Un nouveau chapitre qui nous rapproche de la fin de la première partie. Le prochain chapitre contiendra un peu plus d'action, promis :)
Chapitre 13
Clay fit les cents pas en regardant une nouvelle fois l'horloge murale. La réunion aurait dû commencer depuis vingt bonnes minutes maintenant mais le responsable de la division était introuvable. Un mensonge d'après Aaron. Malgré tout ce dernier demeurait étrangement calme, sirotant un thé insipide en lisant le journal. Il fallut dix minutes supplémentaires avant que les deux hommes ne soient enfin convoqués dans la salle de réunion.
Plusieurs hommes en uniforme étaient déjà présents. Clay reconnu l'inspecteur Lagarde avant d'être présenté au commissaire divisionnaire, son secrétaire, l'inspecteur Alford et un autre policier moins gradé, Rollins. Il vit son ami se tendre légèrement à ses côtés et serrer les poings discrètement avant de joindre ses mains derrière le dos.
— Mr Browning, c'est un plaisir de vous rencontrer, commença le commissaire.
— Le plaisir est partagé, répondit poliment Aaron.
— Nous sommes là pour discuter de ce tueur en série que la presse surnomme déjà le Chasseur de Sorcières, récapitula le secrétaire. L'inspecteur Lagarde et le détective Browning ici présent ont travaillés conjointement sur l'affaire mais sans résultat pour le moment.
— Nous avons tout de même établis un profil, souligna l'inspecteur.
— Ouais un profil, se moqua Alford. Qui correspond à quoi ? Un tiers de la population londonienne ? Beau boulot !
— Messieurs s'il vous plait ! Vous n'êtes pas là pour juger du travail de vos collègues mais pour collaborer afin d'arrêter ce tueur, intervient le commissaire en se redressant de toute sa hauteur.
— Peut être qu'un partenariat avec le BIS pourrait être instructif, tenta Aaron sans conviction.
— Hors de question, grogna Alford.
— L'inspecteur Alford a raison. Nous ne pouvons laisser enquêter des civils. C'est un travail de policier. Et si vous n'aviez pas travaillé pour nous dans le passé Mrs Browning, je peux vous assurer que nous ne vous aurions jamais laissé épauler l'inspecteur Lagarde ici présent.
Aaron resta silencieux et l'homme reprit :
— Quoi qu'il en soit, il a été décidé en haut lieu de confier l'affaire à l'inspecteur Alford. Un regard nouveau pourrait être bénéfique.
Clay vit le détective se retenir de partir. Il ne cachait rien de son mépris pour l'autre homme, pas plus que l'inspecteur Lagarde dont le visage avait viré au rouge.
— Si je puis me permettre Monsieur le Commissaire, commença Lagarde avant d'être coupé.
— C'est inutile d'en discuter. L'inspecteur Alford a déjà commencé à reprendre le dossier.
— Pourquoi ce simulacre de réunion si la décision était déjà prise depuis longtemps ? demanda Aaron.
— Par… courtoisie ? Nous ne souhaitons pas vous écarter de l'affaire Mr Browning. Juste vous donner un peu de recul nécessaire. De plus la mort de ce jeune garçon vous implique émotionnellement dans cette affaire. Si jamais la presse l'apprenait…
— Peut être que la presse devrait être mise au courant des raisons de ce changement de direction, menaça Aaron.
— Vos sous-entendus sont indignes de vous Monsieur. Je passe pour cette fois mais faites attention. Nous ne voudrions pas à avoir à vous écarter définitivement de toutes nos enquêtes, dit sèchement le commissaire avant de prendre congés en compagnie de son secrétaire.
— Tu vois Browning, laisse faire les vrais policiers, se moqua Alford.
— Et où sont-ils ? demanda Aaron. Parce que si mes souvenirs sont bons, tu as un des taux de réussite les plus bas de Scotland Yard.
