'est ça ! Il te colle aux basques dès qu'il le peut. Et ça n'a pas l'air de te gêner outre mesure, grogne Sacha.
— Tu me fais une crise de jalousie, chéri ? interroge-t-il gentiment en insistant avec dérision sur le surnom tendre.
— Non ! proteste Sacha avec véhémence.
— Cela y ressemble vachement, raille Lucas plus égayé que fâché. Il n'est là que depuis hier. Vous êtes terribles Rémi et toi, soupire-t-il avec une moue. C'est agréable de discuter avec lui. Il a vécu beaucoup d'expériences différentes tant au niveau de la danse que du cinéma et d'émissions de télé. Il a travaillé avec les plus grands ici en France, en Amérique et il partage son passé avec plaisir. Sais-tu pourquoi il a eu autant de facilités à nous trouver des endroits où jouer la neuvième ? Il a été maître de ballet à Marseille auprès de Frédéric Flamant, il a dirigé l'Opéra Théâtre d'Avignon. Tu m'as poussé vers Patrick pour que je m'enrichisse à son contact et tu n'as jamais pris ombrage de notre entente. Qu'a de plus ou de moins Eric ?
— ...
— Sashka, ce que j'ai dit avant de partir à Nice, c'était uniquement afin de te taquiner. J'aime provoquer ta possessivité. Elle me rassure, lâche-t-il un peu sottement.
— Elle te... Mais..., bafouille son flamboyant.
— Eric est superbe, je ne reviens pas dessus, le coupe précipitamment Lucas. Il a une classe naturelle très séduisante. Ne tire pas cette tête. Il est de la même génération que Patrick, que ton père, que Gil. Il a vraiment quelques années de trop pour me plaire, alors oublie ça. Définitivement. Matte t'appelle.
Sacha s'éloigne le visage soudain durci. Son petit-ami n'a pas digéré son refus d'aller en Italie et, depuis, les engueulades sont fréquentes. Sacha qui n'a jamais aimé les scènes commence à le fuir, ce qui n'arrange pas leurs relations.
— Il y a de l'eau dans le gaz ? demande son compagnon alors que les deux amants se fusillent du regard.
— Oui. Cette histoire de voyage en Italie...
— N'est pas la vraie raison de ces disputes, ma puce. Matte est fier et amoureux, il souffre de toujours passer après toi.
— Il ne s'agit pas que de moi, rectifie-t-il. Je ne m'absenterais pas non plus en ce moment alors que le Béjart Ballet Paris a tant besoin de nous pour naître. Nous sommes liés dans cette aventure. Matte ne l'admet pas. Sacha accomplit la moitié du boulot avec les danseurs et les élèves. Si j'oublie l'une ou l'autre chose, il est là pour me la rappeler. Il est au courant de tout ce qui se déroule à la compagnie. Parfois même de ce que je n'ai pas vu ou pas compris. Rien ne lui échappe. J'ignore comment il y arrive. Sans lui...
— Je sais, chéri, l'interrompt Rémi. Ne t'en mêle pas. Tu envenimerais les choses.
— Tu as fini journée ?
— Oui, Chris a les commandes en main, se moque Rémi gentiment. Après une douche, je te retrouve pour dîner. Ne bouge pas de là, mon cœur, j'arrive, achève-t-il en caressant sa taille.
Où veut-il qu'il aille ?
Lucas effectue, comme tous les jours, le tour des tables, s'attarde un peu plus auprès de leurs amis. L'œil attiré par un mouvement, il jette un coup d'œil vers l'entrée. Hésitant, un adolescent efflanqué, l'air perdu, se tient là. Une détresse incommensurable semble le statufier.
— Bonsoir ? Tu cherches ?
— Christophe Vernier. Il a dit qu'il serait ici ce soir.
— Oui. Il clôturera le service dans une heure environ.
— C'est urgent, balbutie le gosse avec un regard désespéré qui lui retourne les sens.
— Viens.
Le cuisinier est penché sur des assiettes de dessert qu'il dresse sous l'œil attentif de Renaud qui approuve. Un apprenti qui coache un cuisinier. Le monde à l'envers est la norme chez eux.
— Parfait, Chris. Encore quelques jours et tu en sauras autant que le chef, plaisante Renaud.
— Il apprend vite, abonde Patricia. Patron ? s'étonne-t-elle en les apercevant.
— Christophe ! Tu as de la visite, dit-il en poussant le garçon devant lui.
— Gabriel ? Qu'est-ce que tu fous là ? Je travaille, s'excite immédiatement le cuistot.
— Ils ont tout fermé. Il y a de gros chiens de garde. Un voisin m'a dit qu'ils sont venus, cette après-midi, changer les serrures. On ne sait plus pénétrer chez nous, s'exclame le garçon d'un ton douloureux. On est dehors. On n'a plus rien.
Christophe se liquéfie au vu des lacs plein de larmes de l'autre. Un silence de plomb que nul n'ose rompre règne. S'éternise. Dans quoi sont-ils fourrés ?
Nicolas qui vient prendre ses délices meringués leur fait l'effet d'un tsunami. Le brouhaha de la salle les envahit. Les rires surtout déferlent sur leur malaise. Lucas tapote de façon rassurante le dos juvénile. Ils se ressemblent tant qu'ils ne peuvent être que frères.
— Tu vas manger avec nous et laisser ton frangin terminer. Nous allons débrouiller cette affaire ensuite. Ne te tracasse pas, il y a toujours des solutions.
Il lance un coup d'œil entendu à Christophe derrière le dos du plus jeune avant de l'entraîner dans la chaleur et l'animation.
— Où étais-tu ? râle son compagnon.
— En cuisine. Je faisais visiter à Gabriel, le frère de Christophe. Il a quinze ans ?
— Seize, rectifie-t-il.
— Tu es au lycée ? interroge Rémi.
— Oui. En première techniques de la musique et de la danse au Lycée Alphonse de Lamartine.
Il profite de son dialogue avec Rémi pour observer le garçon discrètement. Des cheveux châtains clairs coupés courts, un sourire triste qui n'éclaire pas de grands yeux bleus. Une manière de s'habiller peu conventionnelle : un jean skinny taille basse aux revers retroussés jusqu'à mi mollet galbe de longues jambes ; rentré d'un côté dans son jean, un tee-shirt large avec une encolure bateau dégage un cou mince et dénude l'arrondi d'une épaule des baskets montantes à strass, imitation de Versace le chaussent. Du négligé bien pensé. Entre provoc et glamour. Étonnant pour un gamin de cet âge. Tout bien réfléchi, étonnant tout court.
— Section danse, je suppose ?
— Oui.
— D'accord, soupire Rémi avec une grimace éloquente.
— Ils ont des problèmes. On en parlera lorsque nous serons plus tranquilles. Inutile de t'énerver. Viens Gabriel, je te présente tout le monde.
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Il est deux heures du matin et, excepté la table 7, le Motus est enfin désert. Autour d'elle : Patrick, Sacha, Matte, Christophe, Gabriel, son homme et lui.
— Si tu nous expliquais ? conseille Lucas au cuisinier.
