- Disclaimers et trucs importants :

Cette histoire a été écrite en novembre/décembre 2010 pour un concours organisé par Charlie Audern, pour lequel il fallait écrire un os à partir d'un univers qu'elle avait inventé. Donc l'univers, la géographie, le monde, bref, tout le schmilbick est une création de Charlie Audern et lui appartient entièrement. J'y ai juste inséré mes persos et mon scénario. : p

Malheureusement la description précise de l'univers et les modalités du concours ne semblent plus en ligne sur son site, mais normalement la fic se suffit à elle-même et ne nécessite pas d'informations annexes (si j'ai bien fais mon truc :p). Mais n'hésitez pas à aller faire un tour sur son site ou à chercher d'autres participations du concours si l'univers vous a plus, il me semble qu'il y en a d'autres publiées sur fpress. ^^

- Pour la publication :

A la base, c'est un long OS imbuvable d'une quarantaine de pages. Je l'avais découpé en 3 parties qui sont publiées depuis un moment sur Manyfics mais j'ai remarqué qu'elles restaient assez longues et inégales et qu'il y avait de quoi faire des chapitres plus courts et équilibrés. :p Il y en aura donc 6, qui arriveront chaque fin de semaine, juste le temps pour moi de les relire une dernière fois. Au cas où, l'histoire est déjà complète sur Manyfics (avec quelques autres trucs que je n'ai pas non plus posté ici).

Et je crois que c'est tout pour l'instant. : p

Je vous souhaite une bonne lecture !


Incubus

De l'importance du choix de ses collants

Lyxem fit glisser les bas bleus le long de ses jambes graciles puis les ajusta sur ses cuisses, s'assurant qu'ils tiennent comme il fallait, sans trop marquer la chair tendre de ses jambes. Il effleura un instant le tissu synthétique, doux et soyeux sous la pulpe de ses doigts, comme la suave caresse d'un amant. Ces bas donnaient à ses jambes une allure presque féminine, faisaient ressortir les veines bleues sur sa peau laiteuse, comme les lignes du marbre.

Le jeune homme ne laissait entrevoir qu'une toute petite bande de ses cuisses, un anneau de chair à la fois tendre et ferme, entre ses shorts volontairement minimalistes et ses bas d'un bleu électrique. Il savait que c'était largement suffisant pour émoustiller plus d'un passant.

Poussant un soupir emplit de lassitude, il se redressa, fit quelque pas dans la toute petite pièce sombre qui lui servait de chambre. Un néon aux couleurs passées éclairait d'une lueur fade la tanière du jeune homme. Sa penderie rouillée était plongée dans le noir et il dût sortir plusieurs vêtements avant de reconnaitre le short qu'il cherchait, le beige, celui qui lui faisait "un postérieur de compétition" comme lui avait un jour dit un client, soulignant de manière affriolante la courbe parfaite de ses fesses. Il ne put d'ailleurs s'empêcher de s'admirer un instant dans le reflet du miroir, sitôt le vêtement enfilé.

Satisfait, il se lança un clin d'oeil complice et revint s'assoir sur la couchette exigüe, chantonnant gaiement un air improvisé. Il avait étalé sur la couverture défaite ses hauts les plus seyants, ceux qui sonnaient comme de véritables appels à la débauche, dévoilant sans complexe une taille mince, deux bras blancs et graciles ou bien les lignes subtiles de sa souple musculature. Il finit par choisir l'écarlate, celui qui s'arrêtait sur ses épaules pour en souligner l'arrondi et ne se boutonnait que jusqu'en dessous du thorax, s'ouvrant en deux larges pans juste au dessus de son nombril impudique.

Il se serait violé lui même, songea-t-il avec un sourire rêveur.

Mais tout aussi sexy soient-ils, ses vêtements n'en restaient pas moins confortables. Il n'aimait pas se sentir étouffé par des hauts à lacets, des pantalons trop amples ou des manches trop longues. Ses vêtements l'épousaient comme une seconde peau, le laissaient -exceptés ses bas bleus, si léger qu'il les oubliait presque- bras et jambes nues, libre de ses mouvements.

Il attrapa ses bottes et fit sa première moue de la journée. Les godillots noirs étaient sur le point de rendre l'âme, le cuir brillant se craquelant de tous les côtés, terne et pelé comme une vieille couverture. Il faudrait qu'il s'achète d'autres chaussures, des belles, des blanches à semelle noire, celles qu'il avait repérées depuis des semaines dans une vitrine et qui lui feraient des genoux sublime, surtout avec ses nouveaux bas bleus. Il décida qu'avant la fin de la journée, cette paire de bottes serait sienne.

Son sac à dos l'attendait dans l'angle de la porte, déjà prêt. Il jeta un regard morne aux quelques mètres carrés qui lui servaient de chez lui, sales, vétustes, horriblement encombrés malgré le peu qu'il possédait.

Il n'était pas fâché en songeant qu'il ne reviendrait peut-être pas ici avant quelques jours. La ventilation du bloc d'appartement était en panne, et l'odeur de luxure et de tabac froid devenait de plus en plus incommodante, même pour lui. Rajustant son sac sur l'une de ses épaules, il approcha son iris du panneau de contrôle vétuste, près de la porte d'entrée.

En quelques pressions de ses doigts, la lumière baissa jusqu'à s'éteindre, le souffle de la chaudière s'interrompit et la porte se referma sur la petite chambre obscure, scellée comme un tombeau.

oo

Lyxem éprouva un frisson presque satisfait quand il mit le pied sur la passerelle qui le conduirait hors de sa tour. Il songeait de plus en plus à déménager, dès que ses finances le lui permettraient. Quelque chose d'un peu plus neuf et de plus joyeux, où les installations tombaient moins souvent en panne. S'il réfrénait ses folies dépensières, il pourrait certainement l'envisager dès le mois prochain. Avec le centenaire de la paix qui approchait, le gouvernement avait entrepris de réhabiliter plusieurs tours vétustes en dessous de leur cinquantième niveau, dans le but sans doute d'entretenir les habitants de la fange dans un état d'euphorie presque optimiste et minimiser les risques d'incidents.