— Quel dommage que ce type ne s'en prenne pas à des gars comme toi Browning. Il nous rendrait service ! Peut-être qu'on devrait lui donner une médaille pour ce qu'il fait. Qu'est-ce que tu en pense ?
Clay observa Aaron et remarqua le tatouage de lumière s'étendre le long de son avant-bras, semblable à la fois où il avait fait usage de sa magie pour le divertir. L'inspecteur Lagarde le remarqua aussi et s'interposa discrètement, repoussant Alford d'un geste de la main.
— Ça suffit maintenant ! Alford, vous devriez nous laisser.
— A vos ordres, répondit l'inspecteur en s'inclinant faussement devant eux avant de sortir en compagnie de son collègue.
Le détective serra les dents et tenta de reprendre le contrôle tandis que Clay se faisait discret.
— Quels enfoirés, s'écria Aaron.
— Je sais gamin, je sais. Mais on ne peut plus rien y faire.
— Je ne comprends pas. Que cherchent-ils à faire ?
— Vous le savez bien. Des sorcières, un orphelin… C'est une décision politique. Personne ne se soucie de ces gens-là, surtout pas les personnes aux pouvoirs. Lord Salisbury1 voudrait imposer le dépistage et le fichage de la population magique. Actuellement le Collégium bénéficie du soutien des londoniens et possède une certaine influence sur le gouvernement. Mais laissez la révolte éclater et les sorcières descendre dans la rue pour manifester et vous obtiendrez le climat parfait pour installer un régime de répression. Rappelez-vous du Bloody Sunday…
— Ce sont des abrutis ! s'énerva Aaron avant de se reprendre.
— Ecoutez-moi… Ce que j'ai à vous dire ne va pas vous plaire mais vous devez me promettre de garder votre calme.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Aaron en cessant presque de respirer.
— Ils ont trouvé un autre cadavre ce matin.
— Quoi ? Comment ça ? s'écria le détective.
— Ils l'ont trouvé dans un dock près de la Tamise. Un endroit isolé. D'après le légiste, le meurtre a eu lieu il y a deux jours mais on ne l'a trouvé que ce matin. Mais je n'en sais pas plus, ils m'ont dégagé de l'affaire aussi sec.
— Est-ce que vous pourriez essayer de vous renseigner discrètement ? Voir s'il y a eu des témoins ? Des indices ?
— Je le ferais. Mais soyez prudent… tous les deux. Ils ne vous louperont pas s'ils apprennent que vous travaillez encore dessus.
— Comme si je pouvais laisser tomber…
Le détective fit signe à Clay de l'accompagner et salua Lagarde d'un signe de tête.
— Au revoir, dit poliment le jeune homme avant de rejoindre Aaron qui avait déjà atteint le couloir.
Pressé de sortir du bâtiment, Aaron accéléra le pas sans se soucier de son assistant. Ce ne fut qu'une fois à l'extérieur qu'il s'arrêta pour attendre Clay, hésitant à allumer une cigarette.
— Vous ne devriez pas fumer ça.
— Pourquoi donc ? demanda Aaron en haussant un sourcil.
— Ça donne mauvaise haleine, plaisanta le jeune homme.
Le détective sourit à son tour en rangeant l'objet dans une de ses poches. La tension s'envola l'espace d'un instant et Aaron en profita pour serrer chaleureusement l'épaule du médium pour le remercier.
— Que fait-on maintenant ? demanda Clay.
— Avant toute chose, je dois voir Isobel. Pour la suite… il faudrait réussir à se procurer un exemplaire du rapport du médecin légiste, répondit le détective en redevenant sérieux.
— Comment ? Je vous rappelle que nous n'avons plus d'accréditations.
— Il vaut mieux que tu l'ignore.
— Vous allez me laisser dans l'ignorance ? demanda Clay, surpris et vexé.
— Ce que je compte faire n'est pas très… éthique. Cela pourrait même se révéler répréhensible aux yeux de la loi.
— Peu importe. Ne me mettez pas à l'écart !
— Clay ! Ce n'est pas un jeu.
