Frosti - Björk

Une messe de minuit discrète, célébrée dans le secret d'une forêt de cristal. L'élégance de la patineuse. Ses mains, fines, blanches. Ses longs doigts, complétés d'ongles clairs et brillants, qui manipulent avec précaution les lacets d'or retenant le cuir blanchi autour de ses pieds de nacre, qui les nouent autour de ses chevilles meurtries par les années .

Sa silhouette élancée, perchée sur des lames d'argent. Sa légèreté, sa pâleur, la patineuse fantomatique, déesse qui glisse sans cesse sur une glace souillée de son sang. Les lèvres de la patineuse, rouges. La patineuse, comme la glace, blanche, tachée de rouge. Et le sang dans la neige, c'est le sien aussi. Une veine taillée par un stalactite ? Le fracas de son crane contre un iceberg ? Elle ne sait plus, elle a oublié, cela fait trop longtemps.

La patineuse tourne et virevolte, gracieuse. Ses cheveux de soie immaculée font derrière elle comme une traîne d'étoile filante amoureuse. Elle est jeune, et pourtant elle patine depuis tant de temps. Elle a vu passer les saisons, mais pour elle c'est toujours cette même nuit d'hiver. La neige ne fond jamais dans la forêt de cristal. Le froid ne prend jamais de repos. Le printemps voit pousser des fleurs de neige, que l'été transforme en pommes opalescentes. A l'automne, le sol se couvre de feuilles d'argent. Ensuite revient l'hiver, le vrai, allumé des lumières des fêtes qui ravissent l'éternelle jeunesse de la brille, tout étincelle.

Parfois elle se rappelle, trois fois rien, un visage aimé, une chanson apprise, et puis le Mal revient, et elle se protège, elle oublie. C'est mieux ainsi. Il lui arrive de maudire ce Mal qui la force à oublier. Mais elle pense alors qu'il vaut mieux oublier ce qui est perdu, que cela manque moins.

Le Mal. Elle n'a pas d'autre nom à lui donner. Elle ne sait même plus ce que c'est, si ce n'est qu'elle préfère tout oublier que de s'en souvenir. D'y penser réveille en elle comme une ancienne blessure, sans qu'elle puisse déterminer où. Le Mal l'a tuée. C'est ce qu'elle imagine souvent. Le Mal, une sorte de maladie peut-être ? Une mauvaise chute ? Un accident facheux ? Une simple rencontre...

Et a nouveau elle oublie et se contente d'altérer la glace du bout de ses patins. Inlassable comme une ballerine de boite à musique, elle tourne. Pure, innocente. Elle fuit le passé, presque par habitude, et le heurte de plein fouet, violemment, comme elle tomberait amoureuse d'une paire d'yeux gris et d'une voix claire. Le choc est brutal, un coup de poignard dans le ventre.

Oublier, oublier, mais à présent, après 150 années à oublier, c'est impossible. Chaque détail est là, conservé dans la glace de la mémoire. La patineuse tombe, entourée d'un nuage de cheveux emmêlés, collés de sang. Perdue l'innocence, perdue la pureté. Ses ongles se fendent à gratter la glace. Le Mal est en dessous, elle le sait, c'est elle qui l'y a poussé, usant de ses dernières forces.

Si elle le voit, elle oubliera, c'est certain. Il le faut. Il est là, dans sa perfection, aussi pâle qu'elle, le Mal, le mâle ? Et la lame sanglante dans la main. Lui aussi, blanc, taché de rouge. Mais elle n'oublie pas. Peut-on mourir deux fois ?