Salut, mes gens !

Voici un petit one-shot (enfin petit... tout est relatif) pondu récemment. Featuring Gabriel et Joshua, pour changer.

Il est important que j'attire votre attention sur un point : ce site ayant mangé les points virgules, deux points et tirets de TOUTES mes histoires (même les plus vieilles), étant une addict des tirets que je balance à toutes les sauces, j'ai dû en être réduite à les accoler au mot suivant ou précédent (il se peut également que quelques corrections m'aient échappé). Ça me fait courir des frissons d'horreur dans le dos, mais comme il vaut mieux avoir de la ponctuation mal mise que pas de ponctuation du tout, voilà. Je m'en excuse profondément (même si c'est pas ma faute d'abord !).

J'espère que ça ne gâchera pas trop votre lecture (pas comme ça m'a gâché ma soirée à moi de découvrir ça...).

Ceci étant dit, bonne lecture !


Ça faisait près de six mois maintenant qu'il allait dans cette fac, et qu'il passait tous les jours par le même chemin. D'abord, sa rue, puis celle qui menait à l'Opéra, puis à partir de l'Opéra, celle qui menait à la Grand Place, puis la petite rue de Rihour qui menait à la pyramide et à l'arrêt de métro – il n'y avait même pas besoin de cinq minutes pour s'y rendre.

Ces rues pouvaient parfois être bondées quand il y avait des évènements, la braderie, la Gay Pride, des manifestations en tout genre, bref, c'était le centre névralgique de la ville. Mais quand Joshua y passait à neuf heures du matin, il n'y avait généralement que les camions de livraison des bars et cafés de la rue, et quelques passants pressés.

Et Lui.

Joshua ne savait pas exactement quand est-ce qu'il avait commencé à faire attention à lui. Avant, il passait sans s'arrêter, sans même jeter un coup d'œil – les gens comme lui, ce n'était pas ça qui manquait dans une grande ville comme celle-ci. Il avait donc l'impression de ne jamais l'avoir regardé, mais le jour où l'autre lui avait demandé du feu pour la première fois, il s'était tout de suite dit "c'est le clochard de la rue de Rihour". Étrange.

Le jour où il lui avait demandé du feu, Joshua, pour la première fois de sa vie, avait vraiment posé les yeux sur lui.

- Salut, beau gosse. Tu me prêtes ton briquet trois secondes ?

Joshua s'était tourné vers lui, un peu interloqué de se faire interpeller de cette façon, mais le sourire que l'autre lui avait servi l'avait rendu incapable de répliquer quoi que ce soit. Il s'était approché de lui, il lui avait tendu le briquet, et l'autre s'était penché sur la flamme pour allumer sa cigarette.

- Merci, c'est gentil, avait-il souri.

Et il s'était rassis. Il n'avait pas demandé de sous, rien. Il avait caressé la tête de son labrador sable qui ne le quittait jamais, et il avait souhaité à Joshua une bonne journée. Ce jour-là, maintenant qu'il y pensait, Joshua ne lui avait même pas adressé la parole.

Puis il y avait eu la deuxième fois – seulement quelques jours après la première. Il tenait une cigarette éteinte dans sa bouche, et il avait la joue posée sur la tête de son labrador. Il avait posé les yeux sur Joshua, lui avait souri, et avant même qu'il s'en soit rendu compte, le brun s'était avancé et agenouillé devant lui, le briquet tendu. L'autre avait ri, et il avait pris le briquet pour allumer sa cigarette – et c'était à ce moment-là que Joshua s'était rendu compte de plusieurs choses importantes.

Un ; il était jeune.

Deux ; il était beau.

Trois ; il souriait tout le temps.

Trois choses qui correspondaient mal avec l'idée qu'il se faisait d'un clochard. Bien sûr, ses fringues étaient élimées, et ses cheveux blonds étaient généralement assez emmêlés, mais même les mèches de sa frange qui tombaient devant les yeux ne réussissaient pas à masquer leur couleur bleue hallucinante. Ses lèvres fines dévoilaient des dents impeccables. Son nez était droit et fin. Et la petite fossette qui se creusait dans sa joue droite lorsqu'il souriait était irrésistible.

Joshua avait commencé à s'interroger. Comment un mec comme lui avait pu finir à la rue ? Avec son physique, il aurait pu trouver un job quelque part, il en était sûr. Dans cette société où c'était la beauté qui primait avant tout, cet homme avait largement de quoi satisfaire la clientèle.

La troisième fois, il pleuvait. Le blond serrait son chien contre lui, et il lui avait posé sur la tête la casquette militaire kaki qu'il se réservait d'habitude – lorsque Joshua arriva à quelques mètres d'eux, le chien se leva, faisant tomber la casquette, et s'avança vers lui en remuant la queue, tandis que la bouche de son propriétaire s'arrondissait de surprise.

- Je crois qu'il t'aime bien, sourit-il à Joshua, avant de reprendre sa casquette et de la remettre sur sa tête. Au pied, Dago ! Arrête d'embêter le monsieur.

- Il m'embête pas…

Alors que les mots s'échappaient de sa bouche, Joshua se rendit compte que c'était la première fois qu'il lui répondait. Sous le regard de l'autre, il s'agenouilla devant le chien et lui gratta la tête entre les oreilles, avant de se relever et de tendre le parapluie au blond.

- Tiens. Je te le donne.

- T'es sûr ? demanda l'autre, intrigué. Je suis déjà trempé, ça ne changera pas grand-chose.

- Ça te servira pour la prochaine fois, alors.

Sans attendre sa réponse, il posa le parapluie devant lui, se détourna et reprit rapidement le chemin vers le métro, troublé de lui avoir adressé la parole – ce type était décidément trop jeune pour vivre dans la rue.

Il changeait parfois de squat. La plupart du temps, c'était devant les terrasses de la rue de Rihour, mais parfois, il était installé à côté du Mc Do de la Grand Place, ou bien il était de temps en temps assis devant les marches de l'ancien théâtre. Une fois, Joshua l'avait croisé devant la gare. Le blond lui avait souri, mais il n'avait rien dit.

Parfois, il n'avait pas envie de le voir, pas la force de lui adresser la parole ; l'autre souriait toujours, comme si ça ne lui faisait pas grand-chose de vivre dans la rue, et Joshua se sentait mal pour lui. Parfois aussi, il se sentait coupable de toujours passer devant lui et de ne jamais lui donner d'argent. Dans ces moments-là, il prenait le chemin qui menait à l'autre arrêt de métro, à cinq minutes de chez lui, de l'autre côté, et il passait le reste de la journée à s'en vouloir de l'avoir évité.

- Hé, beau gosse, ça fait un bail que je t'ai pas vu, sourit le blond, l'air paisible. T'étais parti en vacances ?

Non, songea Joshua. Il prenait juste l'autre arrêt de métro. Mais aujourd'hui, il avait décidé qu'il voulait le voir – et le sans-abri et son chien se tenaient à leur endroit habituel. Quelque chose à l'intérieur de Joshua se contracta quand il découvrit que son parapluie, légué quelques semaines plus tôt, était fièrement posé à côté de lui, prêt à servir à la première occasion.

Le brun ralentit le pas, puis s'agenouilla devant le chien pour lui gratouiller les oreilles.

- Je m'appelle Joshua, dit-il brusquement.

- Ah, Joshua, répondit l'autre, pensif. C'est pas mal non plus.

- Comment ça, "non plus" ?

- J'essayais d'imaginer comment tu pourrais t'appeler. J'ai pensé à Raphaël, Alex, Nathan… Mais Joshua, c'est mieux, en fait.

Joshua détourna le regard vers le chien pour masquer son trouble (l'autre lui avait imaginé des prénoms ?) mais il ne put résister que quelques secondes avant de relever à nouveau les yeux vers lui.

- Et toi, comment tu t'appelles ?

- Gabriel.

Il souriait de son sourire paisible, celui qui donnait l'impression que rien n'avait d'importance, et Joshua le fixa, réalisant pour la première fois à quel point ce type squattait ses pensées depuis déjà quelques temps.

- Pourquoi tu ne me demandes jamais d'argent ? ne put-il s'empêcher de demander.

- T'es étudiant, non ? Généralement, les étudiants sont aussi à sec que moi.

- Et si j'étais un gosse de riche ?

Gabriel sourit.

- T'inquiète pas pour moi, Joshua. Je ne veux pas de ton argent.

- Pourquoi ?

Le blond se contenta de lui sourire, et Joshua sut qu'il ne répondrait pas. Il se releva, caressa une dernière fois le chien derrière les oreilles, et lança à Gabriel :

- Alors, à bientôt.

- À bientôt…

Son sourire ne quittait jamais ses lèvres, quelles que soient les circonstances. La tête appuyée contre le mur, il donnait l'impression de se reposer nonchalamment, et pas de faire la manche pour avoir de quoi manger le soir.

.oOo.