Il lui faudrait sans doute un peu de temps avant de trouver une chambre correcte, et surtout un propriétaire pas trop regardant sur l'identité –ou plutôt la non identité- de son locataire, mais il avait déjà réussi plusieurs fois la manœuvre et était convaincu d'y parvenir encore.

A vrai dire, il rêvait surtout d'un endroit bien éclairé. De vraies lumières, claires, pures, légèrement dorées, un peu comme il s'imaginait les rayons du soleil. Pas ces néons bleus et froids qui bordaient les couloirs trop fréquentés des plus bas étages des tours, ou bien ces lampes ocres et agonisantes qui donnaient à tout une image de mort. A défaut du vrai soleil, il aurait tout donné contre une grosse LED blanche et brillante à accrocher à son plafond.

Mais avant ça, il avait encore du chemin à parcourir. Et il s'apprêtait à plonger exactement en sens inverse de ses aspirations, loin, bien loin du niveau 1 et du sommet de l'océan de tour qui constituait leur monde, le légendaire Eden, étage supérieur et suprême qui dominait de son poids tout le reste de la société sous ses pieds.

Le sas vers les étages inférieurs s'ouvrit en lâchant des relents de crasse et de moisissures, pour la plupart transportés par le flot de silhouettes plus ou moins incertaines qui se déversèrent sitôt l'ouverture des portes. Êtres difformes, hybrides monstrueux ou malades agonisants, les habitants de l'Enfer remontaient parfois quelques étages au dessus de leur trou pour dénicher ce qu'ils ne trouvaient pas tout en bas, emmaillotés dans leurs haillons crasseux et leurs couvertures en lambeaux.

A côté d'eux, Lyxem aurait presque pu passer pour un Légal, certes un brin suicidaire à s'aventurer ainsi dans les plus bas niveaux de la Métropole. Tenant fermement son sac sur l'épaule, il se fraya un passage dans la foule de sortant, apercevant derrière la forêt de têtes et d'épaules le trou béant de l'escalier qui plongeait dans les entrailles de la tour, à peine éclairé par de vieilles loupiotes orange.

Quelques paires d'yeux étonnés se retournèrent à son passage, mais reprirent bien vite leur désintérêt. Avec ses yeux dorés et sa chevelure écarlate, Lyxem n'était qu'un Innommable de plus, l'une de ces créatures étranges et diverses issues des dérives génétiques de la grande guerre, qui se prostituait dans les bas étages, et avait décidé pour on ne savait trop quelle raison d'aller vendre ses charmes en Enfer.

oo

A vrai dire, plus il s'avançait dans les couloirs obscurs et les passerelles désertes, plus il se demandait lui aussi ce qu'il était venu faire ici. Il avait déjà mis les pieds en Enfer, deux ou trois fois, mais ressentait toujours cette même sensation désagréable, ce sentiment d'oppression qui lui prenait les tripes et ne le lâchait plus jusqu'à la sortie. A chaque fois, il était ressorti à toute vitesse et s'était précipité aussi haut qu'il le pouvait dans la grande métropole, jusqu'aux étages où les Innommables et autres sans-papiers étaient encore tolérés, dans cette zone intermédiaire où il faisait presque jour, mais où un brouillard opaque baignait constamment les tours dans une ambiance brumeuse et grisâtre. Même cette pâle lumière était infiniment plus réjouissante que l'obscurité profonde de l'Enfer.

Il ne savait pas trop ce qu'il y avait là dehors, au plus bas niveau de leur monde. Le sol ? On ne le voyait guère, tellement il faisait sombre, et il n'y avait plus de fenêtres n'y d'ouvertures dans les tours et les passerelles dès le soixante-quinzième niveau. Il n'y avait cependant pas grand chose à voir, si on en croyait les idées communes. D'innombrables entrelacements de câbles, de conduits, de tuyaux gigantesques, presque aussi grands que des étages. Comme pour leur rappeler combien la terre était devenue hostile et infertile, à tel point que la seule chose utile que l'on pouvait en faire, c'était de la recouvrir de canalisations diverses, jusqu'à la faire disparaitre.

Il y avait quelque chose d'étouffant à imaginer tout ces conduits, juste là dehors, derrière les épaisses parois de métal des tours. Et pas seulement à cause de l'odeur violente des lieux, à laquelle il fallait toujours un peu de temps pour s'habituer, celle là même qui avait happé le jeune homme quand les portes d'accès s'étaient ouvertes.

Baissant le nez et fonçant droit devant lui, Lyxem se hâtait à grandes enjambées pour s'éterniser le moins possible dans cet endroit hostile. Il y avait heureusement peu de monde à cette heure, et personne ne lui chercha de noises. Dans le district 02, l'un des tous premiers quartiers de la Métropole à avoir vu le jour, les plus bas étages étaient devenus quasiment désertiques, à l'opposée de ses plus proches voisins, bien plus animés -et dangereux.

Parfois, le bruit de ses propres pas résonnait si fort sur le métal qu'il lui faisait peur, et il allongeait un peu plus ses enjambées pour arriver plus vite.

Il ignorait si l'Enfer était partout le même, sur l'immensité de territoire qu'occupait la ville de New-Chicago-Angeles. A vrai dire, il n'était même pas vraiment dans l'Enfer à proprement parler, le niveau 100, mais à peine quelques étages au dessus. Dans le district 02, seuls les initiés savaient comment accéder à la Terre, la plupart des passages ayant été condamné bien avant que Lyxem ne prenne sa première bouffée d'oxygène, le plus souvent par les habitants même de l'endroit.

Dans le petit bout qu'il connaissait, chaque couloir avait l'air d'être le même, assemblage de tôles, de plaques d'acier et de vis rouillées, un labyrinthe de chemins obscurs et plus ou moins fréquentés selon ce qu'on venait y chercher. Si les petits couloirs exigus des tours résidentielles de la fange avaient quelque chose d'un peu rassurant, une impression de coquille familière, hors de l'injustice du monde et des lois du gouvernement, les tous derniers niveaux étaient au contraire aussi étouffants et froid qu'une prison dont les murs rétrécissaient à chaque seconde.

Lyxem sortait de temps à autre un vieux GPS de la poche arrière de son short, pour se repérer dans ce dédale, fixant avec un froncement de sourcil le petit point bleuté qui signalait sa position. Quand il aperçut enfin la bonne série de chiffres et de lettres peintes en caractères écaillés sur l'une des innombrables portes du chemin, il éprouva un soulagement sans borne et oublia presque l'angoisse du retour. Il se posta devant l'œil de la caméra du visiophone, et appuya sur le bouton d'ouverture de la porte pour signaler sa présence.