— Je le sais, répondit le jeune homme en soutenant son regard.
— Je… commença Aaron avant de regarder derrière lui.
Posant une main au creux de ses reins, il poussa doucement son assistant dans la rue pour s'éloigner de Scotland Yard. Tout en marchant, il se pencha discrètement vers le jeune homme pour lui murmurer à l'oreille :
— Je compte rendre une petite visite privée au Labo.
— Ils ne vous laisseront pas rentrer… mais vous le saviez déjà n'est-ce-pas ?
— Exact. Mais je ne compte pas leur demander leurs avis.
— Qu'est-ce que vous comptez faire exactement ?
— Tu sais je n'approuve pas le comportement des gens comme Alford mais ils ont raison sur au moins un point.
— Lequel ?
— Les gens comme eux ne peuvent pas grand-chose contre les gens comme moi. C'est bien pour cela qu'ils en ont si peur… Si je veux rentrer dans le Labo, il n'y a rien qui puisse m'en empêcher.
— C'est ça que vous trouvez immoral ? se moqua Clay. Ce n'est pas juste répréhensible par la loi, c'est condamnable.
— Seulement si on se fait prendre.
— Quand est-ce que vous voulez… ?
— Cette nuit.
— Je veux vous accompagner, exigea Clay.
— Impossible. Tu n'as pas écouté ce que je viens de dire ? Je vais entrer par effraction dans un établissement affilié à Scotland Yard.
— J'ai très bien entendu et ce n'était pas une requête. Je viens avec vous.
— Mr Hamforth, vous me surprenez de jour en jour !
— Quand est-ce que nous partons ?
— A la nuit tombée. Tu avais autre chose de prévu ?
— Je pensais aller voir Gunter ce soir. Je n'en aurais pas pour longtemps.
— Gunter et la magnifique Margareth n'est-ce pas ?
— Comment pouvez-vous savoir qu'elle est magnifique ?
Aaron répondit par un sourire énigmatique et Clay fit les gros yeux.
— Très bien, tu as la permission de minuit, finit par répondre le détective, amusé par la réaction de son cadet.
Complices, les deux hommes se mirent à rire avant qu'Aaron ne s'éloigne à une distance plus convenable.
De longues heures plus tard, après une après-midi relativement calme et le départ de son assistant, Aaron décida d'aller retrouver sa sœur avant que le soleil ne disparaisse complétement. Il se tenait désormais devant la porte close de la petite chambre que louait Isobel, attendant qu'elle vienne lui ouvrir avec une certaine impatience. Habituellement il faisait preuve d'un sang-froid à toute épreuve mais les récents événements avaient mis ses nerfs à fleur de peau, le rendant irritable.
— Enfin ! s'exclama-t-il en entrant dans la pièce.
— Bonjour à toi aussi cher frère, s'agaça Isobel devant son manque de savoir vivre.
— Excuse-moi, viens là.
Serrant furtivement sa sœur dans ses bras, Aaron ne put s'empêcher de constater la coloration excessive qui avait envahi les joues de la jeune fille. La regardant avec plus d'attention, il remarqua ses vêtements froissés et sa respiration irrégulière qu'elle tentait de cacher avec maladresse. Jetant un œil autour de lui, il finit par se retourner vers Isobel.
— Je te dérange?
— Non, pas plus que d'habitude.
— Menteuse, s'amusa le détective. Tu avais de la compagnie peut être ?
— Ça ne te regarde pas. Si tu me disais plutôt ce que tu viens faire ici ? Que je puisse reprendre mes… activités ?
— Pourquoi donc ? Tu ne me le présente pas ?
— Ce n'était pas dans mes intentions.
— J'ai bien le droit de connaitre la personne que tu fréquente non ?
— Non. Alors ? La raison de ta visite ? demanda la jeune fille en soulevant le menton comme pour défier son grand frère.
— Ce n'est pas le bon moment pour en parler. Je… repasserais.
— Tu es sur ?
— A moins que tu changes d'avis et que tu ne te décides à me dire qui tu caches dans ton placard ?