Au bout de quelques semaines, Joshua n'arrivait plus à penser à autre chose qu'à lui. Mais chaque pas qu'il faisait vers Gabriel le faisait rencontrer un mur ; le blond avait accepté son parapluie, mais il n'acceptait pas son argent. Lorsque Joshua lui posait des questions personnelles, il souriait et passait à un autre sujet. Il donnait l'impression d'accepter n'importe qui, mais en vérité, il y avait un mur entre lui et les autres, et Joshua en cherchait désespérément l'entrée.

- Tu veux venir au Mc Do avec moi ?

- Ça va, je n'ai pas faim, répondit le blond, instantanément contredit par son estomac qui grogna bruyamment.

- C'est moi qui te l'offre, ajouta Joshua.

- Je sais. Justement.

Le regard tranquille de Gabriel soutint celui de Joshua, puis le brun soupira et se releva, un peu irrité. Gabriel le regarda partir sans rien dire, mais ses yeux s'écarquillèrent de surprise lorsqu'il revint dix minutes plus tard avec des menus Mc Do à emporter et qu'il s'assit à côté de lui et de Dago.

- On mange ensemble, dit-il d'une voix qui n'admettait pas de réplique. J'ai acheté trop à manger pour moi tout seul, faut que tu m'aides à le finir.

Lorsqu'il leva les yeux vers Gabriel pour voir sa réaction, il eut l'impression qu'un trou béant s'ouvrait dans son ventre. Le blond le fixait, d'un air intense, et pour une fois, aucun sourire ne naissait sur son visage – il se contentait de fixer Joshua, avec une myriade de sentiments dans ses yeux que Joshua ne parvint malheureusement pas à déchiffrer.

Puis les coins de ses lèvres se retroussèrent, et avec un sourire faible, il répondit :

- Pas le choix, alors…

Joshua, soulagé, lui tendit la boîte, et il fallut plusieurs fois qu'il se fasse violence pour ne pas observer le blond pendant qu'il mangeait – quelque part, sans qu'il sache trop pourquoi, le spectacle le fascinait.

- Gabriel, t'as quel âge ?

- Vingt-trois ans.

- Juste un an de plus que moi… Comment ça se fait que tu sois SDF ?

Gabriel se contenta de hausser les épaules tout en mangeant son hamburger, et Joshua savait qu'il n'aurait pas plus de réponse que les autres fois.

- Pourquoi t'as appelé ton chien Dago ?

- J'aimais bien lire le Club des Cinq quand j'étais petit. Il n'y a pas de signification profonde.

- Je vois, répondit Joshua (qui ne voyait pas du tout, vu qu'il n'avait pas lu les livres en question). Quel âge il a ?

- Deux ans…

Il n'en dit pas plus, et Joshua retint un soupir – c'était un beau blond, mais il était têtu. Enfin, au moins, il avait réussi à lui offrir un repas. Il ne désespérait pas de parvenir à plus de choses par la suite.

Lorsqu'il passait par la rue de Rihour pour aller en cours, généralement, il s'arrêtait et passait cinq à dix minutes à parler avec Gabriel ; puis, lorsqu'il rentrait, il s'asseyait à côté de lui, et ils parlaient ensemble, pendant plus longtemps. Gabriel pouvait parler de tout, tant que ça n'avait pas de rapport avec lui. Il avait une grande culture générale, et il pouvait parler de livres, de films, de musique pendant des heures. Plus il l'écoutait, plus Joshua se demandait comment un garçon brillant comme lui avait pu finir à la rue.

- Tu sais que tu pourrais être un bon prof ? Tu me parles des mêmes choses qu'en cours, mais c'est beaucoup plus intéressant quand ça sort de ta bouche.

- Tu dis ça, mais si j'étais un de tes profs, tu griffonnerais dans ton amphi et tu ne m'écouterais pas plus que l'ancien.

- Non, je te jure, c'est vrai. T'as beaucoup plus de culture. Pourquoi tu n'essayes pas de décrocher un job de prof de français, ou un truc du genre ?

À nouveau, le sourire sur ses lèvres. Celui que Joshua avait appris à reconnaître, et étiqueté "je-n'ai-pas-envie-de-parler-de-choses-personnelles". Celui qui faisait qu'il avait parfois envie de le prendre par les épaules, de le secouer et de lui crier "je veux savoir ce que tu me caches !". Il ne le faisait jamais, parce qu'il était certain que Gabriel n'aurait pas dit grand-chose de plus, de toute façon.

.oOo.

L'hiver commençait à s'installer, petit à petit.

- T'as pas froid ?

- T'inquiète pas pour moi.

Le sourire. Toujours le même. Joshua en venait presque à le détester.

- Tiens, mon manteau…

- Garde-le. T'as vu tout ce que j'ai ? Des manteaux, des gilets, j'ai même une couverture. Et j'ai Dago. On aura bien chaud cette nuit, t'inquiète pas.

- Ils annoncent cinq degrés, cette nuit…

- Bah, dans cette rue on est à l'abri du vent.

- Gabriel… Tu veux pas venir chez moi, ce soir ?

- Non, répliqua le blond aussitôt.

Ce n'était pas la première fois que Joshua lui proposait, et Gabriel avait toujours fermement décliné. Pourquoi ? Joshua n'en savait rien. Pourquoi est-ce qu'il refusait toujours tout ce qu'il lui proposait ?

- Juste pour manger, insista-t-il. Juste pour regarder un film ensemble. D'accord ? Juste un film. Je te mets dehors ensuite.

- Non, répéta Gabriel – mais l'hésitation s'était installée dans ses yeux.

- Viens, s'il te plaît… Viens.

Il avait pris son poignet, et le blond frémit – c'était le premier contact physique qu'ils avaient jamais eu. Ils échangèrent un regard, celui qu'ils partageaient quelques fois et qui donnait à Joshua l'impression de trouver hors du temps pendant quelques secondes ; puis il murmura une nouvelle fois "viens…", et à sa grande surprise, Gabriel se leva. Le sourire avait disparu de son visage, et il regardait Joshua, très sérieux.

- C'est juste pour un film. Je ne veux pas de ta charité, ni de ta compassion. Je viens juste parce qu'on s'entend bien et que c'est possible pour un étudiant d'être ami avec un simple clochard.

- Très bien, souffla Joshua, qui n'avait pas entendu un mot, fasciné par son regard et les flammes étranges qui dansaient dedans.

Gabriel se baissa, ramassa ses affaires, et Dagobert sur les talons, ils se dirigèrent vers l'appartement de Joshua, à quelques rues de là.

- Oh, tu habites dans la rue des Arts, remarqua Gabriel. J'y ai squatté quelques temps, avant. Il y a un bar pas loin qui est plutôt sympa. T'y vas quelquefois ?

- Non, c'est con à dire, mais je n'ai jamais foutu un pied dans les bars de ma rue. On ira ensemble, si tu veux…

- On verra.

Joshua savait que s'il voulait vraiment y aller avec lui, il faudrait le forcer.

Ils entrèrent dans l'appartement de l'étudiant, que Gabriel observa sous toutes les coutures.

- Pas mal, dit-il finalement avec son sourire qui cachait tellement de choses. J'aime bien ces poutres apparentes au plafond, c'est joli, ça donne du cachet. Et puis c'est grand, dis donc. Ça fait au moins cinquante mètres carrés ça, non ?

- À peu près… Tiens, pose tes affaires là.

- Ton appart accepte les animaux ?

- Aucune idée, répondit Joshua. Mais même si j'en avais, je ne sais pas comment le propriétaire s'en rendrait compte.

- Bah, si c'est juste le temps d'une soirée, ça ira, j'imagine.

- Même si c'était pour plus longtemps, ça irait.

Il fixa Gabriel, parce que sa phrase n'était pas dite au hasard, mais le blond détourna le regard, et commença à visiter l'appartement, tandis que Joshua étouffait un soupir.

- Sympa, ta chambre, commenta Gabriel, appuyé contre le chambranle de la porte. Et là, c'est quoi ?

- Une pièce qui sert à rien. Je l'utilise comme buanderie. Et là, c'est la salle de bain, et les toilettes sont à côté. Tu peux te servir de ce que tu veux.

Le blond lui sourit rapidement et disparut dans les toilettes, tandis que Joshua se demandait pour la première fois comment il faisait pour se laver, d'habitude. Ses fringues étaient vieilles, mais pas trop sales, et Gabriel ne sentait jamais mauvais, alors que généralement, quand il croisait l'autre SDF connu du coin, le type handicapé dans son fauteuil roulant, sans même lever les yeux, il savait qu'il était là rien que grâce à l'odeur.

- Dis, Gabriel, je peux te poser une question ? demanda-t-il lorsque l'autre sortit de la salle de bain après s'être lavé les mains.

Il remarqua son visage se figer un instant, et son sourire était mal assuré lorsqu'il répondit :

- Oui…?

- Comment tu fais pour… Enfin, comment tu te douches, tout ça ?