En moins d'une seconde, la porte grinça et se scinda en deux, libérant une main qui le happa vivement à l'intérieur.

Lyxem échappa un petit cri de surprise, et n'eut même pas le réflexe de se débattre. Il n'en avait d'ailleurs pas de raison car sitôt la porte refermée, la poigne le relâcha, le laissant tanguer un peu sur ses jambes avant de retrouver son équilibre.

Il faisait tellement noir qu'il ne parvenait même pas à deviner la dimension de la pièce. La seule source de lumière provenait du panneau de contrôle de la chambre, dont le cadran aux informations multicolores projetait un halo spectral autour de lui.

- Tu n'as pas été suivi ? trancha une voix autoritaire et grave, certainement modifiée par il ne savait trop quel appareil.

Lentement, les prunelles dorées de Lyxem s'habituèrent à l'obscurité et il parvint à identifier l'individu en face de lui. Ou plutôt, la silhouette. Enveloppé dans un grand manteau impersonnel, une écharpe jusqu'au nez, la capuche rabattue sur la tête et des lunettes aux verres fumés sur les yeux, l'inconnu était tellement déguisé et camouflé qu'il n'y avait que dans l'obscurité glauque de l'Enfer qu'un tel accoutrement pouvait paraitre banal. Il était impossible à dire à quel genre de créature Lyxem avait affaire, humain, hybride ou même cyborg, si ce n'était qu'il s'agissait probablement d'un homme, d'assez grande taille. Pour le reste, il faisait trop sombre.

- Euuuh... fut dans un premier temps tout ce que Lyxem trouva d'intelligent à répondre.

L'autre soupira, mais fit signe que ce n'était pas grave. Il le jaugea, de haut en bas, et bien qu'habitué à être scruté sous toutes les coutures et parfois dans le plus simple appareil, Lyxem ne put s'empêcher de frémir en sentant cette paire d'yeux l'examiner à travers ses lunettes teintées.

- ... Bon. De toute façon, on a pas le temps. Tiens, attrape.

L'inconnu lui tendit un objet, que Lyxem réceptionna sans réfléchir. Il ne posait jamais de question, sauf si cela concernait le déroulement de sa mission. C'était pour cela que le gang des Architeks continuait de faire appel à lui. Discret et efficace.

L'objet était un collier bon marché, un tour de cou en vinyle avec une grosse breloque brillante. Tout à fait le genre de bijoux que portaient les prostitués comme lui ou les strip-teaseurs. Sans trop réfléchir, il le noua autour de sa gorge, sachant d'expérience que c'était l'endroit où il serait le plus en sécurité.

- La puce est dans le pendentif. Les scanners ne la détecteront pas. Il faut qu'elle soit ce soir au casino Darkside. Tu sais où il est ?

Lyxem hésita un instant, et sorti son GPS pour vérifier, glissant ses doigts sur le vieil écran abimé. Mais il n'eut même pas le temps d'entrer les coordonnées complètes que l'inconnu le lui arracha brusquement des mains.

- Ca va pas ? S'ils te chopent, tous tes trajets seront en mémoire dans ce truc !

Lyxem ouvrit grand la bouche, aussi surpris que penaud, mais ne fit aucune protestation. Il se sentit stupide de n'y avoir jamais pensé. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il leur servait de messager…

Il avait pris contact avec eux tout à fait par hasard, presque accidentellement, à cause de l'un de ses clients réguliers. Il n'avait pas trop réfléchi et s'était laissé embarquer avant même d'en avoir conscience. Ce qu'il transportait ? Il n'en savait rien. A quoi cela pouvait bien servir ? Il préférait ne pas le savoir, se sentant bien mieux dans l'ignorance. Il n'était même pas tout le temps payé pour ses services, même s'il parvenait toujours à récupérer une compensation.

Les Architeks étaient aussi énigmatiques qu'indéfinissables. Une vague d'attentat secouait la Métropole depuis longtemps, et s'intensifiait avec les célébrations imminentes du centenaire de la paix. Les Architeks les revendiquaient tous, mais n'en donnaient jamais les raisons, comme s'ils n'avaient pas d'autres motivations que celle de faire des dégâts. Ils attaquaient tout le monde et partout, légaux comme sans-papier, en dessous ou au dessus du niveau 50, cette zone de ceinture qui séparait la couche inférieure, appelée la fange, des étages supérieurs réservés aux citoyens déclarés.

Son interlocuteur, après l'avoir soigneusement réprimandé, expliqua en détail au jeune prostitué ce qu'il attendait de lui. Docile, Lyxem hochait la tête en silence, ses yeux s'habituant lentement à la pénombre. Il était maintenant quasiment certain qu'il se trouvait dans le même genre de chambre-capsule que celle qu'il occupait lui-même, construites à la chaine dans les plus bas étages des tours. A ce niveau, la plupart étaient si vieilles et si vétustes qu'elles n'avaient même plus de propriétaires.

- T'as tout bien compris ? s'enquit l'inconnu d'un ton sceptique, comme s'il s'adressait à un petit enfant.

Lyxem fit mine de gonfler les joues, l'air boudeur. Il le prenait pour qui ?

Il ignorait s'il s'agissait toujours du même entremetteur qui prenait contact avec lui. Ils étaient à chaque fois tellement déguisés sous leurs manteaux crasseux qu'il lui était impossible de leur trouver des points communs. Toutefois, il lui semblait au ton de la voix et à travers les gestes qu'il s'agissait bien d'un seul et même individu, et il avait même commencé à développer une forme d'affection amicale pour cet épouvantail trop déguisé.

- Alors n'oublie pas. Ce soir, au Darkside !

oo

Quelques heures plus tard, le nez collé aux carreaux, Lyxem patientait. Il observait un gros nuage d'un blanc cotonneux se détacher de la masse des autres et venir cacher les vitres de la tour d'en face, laissant une trainée de filaments autour de la passerelle qu'il engloutissait à moitié.

