Voilà un petit OS écrit dans le cadre d'une journée défi écriture avec des amies ! Le principe : une heure, un thème, un OS.

Et pour le coup je vous libère un peu du Gabriel et Joshua pour vous présenter Tutu et Zizi !

Thème : ivrognes

Début : 17h03


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Isaia aimait l'alcool. Mais il préférait ne pas en abuser, parce qu'il n'était pas rare qu'il se lève le matin en réalisant qu'il avait fait des choses affreuses pendant la nuit – comme par exemple, avoir appelé Tullio. Ou bien, être allé frapper à la porte de Tullio. Ou bien, avoir envoyé un message à Tullio.

Bien sûr, étant donné que Tullio lui vouait une haine bien méritée, ces petits écarts comportementaux n'avaient jamais eu grande importance jusque là ; le téléphone avait sonné dans le vide, la porte était restée close, et les messages n'avaient jamais reçu de réponse. Sur le coup, encore sous l'influence de l'alcool, il s'était répandu en larmes sur le canapé de son appart et sur le tapis du palier de Tullio – tu parles d'un émotif – mais lorsqu'il s'était réveillé, il s'était dit que c'était peut-être une bonne chose. Sa réconciliation avec son frère ne pouvait pas débuter sous de pareils auspices ; il s'y attèlerait quand il serait sobre, sinon l'autre ne le prendrait jamais au sérieux.

Aussi, lorsque ses collègues du conservatoire l'avaient invité à une fête, ce soir-là, il s'était dit qu'il ne pourrait pas se passer grand-chose, et il avait accepté d'y aller.

Le bar était sympa. Il s'appelait "La Torre degli Angeli", et on y servait du bon alcool. La musique n'était pas trop forte et les filles y étaient jolies. C'était pile poil ce qu'il fallait après une journée passée à inculquer les subtilités d'une ligne mélodique à la main droite ou d'un contrechant à la main gauche à une bande de gamins même pas foutus de distinguer la clé de sol de la clé de fa.

Non, Isaia n'avait pas trop la fibre avec les gamins.

Aujourd'hui, les premier et deuxième cycles avaient passé leur examen de milieu d'année, et il en était ressorti qu'Isaia avait fait du bon boulot avec eux, même si le petit Giovanni avait quitté la salle en pleurant après un trou de mémoire et qu'il avait fallu le ramener sur le tabouret de l'auditorium de force. Au final, en tant que professeur, il ne s'en était pas trop mal sorti.

C'était pour fêter ça qu'il avait accepté de venir. Il en était déjà à sa quatrième pinte de bière quand, alors qu'il était en train de commander une nouvelle boisson au comptoir, la personne assise sur la chaise sur laquelle il s'appuyait lui procura une étrange sensation de déjà-vu.

Peut-être que ça aurait été mieux de rester silencieux, mais Isaia avait déjà l'esprit un peu embrumé, et il s'exclama :

- Oh merde ! Tullio !

Bon, ok. Le "oh merde", il aurait pu s'en passer. Mais d'abord, pourquoi c'était toujours quand il était bourré qu'il tombait sur son frère ?

Le regard que leva Tullio vers lui montra qu'il devait probablement se dire "oh merde, Isaia", lui aussi. Et que lui, il le pensait vraiment.

Il était installé à côté d'une fille, qu'Isaia détesta instantanément. Comment ? Il refusait de parler à son propre frère, mais il allait dans un bar avec une fille ? C'était honteux !

- Qu'est-ce que tu fais là ?

- Je bois un verre, comme tu peux le voir.

Sa voix charriait des glaçons, mais Isaia n'était pas en état de s'en soucier. L'important, c'était que Tullio se trouvait devant lui, et brutalement, il lui sembla que c'était l'occasion parfaite pour faire la paix – et pour ce faire, rien de tel que l'alcool.

- Barman ! Un verre pour le monsieur ! s'exclama-t-il en s'asseyant sur le tabouret d'à côté.

- Le monsieur, il en veut pas, de ton verre ! s'exclama Tullio, dont les joues rougissaient sous l'effet de la colère – ou de l'alcool.

- Allez, Tullio, tu ne vas pas refuser ça à ton petit frère !