— Rien que des choses de la vie, ricane ce dernier avec amertume. Mes parents sont divorcés. Ma mère nous a quittés il y a longtemps, elle est à l'étranger. Nous avons des nouvelles assorties d'un chèque environ tous les deux mois. Nous avons vécu auprès de mon père et ses copines qui ne restaient jamais assez pour qu'on s'y attache. Éternel défilé de jeunes pin-up à la cervelle vide, préférant en général se vernir les ongles plutôt que faire le ménage ou la cuisine, raconte Christophe. Il les aime ainsi. Depuis son départ en maison de retraite, nous louions l'habitation appartenant à la tante du paternel. Celui-ci a commis des erreurs volontaires dans la comptabilité de la société qui l'employait. A son profit évidemment. La jeunesse coûte cher à entretenir. Comme si ces vols ne suffisaient pas, une fois découvert il a voulu faire taire son supérieur en l'intimidant. Coups et blessures ayant entraîné une invalidité permanente. Il est incarcéré depuis huit mois. Avec la permission de ma grand-tante, nous avons continué à vivre dans la demeure gratuitement mais elle est décédée il y a trois mois. A plusieurs reprises, son fils est venu nous ordonner de déguerpir. Nous n'avions nulle part où aller et pas d'argent, nous sommes restés malgré la peur de voir la DAS débarquer.
— Jusque aujourd'hui où ils ont utilisé notre absence, renouvelé les serrures et mis des chiens de garde très hargneux. Ils sont enchaînés mais l'entrave leur donne une certaine liberté de mouvements, impossible de pénétrer dans le jardinet, s'exclame le cadet.
— Bien. L'évidence est de négocier avec votre cousin l'occupation moyennant un loyer s'il est le seul héritier à pouvoir en réclamer un, estime Rémi.
— J'ai déjà essayé, sans succès. Il veut l'occuper.
— Tout au moins la récupération de vos affaires personnelles alors. Le mobilier ? Les appareils ménagers, la télévision, l'ordinateur... ?
— Tout ce que contient la maison est à nous, oui.
— Si rien ne marche, il sera temps de prendre rendez-vous chez un avocat et de voir quels sont vos droits. Toutefois, "un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès", disait Balzac, déclare Lucas.
— Christophe, c'est le hasard qui t'a conduit à postuler au Béjart Ballet Paris ? s'enquiert Rémi qui semble avoir son opinion sur la chose.
— Non, avoue-t-il. Mon frère vous suit sur des tonnes de blogs, dans les magazines. Rien ne lui échappe. C'est lui qui m'a dit que vous embauchiez et m'a poussé à me présenter. Je rêvais plutôt d'une cuisine du genre de celle-ci. Ou un resto trois étoiles au Michelin. Je ne le regrette pas, ça m'intéresse vraiment. J'en ferai une cafétéria gastronomique, plaisante-t-il, et les horaires me permettront de mieux gérer Clara.
— Clara ?
— Notre petite sœur, rétorque Gabriel. Elle a sept ans.
— Christophe, intervient Sacha, ne crois-tu pas que ta mère...
— Non, le coupe celui-ci. J'y parviendrai.
— Où est-elle ?
— En Aveyron avec sa meilleure copine et ses parents. Au Camping de la Cascade. Elle revient mercredi, précise le plus jeune.
— Donc, il faut trouver une solution d'ici là, conclut Patrick.
— Je vais demander à Amin. En désespoir de cause, il reste un appartement à quatre libre.
— Et les deux couples qui doivent arriver ? objecte Rémi.
— Une chose à la fois, grogne Lucas. Il y aura encore des départs. On pare au plus pressé. Cette nuit, vous logerez à l'hôtel des Perrière. Tu te familiariseras vite avec les lieux, fait-il en s'adressant à l'adolescent. Tu peux, si tu en as envie, te rendre demain avec les élèves à l'atelier du cirque à l'académie Fratellini, ça te changera les idées.
— Vrai ? insiste Gabriel dont les yeux se sont enfin éclairés.
— Mais oui. Dans l'immédiat, on va vous dénicher des vêtements. Un nécessaire de toilette, des serviettes, des draps, des...
— Calme-toi. Je vais me charger de Christophe, décrète Sacha. Nous devons avoir la même taille. Ce sera un peu long, peut-être.
— Et moi de Gabriel. J'y vais de suite. On y va ? décide Rémi après à peine quelques minutes d'absence tout en fourrant entre les mains de Gabriel un sac de sport qui parait bien rempli. Pour le reste, on verra de quelle manière ça tourne.
— Vous êtes toujours comme ça ? questionne Christophe.
— Oui, répond à leur place Sacha. Autant Rémi que Lucas.
— Toi non ? se moque Lucas. Patrick ?
— Je vous laisse faire. Je ne sers strictement à rien ! scande le quinquagénaire avec un rire plein d'humour.
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Lundi 26 août Jour J -8
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Ce lundi n'est pas synonyme de repos. C'est la fin des vacances des danseurs. L'ultime convoi de déménagement rentre cet après-midi. Ainsi que Lionel et Helmut. Ensuite, tout le monde sera à son poste.
Avec enthousiasme, les élèves sont montés, ce matin, dans le car pour l'académie du cirque Fratellini, entourant l'oisillon qui leur est tombé du ciel. Lucas s'est contenté de l'introduire auprès d'eux et de dire qu'il prépare un bac de danse. Le gamin racontera et taira ce qu'il souhaite. Quasi tous les stagiaires étaient en partance, eux aussi. Matte et Sacha jouent les accompagnateurs. Lui a modifié ses plans, il demeurera là, donnant à son flamboyant et Matte l'occasion de colmater les fissures de leur couple. La situation de Christophe lui a fourni le prétexte idéal.
Rémi est chez leur comptable, il ne tardera pas. Son compagnon lui consacre la journée et la soirée. Il y a longtemps que Lucas attendait ça. La cafétéria est fermée. Comme hier, Christophe travaillera au Motus avec Patricia, Émilie et Renaud. Par discrétion, il a préféré sortir de son bureau où le cuisinier est en grande discussion téléphonique avec son cousin.
Il en profite et dérobe un peu de temps à ses obligations. Il a besoin de créer. Il a découvert, pense-t-il, ce qui convient à ses deux étudiants. Dans la récente salle de danse du rez de chaussée, il s'y essaye. Il lui suffit de clore les paupières pour imaginer Étienne évoluant sur une musique de Coldplay. Voilà qui va le surprendre mais il est persuadé d'aller dans la bonne direction.
"Turn your magic on, to me she'd say
Everything you want's a dream away
Under this pressure, under this weight
We are diamonds" (1)
Il danse. Il note. Danse à nouveau.
"Oh, you make me feel
Like I'm alive again
Alive again" (1)
Oui, cela devrait le toucher. Là, Étienne prend son envol. Un saut, un second, un troisième. Large celui-là. Il désire le voir voler et...
— Lucas ? l'interrompt Christophe.
— Oui ? Tu es arrivé à un accord ?
— Si on veut. Tout doit être évacué demain. Si ce n'est pas le cas, il s'adresse à un vide-grenier.
— L'enfoiré, grogne-t-il. Pas de panique. L'accès ?
— A dix heures.