La salle d'embarquement pour le tramway était bondée. Dans le district 02, le transport se faisait par des navettes de nouvelles générations, blindées et étanches, ne nécessitant qu'une voie extérieure adaptée. Si cela permettait au réseau de continuer de fonctionner même en cas de problème à un endroit de la voie, chose impossible avec les tramways habituels fonctionnant sous dômes fermés, cela nécessitait des halls d'embarquements adaptés pour s'assurer que l'air vicié de l'extérieur ne pénètre jamais à l'intérieur, dans les tours comme dans la nacelle. Même cent ans après la fin de la troisième guerre mondiale, les ravages de la radioactivité étaient toujours aussi violents.

Lyxem aimait beaucoup ces nouveaux tramways. Même s'ils n'étaient pour l'instant réservés qu'aux trajets de longue ou moyenne distance en raison des contraintes qu'exigeait l'embarquement, il appréciait l'idée qu'une seule couche de matière seulement le séparait des gros nuages blancs –mais certainement toxiques- qui évoluaient avec grâce entre les tours.

Un droïde en uniforme de la compagnie des transports annonça d'une voix métallique l'approche imminente de la navette.

Rajustant le sac sur son épaule, Lyxem se décolla à contrecœur de la baie vitrée et se rapprocha de la porte d'embarquement qui correspondait à son ticket. Les portes sifflèrent, comme un bruit de ventouses, puis s'ouvrirent lentement en libérant un flot de personnes qui s'éparpillèrent bien vite dans la foule. Puis les nouveaux passagers purent monter, le grand hall de la gare de transit se vidant lentement aux rythmes des wagons qui faisaient le plein de voyageurs.

Jouant des coudes et de son petit gabarit, il trouva une place isolée sur une banquette près de la fenêtre, posant son sac sur les genoux. Bien vite, la nacelle fut pleine de gens et de bruits, de couleurs et d'odeurs, et les portes grincèrent à nouveau alors que le sas se refermait. L'ensemble s'ébranla et, sifflant joyeusement, le tram repartit, tandis qu'une voix agréable annonçait dans les hauts parleurs que le tram ne ferait pas d'arrêts jusqu'au terminus.

Il y avait deux endroits où les deux mondes de la grande métropole se côtoyaient, la zone de ceinture commerciale, aux étages intermédiaire des tours, et le réseau de transport public. Une foule bigarrée et hétéroclite s'entassait dans le même wagon, les légaux et humains purs tentant de faire comme s'ils ne voyaient rien de leur compagnie fangeuse, les autres se contentant de regarder vaguement devant eux d'un air blasé.

Quelques regards pourtant, Lyxem le sentait, glissaient sur lui le long de ses cuisses gainées de bleu. Sa tenue était plutôt explicite sur les activités qui lui permettaient de gagner sa vie, et si ce n'était pas une chose très rare, bien au contraire, beaucoup ne se gênaient pas pour observer la marchandise. Le jeune homme fit donc celui pour qui cela était égal et appuya son front contre l'épaisse vitre du wagon, soufflant un peu de bué contre les carreaux.

Ils descendaient doucement le long de la rame, glissant loin de la gare de transit avant de pouvoir prendre de la vitesse. Les façades hétéroclites des tours se découpaient entre quelques nuages brumeux, tantôt surfaces lisses de métal rouillé, tantôt amoncellement de grandes plaques de verres, tantôt un surprenant mélange des deux. Dans son trou à rat de la fange, Lyxem avait rarement l'occasion de voir ainsi les tours, de l'extérieur. C'était un privilège réservé aux plus hauts étages, là où le soleil brillait et les tours prenaient des aspects de palais couvert de miroirs polis. Dans la fange, de toute façon, il faisait bien trop sombre entre les nuages, en se hissant un peu sur son siège, il pouvait voir les façades des tours plonger dans de profondes ténèbres.

Le jeune homme soupira et calla un peu mieux son sac à dos contre lui.

Un violent bruit d'explosion les fit tous sursauter.

Des dizaines de paires d'yeux se tournèrent aussitôt vers les vitres du wagon, apercevant encore la poussière de la déflagration et les myriades de petits éclats de verre et de bouts de métal en suspension dans l'air, là bas, à quelques dizaines de mètres seulement de leur tramway. Puis le wagon tourna brusquement, s'engouffrant entre d'autres tours, leur arrachant des yeux cette vision effarante.

Un frisson d'horreur traversa l'échine de Lyxem, et il porta presque instinctivement la main à son collier.

La gare venait d'exploser, juste sous leurs yeux. Une rumeur sourde et inquiète monta dans le wagon.

A quelques dizaines de secondes près… S'ils avaient eu le moindre retard…

Le cœur battant à tout rompre, des tas de pensées inquiètes s'entrechoquèrent dans son esprit. Un attentat. Ca ne pouvait être qu'un attentat. Pourquoi ? Contre qui ? Seuls les responsables le savaient. Dans la véritable fourmilière de la Métropole, le gouvernement était totalement incapable de prévoir la moindre de ces explosions. Tout le monde et n'importe qui pouvait être l'émissaire, le terroriste, la cible. Le détonateur…

Une pensée horrible lui vint à l'esprit. Et si son collier pouvait être le détonateur ? Est-ce que partout où il allait passer, une série de bombes allaient exploser, le rendant responsable de dizaines de morts ? Il n'osait pas y croire.

Jusqu'à présent, son implication avait été tellement passive, tellement floue… Il aurait tout aussi bien pu travailler pour des imposteurs ou de simples trafiquants qu'il n'y aurait vu que du feu. Il se contentait de passer des messages, transférer des bricoles, comme ce médaillon…

Il resta sous le choc pendant de longues, très longues minutes, ne sortant de sa léthargie que lorsque le tram approcha de son terminus, l'esprit enfin vidé et aussi amorphe que d'ordinaire.

oo

Interrompant les banderoles publicitaires, les nombreux écrans du wagon ne commencèrent à passer en boucle les images de l'explosion que lorsque le tram commença à ralentir, au plus grand soulagement de Lyxem.