Il avait jeté un regard à la fille, et insisté sur ces mots, pour bien lui faire comprendre qu'elle dérangeait dans l'équation familiale, et comme Isaia avait toujours eu le chic pour tout gâcher dans la vie de Tullio, la jeune fille se leva et lui adressa un sourire charmant, coupant le sommelier alors qu'il s'apprêtait à répliquer quelque chose à Isaia.

- Je vais vous laisser, alors, je ne veux pas vous déranger.

- Non, tu ne… - commença Tullio, immédiatement coupé par Isaia :

- Ok, bonne soirée !

Lorsqu'elle s'éclipsa de la pièce, le barman était écroulé de rire derrière son bar, et les yeux de Tullio flamboyaient de haine – bon ok, peut-être que ça n'avait pas été une très très bonne idée de la virer de là.

- Isaia…

Il avait l'air dangereux. Isaia ne savait même pas que Tullio pouvait avoir l'air dangereux – un bisounours comme lui ! C'était comme de se faire menacer au couteau par un enfant de trois ans. Comment le prendre au sérieux ?

- Écoute Tullio, tu me dois bien cette soirée, il faut qu'on s'explique.

- On a rien à se dire, coupa Tullio sèchement. Ou plutôt, je n'ai qu'une seule chose à te dire : dégage !

- Tullio, Tullio. C'est pas beau de conserver les vieilles rancunes d'adolescents. Tu m'as déjà fait la gueule pendant cinq ans – cinq ans ! – pour une vieille blague pourrie, tu crois pas qu'il est temps de tourner la page ?

- Une vieille blague pourrie ? s'étouffa Tullio. T'as fait croire à la fille que j'aimais que j'étais gay !

- C'est pas de ma faute si elle m'a cru !

Isaia eut un instant l'impression que les yeux de Tullio allaient lui sortir du visage. Il put presque voir sa main se lever pour lui mettre la dérouillée de sa vie, et il ne dut probablement son salut qu'au fait que Tullio soit un bisounours incapable de frapper qui que ce soit – et qu'il avait un verre de bière devant lui, qu'il attrapa d'un geste rageur et vida d'un coup sec. Isaia fit un signe au barman, qui fit glisser deux nouvelles chopes devant eux.

- C'est du passé, reprit Isaia. Ça datait du lycée. On est capables de reprendre de zéro, non ?

- Épargne ta salive, gronda Tullio. S'il y a une personne qui n'a pas sa place dans ma vie, c'est toi.

- Mais j'ai changé ! Je suis sûr que tu m'aimerais bien si tu prenais la peine de me connaître un peu plus.

- Et moi, je suis sûr du contraire !

Isaia suivait avec attention l'évolution des rougeurs sur les joues de son frère, et le niveau de sa bière. Dès qu'il se trouvait un peu trop bas, il faisait signe au barman d'en rajouter, et plus le temps passait, moins Tullio s'en rendait compte.

- J'te… déteste… balbutia Tullio, l'air subitement aussi désemparé qu'un enfant de sept ans. Tu m'as… toujours tout pris…

- C'est pas vrai !

- Si c'est vrai ! Le piano…

- C'est pas de ma faute si j'étais plus doué que toi !

Enfin, il n'allait pas lui reprocher son don musical, quand même !

- C'était pour moi que maman l'avait acheté ! s'exclama Tullio. Et mes amis au primaire…

- J'ai rien fait !

- Ils te suivaient partout comme des petits chiens !

- C'était pas de ma faute ! C'est toi qui voulais pas jouer au foot avec eux parce que tu préférais lire.

- Et Elsa, ma première copine… Elle est sortie avec moi juste pour pouvoir t'approcher ! Et quand tu m'as poussé dans les escaliers et que t'as fait croire à maman que j'étais tombé tout seul… Elle m'a jamais cru quand je lui ai dit que c'était de ta faute ! Qui aurait pu croire qu'un angelot comme toi aurait poussé son frère dans les escaliers ? Et quand tu m'as cassé ma maquette d'avion préférée… Quand t'as déchiré les pages de mon livre d'images avec les lions…

- J'avais cinq ans, bon sang ! Tu vas pas me blâmer pour des choses dont je ne me rappelle même plus !