Il s'attendait vraiment à ne pas avoir de réponse, vu la tendance de Gabriel à simplement ignorer les questions qui ne lui plaisaient pas, mais contre toute attente, l'autre répondit :

- Généralement, je prends le métro, j'infiltre une fac, et je vais prendre une douche dans les vestiaires. Personne ne les surveille, et j'ai l'âge de passer pour un étudiant. Mes fringues, je vais les laver à la laverie automatique, généralement…

- Mais c'est payant, non ?

- Ouais, c'est pour ça que je n'y vais pas plus d'une fois par semaine, généralement. Mais par contre, je vais prendre ma douche à la fac au moins tous les deux jours… c'est gratuit, en plus.

- Si tu veux utiliser ma douche, vas-y. C'est gratuit aussi.

Il était pratiquement certain d'offenser Gabriel en disant ça, mais encore une fois, l'autre le surprit en souriant :

- C'est une façon gentille de me dire que je pue ?

- Non, bien sûr que non. C'est juste que… t'auras pas à aller à la fac comme ça.

Le blond lui lança un regard incertain, comme s'il n'était pas sûr de pouvoir accepter, et Joshua ajouta :

- Ça ne changera rien pour moi que tu l'utilises ou pas. Mon loyer comprend les charges, donc ça ne me coûtera pas plus cher… Si tu veux te doucher, je choisis le film pendant ce temps-là. D'accord ?

- Très bien, capitula Gabriel. Je suis désolé.

- Pourquoi ? C'est moi qui te le propose. Et puisque j'y suis, il faut que je fasse une machine avec mes fringues sales. Tu veux que je lave les tiennes en même temps ?

Cette fois, au regard de Gabriel, il sut qu'il avait dépassé la limite autorisée. Il se hâta d'ajouter :

- Ça n'a rien à voir avec de la charité ou quoi que ce soit. C'est juste que je n'ai pas beaucoup de fringues à laver, mais il faut quand même que je fasse cette machine, alors si tu veux en profiter, c'est toi qui vois.

Les yeux du blond se posèrent sur la table, mais Joshua se doutait qu'il ne la voyait pas – il réfléchissait. Lorsqu'il releva la tête, ce fut un des rares moments où il ne souriait pas. Il contempla Joshua, et murmura :

- C'est trop, la machine. Je ne peux pas accepter. Tu le sais, hein ?

- C'est toi qui vois, répondit Joshua, qui ne voulait pas le forcer. Je vais la faire de toute façon, que tu dises oui ou pas. Si tu dis oui, il y aura moins de gâchis d'eau, c'est tout. Je ne fais pas ça pour toi.

Bon, en fait il n'avait pas prévu de faire la machine avant quelques jours, mais ce que Gabriel ignorait ne pouvait pas lui faire de mal, n'est-ce pas ?

- Et si je te donne mes fringues à laver, qu'est-ce que je vais mettre en attendant ?

- Je peux te prêter un tee shirt et un pantalon, t'inquiète pas pour ça.

- Joshua…

Sa voix était basse, comme s'il se faisait tout petit dans la pièce pour qu'on ne le remarque pas.

- Tu m'emmerdes, tu sais ?

Il le fixait d'un air sérieux, et Joshua songea pour la première fois qu'il avait envie de l'embrasser. Son clochard. Son SDF. En quelques semaines, il avait pris une importance faramineuse dans son esprit…

- Je sais, répondit Joshua avec un sourire forcé.

Bon sang. Avoir envie d'embrasser Gabriel… Ce type fier, étrange, qui faisait trois pas en arrière lorsque vous en faisiez un dans sa direction. Lui et ses sourires de circonstances allaient finir par le rendre barge.

Enfin, si ça s'était limité à ça, le problème n'aurait peut-être pas été grave. Mais lorsqu'il sortit de la salle de bain avec une simple serviette autour de la taille, Joshua eut du mal à ne pas faire d'infarctus. Ce corps, bon dieu, ce corps – il ne l'avait jamais imaginé, jusque là, mais maintenant qu'il l'avait sous les yeux, il était certain que la vision mettrait du temps à le quitter.

Gabriel en serviette…

- Tu ne m'as pas donné de vêtements, dit Gabriel doucement. Je t'ai emprunté une serviette en attendant…

- Ah. Euh… Oui. Un moment. Bouge pas.

Il fonça dans la pièce qui lui servait de buanderie, accompagné par le sourire de Gabriel – qui était certainement plus conscient de l'effet qu'il produisait sur Joshua qu'il ne le laissait croire – et revient trente secondes plus tard avec un boxer, un tee-shirt noir et un bas de jogging en coton pour le sport.

- Toutes tes fringues sont noires, ou quoi ? sourit Gabriel en s'emparant de la pile de linge.

- Hmm…

C'était impossible de se concentrer sur une conversation quand Gabriel se tenait à moins d'un mètre de lui et que Joshua le savait nu sous sa serviette. Que c'était dur de se retenir de se jeter sur lui et de l'embrasser passionnément…

Mais lorsque Gabriel réapparut habillé, une minute plus tard, il eut un nouveau coup dans la poitrine. Bon dieu. La nudité ou les fringues les plus banales, tout allait à ce type.

- Ça va ? s'inquiéta Gabriel en voyant l'absence de réaction du brun.

- Euh… ouais. Ça va. Désolé.

Il cligna des yeux, secoua la tête, se mit mentalement une paire de baffes, et releva les yeux vers le blond, qui l'observait d'un air surpris.

- Des pâtes carbo, ça te va ?

- Des pâtes carbo ?

- Pour le repas de ce soir.

- Mais je…

- C'est le soir. On mange. Et même si..

- Je sais. Même si je ne mange pas, tu feras à manger de toute façon, alors autant que je mange. C'est ça ?

Joshua ne put s'empêcher de lui sourire, mais en face de lui, Gabriel semblait mal à l'aise.

- Je sais pas, Joshua.

- C'est toi qui l'as dit, c'est une soirée entre amis… C'est tout. Les amis mangent ensemble quand ils se font des soirées.

- Mais moi, je ne pourrai jamais te rendre la pareille…

- Ça m'est égal, Gabriel. Sincèrement. Je veux juste passer du temps avec toi, et si ton estomac ne gargouille pas pendant le film, ça m'arrange autant. Ok ?

Lorsque Gabriel poussa un soupir, il se rendit compte que c'était la première fois qu'il le voyait proche du découragement. Pendant un instant, il eut envie de s'approcher, de le prendre dans ses bras, de le serrer contre lui, mais le fait qu'il soit quasiment certain de se faire rejeter s'il prenait une telle initiative l'aida à se contrôler.

Pendant qu'il préparait les pâtes, et que Gabriel assis dans son canapé, avec ses fringues noires et ses cheveux encore humides, lisait une BD qu'il avait subtilisée à la collection de Joshua, le brun se tourna vers lui.

- Dago mange comment, d'habitude ?

- Je lui achète des croquettes avec les sous qu'on me donne, répondit Gabriel sans lever les yeux. Parfois aussi, des gens dans la rue m'offrent de la nourriture pour lui. Ça m'est déjà arrivé de recevoir des paquets de croquettes de la part de vieilles dames…

- C'est plutôt sympa.

- Ouais… Les gens s'imaginent que s'ils me donnent des sous, j'irai les dépenser pour m'acheter ma bouteille de vin ou mes cigarettes, alors ils préfèrent m'offrir à manger, à moi ou à mon chien.

- C'est vrai que les cigarettes, c'est cher…

- Ouais. Je devrais arrêter… Mais quand je me réveille le matin et qu'il fait froid dehors, que les gens passent à côté de moi en faisant semblant de ne pas me voir, et que toute la ville s'apprête à vivre sa vie sans moi, la première bouffée de ma cigarette me fait du bien.

Joshua ne répondit pas – c'était la première fois que Gabriel laissait voir son mal-être de manière si ostensible. Jusque là, il ne s'était jamais plaint de sa condition, il n'avait jamais rien réclamé ; comme si, au final, il était habitué. Et quelque part, Joshua y avait presque cru. Quelle naïveté ! Comme si on pouvait s'habituer à ce genre de choses… Gabriel n'était pas plus fort que les autres. C'était juste un type qui ne montrait pas ses émotions, et qui était un poil trop fier.

Quoi qu'il en soit, Joshua n'avait pas de croquettes – Dago devrait se passer de manger ce soir. Il aurait pu aller en acheter à la supérette qui se trouvait juste en face de chez lui, mais il était certain que Gabriel l'aurait mal pris ; et vu qu'il avait l'intention de le pousser à rester chez lui cette nuit, il valait mieux le mettre dans les meilleures dispositions possibles.

Il était déjà vingt-deux heures quand ils commencèrent à regarder Inception, après avoir mangé – Joshua avait choisi le film car il durait un peu plus longtemps que les autres. Il avait aussi prévu de lancer Titanic après ; c'était le genre de film qui le barbait complètement, mais il avait l'inestimable avantage de durer plus de trois heures – autant de temps que Gabriel passerait à ses côtés au lieu de vouloir retourner dans la rue.