La tête encore bourdonnante, tremblant un peu, il serra son sac contre lui et trépigna jusqu'à pouvoir enfin sortir, fonçant tête baissée jusqu'à la sortie. Dans le hall bondé de la gare, des centaines de personnes fixaient d'un air angoissé les nombreux écrans de télé, guettant des nouvelles concernant le réseau de transport et les dégâts occasionnés à la tour. Une façade éventrée et c'était tout un étage, voire pire, qui pouvait se retrouver contaminé par les effluves toxiques de l'extérieur. De gigantesques turbines tentaient de brasser et assainir l'air un peu partout dans le district, créant à certains endroits un bourdonnement de fond assez désagréable, mais c'était très loin d'être suffisant.

Lyxem tenta de repérer la sortie dans cette marée humaine, mais ne vit à la place que les ombres noires des forces de polices, et son malaise redoubla.

Leur tram était le dernier à avoir quitté la gare avant qu'elle n'explose... Il était logique qu'on tente de les intercepter dès leur arrivée.

Il retint un juron, et son angoisse augmenta. Il devait se faire tout petit, et vite, ne surtout pas se faire contrôler. Avec ce collier autour du cou, très certainement une puce déguisée, ou un détonateur camouflé, il était bon pour être aussitôt arrêté.

-Eh, toi là !

Une main ferme se posa sur son épaule et le força à se retourner, manquant de le faire s'évanouir sur le champ. La terreur pure se lu dans ses yeux un court instant alors qu'il découvrait lentement le visage de la peur. Ou plutôt son casque.

Entièrement vêtu d'une combinaison noire, ganté et sanglé des pieds à la tête, il pouvait presque sentir les yeux perçant de l'officier le scanner à travers sa visière teintée. Un fusil d'assaut ultra moderne reposait dans l'une de ses mains, tenant de l'autre un lecteur numérique qu'il appuya contre son torse de façon menaçante. Un gradé.

- Tu descends du tram qui vient d'arriver, je t'ai vu. Carte d'identité, tout de suite !

- Je... j'en ai pas... bredouilla-t-il en pâlissant à vue d'œil, terrifié.

La voix du jeune garçon couvrait à peine le vacarme du hall bondé. Il ne remarqua même pas que d'autres soldats haranguaient tous ceux qui comme lui, quittaient le tram suspect, cherchant parmi eux un terroriste en fuite.

Il avait toujours eu une sainte horreur des forces de l'ordre. Pire, il éprouvait une peur viscérale en leur présence, encore plus à cet instant précis, et pas seulement parce qu'il était un clandestin. Ils se souciaient peu de légaliser les millions de sans-papiers qui grouillaient dans la fange...

Après un petit instant à le dévisager en silence –du moins, il lui semblait qu'à travers son casque, il le dévisageait-, le soldat lui attrapa vivement le menton, le forçant à le regarder, comme s'il cherchait à lire dans ses pensées. Lyxem eut un mal fou à déglutir, ses prunelles dorées laissant échapper toute la peur qu'il ressentait à se faire ainsi examiner. Cette fois c'était sûr, il était cuit.

La poigne de fer le relâcha, la désagréable sensation du gant contre sa peau lui laissant des fourmis sur le menton et la gorge.

- Clandé, hein ? Ta carte de crédit, alors.

Sans réfléchir, Lyxem fouilla dans son sac à dos et lui tendit le petit bout de plastique d'une main tremblante. Cela faisait maintenant plus de trois décennies que les papiers d'identités n'étaient plus nécessaires pour ouvrir un compte. Il suffisait d'une empreinte rétinienne en guise de sécurité et d'identification. A vrai dire, les données des banques étaient parfois bien plus utiles et fournies que les cartes d'identité numériques officielles.

L'officier scanna la carte avec son lecteur numérique, fixa l'écran sans bouger, et enfin, passa son appareil le long du corps de Lyxem.

Celui-ci retint son souffle durant toute l'opération, terrifié, à deux doigts de tourner de l'disparaît.

Le soldat rabaissa sa machine et hésita un instant, le fixant sans bouger, comme s'il lisait toute la vérité à travers les prunelles dorées du jeune sans-papier.

Puis il lui rendit sa carte.

- Allez, disparaît, grinça-t-il en tournant les talons pour s'occuper d'une nouvelle victime.

Lyxem crut que le sol de la gare s'ouvrait sous ses pieds. Sans demander son reste, il rangea la carte de crédit en tremblant et serra son sac contre lui, comme un bouclier, pour traverser la salle à toute hâte.

Enfin dehors, il fila à toute vitesse dans les rues commerçantes, entre les innombrables vitrines lumineuses et les gigantesques écran-façades qui diffusaient en boucle des spots publicitaires aux personnages en trois dimensions.

Pour se remettre d'une telle frayeur, il n'y avait plus qu'une seule chose à faire : consacrer tout son après-midi à aller s'acheter ces bottes blanches à semelle noire qui le faisaient rêver depuis des jours.

oo

Xanthe pesta contre la porte de son appartement, chaque jour un peu plus lente à s'ouvrir. Il ne suffisait pourtant que d'une pression sur le bouton d'ouverture pour accéder au hall d'entrée. Les examens de sécurité ne se faisaient qu'après, dans la toute petite pièce blanche, presque intime et accueillante à côté du couloir. Cela faisait des semaines qu'on était sensé envoyer quelqu'un pour régler le problème mais depuis cette annonce, il n'avait rien vu, pas l'ombre de la plus petite patte d'un droïde mécano.

Quand le panneau d'acier coulissa enfin, il poussa un soupir de soulagement certain et se délesta dans le sas d'entrée de son manteau et de ses chaussures, tandis que l'ordinateur le scannait pour vérifier son identité.

"Bienvenue, Xanthe. Bon retour à la maison" annonça froidement la voix métallique.

Avec un sourire sardonique, il déverrouilla la seconde porte sitôt le scan terminé, gémissant presque de bonheur quand ses pieds nus foulèrent enfin le tapis moelleux de l'entrée.

- Que soit maudit l'inventeur des chaussures !

Leur grand salon tout de rouge et de blanc était à moitié plongé dans la pénombre. Devant leur gigantesque écran mural, enfoncé dans le canapé, le haut de la chevelure blonde de Yanto dépassait comme un petit dôme soyeux, illuminé par les reflets bleuâtres de l'écran. En entendant Xanthe grommeler, le jeune homme échappa un rire amusé et d'un geste de la main, interrompit le défilement de textes et d'images sur l'écran. En quelques secondes, celui-ci s'effaça, s'éclaircit, et finit par redevenir une simple baie vitrée caressée par la douce clarté du soleil déclinant.