— OK. Le timing est un peu juste, peu importe, on va tous s'y mettre. J'ai appelé Amin. Lui n'a rien de libre avant trois mois et de toute manière, ce ne serait que des studio. Vous pouvez rester dans l'appartement où vous avez dormi cette nuit jusqu'à ce que tu trouves une solution. Il n'y a que deux chambres, pourtant cela vous dépannera. Tu peux t'y installer comme tu l'entends, y disposer vos meubles si tu préfères et remiser ceux qui y sont. Ici, des logements familiaux sont prévus. Malheureusement, ce ne sera pas prêt de suite. Les loyers sont modérés et surtout il y a d'autres avantages, tes trajets seront courts et puis il y a la danse à domicile et le parc pour Clara. Elle pourra même y faire du vélo, suggère-t-il lui qui n'en a jamais eu. Réfléchis-y. Cela vaut la peine de patienter. Le camion rentre cet après-midi. Je m'arrangerai avec un des chauffeurs.
— Comment vais-je vous remercier ? s'exclame-t-il.
— En nous concoctant des petits plats géniaux. Je suis assez gourmand.
— Il paraît, oui, ricane son vis-à-vis.
— Pffffffft, râle-t-il. J'ai un mari trop bavard.
— Il se préoccupe de toi. Que fait Lucas en ce moment ? J'espère que son atelier s'est bien déroulé. Qu'en dirait Lucas ? J'aurais voulu que Lucas goûte... Il ne peut pas s'empêcher de t'évoquer sans arrêt au grand dam des filles qui jugent que c'est carrément de l'obsession. Tu vois, le dernier dessert praliné à la carte ? Il l'a créé pour toi parce que tu adores la meringue.
Il sait que Rémi l'aime mais ne s'attendait pas à être perpétuellement en ses pensées. Cela l'émeut, le ravit et l'effraye un peu.
— ...
— Où est-il ? reprend Christophe.
— Chez le comptable. Nous prévoyons d'agrandir le Motus. Quand on parle du loup...
Rémi sourit en l'attirant vers lui.
— Tu parles de moi, mon cœur ? Vous avez résolu le problème ?
Lucas entoure sa taille et pose le front sur son épaule un instant alors que Christophe relate sa discussion avec son cousin.
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Rémi dépose devant lui deux carottes, deux poireaux, un gros oignon, un bout de céleri.
— Apprenti Lucas ?
— Oui, chef.
— Mirepoix, enjoint-il.
— Bien, chef !
— Je devrais envisager de revoir la tenue de mes commis, plaisante son compagnon en passant derrière lui. En voilà une bien agréable.
La bouche sur sa nuque, les doigts qui palpent ses flancs des aisselles aux cuisses lui font occulter la finalité de ses actes. Le temps est lourd et orageux, on étouffe. Cuisiner en boxer était la meilleure des solutions. Excepté qu'ils ne sont pas possédés par une faim identique. Lui voudrait manger, Rémi désire le dévorer tout cru. Ses propres cogitations le font rire interrompant les câlineries.
— Mon tout-beau ?
Il lui fait part de ses idées.
— Vraiment ? raille Rémi. Je pourrais satisfaire mon appétit, sans avoir besoin de beaucoup de persuasion, dit-il en effleurant du dos des mains son visage, sa poitrine, son bas-ventre.
Justifiant l'affirmation de son amant, il frémit sous l'attouchement,.
— Mais, tu as raison, on va d'abord apaiser la première, celle de ton estomac, poursuit Rémi tout en butinant son épaule.
Pas question d'oublier la seconde pour autant. Rémi s'est collé à lui, son envie appuyée sur ses fesses, les bras de chaque côté de son corps, peau contre peau, il prépare le dîner. Lucas est pressé sur le plan de travail, il ressent sur lui chaque geste de son chéri, chaque mouvement de ses hanches que Rémi accentue à plaisir. Son couteau émince de façon anarchique et la mirepoix ne ressemble à rien. Il devine le sourire moqueur de sa moitié.
— Ça doit cuire longtemps ? interroge Lucas plein d'espoir.
— Pas assez longtemps pour ce que tu espères, rétorque-t-il d'un air narquois.
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Ils ont dîné, puis sont passés à la deuxième partie du programme. Blotti contre son Lucas, en son odeur d'amour, Rémi regarde un film qu'ils avaient envie de voir depuis une éternité.
— On est bien, soupire son homme. J'aimerais plus de soirées semblables à celle-ci.
— Cela te manque, s'étonne-t-il.
— Depuis plusieurs mois, avoue Lucas.
Rémi ne répond pas, il n'avait pas cette impression. L'enthousiasme de Lucas paraissait littéralement avalé par le Béjart Ballet Paris. Il se sentait même mis un peu à l'écart d'autant que Sacha lui est plus utile en ce domaine bien qu'il se soit consacré à mettre sur pied la cuisine de la cafétéria, à faire l'un ou l'autre atelier. Et oui, ils travaillent aussi ensemble au Motus. Il est vrai qu'il a été également très pris. Au lieu d'être aux côtés de son chéri en salle comme au début de leur relation, il est continuellement derrière ses fourneaux. Les contacts avec la clientèle se sont raréfiés. C'est pourtant l'un des aspects de son métier qu'il apprécie. Il songe sérieusement à embaucher un commis supplémentaire pour les soirées. Il en a discuté avec le comptable ce matin. Lorsqu'ils partiront avec la compagnie, ils devront soit diminuer la quantité de réservations par service car la cuisine ne suivra pas, soit engager des employés. La salle de dégustation de vins va amplifier le problème. Ou le résoudre.
— À quoi penses-tu ? souffle son compagnon.
— À ma discussion avec le comptable.
— Tu ne m'as pas tout dit ? dit Lucas avec une légère inquiétude peinte sur la figure.
— Je lui ai demandé quelle était la meilleure solution financière, surtout point de vue fiscal, lorsque nous serons en tournée : limiter le nombre de tables ou recruter un cuisinier de plus.
— Et ?
— Nous avons trop d'employés en salle pour réduire quoi que ce soit. Nous avons intérêt à ouvrir la salle de dégustation de vin dès que possible si nous voulons ralentir le rythme en notre absence. Je vois que tu es ravi, ma puce. Ton idée me plaît, vraiment, mais nous n'avons pas le temps de nous occuper de ça maintenant.
— Le personnel va être en congé tour à tour, ensuite nous débuterons les déplacements. D'accord. Pourquoi ne pas en parler à Amin, examiner les possibilités, calculer les dépenses, les délais nécessaires. Nous agirons alors en toute connaissance de cause.
— Il y a beaucoup de rénovations en perspectives. Imagine le sous-sol en son entièreté. Une superficie aussi vaste que la salle du Motus augmentée de sa cuisine, des toilettes, du vestiaire. Nous n'en utilisons pas la moitié. On ne peut pas se contenter d'établir la salle de dégustation dans la réserve actuelle. Un local pour les fûts, les bouteilles, les casiers de softs ou de bières spéciales, un autre où entreposer dans de bonnes conditions nos meubles de terrasse, la vaisselle de réserve, les décorations de fêtes et d'autres babioles chères sont indispensables, il faut donc remettre en état le reste de la surface. Et l'escalier ? Où le mettre ? Nous allons condamner de la place dans la salle du Motus.
— Interrogeons Amin, s'entête son Lucas.