L'affaire commence déjà à se compliquer quand Gabriel se leva, après qu'ils aient passé une dizaine de minutes à analyser Inception après la fin du film.

- Où tu vas ?

- Il est temps que je m'en aille…

- Attends ! Tu veux pas voir un autre film ?

- Joshua…

- Je suis pas fatigué. T'es pas fatigué non plus. On peut s'en faire un autre, insista Joshua.

Silencieusement, Gabriel se rassit sur le canapé, et regarda Joshua attentivement.

- Je sais ce que tu essayes de faire, dit-il doucement.

- Bon sang, Gabriel… Si tu le sais, ne me donne pas encore plus de fil à retordre.

- Je ne peux pas rester là… Tu fais ça par charité.

Au diable ce foutu type et sa foutue fierté ! Joshua se pencha vers lui, et saisit une des mains.

- C'est loin d'être par charité. Je fais ça par pur égoïsme, tu sais ? Je le fais pour que tu restes avec moi. Parce que j'ai envie que tu sois là. Parce que si ça ne tenait qu'à moi, je te volerais chaque minute de ton temps…

Quelque part, il avait peur de la réponse de Gabriel. Il était en train de dire des choses beaucoup trop intimes, là, des pensées dont il ne savait même pas qu'elles se trouvaient dans sa tête – et quand elles trouvaient un public, et particulièrement celui auquel elles étaient destinées, la plus petite réaction pouvait faire mal. Le pire étant que Gabriel se mette à sourire…

Mais non. Il ne souriait pas. Il regardait Joshua, sérieusement, et ses doigts se refermèrent doucement sur ceux du brun, tandis que son autre main se levait et venait caresser sa joue. Joshua eut l'impression qu'un feu d'artifice explosait dans son ventre.

- Tu sais que c'est pas une bonne idée, murmura Gabriel, qui enfouissait sa main dans ses cheveux. Tu le sais…

- Je ne sais rien du tout, répondit Joshua d'une voix aussi basse que la sienne. Je sais juste que je veux que tu restes ce soir…

Il n'eut pas le temps d'en dire plus – les lèvres de Gabriel s'étaient posées sur les siennes, et ses pensées s'effacèrent de sa tête comme une télé qui aurait une subite panne de courant.

.oOo.

Gabriel était un type parfait. Un amant incroyable. Un type qui vous donnait envie de jouir rien quand il vous embrassait. Et il était beau, cultivé, il était gentil – mais visiblement, il semblait faire partie de ceux qui préféraient prendre la fuite après avoir passé la nuit avec quelqu'un, pour éviter les conséquences.

Lorsque Joshua se réveilla et remarqua qu'il était seul dans son lit, et que Gabriel et Dagobert avaient disparu, il eut envie de se fracasser le crâne contre le mur. Il n'aurait pas dû dormir, bon sang. Il n'aurait pas dû. C'était évident que Gabriel en profiterait pour s'en aller.

Il avait même échangé les fringues noires de Joshua contre les siennes qu'il avait dû repêcher dans la machine à laver. Joshua n'avait pas lancé de sèche-linge ; elles étaient sans doute toutes humides au moment où le blond les avait prises.

- Bordel, gémit-il.

Dans un monde parfait, il n'aurait eu qu'à marcher trois minutes pour retrouver Gabriel en train de squatter dans la rue de Rihour. Dans la réalité, aucune trace du blond et de son chien à leur endroit habituel ; ni devant le Mc Do, ni devant le théâtre, ni devant la pyramide, ni dans la rue piétonne, ni à République, ni dans l'avenue de la Liberté, ni dans la rue Nationale. Et pas non plus devant la gare. Joshua passa la matinée à écumer tous les hauts-lieux des habitués des rues.

Bon sang. C'était ça, sa réponse ? Il couchait avec lui, et il le laissait en plan ? Ça voulait dire quoi, ça ? Sans compter que Joshua ne lui avait pas forcé la main : c'était lui-même qui avait commencé à faire rouler la première pierre. Joshua avait été heureux de suivre le mouvement, mais il n'avait rien déclenché : Gabriel l'avait embrassé parce qu'il l'avait voulu.

À quoi ça rimait de prendre la fuite ?

Il y avait plusieurs sortes de sans-abris dans la ville. D'abord, ceux qui squattaient plutôt du côté de la gare ou dans la rue de Paris ; généralement, des immigrés afghans ou iraniens, qui ne parlaient pas français, qui se contentaient de tendre le bras vers vous ou d'envoyer leur enfant aux yeux d'un noir de charbon vous demander des sous. Ces mêmes enfants vous piquaient parfois votre monnaie quand vous n'étiez pas assez rapide pour la récupérer quand vous achetiez votre ticket de métro.

Ensuite, il y avait les vétérans. Ceux qui vivaient dans la rue depuis des années et qui avaient parfois une ou deux cases en moins. Voire une ou deux dizaines, si on prenait le cas de Cathy, cette vieille noire agressive qui ne se baladait jamais sans sa bouteille d'alcool et que Joshua avait déjà vu une fois en train d'uriner par terre sur le quai de la ligne 1 du métro, complètement défoncée. D'autres avaient la folie plus douce, comme la vieille aux cheveux orange vif qui jouait de l'accordéon près du vieux théâtre, ou la punk qui avait dépassé la quarantaine, mais qui arborait toujours une crête multicolore et des piercings en lançant aux passants "eh, gamin, t'as pas une p'tite pièce ?". Il y avait aussi le vieil handicapé, mais il dégageait une odeur si pestilentielle que Joshua ne parvenait pas à l'approcher à moins de trois mètres.

Et puis, il y avait la bande de jeunes, dont Gabriel faisait partie. Des filles et des garçons, qui n'avaient certainement pas encore dépassé la trentaine – même peut-être en dessous de vingt-cinq. Qui s'habillaient avec des fringues militaires, des chaînes (un mélange de look punk rock et metal) et qu'on ne voyait jamais sans leurs chiens, qu'il pleuve ou qu'il vente. Ils étaient plutôt sympas, même si Joshua n'avait jamais engagé de conversation avec eux – Gabriel mis à part. Ils étaient la plupart du temps dispersés, mais Joshua les voyait parfois se regrouper en bande, avec tous leurs chiens et toutes leurs chaînes. Ils pouvaient passer pour une bande de loubards, mais ils n'étaient pas méchants.

Si Joshua voulait avoir des informations sur Gabriel, c'était eux qu'il fallait aller voir. Ils étaient ses amis – ils sauraient forcément.

- Ah tiens, sourit l'un d'entre eux en le voyant arriver. Si c'est pas le mec qui veut nous piquer Gabriel.

Joshua le fixa, étonné – apparemment, il était déjà connu dans le cercle… Il s'avança au milieu de la bande et s'agenouilla devant celui qui avait parlé, un type aux cheveux noirs coupés courts, aux piercings à l'oreille, qui caressait son chien couché à côté de lui.

- Je m'appelle Joshua. Tu sais où je peux trouver Gabriel ?

- Aucune idée, répliqua l'autre avec nonchalance. T'as pas une cigarette ?

Joshua fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un paquet de cigarettes, qu'il tendit au garçon, avant de la reculer juste au moment où l'autre allait la saisir.

- T'es sûr que tu sais pas où il se trouve ?

Le jeune homme lui lança un regard appuyé, et un sourire naquit sur ses lèvres.

- Tu crois que cette information ne vaut qu'une cigarette ?

- Écoute, soupira Joshua. On n'est pas des mafieux. Je veux juste savoir où il est…

Il tendit la cigarette au garçon, qui s'en saisit et l'alluma rapidement et tira une bouffée avant de répondre :

- Et pourquoi tu veux savoir ça ? J'aime pas trop te voir rôder autour de lui.

- Pourquoi ? s'étonna Joshua. Je ne lui veux pas de mal.

- C'est pas une question de mal. C'est juste que vous ne faites pas partie du même monde. Je me doute que t'as pas de mauvaises intentions à son égard… Mais pour des gens comme nous, juste un peu, ça ne suffit pas. Gabriel n'a pas besoin d'un type qui voudra sortir avec lui pendant trois mois avant de le larguer ensuite.

- Je ne veux pas le larguer…

- Tu ne peux pas savoir. On pense tous être amoureux, mais on finit tous par se lasser. Ou bien l'autre se lasse de nous. Je me suis habitué, tu sais ? J'attends plus grand-chose, maintenant. Je prends ce qui vient, je m'en contente. Mais Gabriel… Il est pas encore assez mature pour ça. Il est trop jeune. Il s'imagine encore que son grand amour viendra le trouver et le sortir de la merde. Je lui ai dit, pourtant, tu te fais trop d'idées, personne ne s'intéresse à des gens comme nous. Je lui ai dit. Mais quand t'es apparu dans sa vie, il n'a plus eu que toi à la bouche. Une vraie collégienne. D'abord on te connaissait sous le surnom de "beau gosse", et puis quand il a su que tu t'appelais Joshua, je te raconte pas…

- Moi ? s'étonna le brun en haussant un sourcil. Alors qu'il se recule chaque fois que je fais un pas vers lui ?