- Tu n'es pas encore parti ? S'étonna Xanthe en voyant son camarade se lever du canapé et venir à lui dans un simple peignoir de soie blanche.

Sa longue chevelure pâle sagement enroulée sur elle même, passée par dessus son épaule pour ne pas le gêner, Yanto était torse nu, ne portant qu'un sous-vêtement décontracté en dessous de sa robe de chambre immaculée. Son corps aux muscles parfait s'offrait sans la moindre pudeur aux pâles rayons du soleil, et ses yeux noirs étincelaient de malice.

- Je suis déjà rentré, plutôt, le corrigea-t-il avec un léger sourire. J'étais en intervention depuis la nuit dernière. Je sors à peine de la douche.

Xanthe se pencha sur lui et huma ce doux parfum de propre et de désinfectant.

- La fange, mh ? s'enquit-il en se reculant.

Yanto hocha la tête, son délicat teint de pêche marqué par de gros cernes disgracieux, sous ses beaux yeux noirs. Les nuits étaient aussi rudes que courtes, pour les officiers de police, surtout en ces temps troublés.

- Et tout l'après-midi à faire des contrôles d'identités après un attentat. J'ai affolé le scanner de radioactivité... se vanta le jeune homme avec un sourire fatigué.

Puis, il fronça les sourcils.

- Tu ne me dis même pas bonjour ?

Xanthe sourit, mi moqueur, mi affectueux, et consentit à se baisser vers l'officier pour échanger un chaste baiser. Mais au dernier moment, il attrapa sa taille fine pour le serrer contre lui, et embrassa sa gorge d'un baiser sonore. Chaque fois qu'il l'étreignait, il était presque surpris de constater que le corps de Yanto était bien plus épais et ferme qu'il n'y paraissait.

Ce dernier étira un sourire narquois sur ses lèvres roses, loin de rougir de la fougue de son compagnon, plissant ses yeux noirs pour le dévisager.

- Voilà une familiarité bien inhabituelle...

- Tu trouves ? se moqua son camarade en disparaissant derrière la porte coulissante de la cuisine, partant soulager ses bras de ses nombreux paquets.

Xanthe était un véritable colosse, un géant aux épaules aussi larges que bien faites. La peau mate et les yeux d'un vert surprenant, il était l'antithèse de Yanto, un modèle de virilité et de sensualité farouche. Les gens étaient toujours surpris quand ils rencontraient les deux amis ensembles, à la fois si complémentaires, et si différents.

- Ca te dirait de sortir, ce soir ? proposa Yanto en venant s'adosser à l'embrasure de la porte de la cuisine, dans le bruissement de son peignoir de soie. Ca fait des semaines qu'on se terre ici. J'ai envie de m'amuser un peu...

- Pourquoi pas, répondit vaguement Xanthe.

Le dos tourné, il vidait son panier en plastique rempli de fruits et légumes frais, cultivés dans une passerelle un peu plus bas, privilège des légaux des plus hauts niveaux de la Métropole. Tous deux appréciaient de se passer autant que possible de nourriture synthétique, malgré le prix qu'atteignaient certains produits "naturels", étant donné le manque d'espace pour les cultiver. Même si, entre engrais et croisement génétiques, les fruits de la terre qu'ils aimaient tant savourer n'avaient depuis longtemps plus rien à voir avec leurs modèles originels.

- Où est-ce que tu veux aller ? finit par demander Xanthe en refermant un à un les compartiments de leur gigantesque réfrigérateur, parfaitement intégré dans les murs lisses de la cuisine.

- Je ne sais pas… Au casino… Se griser un peu…. Au Darkside peut-être… ?

Xanthe parut hésiter, réfléchit un instant, avant de se tourner avec un haussement d'épaule. Sa journée avait été particulièrement longue, et sous la lumière crue des néons de la cuisine, ses traits paraissaient légèrement plus tirés que d'habitude, le faisant paraitre plus vieux.

- Il fait aussi club de strip-tease celui là, non ?

- Mais c'est le seul endroit sympathique de notre tour, se justifia Yanto avec une petite moue dédaigneuse. Les autres sont trop… glauques. Et je n'ai pas envie d'aller très loin. Juste faire un petit tour… En plus, un collègue voulait m'y inviter, ce soir. Il a laissé tout un tas de messages à Lanska.

Xanthe resta songeur un moment, posant les yeux sur les rainures du faux marbre qui tapissait leur vaste cuisine. Tout leur appartement était décoré avec goût, étudié pour être chaleureux, reposant pour les yeux. Il était spacieux et accueillant, tapissé de matériaux qui à défaut d'êtres naturels, se voulaient emplis de cet aspect noble de leurs modèles originaux. Des rideaux de velours rouges qui couvraient les murs de leur salon jusqu'aux blocs de marbres de couleur crème qui surgissaient ça et là dans la maison, de la cuisine jusqu'à leurs salles d'ablutions, ils vivaient dans un véritable rêve, un luxe et un confort que bien des habitants de la Métropole ne soupçonneraient même jamais.

Tout cela grâce à Yanto.

Et pourtant…

Et pourtant il aurait sacrifié sans sourciller tout ce précieux luxe si cela avait pu briser les chaines qui le retenaient à Yanto.

- Si tu veux… finit-il par céder dans un haussement d'épaule.

Ils auraient pu aller voir un spectacle, un concert, ou un film. Pourquoi pas même s'encanailler et se glisser dans un tripot à la limite de la clandestinité, assister à un combat de droïdes ou d'hybrides illégaux ?

Il savait bien pourquoi Yanto voulait aller là bas. La plupart des casinos du district 02 étaient relativement respectables, et ne mêlaient pas l'ivresse du jeu avec le plaisir des yeux. Le Darkside était le seul qui avait réussi à créer cette alchimie sans tomber dans l'atmosphère glauque de ce genre d'établissements, d'ordinaire réservés à la fange.

Avec un sourire satisfait, Yanto se redressa souplement et quitta la cuisine sans faire de bruit. Il avait obtenu ce qu'il voulait, à défaut de pouvoir satisfaire son véritable désir.

Seulement, Xanthe doutait d'être un jour capable de lui offrir plus que ces baisers malicieux qu'ils échangeaient parfois.