— Il nous faudra un sommelier. Monter une cave de crus intéressants ne se fait pas du jour au lendemain. Même si nous en faisons notre spécialité, nous ne pouvons pas que proposer des vins de Bourgogne. Si nous nous adressons à un bon grossiste, cela reviendra très cher. Je ne sais pas si ça améliorera quoi que ce soit.
— Je ne dis pas que ça suffira mais lors de nos séjours à l'étranger faisons plus d'achats de vins. Ce sera un complément appréciable. Nous l'avons fait l'année dernière. La Suisse, le Languedoc, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Maroc... Il y a des vins en Belgique ? Bon on oublie, soupire-t-il en voyant sa grimace.
— Par contre, ils ont des chocolats d'exception et de très bons fromages.
— Pourquoi ne pas innover ? plaisante son Lucas.
Il lui suggère un tas de produits hétéroclites à présenter. Il voit déjà le sommelier en train de vanter les mérites des champignons hallucinogènes, la saveur des caviars russes ou l'odeur des produits laitiers belges.
— Pffffffft ! râle faussement son chéri. Tu n'es pas marrant. Toutes les suggestions susceptibles de nous faire sortir du lot, tu les railles. Je suis un grand incompris.
Il sourit devant sa moue boudeuse. Qu'il est beau son homme !
— Chéri...
— Oui, mon ange ?
— Rien ! Je t'aime.
— Ce n'est pas rien. C'est tout, murmure doucement son Lucas. Je t'aime aussi.
Lucas l'enjambe, face à lui. Les genoux de part et d'autre de son bassin, son bas-ventre contre le sien, il se blottit sur lui en cette position qu'il apprécie depuis leur second soir. Il le serre fort, ému par le souvenir de ce Lucas qui pleurait dans ses bras la perte de son ami. Ils en ont accompli du chemin.
— Demain, appelle Amin, mon amour, souffle Rémi. Demande lui de venir voir le sous-sol quand nous serons là tous les deux.
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Mardi 27 août Jour J -7
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Ce matin, les jeunes sont allés à l'académie Fratellini avec Lionel et Jan. Sans Gabriel pourtant enchanté de son expérience du jour précédent. Aujourd'hui sera tellement différent. Il dira adieu à son enfance, tournera une page peut-être pas heureuse mais familière et se frottera à l'inconnu.
Rémi remplacera Christophe à la cafétéria avant de rejoindre le Motus à quinze heures. Rose-Laure terminera et fermera la cuisine. Il sent le cuistot nerveux. Craint-il un revirement de ce cousin qui ne semble ni sympathique ni compréhensif. Ou plus simplement est-il stressé à l'idée de modifier radicalement sa façon de vivre ? Un job régulier au lieu des brefs intérims à droite et à gauche, des horaires inhabituels en restauration, une vie en un milieu qui lui est étranger. La chose bien entendu n'a pas que des aspects négatifs. Le salaire sera aussi ponctuel que le job et, lorsque l'on a charge d'âmes, c'est essentiel.
Devant sa tasse de café et ses croissants, les doigts noués à ceux de Rémi assis à ses côtés, Lucas patiente. Il a fait passer le mot, vient qui veut. La tablée s'élargit. Peu à peu, les volontaires se rassemblent. En plus de Sacha et Matte arrivés les premiers, Manu, Yvan, Benoît, Samuel, Ahmed, John et Karol sont là. Une deuxième équipe les attendra afin de décharger, transborder les bagages et les meubles de la cour principale à l'appartement ou dans la réserve à décors presque vide en ce moment. Il n'y a aucun moyen de rapprocher un quelconque véhicule. Tous les déménagements devront s'effectuer ainsi. Certains ont encore aux bras, la fatigue d'hier. Sept de plus ont immigré vers la Résidence Sainte-Catherine ou ailleurs. Le camion en provenance de Lausanne était bien rempli. Le mobilier, les objets personnels achetés en un an ont généré un autre transport de l'hôtel des Perrière aux nouveaux logis.
— Vous avez des emballages, des vieilles couvertures ? interroge Sacha.
— Tout est là ! On a récupéré ce qu'on a pu, répond Yvan.
Manu et Yvan ont aidé hier aussi. Pour eux, le changement est loin derrière. Ils ont été les premiers à emménager à Paris. Dès le printemps, en prévision du professorat à l'école Donn-Bayot, ils ont mis en vente leur villa de Lausanne et choisi d'acheter à Champigny-sur-Marne une maison avec jardin. Loin du monde de la danse. Loin de l'animation de la capitale. À treize kilomètres seulement de la rue des archives, ils peuvent se croire à la campagne.
Enfin, le convoi composé du poids lourd et de trois voitures, s'ébranle. Direction : Épinay-sur-Seine.
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Lucas pousse un ouf de soulagement. Ils ont enfin fini le chargement. Les caisses se sont révélées largement insuffisantes. Les deux frères ont l'esprit conservateur. Pas question de jeter le moindre souvenir et tout leur rappelait l'un ou l'autre événement. Ils ont visité tous les commerçants du quartier pour avoir des cartons et, en désespoir de cause, se sont rabattu sur l'hypermarché le plus proche. Le cousin, un quadragenaire au visage chafouin est venu à plusieurs reprises en coup de vent voir où ils en étaient sans jamais proposer un peu d'aide. A dix huit heures précises, il était là, sous la pluie, méprisant et revêche, montre et clefs en main manifestant son impatience avec force soupirs et ronchonnements.
— Pas de violence, mon Lucas, lui a chuchoté Sacha tout contre son oreille les mains fermement posées sur ses épaules comme s'il voulait le retenir.
Il n'en avait pas l'intention bien qu'il en ait envie. Ils l'ont fait poireauter ralentissant le chargement des derniers objets, pendant que Gabriel, sous le regard préoccupé de son aîné, disait adieu à son enfance. Fils de taulard, oui. Chiens, non.
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Il retrouve avec plaisir l'hôtel des Perrière et sa cafétéria confortable. Quelques élèves les attendent avec Bernard, Kei, Loïs, Sean et Alexeï. Des filles aussi : Zineb, Emily, Amandine et Firouze. Il s'affale sur un siège avec un grognement de bien-être. Un petit kawa lui ferait le plus grand bien, pourtant il n'a pas le courage de se lever et d'aller le chercher. A peine l'a-t-il évoqué que Sacha en dépose un devant lui. Il le remercie d'un sourire.
— Tu es fatigué, constate son flamboyant, en laissant traîner ses doigts sur sa nuque.
— Pas plus que toi. Assieds-toi, Sashka.
Il s'installe à sa droite, avec Matte sur son autre flan. Ils essayent de mettre sur pied un semblant d'organisation. Deux hommes demeureront sur la plate-forme du camion, apprêtant ce que d'autres transporteront. Avec Gabriel, les filles rangeront au fur et à mesure ce qui leur arrivera. Excepté dans la chambre de Gaby et de sa sœur, ils ont décidé de garder le mobilier de l'appartement. Le leur sera remisé.
— J'ai déserté le Motus, c'est calme. Timing parfait, souffle Rémi qui le rejoint avec un clin d'œil et un bisou sur le crâne.