- Ben c'est la chose la plus sage qu'il ait faite. Il faut qu'il se protège. Je ne dis pas que t'es un mauvais mec, mon gars, mais tu n'as pas les épaules pour soulager Gabriel de son fardeau. Même si tu l'aimes, ça ne suffit pas.

- Qu'est-ce qu'il faut, alors ? Dis-moi ! s'exclama Joshua d'un ton brusque. Je ne suis pas l'ennemi. Je veux l'aider. Quand j'écoute ce que tu dis, on dirait que personne ne pourra vous sortir de la merde dans laquelle vous êtes tombés. Peut-être que c'est vrai, mais je refuse d'y croire sans essayer. Je refuse de croire que je ne peux rien faire pour l'aider. Même si ça ne fonctionne pas, au moins, je veux tenter quelque chose !

Le visage de l'homme resta pensif un instant, puis un sourire éclaira son visage, aussi brutalement que le soleil émergeant derrière un nuage.

- T'es un type bien, dit-il. J'aime bien ce que tu dis. T'as encore de l'espoir… Moi, je n'en ai plus, mais peut-être que si quelqu'un peut tirer Gabriel de sa merde, ce sera toi. Je te souhaite bon courage.

- Euh… merci, répondit Joshua, surpris. Tu sais où il est, alors ?

- Non, il m'a rien dit. Mais t'as essayé le parc Matisse ? Il aime bien cet endroit.

- Je vais aller voir. Merci.

Joshua eut l'impression que les regards du groupe sur lui avaient changé lorsqu'il quitta l'endroit, mais il y avait plus urgent à penser ; Gabriel, parc Matisse.

Ses espoirs furent joliment déçus lorsqu'il arriva sur l'esplanade pour se rendre compte qu'il n'était pas là. Il n'y avait que des passants, qui se rendaient d'une gare à une autre en tirant leur valise derrière eux, pressés et importants – des gens qui avaient une vie, un avenir, qui gagnaient des sous… Une partie de la population que Gabriel ne pouvait qu'envier.

Joshua poursuivit ses recherches dans la ville toute la journée, mais Gabriel, en tant que sans-abri, la connaissait bien mieux que lui : l'après-midi toucha à sa fin avant que Joshua ne l'ait trouvé. Il devait s'être réfugié dans une fameuse planque. Il était allé voir partout, pourtant ; dans les alentours du parc Matisse, près de la place des Bleuets et de l'ancienne voie romaine, puis il était remonté vers le centre ville par la rue de Gand, en jetant au passage un œil à l'intérieur des bars gays ; puis la place du Lion d'Or, avant d'arriver vers la Vieille Bourse, la Grand-Place, et de repartir vers l'autre côté de la ville, République à nouveau, la rue Solfé… Il était même allé jusqu'au Champ de Mars, ce qui était stupide puisqu'il n'y avait rien à y voir en cette période.

Et pas de Gabriel.

Il eut instant le vague espoir que le blond avait pris la veille le double de la clé de son appartement qui était ostensiblement posé sur la tablette à l'entrée, et qu'il l'attendrait chez lui, mais lorsqu'il atteignit sa rue, particulièrement fourbu, et qu'il leva les yeux vers ses fenêtres, la lumière était éteinte.

Bon sang. Si seulement il avait eu un portable.

Où était-il passé ?

.oOo.

C'était dur de se concentrer sur quelque chose d'aussi trivial que des cours quand l'absence de la personne qui vous obsédait se faisait plus cruellement ressentir chaque jour. Le pire étant sans doute de se dire que Gabriel était dans la même ville, qu'il marchait sur les mêmes trottoirs, et que c'était impossible de le croiser. Joshua avait pendant quelque temps envisagé l'idée qu'il ait fait une fugue – si on pouvait appeler ça comme ça – et essayé de tenter sa chance dans une autre ville, et l'idée ne lui plaisait pas particulièrement, mais lorsqu'il avait aperçu Dagobert sagement allongé à côté d'une fille de la bande de jeunes sans-abris, il s'était réellement rendu compte que ce n'était pas la ville que Gabriel fuyait – juste lui.

- Hé toi ! C'est Dagobert, là, non ? Où est Gabriel ?

La fille avait levé sur lui un regard interloqué, puis elle l'avait reconnu et avait souri, l'air de dire qu'elle n'était pas son ennemie ; mais elle n'avait pas pu l'aider dans sa quête.

- Aucune idée. Il m'a demandé de garder Dagobert pour aujourd'hui et demain, et il est parti sans me dire où il allait.

La découverte que Gabriel était encore en ville faisait plus mal que prévu. Tant qu'il ne le voyait pas, il pouvait toujours imaginer qu'il s'était terré dans un coin pour réfléchir à ce qu'ils avaient fait ensemble, mais s'il laissait Dagobert à la garde d'une amie pour aller se balader en ville, ça donnait bien plus l'impression qu'il s'était déjà penché sur le problème, et qu'il n'y avait pas de place pour Joshua dans sa décision. Il l'évitait, tout simplement.

Joshua trouvait ça lâche. Il ne demandait pas grand-chose, au fond, quand on y pensait : il ne lui demandait pas de venir vivre avec lui, de s'impliquer, de s'engager, rien de tout ça. Il voulait juste les miettes de son attention – ou bien une réponse franche si Gabriel préférait garder ses miettes pour lui.

Le pire, c'était que l'autre l'aimait. Il en était persuadé, et de toute façon, la bande d'amis à Gabriel était formelle là-dessus : le jeune homme n'avait pas arrêté de fantasmer sur Joshua depuis le premier jour où il lui avait adressé la parole, ou presque.

Alors pourquoi fallait-il qu'il rende les choses aussi difficiles, bordel ?

- Il ne t'a pas parlé de moi ? avait-il demandé à l'amie de Gabriel qui gardait Dagobert.

- Non, désolée. Mais si je peux te donner un conseil… Gabriel est un trouillard. Il a peur de la réaction des gens lorsqu'il est sincère, alors il préfère fuir… Et pour ne rien arranger, il a une fierté démesurée, et il déteste qu'on le prenne en pitié. Personnellement, je te conseille d'attendre qu'il vienne à toi, plutôt que de perdre ton temps à le poursuivre dans la rue… Si tu le colles de trop près, je suis sûre qu'il s'en ira à nouveau.

- Mais s'il ne vient pas ?

- Ça veut dire que tu n'aurais pas pu le récupérer de toute façon, et comme ça, tu feras une croix dessus. Maintenant, c'est juste mon avis, fais-en ce que tu en veux…

Attendre – et espérer. Comme si c'était dans la nature de Joshua ! Mais selon cette fille, c'était la solution qui avait le plus de chances de marcher. Dommage – Joshua avait déjà monté un plan où il subtilisait Dagobert à l'amie de Gabriel, pour inciter celui-ci à venir le récupérer dans son appartement.

Au bout de deux autres semaines, Gabriel n'avait toujours pas reparu, et Joshua commençait sérieusement à envisager de mettre son plan à exécution ; un mois entier, c'était un délai un peu trop long pour attendre un type qui se barrait après votre première nuit d'amour…

Surtout quand vous étiez amoureux de type en question.

Parce que Joshua avait eu le temps de se pencher sur le problème, au cours de toutes ces nuits sans sommeil, et il s'était rendu compte que non seulement il était amoureux de Gabriel, mais pas qu'un peu, encore. La nuit qu'ils avaient passée ensemble lui avait laissé un goût de trop peu, et le jeune homme apparaissait chaque nuit dans ses rêves – qu'ils soient totalement innocents ou profondément dépravés.

Il n'y avait pas que son corps qui lui manquait, sinon, ça aurait été trop simple. Mais sa voix, et son sourire, et ses mèches qui masquaient ses yeux, l'odeur de sa peau – que Joshua avait rarement eu l'occasion de humer, mais dont il avait gardé un souvenir bien précis – tout lui manquait. Sa conversation, son rire, ses remarques humoristiques, sa gentillesse. Il voulait retrouver tout ça.

Toutefois, les retrouvailles ne se firent pas exactement dans les circonstances qu'il aurait espérées.

.oOo.

C'était un jeudi matin, et il pleuvait à verse – histoire de coller à la réputation de la ville. Il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis deux semaines sans interruption, et si en soi, ça ne dérangeait pas Joshua, qui aimait la pluie et la grisaille, il songeait avec inquiétude à Gabriel et espérait que l'autre aurait trouvé de quoi s'abriter quelque part.