Plongé dans ses pensées, il entendit à peine les pas lourds de Lanska qui succédèrent au froissement d'étoffes de Yanto qui s'éloignait.

- Bonjour, monsieur, énonça le cyborg de la même voix métallique que l'ordinateur de la sécurité. Puis-je vous aider au rangement ?

- Bonjour Lanska, répondit machinalement Xanthe, échappant un soupir las avant de se retourner. Ca ne sera pas nécessaire. Tu peux…

Il s'arrêta en plein milieu de sa phrase, écarquillant ses grands yeux verts, ouvrant la bouche d'un air hébété.

- Lanska !

Le grand droïde le fixait de son air éternellement absent, ses prunelles dorées étrangement vides de toute émotion, seul signe visible que cet être n'était pas fait de chair et de sang chaud, mais de silicone froid et de circuits.

L'humain l'attrapa par les épaules et le força à se retourner, l'air choqué. Le cyborg se laissa docilement faire, ne semblant rien remarquer.

- Que-ce-qui est arrivé à tes cheveux ? gémit presque Xanthe en attrapant la courte poignée de cheveux argentés qui flottaient sur la peau de miel de sa nuque de silicone.

A son départ, quelques heures plus tôt, c'était une splendide toison brillante qui pendait dans le dos du cyborg aux yeux d'or.

- Maitre Yanto a jugé bon de me les couper, énonça le robot de sa voix froide.

Une émotion indicible noua les entrailles de Xanthe, entre stupeur, colère et peine. Cédant à une impulsion, il planta le droïde dans la cuisine, les sourcils froncés, et sortit comme une furie pour rattraper son colocataire. Lanska resta hagard quelques secondes, puis entreprit d'achever la tâche que son maitre avait laissé en suspend, à gestes rigoureux.

- Yanto !

Dans un flottement de tissus et de cheveux blonds, l'interpelé se retourna d'un air morne, alors qu'il allait se rassoir dans le canapé. L'expression désorientée qu'il lisait sur le visage de Xanthe paraissait le laisser de marbre.

- Quoi ? se défendit-il en croisant les bras. Ce n'est qu'un robot ! Il suffit de lui changer de perruque ! Tu ne vas pas me faire un scandale pour ça ?

La fougue de Xanthe retomba comme un soufflet, et il resta les bras ballant, tout apitoyé.

- Mais...

Il referma la bouche sitôt après l'avoir ouverte, ne trouvant rien à répondre à de tels arguments. Oui, Yanto avait raison. Même si c'était le sien, Lanska n'était qu'un robot.

Pour son plus grand malheur.

oo

A cette heure-ci de la journée, les niveaux intermédiaires de la Grande Métropole étaient quasiment déserts. Les longues allées bordées de néons multicolores et d'enseignes lumineuses étaient sombres et éteints, baignés d'une lumière blanche et crue qui devait vouloir évoquer celle du soleil, mais faisait plutôt penser à celle d'un bloc opératoire.

Lyxem connaissait bien l'endroit où il devait se rendre. Il était déjà passé quelques fois devant le casino en question, même s'il n'y avait jamais mit les pieds. L'endroit n'avait pas mauvaise réputation, mais son nom peu original trahissait d'entrée le manque de subtilité et de raffinement de l'établissement.

Dans cette tour, les étages 40, 39 et 38 n'en formaient qu'un seul, offrant un espace particulier aux architectures les plus folles et les plus osées pour les différents casinos, night club et cabarets que comptait le niveau. Il paraissait que près de la côte ouest, à l'autre bout de la Métropole, presque toutes les zones franches étaient construites de cette façon. A la manière de la légendaire Las Vegas, qui n'existait plus que dans les vieux films et les documentaires que bombardaient les rares chaines culturelles diffusées dans les bas niveaux. Lyxem les regardait souvent, tard le matin, quand il n'arrivait pas à dormir. Ca marchait presque à chaque fois.

Si les allées principales donnaient presque l'impression d'être en plein air, le plafond culminant loin au dessus de sa tête, scintillant comme il s'imaginait que devait le faire le ciel étoilé, il suffisait d'emprunter une porte dérobée ou un chemin étroit pour se rappeler dans quel endroit on se trouvait. Couloirs de services, sas pour les transports de marchandises, coursives camouflées pour les arrivées discrètes, il y avait derrière chaque bâtiments et leurs enseignes étincelantes un véritable dédale que seuls connaissaient les initiés, ceux qui travaillaient dans l'envers du décor, dans la magie de la zone franche de la Métropole.

Cet endroit de rêve où tous les excès étaient permis, où le sang, les gênes, le rang social n'avaient plus d'importance, où les hybrides les plus difformes pouvaient côtoyer les humains les plus purs.

Où Lyxem pouvait gagner l'équivalent d'une semaine de travail en une seule nuit.

Seulement, ici, le travail en free-lance n'était pas vraiment possible. Sous leurs dehors peu regardant, les casinos se réservaient le droit d'entrée de leur clientèle, et les prostitués sans-papiers comme le jeune homme n'étaient pas vraiment les bienvenus s'ils ne travaillaient pas pour le propriétaire. Heureusement, Lyxem avait toujours été particulièrement débrouillard.

Contraint d'abandonner son GPS, il n'avait pas eu le temps d'en chercher un nouveau dans un magasin d'occasion, encore moins au marché noir. Il lui fallut donc un peu de temps pour trouver, derrière la succession de façades tantôt métalliques, tantôt bariolées des bars et cabarets divers qui entouraient le casino, une porte presque invisible tant elle semblait fondue dans la masse. Elle était légèrement en retrait, dans le renfoncement d'un mur à l'angle d'un carrefour, derrière des plantes en plastique et un faux lampadaire qui dissimulait certainement une caméra de surveillance.

Lyxem lui tira ostensiblement la langue avant d'appuyer sur le panneau de contrôle, et se faufiler dans le passage sitôt que la porte eut coulissé. Excepté les sas qui permettaient aux transporteurs de venir ravitailler les casinos, presque aucune porte n'était fermée, à cet endroit là des tours. A quoi bon, quand chaque mètre carré de sol avait une caméra invisible braquée sur lui en permanence, et que le gouvernement à cran multipliait les patrouilles de police ?