L'équipe de déchargement est jeune et insouciante, celui-ci débute dans les rires et la bousculade. Sean et Léonard font la course vers le mastodonte avec les deux diables qui servent aux achats à Rungis sous les encouragements et les quolibets des spectateurs. Il voit Gabriel s'esquiver et, un peu inquiet, le suit. Sur le parquet de la salle de danse, l'adolescent exprime son mal-être. Il reste là, fasciné par ses gestes purs. Le garçon dégingandé, un peu encombré de son grand corps, a dans la danse une grâce étonnante. À quelle musique intérieure répond-il ? La main qui se pose sur sa hanche ne le trouble pas, il s'alanguit contre Rémi. En son odeur. Sa chaleur. Son amour referme ses bras autour de lui. Ensemble, ils le contemplent un long moment avant de s'éclipser sur la pointe des pieds.
— Il est extraordinaire, murmure Lucas enfin.
— Oui, abonde brièvement son compagnon.
Lucas compte ne pas le lâcher de vue. Il a énormément de lacunes, c'est vrai. Question technique, c'est lamentable mais en savait-il plus il y a deux ans ? Il a seize ans. Il apprendra. Ils sont là pour ça.
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Mercredi 28 août Jour J -6
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Aux côtés de Lionel, il regarde la première leçon de la saison donnée par Patrick. Les élèves, eux, sont à l'académie pour le troisième jour. Gabriel les a accompagnés. C'est ce soir que revient sa sœur. Comment la gosse va-t-elle percevoir ce changement imprévu ?
— Que penses-tu de Naïma ? demande Lucas à l'ancien répétiteur.
— Elle a de grandes qualités mais elle bride sa nature. Elle a été formée avec toute la rigueur classique anglaise. Parviens à briser cette armure qu'elle a construite pour rentrer dans le moule imposé, tu en tireras de belles choses. Si tu choisis de l'engager, oublie les rôles mièvres de princesses en détresse. Cela ne lui conviendra pas. De toute manière, elle est plus grande que la moitié de nos danseurs, raille-t-il. C'est une interprète puissante.
Il l'observe intensément avant de reprendre place parmi les rangs avec un léger sourire. Sacha l'interroge des yeux.
— Plus tard, lance-t-il à voix basse.
Ce qui signifie qu'il doit en discuter avec lui. Sacha acquiesce de la tête. Matte suit l'échange d'un air agacé. Où en sont ces deux-là ? Lucas l'ignore. Lundi, il ne les a pratiquement pas vus. Lors du déménagement, ils semblaient bien s'entendre. Il n'en sait pas plus.
Vera prend la relève du directeur artistique. Il profite du break et expose à ce dernier et à Lionel ce qui a été accompli pendant leur absence. Ils ont l'air soulagés du bilan qu'il dresse. Ils passent en revue les sites dont il leur avait envoyé l'adresse.
Trois étudiants supplémentaires sont arrivés hier et ont été accueillis par Jan. Ils sont déjà partis avec le groupe. Il leur en manque encore huit.
Rémi a travaillé avec Bénédicte, l'épouse de Lorenzo. Il l'a trouvée rapide et méticuleuse. Il en avait l'air satisfait. Aujourd'hui, Christophe se débrouillera avec son équipe. Si son chéri est là en cuisine, il ne touche à rien, il ne fait que coacher. Il est d'ailleurs l'heure d'aller manger et voir le résultat.
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Jeudi 29 août Jour J -5
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Aux côtés de son homme, Lucas fait le tour du sous-sol du Motus avec Amin. Lui-même ne l'avait jamais vu en entier. Derrière une antique porte vermoulue cachée par des caisses se dissimule une très volumineuse cave remplie de bric-à-brac. Dans un coin, une maie, un ancien pétrin rond avec un axe, des pales et une roue à manivelle, des palettes à enfourner le pain léchées maintes fois par les flammes du four. Des rayonnages bancals. Des vieilles chaises cannelées, une énorme horloge, des gondoles sont empilées contre un mur.
— C'était une boulangerie, tu crois ?
— Certainement au début, puis, à mon avis, un bougnat. Tu vois là, les vieux tonneaux, dit Rémi en les lui montrant du doigt. Il y a également une grande cave à charbon.
C'est pourtant une autre tout en longueur avec des niches alignées sur les deux murs qui s'ouvre devant eux donnant dans la première. Elle a l'air en bon état. Le sol est de briques comme la précédente.
Ils en ressortent rapidement, traversent la plus étendue dans le but d'examiner la dernière. D'un soupirail condamné par des panneaux métalliques rouillés, un toboggan en fer descend qui permettait de faire dégringoler le combustible lorsqu'il fallait le stocker. Le mur sur un bon mètre de hauteur est encore noirci par la houille. Ici, la terre battue a été maintenue.
— Cela mène où ? questionne Amin en désignant l'ouverture.
— Impasse des Caveaux.
L'architecte esquisse une grimace.
— On va l'élargir mais la ruelle est trop étroite. Pas assez de clarté même de jour. Je te conseille de mettre des panneaux solaires si tu désires exploiter le sous-sol. Ils suffiront à éclairer le bâtiment, à satisfaire éventuellement les besoins de l'appartement. Tu feras de sérieuses économies. Tu veux garder la cave avec les niches pour conserver les bouteilles en surplus ? Elle n'est pas humide, la température me semble bonne malgré la canicule. Je ne suis pas connaisseur en vins, c'est vrai. Grâce à un muret jouant le rôle de séparation, aménagé avec des étagères murales, l'immense débarras farfouille pourrait devenir à la fois la réserve et le dépôt pour les meubles de terrasse, les chaises et tables qu'il te reste. Le sol est sain, les murs et le plafond aussi. Là, il n'y a au fond pas énormément de choses à changer. Celle-ci, située sous la salle dans le prolongement du bar, est la plus intéressante. Oui, oui, se moque Amin qui voit leur surprise. C'est elle qui servira d'accès à la salle de dégustation. Je me suis documenté un minimum avant de venir. J'imagine l'escalier là, en face d'un bar de forme ovale occupant le centre, avec de hauts tabourets. Des deux côtés, contre le mur, des colonnes contenant des bouteilles et des verres offriraient une impression de hauteur, gommant la sensation d'étouffement due aux plafonds bas. Entre elles, des luminaires indirects d'ambiance. Enfin, il faut couper le moins possible les volumes dans le but de créer un sentiment d'espace, de bien-être malgré que nous soyons sous-terre. Une large baie s'ouvrirait sur la vaste salle voûtée, un élégant revêtement de sol clair, un mobilier design et des alvéoles style ruche d'abeille pour les crus. Un éclairage led doux, très en vogue et économe d'énergie, quelques tableaux ou de belles photos des chais, de vos vignobles. Oui, oui, c'est facilement faisable et le résultat sera superbe.
— Cher ? demande-t-il.
— Tu prends le problème à l'envers, Lucas, raille leur ami. Les moyens que vous avez guideront nos choix. Opter pour un sol en béton lissé et vernis ou un carrelage avec des dalles de marbre ne coûte pas un prix identique. Privilégier du mobilier en teck, bois de cèdre ou en pin teinté, pareillement. Envisager de produire votre énergie grâce à des panneaux solaires est un investissement au départ et un gain à l'utilisation.
Rémi lance un chiffre qui l'étonne.
— Non ! proteste Lucas. On a plus.
— Il y a la maison à retaper. Tu y tiens.
— On a le temps.
— Quelle maison ?