— Pour ton information, il n'est pas dans le placard mais dans la salle d'eau.
— Présente le moi, insista-t-il.
— Au revoir Aaron, sourit Isobel en le poussant vers la sortie.
— Je finirais par savoir ! rétorqua le détective pour avoir le dernier mot.
— Gunter !
Clay se faufila entre la foule inhabituellement nombreuse présente ce soir-là chez Mary. Le jeune homme héla à nouveau son ami pour attirer son attention avant de réussir à le rejoindre. Prenant place sur une des chaises libres, Clay observa les deux hommes attablés autour de lui. Visiblement Gunter était en pleine partie de carte contre James, le plus jeune frère de Mary. Agé d'une trentaine d'année, il lui arrivait de tenir le bar pour rendre service à sa sœur. Lors de sa première rencontre avec Gunter, les deux hommes s'étaient battus comme des chiffonniers. Avec le temps ils avaient lié un semblant d'amitié qui s'arrêtait une fois les portes de l'établissement franchis. Ancien marin, il n'était pas rare que Clay et lui passent de longues heures à discuter de ses voyages autour du monde.
— Jamie, le salua-t-il.
— Clay ! Je commençais à croire que tu avais disparu, plaisanta l'autre homme.
— Il est bien trop occupé par son nouveau boulot, se moqua Gunter en abattant ses cartes d'un geste triomphant.
James jeta les siennes sur la table avant de lancer d'une pichenette quelques pièces dans la direction de Gunter.
— Tu m'énerve Hamforth. J'étais en train de gagner avant que tu t'amènes.
— C'est ça, dans tes rêves, railla Gunter en levant son verre en direction de son adversaire avant de l'avaler d'une traite.
— Alors ce job ? Gunter m'a raconté pour ton patron.
Clay roula des yeux en regardant son ami. Il se souvenait encore de cette nuit-là, quand, venant d'apprendre la vérité au sujet d'Aaron, il avait rejoint Gunter et Margareth pour une nuit d'ivresse. Il se sentait coupable d'avoir partagé cette information avec son ami, bien que, sur le moment, il s'était sentit soulagé d'en parler. Avec le recul, il avait honte d'avoir réagi de la sorte mais il était trop tard pour revenir en arrière.
— Décidément ! Tu ne sais pas tenir ta langue, s'agaça-t-il.
— Hey, c'est une information de première importance !
— Ce travail est vraiment intéressant, finit-il par répondre en ignorant son ami.
Les deux hommes pouffèrent de rire, agaçant le jeune homme.
— Vraiment les gars ? Vous êtes lourd. J'aime ce que je fais. C'est toujours mieux que de décharger des caisses de marchandises à longueur de journée ou de vivre aux crochets de sa sœur, rajouta méchamment Clay en voyant ses amis se moquer de lui.
— C'est vrai tu as raison, concéda James en lui tapant l'épaule. Mais enquêter sur des meurtres… Je n'aurais jamais pensé ça de toi. Tu me surprends.
— C'est…
Le jeune homme haussa les épaules avant de reprendre : « c'est particulier mais captivant. J'apprends beaucoup. »
— Tu as quand même faillit te faire… commença Gunter avant de terminer par une imitation grotesque d'une pendaison. Et quel ne fut pas ma surprise de l'apprendre par le biais des journaux ! Pas un mot de ta part, rien, rajouta le jeune homme visiblement vexé.
Clay ne répondit rien. Gunter avait toujours été son ami, l'acceptant sans condition mais… depuis qu'il avait commencé à travailler pour Aaron, le jeune homme avait pris conscience de l'abime qui le séparait aujourd'hui de son ami et de son ancienne vie. Gunter n'avait pas tort, il aurait pu mourir ce jour-là si le tueur n'avait pas choisi de le laisser vivre. Mais il n'avait aucun regret malgré la peur panique qu'il avait ressenti ce jour-là. Il était difficile d'expliquer que ce danger était un prix à payer qu'il acceptait avec joie. Gunter ne le comprendrais jamais contrairement à Aaron. Avec le détective il n'y avait pas besoin de mot : l'excitation, la frustration, la satisfaction qu'apportait ce genre de métier… il connaissait tout ça. James qui avait connu une vie d'aventure était en mesure de le comprendre.