Lyxem avait failli être contrôlé trois fois rien qu'en se rendant ici. On ne pénétrait dans la zone franche qu'en passant au scanner corporel, avec une fouille à la clef à la moindre tâche suspecte. Les attentats se multipliaient ces derniers temps et à cause de l'affluence de gens à la fin de la journée, les niveaux 40 à 35, consacrés aux loisirs, étaient des cibles privilégiées.

Il n'y avait d'ailleurs pas grand chose à voler dans le conduit, et une bombe aurait tout de suite été repérée, si petite soit-elle. Les murs étaient parfaitement lisses et nus, troués d'une succession de portes dépouillées à l'arrière des bâtiments, très loin des façades attirantes de l'autre face des constructions. L'entrée des artistes.

Lyxem rassembla son courage et appuya son index contre l'écran du panneau de contrôle. Celui-ci le scanna, à juste titre, ne le reconnu pas, et refusa donc de lancer l'ouverture de la porte. Il ne fallut pourtant que quelques secondes avant qu'une voix bien humaine ne s'adresse à lui à travers le petit cadran lumineux.

- Qu'est ce que c'est ?

Il prit une pose nonchalamment sexy, faisant mine de mordiller l'ongle de son index, se sachant observé à travers la caméra du panneau de contrôle. Il valait mieux en faire trop que pas assez.

- Je cherche du travail.

oo

-Et tu débarques comme ça, sans papiers, juste avec ton sac et ton petit cul, et tu t'imagines que je vais te filer du boulot pour ce soir ?

Lyxem ne fit rien pour retenir le sourire qui fleurissait sur ses lèvres. La vieille rengaine.

Tous les patrons de la zone franche pleuraient pour trouver des hôtes convenables. Des garçons qui soient regardables, relativement bien faits et sans défauts, c'est à dire sans membres supplémentaires ou gêne animal trop gênant. Les oreilles de chat avaient bien plus de succès que les peaux de lézards...

Certes, avec sa crinière d'un rouge profond et ses yeux dorés, Lyxem n'était pas aussi discret que l'un de ces nombreux humains à priori pur, mais doté d'un don psychique particulier hérités de ses ancêtres sujets d'expérimentations militaires, qui lui interdisaient donc l'accès aux niveaux supérieurs tout comme les autres Innommables aux défauts génétiques plus voyant.

Néanmoins, Lyxem était plus que regardable, était en fait particulièrement bien constitué, et ses petites excentricités physiques lui donnaient même une originalité non négligeable.

- Ben... oui ? lança-t-il avec une moue adorable. Je suis pas un débutant, vous savez... j'ai déjà travaillé plusieurs fois dans le coin...

Le gérant lui lança par dessus son bureau un regard clairement sceptique, non pas sur son expérience, mais plutôt sur la teneur de ses précédents "travaux". Le Darkside se voulait un établissement respectable, et si la salle de jeu n'avait presque aucune délimitation par rapport à la "salle de spectacle", il tenait clairement à ne pas être relégué au rang de simple club de strip-tease. Les jeux d'argents étaient particulièrement réglementés en ces temps troublés, et une licence pouvait se retirer aussi vite qu'elle avait été donné.

- A l'Upsilon, se justifia presque aussitôt Lyxem. Et au Navy. Comme danseur. Et une fois comme croupier, mais je devais faire plus gaffe à pas me faire peloter qu'à surveiller les cartes.

Son sourire était brillant de candeur et on lui aurait donné un passe pour l'Eden sans concession s'il n'avait pas eu cet air grivois au fond du regard. Le gérant, un humain de sang pur de petite corpulence, sans signe physique notable, pianota sur son bureau en bois synthétique d'un air profondément songeur.

-Je pourrais te prendre à l'essai... finit-il par céder en tirant à lui l'écran télescopique de son ordinateur, appuyant sur une série de touche de l'interface tactile, sans doute pour afficher son planning. Un des garçons m'a lâché il y a trois semaines. On n'avait pas vraiment besoin de le remplacer, mais si tu fais du bon boulot, on pourrait envisager de te garder.

Lyxem haussa les épaules d'un geste entendu. De toute manière, il ne comptait pas travailler ici plus d'une soirée ; sitôt sa mission accomplie, il redescendrait dans la fange mener son petit commerce paisible. Strip-teaseur était un bon complément à son métier de base, mais il était pour lui inenvisageable d'en faire son activité principale.

- Bien sûr... rajouta le gérant avec un petit mouvement de sourcil, avant de se laisser aller en arrière dans son confortable fauteuil. Il faudra cependant que je te fasse passer... un petit test d'essai...

Lyxem ne retint pas son petit ricanement amusé, lui souriant d'un air candide. Certains auraient été choqué par une telle proposition, auraient été rebutés, dégoutés, auraient mis plusieurs secondes à peser le pour et le contre avant de prendre une telle décision.

Le jeune homme, lui, ne vit même pas quel mal il y avait à ça. Il avait toujours été prêt à tout pour obtenir ce qu'il voulait, même à utiliser son corps. Ce n'était pas pour rien qu'il continuait aussi facilement à se prostituer.

- Oui, certainement... Vous ne pouvez pas vous permettre... d'embaucher n'importe qui...

Son sac tomba au sol presque sans un bruit. La démarche féline, les yeux brillants de malice et de sensualité, il laissa ses doigts glisser le long du bois verni alors qu'il contournait le grand bureau pour se rapprocher du gérant.


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Merci beaucoup d'avoir lu jusqu'ici !

Je sais que plein de gens sautent les notes d'intro, alors je fais un bis ici aucazou : cette fic a été écrite pour un concours, à partir d'un univers entièrement créé par Charlie Audern. Tout le background lui appartient donc, j'ai juste inventé une histoire et des persos à partir de ça. : p

Ce premier chapitre est assez « light » par rapport à la suite, et l'intrigue et la plupart des explications arrivent dans les chapitres suivant. Du coup, j'espère que ce début aura réussi à vous donner envie de lire la suite ! :p

N'hésitez pas à me signaler si vous voyez une faute ou une incohérence qui traine, ou juste à me laisser un petit mot pour me dire ce que vous en avez pensé. ^^

A la semaine prochaine ! (ou à tout de suite sur Manyfics :D)