— Nous avons reçu en cadeau de PACS le vignoble de la Pierre Plate, explicite Rémi.
— Je sais, s'impatiente Amin.
— Et l'habitation qui l'accompagne.
— Petite, elle est blottie en un jardin sauvage. Elle surplombe les vignes qui s'étendent à perte de vue. L'endroit est exceptionnel, souligne Lucas.
— Lucas veut dire jardin mal entretenu, précise son homme.
Il lui tire la langue, Rémi se marre.
— Elle est en mauvais état ?
— Refaire les châssis qui tombent en morceaux est urgent. Bien que je ne sois pas spécialiste, il m'a semblé que le toit est sain. Il n'y a pas de salle de bain et pas de cuisine équipée. Le chauffage consiste en un seul poêle à charbon. La porte d'entrée date du siècle dernier et est toute vermoulue. Les murs n'ont pas vu une couche de peinture depuis des décennies. Les sols sont en piteux état et surtout, sans aucune beauté. Je suppose que l'installation électrique est insuffisante pour un équipement moderne et loin d'être aux normes actuelles, résume Rémi. Perdue comme elle est dans la vigne cela présente une difficulté supplémentaire. Donc oui. Chéri, murmure-Rémi avec tendresse en voyant le visage de son compagnon s'allonger.
— Vous retournez en Bourgogne aux vendanges ?
— Oui. Dans une vingtaine de jours.
— J'y ferai un saut. Bon. Je vais vous établir un devis des transformations en essayant de respecter le montant que tu m'as donné, Rémi. Et en laissant une part à consacrer à l'ameublement. Vous choisirez bien entendu les matières, les formes, les couleurs. On examinera chaque point, ainsi que nous l'avons toujours fait. Si ça ne vous convient pas, on cherchera d'autres solutions. Vous êtes les clients, vous avez le pouvoir, se moque-t-il.
.
— Où es-tu, mon cœur ?
Rémi l'attire à lui, l'entoure de ses bras. Il s'alanguit sur lui. Les yeux sur les enfants qui jouent autour de la fontaine en bas dans la cour, il est plongé en ses pensées.
— Je ne suis pas d'accord, Rémi.
— ...
— J'aimerais que tu réalises ton rêve comme moi le mien. Le domaine Wiame-Bayot patientera. Nous avons la vie devant nous.
— Quelque chose t'a échappé, honey. Je suis déjà comblé. Toi dirigeant le Motus à mes côtés est ce que je voulais.
— ...
— M'impliquer dans la compagnie ou l'école est un plus que je n'attendais pas, poursuit-il. Que je n'espérais pas. J'ai pris conscience depuis longtemps qu'à toi, cette vie tranquille que j'imaginais pour nous deux ne t'aurait pas convenu. Très vite, tu aurais été insatisfait, puis malheureux et tu aurais fini par me quitter. Les voyages, les découvertes dont je n'avais pas vu l'intérêt jusque là, parce que nous les vivons ensemble m'apportent beaucoup. Tout est parfait, mon amour.
— ...
— Lucas ?
Rien ne sert de nier, Rémi a raison. Il perçoit l'inquiétude en sa voix devant son manque de réponse.
— J'ignore si tu me rassures afin de m'offrir ce que je veux, avoue-t-il.
— Non. La salle de dégustation de vin est ton idée, ton implication au Motus et j'y tiens. D'ailleurs, si le budget que j'ai cité ne suffit pas afin de l'aménager correctement, on l'augmentera. À Vosne-Romanée, on fera faire uniquement ce qui est pressé : les châssis, l'électricité, le chauffage central et la salle de bain. Nous nous chargerons de la décoration nous-mêmes petit à petit. Les carrelages, la cuisine, la porte, la véranda, on verra par la suite. J'ai dit, si ça ne suffit pas.
Il réfléchit. Repasse ce que lui a dit Rémi dans le but de déceler une faille et n'en trouve pas. Cela semble logique.
— OK, soupire-t-il soulagé en mêlant ses doigts à ceux de Rémi posés sur sa taille.
Son homme le serre fort.
— Lucas. Es-tu heureux ? murmure-t-il.
— Oui. Pleinement.
Il se tourne vers Rémi et met en ce baiser qu'il initie l'amour qu'il ressent envers lui.
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Lucas a décidé de réunir son "état major" à la cafétéria, préférant celle-ci pour une entrevue informelle à la salle avoisinant son bureau et prévue à cet effet. Entre Sacha et Rémi, il discute avec Patrick, Lionel et John. Jan et Benoît ne sont pas encore revenus de la plaine Saint-Denis avec les élèves. Amélie, Vera, Manu et Yvan ne vont pas tarder. Giovanni soigne Maria qui a dû, ce matin, laisser partir les autres au cirque sans elle. Elle paraît fragile et le travail qu'ils ont effectué hier sur le fil de fer demande des mollets et chevilles d'acier. Une des siennes est enflée et Giovanni lui a dispensé des soins à trois reprises dans la journée. Le repos s'avérera nécessaire.
Il s'amuse de la délibération actuelle. Sujet : l'engagement de Naïma. Contradicteur principal : son Sacha.
— Non, Papa, je ne suis pas de cet avis, s'entête celui-ci. Naïma est le contraire de ce que Lucas espère de ses interprètes. Elle ne connaît rien au monde de la danse contemporaine. Les automatismes classiques sont tellement ancrés en sa façon d'évoluer qu'il faudra des années avant qu'elle soit au niveau des autres. Des années qu'elle n'a pas et nous non plus.
— C'est à Lucas d'en juger ! rétorque Lionel brièvement.
Sacha, blessé, se renfrogne.
— Ma seule crainte est, intervient-il alors dans le but de détourner l'attention de son ami qu'il voit ramer, que venant de l'école anglaise, elle soit trop puriste pour priser ma conception de la danse. C'est la raison qui fait que pendant une semaine elle a le temps de se familiariser avec nos chorégraphies et voir si ça lui convient.
— Elle n'a aucune autre perspective, danseur. Elle acceptera.
— Et devra jouer le jeu ensuite, termine Lucas.
Patrick a un coup d'œil et un léger rire appréciateurs.
— Chose réglée, conclut-il.
Sacha grommelle des mots indistincts.
— Sashka ?
— Oui ? Tu veux un café, Lucas ? grogne-t-il.
D'accord. Il est fâché. Non, il ne le considère pas tel un secrétaire juste bon à servir une boisson ou à noter ses rendez-vous. Il tient compte de ses opinions, là, il se retrouve coincé.
— Volontiers, acquiesce-t-il malgré tout avec une bonne humeur forcée.
Déjà une nouvelle question les occupe et le débat a repris bon train. Sacha dépose une tasse devant Rémi, une seconde devant lui, avant d'aller rechercher la sienne, sans un mot. Lorsqu'il se rassied, Lucas lève les yeux au ciel, pose une main sur son poignet et le serre tendrement. Il surprend le regard de Lionel sur son geste mais ne s'arrête pas. Sacha soupire, étreint ses doigts en retour et c'est au tour de Rémi d'invoquer les cieux, témoins de leur entente. Quelle histoire !
— Que penses-tu faire du gamin qui traîne dans nos pieds depuis lundi ? s'enquiert Patrick désamorçant la situation.