Le jeune homme n'avait plus les mêmes aspirations qu'avant. Aujourd'hui il avait des responsabilités à assumer, un avenir... Mais malgré tout Gunter demeurait son ami, aussi se sentit-il coupable d'avoir pris ses distances. Gêné, il préféra changer de sujet. Ils n'avaient déjà que trop parlé de son nouveau métier et il n'avait aucune envie de parler de cet incident avec le tueur. Avec son ami, la moitié des habitués devait être au courant des moindres détails de sa vie et il devait se l'avouer, il ne supportait pas que l'on puisse se moquer d'Aaron à cause de sa sexualité. En fait il ne supportait pas qu'on puisse se moquer de lui tout court à vrai dire.
James lui adressa un regard compatissant avant de se lever.
— Bon ce n'est pas tous les gars mais je vais bientôt devoir reprendre le travail alors je vais en profiter pour aller fumer avant que Mary ne revienne, dit James en tâtant ses poches avant de reprendre : Elle me surveille en ce moment… ça fait des jours que je n'ai pas pu en fumer une. Ah les femmes, soupira-t-il. Des volontaires pour m'accompagner ?
— J'essaie d'arrêter, déclina Gunter.
Clay refusa d'un signe de tête.
— L'un de vous à du feu ?
Gunter se contorsionna pour atteindre sa poche arrière. Il jeta un paquet d'allumette à James en souriant.
— On mérite bien une tournée gratuite non ?
— Tu veux que Mary m'étripe ?
James porta une cigarette à sa bouche et salua les deux hommes d'un geste de la main avant de s'éloigner dans la foule. Après son départ, Gunter se retourna vers lui, se penchant sur la table pour pouvoir se faire entendre en toute discrétion.
— Ecoute je ne voulais pas t'énerver tout à l'heure, s'excusa-t-il.
— Ce n'est rien, répondit Clay en commandant une boisson sans alcool.
Après quelques secondes de reflexion, Clay décida d'être franc avec son ami.
— Tu sais Gunter, Aaron est quelqu'un de bien. Peut-importe sa vie privée, ça ne change pas ce qu'il est. Il m'a donné une vraie opportunité et… je n'aime pas qu'on lui manque de respect comme ça. Il ne mérite pas ça.
— Tu as raison. C'est juste que… coucher avec des hommes… C'est tellement bizarre. Je n'arrive pas à me faire à cette idée. Mais je l'ai rencontré hier tu sais ? Si je n'avais pas su qu'il était un… je ne l'aurais jamais deviné, ajouta-t-il après un silence évocateur.
— C'est une des raisons de ma présence ici. Il m'a parlé de ta visite. Comment a tu trouvé l'adresse ? demanda Clay.
— Ce n'était pas bien dur la plupart des informations ont été publié dans les journaux… et il n'existe pas beaucoup de détective spécialisé dans ce genre de domaine. Si quelqu'un comme moi arrive à faire le recoupement… j'espère pour toi que ton père ne lit pas ce genre de presse.
Clay se raidit. Depuis son rêve, il n'avait eu que très peu de temps pour penser à son père. Des dizaines de questions se bousculaient dans sa tête. Des questions auxquelles il n'était pas sur de vouloir des réponses. Il savait également que son père exigerait de lui des explications sur sa nouvelle vie et qu'il ne se générait pas pour le juger et critiquer Aaron. Une confrontation qu'il n'était pas prêt à avoir. Mais son père était un homme imprévisible, capable de lui rendre visite à l'improviste. Une chose qu'il préférait éviter.
Clay soupira. Il finirait bien devoir affronter son père un jour ou l'autre… mais pour le moment, il préférait ne plus y penser.