Comme tous les jours, il sortit faire son petit tour en ville histoire de voir si le blond n'aurait pas décidé de réintégrer ses coins préférés – il s'en assurait tous les jours, malgré l'amie de Gabriel qui lui avait dit d'attendre sagement dans son coin. Après tout, il pouvait toujours prétendre qu'il passait là par hasard…

Ce jour-là, devant la terrasse de la rue Rihour, ce n'était pas Gabriel et Dagobert qui y étaient installés, mais la fille en question, adossée contre la structure en métal de la terrasse, la capuche de son manteau noir la protégeant vaguement de la pluie. Lorsqu'elle aperçut Joshua, elle se redressa et se dirigea vers lui.

- Joshua. Tu te souviens de moi ?

- Euh, oui, répondit l'interpellé, intrigué. Un problème ?

- Oui. Tu peux venir avec moi ?

En d'autres circonstances, si Joshua s'était fait interpeller par une sans-abri qui l'attendait sous la pluie depuis longtemps – à en voir ses chaussures trempées – pour lui demander de le suivre, il n'y serait pas allé. Il n'était pas fou. Mais son esprit lui criait que la chose avait sans doute à voir avec Gabriel, et il ne songea même pas à émettre une objection : il emboîta le pas de la fille sans même dire un mot – et elle, de toute façon, elle n'avait pas attendu sa réponse pour se mettre en route.

Ils dépassèrent la Grand Place, l'Opéra, et remontèrent vers l'appartement de Joshua pendant que celui-ci se demandait où elle l'emmenait. Elle n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'ils étaient partis, malgré toutes les questions que Joshua lui avait posées, et le brun commençait à se demandait si elle ne tentait pas de l'enrôler dans une secte.

Au bout de cinq minutes de marches, ils arrivèrent à la porte de Roubaix, au bout de la rue voisine de celle de Joshua, et le brun songea qu'il espérait presque que Gabriel ne soit pas là ; ça lui épargnerait l'amertume d'avoir passé ses jours et ses nuits sans savoir que l'autre se trouvait à trois minutes à pied de son appartement…

La porte était en fait constituée de deux arches pavées, deux tunnels d'environ cinq mètres de long, qui donnait d'un côté sur la rue voisine de celle de Joshua, et de l'autre sur le parc Matisse que Gabriel aimait fréquenter. Le brun avait souvent été vérifier le parc, mais la seule fois où il était passé par les deux arches, elles étaient vides. Et assez effrayantes, parce que les voitures étant interdites, c'était un endroit où peu de gens circulaient. La nuit, l'endroit se drapait d'ombres, et Joshua s'était souvent fait la réflexion qu'il n'avait pas à s'y attarder s'il ne voulait pas se faire attraper par un Jack l'Éventreur sorti de nulle part.

Mais là, ce n'était pas la nuit, et il n'y avait pas de Jack l'Éventreur. Il y avait à la place quelques amis de la bande de Gabriel qui se tenaient sous une des arches avec leurs chiens, à l'abri de la pluie, et le blond au milieu. La seule raison pour laquelle Joshua le reconnut, c'était parce Dagobert était couché à côté de lui, et parce qu'une mèche blonde dépassait des couettes dans lesquelles il était emmitouflé ; à part cette mèche blonde et un bout de son nez, tout le reste de son corps disparaissait dans la masse de tissu.

Avant même d'en avoir conscience, Joshua, livide, s'était déjà précipité vers lui pour juger de son état.

- Il est malade, dit l'ami de Gabriel avec qui il avait discuté lorsque le blond s'était enfui, plus d'un mois auparavant. On a acheté des médicaments, mais il ne guérit pas. Je pense que c'est une simple grippe, mais j'ai peur que ça devienne plus sérieux si elle est mal soignée.

Joshua écarta avec précaution les couvertures du visage de Gabriel, qui avait les yeux fermés et les joues écarlates, et dont la respiration était erratique. Il ne donnait pas l'impression d'avoir remarqué que Joshua se trouvait là.

- Je suis désolé de t'avoir fait venir, reprit l'homme, mais il faut qu'il voie un docteur, et… on n'a pas d'argent, on n'a pas d'assurance maladie. D'habitude, on fait comme on peut, on se débrouille entre nous pour les médicaments, les petites babioles, mais là… je préfère être prudent. Il ne va pas très bien, ces derniers temps.

- Pourquoi vous ne m'avez pas appelé plus tôt ?

- On s'est dit que ça passerait… Et puis l'autre, il est têtu. Il voulait pas. "Non, non, pas Joshua", qu'il disait. Mais maintenant, si ça peut l'empêcher de faire une pneumonie, je me fous bien de ce qu'il peut dire.

Joshua baissa à nouveau les yeux vers Gabriel, blessé d'entendre que l'autre ne voulait pas de se présence dans un moment comme ça. Évidemment, il fallait s'en douter, mais c'était toujours désagréable à entendre.

- Bon. Je me charge de tout. Je l'emmène chez le docteur et je le garde au frais chez moi le temps qu'il se rétablisse. On est d'accord ?

- Pas d'objection, répondit l'homme. Désolé, Joshua.

- Occupez-vous de Dago, pendant ce temps.

- Non…

Il leur fallut à tous un moment avant de réaliser que c'était la voix de Gabriel qui s'élevait, étouffée par les couvertures.

- Je reste ici…

- Tu rien du tout, coupa Joshua, autoritaire. J'ai attendu tout ce temps que tu donnes signe de vie, mais j'en ai marre de passer mon temps à compter les heures, alors maintenant, on va jouer selon les règles de mon jeu !

Et pour joindre le geste à la parole, il s'empara de Gabriel et le souleva comme un sac à patates sous le regard légèrement inquiet du reste de la bande.

Est-ce que ça allait vraiment bien se passer ?

.oOo.

Le lit avait l'air tellement plus complet quand son blond dormait dedans…

Joshua ne pouvait s'empêcher de le contempler, assis sur le rebord. Il l'avait emmené chez le docteur, il avait acheté les médicaments prescrits, et quand il était rentré, il lui avait donné un bain comme à un enfant, en lui frottant le dos et en lui lavant les cheveux – la fièvre de Gabriel était tellement élevée qu'il n'avait pas desserré les dents de toute l'opération, se contentant de fixer le mur d'un regard vide et de claquer des dents dans l'eau. De même, il n'avait rien dit quand Joshua l'avait tiré du bain et l'avait habillé avec des affaires à lui, avant de lui sécher les cheveux et de le pousser dans son lit pour qu'il se repose. Il s'était endormi presque aussitôt, et Joshua n'avait pas su en détacher son regard.

Il fallait qu'il fasse attention à ne pas faire n'importe quoi. Sa visite chez le docteur lui avait appris qu'il ne servait à rien de lui donner de bain à 2°c en dessous de la température du corps, et qu'il fallait éviter de trop le couvrir, ça n'arrangeait rien. Il avait donné d'autres précisions que Joshua s'appliquait à suivre scrupuleusement, même si quelque part, l'idée que Gabriel guérisse et quitte son appartement ne lui était pas foncièrement agréable.

Mais bon, parfois, il fallait penser à l'autre avant de penser à soi…

Gabriel aussi, visiblement, pensait à un autre avant de penser à Joshua.

- Lawrence…

Pour la première fois, Joshua ressentit de la jalousie en songeant que le nom qui passait dans l'esprit embrumé de Gabriel, pendant son sommeil, ce n'était pas le sien. Et d'abord, c'était qui, ce Lawrence ? Il lui fallut un bout de temps pour se rappeler que c'était sous ce nom que quelqu'un de la bande à Gabriel avait appelé l'homme qui lui avait taxé une cigarette la première fois lorsqu'il était à la recherche de son blond, et qui l'avait fait appeler sous l'arche de la porte de Roubaix quelques heures auparavant. Bordel. Pourquoi pas "Joshua" ? C'était plus facile à prononcer que "Lawrence", en plus.

Quelques heures plus tard, quand Gabriel finit par ouvrir les yeux, Joshua se trouvait toujours à côté de lui – il n'avait pas bougé, à part pour préparer quelque chose de rapide à manger, et ne le quittait presque pas du regard ; les mouvements de cils de Gabriel s'ouvrant sur ses yeux bleus attira évidemment aussitôt son attention, mais il préféra rester silencieux jusqu'à ce que l'autre détecte sa présence. Ce qu'il tarda à faire, visiblement dans les vapes, mais lorsque ses pupilles se braquèrent sur le visage de Joshua, le brun sentit ses entrailles faire un bond.

- Joshua ? murmura l'autre d'une voix fatiguée.

Ses joues étaient moins rouges que lorsque Joshua l'avait découvert sous la porte de Roubaix, mais il était évident au premier regard que la fièvre était toujours bien présente.

- Ouais, répondit celui-ci d'une voix calme. T'es chez moi, dans mon appartement.

- … Pourquoi ?

Les sourcils blonds de Gabriel se froncèrent un instant, et Joshua soupira rapidement en songeant que l'instant de grâce post-réveil n'avait pas duré longtemps.

- C'est ton ami Lawrence qui me l'a demandé. Tu es malade. Je te garde chez moi le temps que tu guérisses.