— Gabriel ? Surtout, ne pas le perdre de vue. Il a seize ans. On pourrait le recruter dès la saison prochaine. Il est prêt. Pourtant, j'estime qu'il faut qu'il passe son bac.
— Il est bien ?
L'arrivée coup sur coup de Vera, Amélie, Manu et Yvan perturbe un instant la discussion qui recommence dès qu'ils sont installés.
— Oui. Plus que ça.
Il n'en dira pas plus. Les élèves reviennent avec l'adolescent. Matte pas gêné pour un sou, un peu provocant même, les interrompt afin d'embrasser son petit-ami à pleine bouche puis s'attable avec ses amis qui rient de son comportement audacieux. Sacha semble mal à l'aise devant la volonté manifeste de Matte d'afficher des droits sur lui et fixe les interlocuteurs face à lui pour éviter son regard. Mal lui en prend, il tombe sur le rictus moqueur de John qui accentue son malaise visible. Excepté mardi, Matte a été avec les stagiaires à l'académie du cirque tous les jours. Avec d'autres jeunes danseurs : Alexeï, Sean, Karol, Anh, Noémie notamment. Lundi et mardi, il collait Sacha, le lendemain il paraissait s'en foutre comme de sa première chemise et aujourd'hui cette bravade. Il ne comprend pas son attitude imprévisible.
La conversation s'aiguille sur le sol synthétique qu'ils ont choisi pour deux des salles de danse et qui ne fait pas l'unanimité auprès des danseurs. Nombre de scènes modernes en sont pourvues et ils ont décidé de familiariser leurs interprètes avec ce revêtement différent du parquet traditionnel. De toute manière, il est acheté et placé. Ils feront avec. Palabrer ne sert à rien.
Son homme est distrait. Un sourire léger flotte sur ses lèvres. Il suit la direction de son regard. Se croyant bien cachée derrière un des piliers extérieurs, une petite silhouette dépasse d'un côté. La frimousse hésitante, elle essaye d'apercevoir l'intérieur.
— Elle a les yeux d'azur de ses aînés, raille-t-il.
— C'est vraiment l'unique point commun, répond Rémi amusé.
En effet, de longs cheveux bouclés d'un roux clair encadrent un visage rond au nez retroussé.
— Clara ? Viens ! l'appelle Lucas.
— Elle est timide. Quand elle ne connaît pas ! rectifie l'adolescent attiré par le prénom entendu.
— Va la chercher, Gaby.
Quelques minutes plus tard, elle babille devant une mousse au chocolat confectionnée par Christophe. Elle pose des questions, tantôt à Rémi, tantôt à lui, plus saugrenues les unes que les autres.
— Tu aimes le chocolat ? Tu lui dis qu'il est beau ? Pourquoi tu as les cheveux aussi longs que moi ? Tu vas apprendre à danser à mon frère ? Tu as combien de dents ? Moi, j'en ai perdu une en vacances, si je la mets en dessous de mon oreiller ce soir, tu crois que la petite souris va venir ? Chris a dit que tu es le directeur. Pourtant, tu n'as pas de barbe...
Elle n'arrête pas. Il n'a pas eu une seule occasion de lui demander si elle apprécie son nouvel environnement. Cela le fait rire. Une main sur son épaule.
— Danseur ?
— Excuse-moi, Sashka. Elle est mignonne et amusante. Où en étiez vous ? interroge-t-il en constatant que Jan et Benoît ont rejoint l'assemblée.
— Le site de l'école et le manque de contenu...
— Pourquoi discuter d'éléments que nous ne saurions modifier ? Le sol nous l'avons sélectionné dans un but précis et je continue d'estimer que nous sommes dans le bon. Assumons donc notre décision. Le site. L'équipe de Adventure Line Productions filmera des rush pour celui de la compagnie et les réseaux sociaux. Un photographe fera des portraits, des photos de mouvements pour les présentations. Nous pourrons sûrement récupérer l'un ou l'autre trucmuche dans le but d'étoffer celui de l'école. Nous n'avons pas d'élèves, nos locaux ne sont pas terminés. Peu de choses valorisantes à montrer, nous le savions dès le début.
— Les dortoirs ? La salle commune ? Les répétitions ? Les classes de Patrick et Vera ? suggère Lionel.
— Peut-être. J'enverrai quelqu'un à l'académie Fratellini, soupire-t-il. Les élèves sont ceux de Rudra. Cela doit être spécifié.
— C'est nous qui leur donnerons cours cette année, les prendrons avec nous en tournée, non ? proteste John.
— C'est vrai. Avec l'autorisation de Michel Gascard, le directeur de Rudra et la bénédiction de la Fondation Béjart. Est-ce nous qui leur faisons une fleur ? Avons-nous les moyens de nous offrir soixante cinq danseurs rémunérés ? riposte Lucas.
Un silence s'abat sur la tablée. Il les voient se considérer en catimini. Ses commentaires déplaisent.
— C'est un échange de bons procédés, sans l'ombre d'un doute, poursuit-il fermement. L'an prochain, ce sont encore les étudiants de seconde de Rudra qui nous accompagnerons. Nous n'aurons que des élèves de première ici à Donn-Bayot. Ensuite, ce sont nos propres deuxièmes qui feront les spectacles. Rudra a augmenté sa capacité mais eux nous permettent de nous produire avec une troupe complète. Il faut garder les pieds sur terre. Notre compagnie est basée sur ce concept. Nous aurons toujours une trentaine de jeunes en formation parmi nos interprètes. Malgré sa renommée, le Béjart Ballet Lausanne ne sait aligner que la moitié de nos danseurs sur scène.
— Tu as raison sur ce point. Décrire l'organisation mise sur pied est important, argumente Sacha calmement. Le système des parrains, les horaires des cours, les matières enseignées, les professeurs en place, la structure extérieure aux cours : la cafétéria, le service médical, la salle de relaxation dont ils peuvent profiter sont des éléments qui demeureront. Ainsi que le parc... Avec illustrations à l'appui. Les futurs élèves, leurs parents auront besoin de ça pour envisager leur future inscription. Qu'en penses-tu ?
— Qu'il reste quatre jours avant la naissance officielle du Béjart Ballet Paris, la mise en ligne de ses sites, l'ouverture de sa billetterie.
— Le 3 septembre n'est qu'une date, danseur.
— D'accord, accepte-t-il sans plus tergiverser.
Les regards posés sur eux sont incrédules. Il ne remettra pas en cause le jugement de Sacha. Noyé dans le site de la compagnie, il a accompli le minimum syndical pour celui de l'école. Il est conscient du labeur qu'il s'ajoute alors qu'il est déjà débordé. Dès le lendemain, il sera tous les soirs derrière le comptoir du Motus jusqu'au retour de Séba et Nicolas. Il soupire tout en lançant vers sa muse un coup d'œil un peu rancunier.
— Autre chose ? Non. Bon. Les étudiants ? s'enquiert Lucas auprès de Jan.