— Je sais que tu ne serais pas venu sans une bonne raison, alors… tu vas m'obliger à te le demander ou tu vas me dire pourquoi tu voulais me voir ?
— C'est un peu compliqué… commença Gunter en se frottant la nuque.
— De quoi ? s'impatienta Clay.
— C'est juste…
Le jeune homme hésita avant de finalement abandonner en soupirant : « Non laisse tomber. »
— Gunter.
Clay posa sa main sur l'avant-bras de son ami pour l'encourager. Tergiverser de la sorte ne lui ressemblait pas.
— J'ai rencontré une femme il y a quelques mois, avoua-t-il.
— Je vois, se moqua Clay. Tu t'es encore attiré des ennuis ?
— Non ! C'est sérieux cette fois.
— Cette fois ? souligna le jeune homme avec un sourire railleur.
— Si c'est pour te moquer…
— Non excuse-moi. C'est juste que je n'ai pas l'habitude de te voir comme ça.
— Elle vient d'une famille noble tu comprends ? Fréquenter un gars comme moi ? Ce n'est pas bon pour leur réputation.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ?
— C'est un peu compliqué. J'aimerais… J'ai besoin de savoir qui est sa famille. Je veux que tu les retrouve. Je ne connais pas son nom de famille, et je n'ai que sa photo et son prénom à te fournir.
— Pourquoi est-ce que tu ne lui demande pas directement ?
— Je ne peux pas, soupira Gunter. Elle a toujours refusé d'en parler. Mais j'aimerais lui demander sa main et pour se faire, j'ai besoin d'en savoir plus et je me suis dit que peut être… avec ton nouveau boulot… peut être que tu aurais pu les trouver…
— Je…
Clay se redressa nerveusement sur sa chaise, mal à l'aise.
— Nous ne sommes pas vraiment ce genre de détectives tu sais ?
— Oui, je t'avais dit que c'était ridicule.
— Mais… peut-être que je pourrais demander à Aaron d'y jeter un œil ?
— Tu ferais ça pour moi ?
— Bien sûr.
— Merci Clay, c'est vraiment très important pour moi. Je… Je sais que c'est beaucoup demandé mais j'apprécierais que ça reste entre nous et ton patron.
— D'accord, je verrais ce que je peux faire.
— Merci ! Je dois avoir sa photo quelque part.
Gunter fouilla dans les poches de veste à la recherche de son vieux portefeuille en cuir. Il en sortit une photographie abimé par des manipulations excessives mais dont il avait malgré tout prit grand soin.
— Elle s'appelle Ann, précisa Gunter en caressant la photo avant de la tendre à Clay.
— Je peux te poser une question ? demanda le jeune homme.
— Oui ?
— Qu'est-ce que tu comptes faire une fois que tu sauras ? Si elle ne veut pas te parler de sa famille c'est peut-être pour une raison…
— Je ne sais pas encore.
Clay comprit qu'il n'en saurait pas plus. Son ami n'était pas prêt à tout lui dire et il décida de ne pas insister.
— Bien. Paye-moi un verre avant que je parte.
— Déjà ?
— Je dois rejoindre Aaron dans une heure pour une affaire.
— Quelle est donc cette affaire qui te demande de rejoindre ton patron en pleine nuit je ne sais où ? se moqua Gunter.
— Tu veux bien cesser de faire des sous-entendus douteux ?
— Des sous-entendus ? Mais je ne sous entends rien ! Je suis juste… curieux ?
— Tout ce que je peux te dire c'est que c'est en rapport avec le tueur de sorcière. Celui dont je t'ai parlé la dernière fois.
— Le tueur de sorcière ? C'est comme ça que tu l'appelle maintenant ? Oh, attends… C'est le même que celui des journaux ? réalisa Gunter.
— Oui, tu n'avais pas fait le rapprochement ?
— Tu sais bien que je ne lis jamais les articles en détail. Je me contente de la une.
— Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne pas de toi ? Non ne répond pas, c'est inutile, rajouta Clay en riant.