Il y eut quelques instants de silence, puis Gabriel tenta de se lever, aussitôt ramené sur le lit par la main de Joshua – l'autre était si faible qu'il n'y eut besoin que de le pousser un peu pour qu'il tombe en arrière.

- Reste là, Gabriel.

- Il faut que je m'en aille…

- Gabriel, arrête. Je te promets que tu t'en iras dès que tu seras guéri… si tu veux t'en aller. Mais je te garde ici jusqu'à ce que tu ne sois plus malade.

- Mais…

- S'il te plaît, arrête de faire ça à chaque fois… Accepte juste, d'accord ? Je ne demande rien. Je veux juste que tu n'attrapes rien de pire en retournant dans la rue sans que ta grippe soit soignée pour de bon.

Joshua était certain que le monstre de fierté qui se trouvait devant lui aurait eu d'autres arguments à rétorquer en temps normal, mais Gabriel était faible, et il laissa retomber sa tête entre les oreillers en étouffant un soupir.

- T'as vraiment l'air de ne pas supporter ma simple vision, murmura Joshua, le sourire aux lèvres, tandis que son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine.

Les yeux de Gabriel se posèrent sur lui, et son regard s'adoucit lorsqu'il répondit :

- Excuse-moi, Joshua…

- Je ne t'accuse pas… Simplement, tu ne veux pas essayer d'être franc avec moi ? Si tu me jettes, je m'en remettrai, tu sais. (Bon, ça n'allait pas être simple, songea-t-il in petto, mais bon.) Je voudrais juste savoir la vérité.

Gabriel étouffa un soupir, mais sous le regard insistant de Joshua, il finit par ouvrir la bouche, l'air décidé à passer aux aveux.

- Tu sais, Joshua… Je t'aime beaucoup.

Je t'aime beaucoup. C'était mieux que pas du tout – moins bien que "je t'aime", mais Joshua ne pouvait décemment pas trop espérer, si ?

- Mais pas assez, c'est ça ?

- Non, c'est pas ça, coupa Gabriel, tandis que Joshua haussait un sourcil d'étonnement. Je t'aime énormément. Mais il n'y a que les imbéciles qui s'imaginent qu'une relation dépend simplement de l'amour qu'on éprouve pour l'autre.

- Je suis un imbécile, alors.

- Moi, je suis lucide. Il y a trop de paramètres qui entrent en jeu, là.

- Lesquels ? Si c'est simplement parce que t'es SDF, Gabriel… Je refuse que cette simple raison gâche tout.

Gabriel haussa un sourcil, et son regard se refroidit un peu lorsqu'il répondit :

- Pour toi, c'est une simple raison, Joshua… Pour moi, c'est ma réalité de tous les jours. Supposons qu'on soit ensemble… tu vas vouloir qu'on vive ensemble, pour m'éviter de dormir dans la rue. Je vais refuser au début, mais je finirai par accepter, parce que je ne peux rien te refuser. Je me sentirai coupable, mais je m'habituerai à ce style de vie beaucoup trop rapidement. Et quand tu me quitteras, et que je devrai retourner dans la rue, ça sera encore plus dur que ça ne l'est maintenant. Si c'est pour avoir un aperçu de la lumière avant de retourner dans le noir, je préfère autant ne pas sortir de mes ténèbres…

- Mais pourquoi tu pars du postulat que je vais te quitter, à la fin ? C'est quand même dingue d'imaginer la fin d'une histoire avant même qu'elle ait commencé ! s'exclama Joshua, agacé.

- Je suis lucide.

- Non. T'es pessimiste, t'es fier et t'es têtu. Sacré combo !

Il y eut un moment de silence vibrant, tandis que les deux regards s'affrontaient, la glace contre les flammes – puis Joshua reprit plus calmement :

- Bon. Tu sais, j'ai pas non plus les clés de l'avenir. Pour ce que j'en sais, peut-être que nous deux, ça ne fonctionnera pas, en effet. Mais tu ne veux pas juste essayer ? Faire acte d'optimisme, pour une fois ?

- Alors que tu dis toi-même qu'on risque de se quitter un jour ?

- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? rétorqua Joshua. Ça se peut. Et ça se peut aussi qu'on ne se quitte pas. Et ça se peut aussi que je puisse t'aider à sortir la tête hors du trou, histoire que même si on se quitte, tu ne retournes plus à la rue. Tu m'as déjà expliqué ça, pas vrai ? Tu ne trouves pas de travail parce que tu n'as pas de logement, et tu ne peux pas te payer de logement parce que tu n'as pas de travail. C'est un cercle vicieux. Tu l'as dit, pas vrai ?

- Ouais, je l'ai dit, répondit Gabriel, méfiant.

- Je t'offre de t'aider. Je ne te demande rien en échange. Si tu t'installes avec moi, en tant que colocataire, par exemple, t'auras un appart, ce qui débloque un côté de la situation. Tu pourras postuler pour un boulot. Et une fois que t'auras le boulot, tout deviendra plus facile.

- Et le loyer en attendant, je fais comment pour le payer ?

- Tu le mets sur mon ardoise. Et tu me rembourses quand tu pourras.

- Joshua…

- Gabriel, si tu refuses à ce stade, c'est vraiment que tu cherches à te complaire dans ta misère, c'est pas possible autrement.

- Tu sais bien que c'est pas ça. Mais te faire payer mes loyers jusqu'à ce que je trouve un boulot…

- Et après ? Si on habite ensemble, le prix de cet appart sera divisé par deux, de toute façon, et là, je le paie tout seul. Ça ne changera rien pour moi, mais pour toi, ça pourra peut-être supprimer un obstacle de ta route. Si c'est le seul obstacle qu'il y ait entre nous à tes yeux, Gabriel, il est complètement bancal.

- Et Dagobert ? Ton appart accepte pas les chiens…

- Le proprio n'en saura rien.

- Mais Dago ne va pas apprécier de rester enfermé dans un appartement…

- On ira le promener. Et en plus, peut-être qu'il aimera ça, tu peux pas savoir sans essayer.

- T'es borné, hein ?

- Toi aussi !

Ils poussèrent tous les deux un soupir simultané qui aurait pu souffler la maison des trois petits cochons – puis Gabriel se renfonça dans ses oreilles, et répondit :

- Laisse-moi réfléchir. Ça ne se décide pas comme ça.

Son expression signifiant clairement qu'il n'en dirait pas plus pour le moment, Joshua décida de ne pas revenir à la charge tout de suite. Après tout, il fallait qu'il se repose s'il voulait faire baisser sa fièvre.

.oOo.

- Si j'habite chez toi, tu dormiras où ?

Le murmure de Gabriel était à peine perceptible, et Joshua était sur le point de s'endormir quand la phrase fut prononcée, mais quelque part, son instinct Gabrielique lui souffla que l'autre s'était mis en mode conversation, et que l'enclenchement de ce mode était une chose assez rare pour être appréciée – et exploitée, si c'était possible.

- Dans le canap', si tu veux pas de moi dans le lit, répondit Joshua d'une voix endormie.

Il s'était glissé entre les couvertures à côté de Gabriel, et se tenait allongé tout contre lui, les lèvres dans sa nuque et les bras lui entourant le corps. Le blond n'avait émis aucune objection quand il s'était installé près de lui, il en avait déduit qu'il en avait le droit.

- J'aurais l'impression d'exploiter ta gentillesse si j'acceptais ta proposition…

- C'est pas de la gentillesse. C'est mû par mon intérêt personnel et mon envie de garder près de moi.

- Alors, le jour où je n'aurai plus d'intérêt à tes yeux, je retourne dans la rue ?

- Si ce jour arrive, t'auras trouvé un boulot avant et tu pourras te louer un appart à toi, répondit Joshua, la moitié de sa phrase entrecoupée dans un bâillement.

Il y eut un long silence en guise de réponse, pendant lequel le brun commençait à se rendormir, avant que la voix de Gabriel ne s'élève à nouveau.

- C'est agréable de dormir dans un lit.

Même à moitié endormi, Joshua pouvait sentir toute l'amertume de Gabriel à travers ces simples mots. En guise de réponse, il resserra ses bras autour de lui, et murmura :

- Pourquoi tu t'es retrouvé à la rue ?

C'était une question personnelle qu'il n'avait jamais osé poser, et dont il savait de toute façon qu'il n'obtiendrait pas de réponse ; mais Gabriel devait certainement être en mode confidences ce soir, car il répondit en murmurant :

- Assez facilement. Mes parents m'ont mis à la porte quand ils ont appris que j'étais gay. J'avais dix-neuf ans… Officiellement majeur, donc difficile de trouver des aides. Les associations ressemblaient à des sectes, j'ai préféré ne pas aller frapper à leur porte. J'ai fini par rencontrer la bande à Lawrence et squatter avec eux.

Joshua resta silencieux, sidéré de ce que l'autre lui racontait.

- Tes propres parents t'ont mis à la porte parce que tu leur as dit que t'étais gay ?