— La bande d'Étienne est un peu dissipée. Des plaisanteries, des rires, des remarques un peu osées. C'est franchement bon enfant. Ils aiment ce qu'ils font et travaillent, c'est le principal. Les rouspétances viennent des filles. Surtout Lu et Hermine qui pourtant ne se supportent pas. Rien n'est suffisant à ces demoiselles. Si l'un ou l'autre intervient et conteste leurs observations, cela dégénère illico presto. De réelles pestes, déplore le répétiteur. Point de vue physique, des faiblesses chez les uns et les autres. Charly a quelques kilos en trop, cela se ressent. Bien qu'habile, Victoire a peu de force dans les bras ce qui explique ses difficultés à effectuer les portés dont nous a informé Gascard.
— Giovanni ?
— Je vais examiner ça. Les deux, précise le physiothérapeute.
— Firouze manque de confiance en elle et Laurine a tendance à renoncer très vite si elle n'y arrive pas, poursuit Jan. Ramon doit perfectionner son équilibre. Voilà, c'est ce qui m'a sauté aux yeux.
— On a un an afin d'y remédier.
— On découvrira bien d'autres problèmes d'ici là, raille Patrick. Demain ?
— En début d'après-midi, nous nous mettrons à la disposition de l'équipe de Yann qui tournera les vidéos. Le vidéaste prévu au départ s'est démultiplié, ricane-t-il. Je vais téléphoner à Florent, le photographe. S'il n'a pas d'engagement ailleurs, il pourrait assister à l'atelier du cirque et faire de beaux clichés. Vers dix-sept heures, premier shooting photos avec lui ici. On a fait le tour ?
— Je crois, opine Sacha en interrogeant les autres du regard. C'est bon.
— Parfait, s'exclame Lucas, soulagé.
— Tu as fini de parler ? questionne Clara. Tu es qui, toi ?
— Je m'appelle Sacha.
— Tu ne l'aimes pas ? demande-t-elle en indiquant Lucas.
— Oh si, se moque son flamboyant. Trop ! lance-t-il en le fixant. Tu t'amuses bien dans ta nouvelle maison ?
— Il n'y a pas d'escaliers. Ce n'est pas une maison, c'est un ap-par-te-ment, décompose la gamine pour être certaine qu'il comprenne bien. C'est plus petit que chez tata Flora mais le jardin est chouette, termine-t-elle en désignant l'extérieur.
— Tu as encore faim ? Tu veux un gâteau ? Une glace ? Un fruit ? propose Lucas.
— Une glace ! s'extasie la fillette en bondissant vers le bar.
— Tu sais plaire aux femmes, danseur.
— Aux hommes aussi, déclare son compagnon.
Il adresse à tous les deux une grimace avant de rejoindre Clara.
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Malgré la déception manifeste de son homme, il n'est pas rentré au Motus. Derrière son écran, il s'est attelé à la délicate besogne d'étoffer le site de l'école avec du vent. Il a établi le plan des rubriques à mettre dans le menu. Là, il développe chaque point. Il jette un œil sur sa montre. Là-bas, ils sont en plein coup de feu. Demain s'annonce une journée plus que chargée. Pour le dernier jour, il ira avec les jeunes à l'académie Fratellini. En tant que directeur du Béjart Ballet Paris, il doit prouver son intérêt aux dirigeants de l'école de cirque. Il sera de retour en début d'après-midi et accueillera l'équipe de Yann. Dès demain, sa présence sera indispensable derrière le comptoir de leur établissement. Il n'avait donc pas le choix du timing. Il s'occupait du site aujourd'hui ou après la rentrée. Pour Joffrey, il note les images qu'il voudrait joindre à son document. Encore faut-il que Florent aie l'occasion de les prendre. Décidément, ils sont de bons clients. La facture sera salée.
Il hésite à décrire les dortoirs. Aménagés à la base pour les élèves de Rudra en visite, ils sont amenés à disparaître. Cette année, ils ne seront utilisés que deux ou trois mois maximum. Le mobilier va immigrer dans les studios à louer par les étudiants et les lieux seront transformés en vastes classes : l'une consacrée la capoeira, l'autre à la musique. La salle commune deviendra un lieu de recherche informatique, permettant de visionner sur un grand écran les répétitions, les spectacles et d'épingler les erreurs afin d'y remédier. Jeter de la poudre aux yeux, il a horreur de ça. Il maudit Sacha et ces descendants jusqu'à la cinquième génération. Il occulte le chapitre, il y reviendra ensuite. Ou pas.
Les parrains. Le concept a fait ses preuves la saison passée. Merci, mon Rémi, pense-t-il, tu as eu une idée de génie. Tant leur volonté à suivre attentivement les élèves que la motivation forte de leurs solistes transparaissent à travers cet engagement. Il doit même avoir des photos de la saison précédente. Il en parle avec chaleur, insistant sur la complicité qui, au fil des mois, unit mentors et apprentis. Il connecte son portable à l'ordinateur fixe, cherche les clichés, se trouve emporté par les souvenirs... Il ne voit pas le temps qui s'écoule. Lesquels sélectionner ?
— Qu'est-ce que tu fais ?
La voix de Sacha le fait sursauter. Il ne l'a pas entendu entrer.
— Je complète le site selon tes désirs, soupire-t-il.
— Mes désirs ne se résument pas à ça, s'amuse l'autre. Pourquoi maintenant ?
— Demain, je n'aurai pas une minute de libre. Pendant le week-end, je serai au Motus. La moitié du personnel est en congé. Rémi aura besoin de moi tous les soirs. Il y aura les vendanges. Les leçons, les répétitions de la tournée qui commencera fin du mois. Je n'en vois pas la fin.
— Tu es découragé, constate-t-il en posant une main sur son épaule.
— Éreinté.
— Alors abandonne. Va te coucher. On découvrira bien un moment à droite, à gauche pour s'y atteler. Celle-là est belle, on y sent l'entente de John avec Noémie. Cette autre de Manu avec Joaquin. Elle est émouvante.
— J'en ai déjà plusieurs, souffle-t-il.
En effet, il en a retenu trois de Sacha avec Sean ou Alexeï, puis avec les deux ensemble répétant le pas de deux. Les doigts de Sacha massent, sous le catogan, sa nuque raidie et douloureuse.
— Tu es nerveux, tendu, remarque-t-il. Détends-toi. Fais moi confiance. Tout va pour le mieux. Une dernière, là : Benoît et Maxime. Le mouvement est superbe. Voilà. Va dormir, mon danseur. On va à la Plaine Saint-Denis au matin.
Sacha l'attire en arrière sur lui, pose ses lèvres sur son front avant de le laisser. Matte s'impatiente certainement. Lucas reprend le dossier des photos.
Ce n'est qu'une heure et demie plus tard qu'il appelle Rémi afin de savoir s'il est toujours au Motus. Ils se retrouvent devant la porte du studio.
— Timing parfait, dit son homme en l'enlaçant. Tu n'en peux plus.
— Le travail de bureau, je ne supporte pas ça, grogne-t-il. J'ai dansé un peu avant de rentrer, avoue-t-il. Cela m'a calmé.
Son compagnon a rapporté de quoi dîner en tête à tête. Devant les chandelles qui magnifient les traits de Rémi, il oublie ses soucis en flirtant amoureusement avec lui. Il aime sa tendresse, ses sourires, ses mots d'amour. Lucas caresse sa main, repousse la mèche blonde qui retombe sur les yeux noisette. Chaque jour, inlassablement, Rémi le séduit à nouveau. Après une douche prise en commun, il s'endort serré contre son corps chaud.
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