Mais l'alcool aidant, Tullio s'était délié la langue, et tout y passa, des choses les plus insignifiantes aux griefs les plus sérieux – et au fond, maintenant qu'il avait le point de vue de Tullio sur l'affaire, eh bien, Isaia admettait qu'il n'avait pas été le plus exemplaire des petits frères.

- Bon, ok. J'ai été un salaud, avoua-t-il, alors que Tullio avait tellement bu qu'il se retenait à sa chaise pour ne pas tomber. Et tu m'en as voulu. Tu m'as fait la gueule pendant cinq ans. Tu crois pas qu'on est quittes, maintenant ?

- On ne sera jamais quittes. T'as brisé ma vie, petit con…

- Bon sang, Tullio… Je suis prêt à la réparer, ta vie, là ! Regarde, tu vois là-bas ? C'est mes collègues de travail. Tu veux aller leur faire croire que je suis gay, pour te soulager ?

Il pensait sincèrement que Tullio lui jetterait un regard furieux et s'exclamerait "me rabaisse pas à ton niveau, Isaia !" – et qu'il serait sauf. Mais contre toute attente, Tullio se leva, et se dirigea d'un pas très mal assuré vers la table qu'Isaia venait de lui montrer.

- A-attends, Tullio !

- La ferme.

Les mains sur les hanches, l'air pas commode, le brun se planta devant les collègues de travail de son frère, qui levèrent vers lui un regard ahuri, et s'exclama :

- Isaia, il aime les mecs !

- TULLIO, bordel, arrête ça !

Isaia s'empara du bras de Tullio, mais le mal était fait – tout le monde le fixait avec une bouche arrondie de surprise, et la plus mignonne de ses collègues lui demanda d'une voix tremblotante :

- C'est… c'est vrai ? Isaia, c'est vrai ?

Bon sang, et dire qu'il avait des vues sur elle…

- Mais non ! rugit le pianiste. N'importe quoi !

- Si c'est vrai, clama Tullio, impérial.

Isaia leva les yeux vers lui, et son frère lui rendit son regard, l'air de dire : "c'est à ce prix qu'on pourra se réconcilier". Et alors, il s'interrogea ; entre sa réputation et sa relation fraternelle avec Tullio, quelle était la chose la plus importante ?

- Ouais, mentit-il à regret. C'est vrai. Je suis gay.

Tous les regards s'écarquillèrent, et Isaia leva les yeux au ciel, avant de prendre le bras de Tullio et de l'entraîner en dehors du bar, loin du bruit et des commérages – et de le pousser contre le mur le plus proche, l'air pas franchement content.

- T'as vu ? Maintenant, ils te croient. Ils s'imaginent tous que je suis gay. Ça te va comme ça, Tullio ? C'est suffisant pour récupérer mon grand frère ?

Il était de mauvaise humeur, naturellement, mais lorsqu'un sourire aussi sincère qu'inattendu naquit sur le visage de son frère, il oublia d'un coup tout ce qui venait de se passer.

- D'accord, murmura celui-ci calmement. On est quittes.

- C'est vrai ? murmura Isaia, bouleversé. Tu me pardonnes ? Tu acceptes de me revoir à nouveau ?

- Oui.

Mince, s'il s'y attendait…

- Je veux un contrat, exigea Isaia. Pas question que demain tu te réveilles en ayant oublié.

- Je n'oublie rien, marmonna Tullio avec un brin d'amertume qui passa inaperçu aux oreilles d'Isaia, mais si tu veux. Je déclare céans pardonner Isaia Fazzio pour toutes les saloperies qu'il a pu me faire pendant sa vie. À Milan, le 18 février, Tullio Fazzio. Ça te va, là ?

- Ouais, chuchota Isaia, incapable d'y croire. C'est vraiment vrai, hein ? Tu me pardonnes ?

- Je te dis que oui…

- Tu mens pas ?

- Je ne te mens jamais…

- Ah…

Décidément, on sous-estimait trop les vertus de l'alcool…

- Tu viens chez moi demain, pour sceller notre contrat ? proposa Isaia. Soirée jeux-vidéos.

- Non. Je te pardonne, mais ça veut pas dire que je t'apprécie, hein.

- Oh, bordel… Tullio !

Mais la situation n'était plus aussi désespérée. Il lui suffirait d'user d'alcool, encore une fois… et Tullio finirait par l'apprécier.


Fin : 17h58.