La simple idée lui était inconcevable, étant donné que ses parents à lui avaient accepté l'idée avec beaucoup de tolérance et un brin de fatalisme, si on en croyait le haussement d'épaules de sa mère accompagné d'un "c'est pas comme si je m'en doutais pas".

- Ouais… Ça peut te paraître difficile à croire, mais mes parents sont des gens plutôt aisés. Je ne dis pas que la tolérance a un rapport avec la richesse, mais tout est généralement assez lié : tu es chef d'entreprise, capitaliste, tu votes pour l'UMP… Je ne veux pas faire de généralité, mais il arrive souvent que ces gens-là ne soient pas trop en faveur de l'homosexualité. En ce qui concerne mes parents, ils sont carrément homophobes, que ce soit mon père PDG ou ma mère avocate. Et moi, leur rejeton, rebelle et communiste, et gay par-dessus le marché… On n'a jamais eu tellement d'affinités, eux et moi, même avant mon coming-out.

- Je vois…

- Je pensais tout de même que ma mère mettrait de côté son intolérance… Je suis son fils après tout. La chair de sa chair, l'enfant qu'elle a porté neuf mois dans son ventre. Mais il faut croire que quand t'es gay, tout ça, ce n'est que du détail. Ils ont été assez virulents, tous les deux… J'ai dû quitter la maison en vitesse.

- T'avais personne chez qui te réfugier ? Un ami, un cousin ?

- Je n'ai pas de cousins… ou si j'en ai, je ne les connais pas. Pour mes amis, ils m'ont logé pendant les premiers jours à tour de rôle, mais j'ai fini par m'en aller… Je ne voulais pas être une charge.

- Ta putain de fierté, Gabriel…

- Faut faire avec, désolé.

Le sommier grinça tandis que Gabriel se retournait vers Joshua, et sa voix murmura :

- Je sais que tu es sincère quand tu me demandes de rester ici. Malgré tout, j'ai pas envie d'accepter.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne supporterais pas que ça foire à nouveau avec une personne en qui j'aurais placé ma confiance. Mes parents, c'est suffisant.

- Mais je…

- Je sais. Tu ferais tout pour ne pas me trahir. Même si ça voulait dire que tu devrais mettre de côté tes sentiments personnels. C'est ce que tu ferais, non ? Parce que t'es gentil, Joshua. T'as l'air d'un type au sale caractère, mais t'as un bon fond. Et même si tu voulais rompre avec moi, tu te sentirais coupable d'être celui qui me ramènerait à la rue, et pour que ça n'arrive pas, tu resterais avec moi, enchaîné. Je n'ai pas envie de ça…

Joshua sentit le visage de Gabriel se glisser dans son cou, et il resserra un peu plus fort ses bras autour de lui – il n'y avait vraiment que ce type pour se prendre la tête d'une telle façon.

- Gabriel, finit-il par murmurer, je vais te dire un truc. Depuis le début, c'est moi qui te poursuis et c'est toi qui m'évites. Si quelqu'un veut mettre fin à notre relation, ça sera toi, pas moi.

- Je t'évite pour que ça n'aille pas plus loin… Ça ne signifie pas que je sois moins attaché à toi que toi à moi.

- C'est stupide…

- C'est stupide pour toi, Joshua. Moi, c'est mon monde que je joue, là. Je préfère être prudent.

- Tu te construiras un nouveau monde avec moi ! Mais si tu ne fais jamais confiance aux gens, tu ne te sortiras jamais de ce cercle vicieux. Accepte, Gabriel… Accepte-moi.

Il n'y aucune réponse, simplement des bras qui se glissèrent autour du corps de Joshua et des lèvres qui s'emparèrent des siennes. Peut-être que c'était suffisant.

.oOo.

Deux mois plus tard

.oOo.

Une fois, rien qu'une fois, Joshua aurait aimé que le ciel du Nord ne se sente pas obligé de déverser ses trombes d'eau sur lui chaque fois qu'il sortait. C'était passablement irritant de sentir ses fringues trempées, surtout depuis qu'il n'avait plus de parapluie et qu'il ne devait son peu de protection qu'à une simple capuche – sans compter que les gens se mettaient à courir pour échapper à l'averse, et que bien souvent, ils le bousculaient. Dans ces moments-là, Joshua avait envie de les prendre par le cou et de leur claquer la tête contre le mur pour leur enseigner le respect.

Toutefois, les pensées haineuses qu'il nourrissait envers le reste de l'humanité s'évanouirent lorsqu'il s'engagea dans la rue de Rihour et qu'il découvrit au pied d'une terrasse une boule de vêtements cachée sous un parapluie noir qui avait autrefois été le sien, avec une truffe humide qui en dépassait, et deux pieds aux chaussures en tissu complètement détrempées.

Brusquement, la pluie n'eut plus d'importance à ses yeux, à lui qui allait prendre un bon bain chaud quand il rentrerait, accompagné d'une tasse de thé brûlant ; il fourra les mains dans les poches de son k-way et s'avança vers le monticule de tissu, puis s'agenouilla devant.

- Gabriel ?

Le parapluie s'écarta un petit peu, et laissa apparaître un visage dont le bas était masqué par la couverture qui recouvrait le corps de son propriétaire, et dont les yeux bleus se plissèrent lorsque les lèvres esquissèrent un sourire.

- Salut Joshua. Ça va ? Ça fait un bail.

Évidemment, que ça faisait un bail. Ça n'avait pas de sens de passer sans arrêt par cette rue, à part pour continuer à enfoncer le couteau dans la plaie. S'il était là, aujourd'hui, c'était bien parce que la pluie l'avait suffisamment distrait pour qu'il en oublie Gabriel, un court instant.

- Tu veux venir t'abriter chez moi ?

- C'est gentil, mais non.

La deuxième fois que Joshua avait passé la nuit avec Gabriel, lorsqu'il était malade, il s'était réveillé pour se rendre compte que le blond s'était à nouveau enfui. Cette fois, il avait laissé un petit mot sur la table, sur lequel il était simplement inscrit "je suis désolé", mais qui n'avait besoin de rien de plus pour être parfaitement clair.

Gabriel avait refusé, simplement. Entre la peur de voir sa confiance trahie dans le futur et son existence monochrome sans le sou, sans bonne surprise, mais sans mauvaise non plus, il avait choisi la deuxième solution.

Il avait fait une petite disparition d'une semaine, puis il était revenu s'installer devant sa terrasse habituelle, avec Dagobert, sa casquette militaire retournée pour récolter des pièces, comme à l'accoutumée.

Lorsque Joshua l'avait vu assis là pour la première fois après sa fuite, il s'était précipité vers lui, mais la phrase que Gabriel lui avait adressé l'avait stoppé net.

- Salut, beau gosse. T'as pas une petite pièce ?

Je ne veux pas de ton argent, Joshua.

Lui qui avait toujours refusé son aumône, qu'est-ce qui pouvait mieux montrer à quel point il avait tout mis derrière lui ? Et lorsque Joshua lui avait tendu une pièce d'un euro, il avait eu l'impression qu'il venait de briser pour de bon ce qui était déjà fendu. Gabriel avait eu du mal à sourire, mais il n'avait pas flanché. Et Joshua s'était détourné, et il avait continué sa route.

On ne pouvait pas forcer les gens à vous aimer, après tout.

Depuis, lorsqu'il passait dans cette rue, généralement, il ne s'arrêtait plus. Il se contentait de jeter un regard à Gabriel, qui lui souriait de ce sourire qu'il servait à tout le monde, et il continuait sa route en détournant le regard.

Il y avait des fois aussi où il ne pouvait pas s'empêcher de s'agenouiller devant lui. Comme aujourd'hui.

- Gabriel… C'est peut-être inutile de te dire ça, mais si jamais tu changes d'avis… Tu sais où j'habite. D'accord ?

- Joshua…

- Chut. Tais-toi. Je te préviens simplement… Juste pour que tu saches que ma proposition tient toujours.

Doucement, il glissa sa tête sous le parapluie, écarta la couverture, et embrassa les lèvres chaudes de Gabriel – deux mois avaient beau s'être écoulés depuis, il n'en avait toujours pas oublié le goût.

- Même si tu ne viens pas… je t'attends quand même, murmura-t-il.

Il gratouilla rapidement la tête de Dagobert qui le regardait de ses grands yeux humides, puis s'extirpa de l'abri de fortune, et se releva – le visage de Gabriel était à nouveau masqué à son regard, caché sous le parapluie.

- Je t'attends, répéta-t-il, avant de tourner les talons et de prendre le chemin de chez lui.

Il savait que Gabriel ne viendrait pas, mais ce n'était peut-être pas inutile de lui faire comprendre que son refus n'avait pas pour autant grillé ses chances.

Devant la terrasse, le parapluie s'inclina légèrement vers l'arrière alors que les yeux de Gabriel suivaient sa silhouette.

.oOo.

Fin.

.oOo.