— Clay !
Le jeune homme se retourna et vit la jeune Margareth avancer vers lui avec une hâte non dissimulé. Son regard lourdement fardé de bleu s'était illuminé en l'apercevant. Rajustant son corset, elle se glissa habillement entre deux hommes visiblement soul, évitant de justesse leurs mains baladeuses, pour venir s'assoir sur ses genoux. De toutes les femmes travaillant ici, la jeune fille était de loin l'une des plus belles malgré la fatigue marquant insidieusement son visage. Les hommes l'avaient bien compris et, voyant leur proie leur échapper, certains gratifièrent Clay de quelques œillades antipathique.
— Je commençais à croire que tu ne viendrais plus, se lamenta-t-elle.
— C'est ton jour de chance, il a une heure devant lui, répondit Gunter avec un clin d'œil.
— Je ne suis pas venu pour ça, commença à s'excuser Clay avant d'être interrompu.
— Oh cesse donc d'être aussi terre à terre. Va t'amuser un peu, personne ne te le reprochera.
— Allez viens, je ne te ferais rien payer, insista Margareth en le prenant par la main et en le tirant.
Clay, absent, se laissa entrainer à sa suite, montant les marches de l'escalier sans conviction. Docile, il se laissa basculer sur le matelas fatigué et regarda la jeune fille se hisser sensuellement au-dessus de lui sans réussir à trouver la force de la repousser. Habituellement il aurait été comblé par le déroulement des évènements mais… pas ce soir. Ses pensées étaient ailleurs, rejoignant secrètement Aaron pour l'élaboration de leur petite sortie illicite. En acceptant sa présence ce soir, le détective avait prouvé qu'il pouvait avoir confiance en lui. Une marque de confiance que Clay chérissait.
— Hey, le réprimanda Margareth, assise sur son bassin.
Croisant ses bras sur sa généreuse poitrine, elle le toisa doucement du regard.
— J'ai l'impression que tu n'es pas très… motivé, rajouta-t-elle avec un mouvement de rein lascif.
— Excuse-moi mais… je n'ai pas vraiment la tête à la bagatelle en ce moment.
— J'avais remarqué, soupira-t-elle en s'asseyant sur le bord du lit.
— Je suis vraiment désolé, s'excusa Clay en se redressant.
— Il y a quelqu'un d'autre ? demanda la jeune fille.
— Quoi ? Non, pourquoi cette question ?
— Oh Clay, tu peux me le dire tu sais ?
— Je te dis qu'il n'y a personne. Je te le promets, rajouta-t-il.
— Une femme sent ces choses-là.
— Et bien la preuve qu'une femme peut se tromper, protesta le médium en roulant des yeux.
— Très bien, si tu le dis… Je te crois.
— Écoute je… je suis désolé, il vaut mieux que j'y aille.
La jeune fille le regarda se lever et s'éloigner sans rien dire jusqu'à qu'il atteigne le seuil de la porte.
— Tu as changé. Peut-être que tu n'en a pas encore conscience mais… qui que ce soit, elle a de la chance, murmura-t-elle sans qu'il puisse l'entendre.
La silhouette d'Aaron se détachait de l'obscurité, baignant dans la lumière vacillante du lampadaire au-dessus de lui. La tête basse, drapé dans son long manteau, il attendait l'arrivé de Clay. Le jeune homme fut surpris de le voir si tôt, après tout il était lui-même en avance à cause de sa rencontre écourtée prématurément. Il sourit en remarquant la mince fumée grise s'échappant d'entre les lèvres du détective, signe qu'il était en train de fumer, trahissant son impatience. Pressant le pas, le jeune homme se dépêcha de rejoindre l'autre homme avec un mélange d'appréhension et d'excitation qu'il peinait à réfréner en pensant au forfait qu'ils se préparaient à commettre.
1 Premier ministre de 1885 à 1886, de 1886 à 1892 puis de 1895 à 1902, faisant partie du parti conservateur.