Encore un OS sur le principe une heure, un thème, un OS \o/

Thème : censure

Début : 19h10.


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Le problème, quand on ne savait pas mentir, c'est qu'on ne savait pas où il convenait de s'arrêter pour empêcher la vérité de glisser malencontreusement de ses lèvres – l'avantage, c'était que, par contrat, Isaia était la seule personne à qui Tullio était incapable de mentir.

Ça n'avait rien d'une décision arbitraire. D'ailleurs, il ne se souvenait même plus très bien de comment c'était arrivé, mais c'était tout sauf quelque chose qu'il avait voulu. Il avait souhaité pouvoir se rappeler des moindres faits et gestes d'Isaia, le démon qui lui servait de petit frère, pour pouvoir concocter une vengeance parfaite. Le souhait lui avait été accordé, et en échange, au cours d'une discussion animée, il s'était rendu compte que tout ce qui s'échappait de sa bouche, c'était ce qu'il pensait. Les mensonges étaient ravalés dans sa gorge, remplacés par un flot de vérité crue.

Bien sûr, pendant cinq ans, ça ne l'avait pas tellement dérangé, parce qu'Isaia était loin, parce qu'ils ne se voyaient plus ; ça n'avait pas beaucoup d'importance si la seule personne à qui il était incapable de taire la vérité n'était plus dans son entourage.

Mais Isaia était réapparu. Et avec lui, était réapparu ce handicap qui consistait à tout lui dire. Sinon, il refusé net quand Isaia lui avait dit d'accepter de le reprendre dans sa vie. Mais apparemment, sa tête pensait non et son cœur pensait oui, et c'était le oui qui était sorti, ce soir-là, à sa plus grande surprise. Oui, il acceptait de se réconcilier avec Isaia. Non, il n'oublierait pas. Il n'oubliait rien. Bordel, un peu d'autocensure lui aurait fait le plus grand bien.

Surtout qu'Isaia ne se gênait pas, lui. Son petit frère, manipulateur, charmeur, avec ses boucles toujours aussi blondes que lorsqu'ils étaient enfants, avec ses fossettes dans les joues… Tullio aussi s'y était laissé prendre. Le petit avait deux ans quand Paola, la nouvelle femme de son père, était arrivée dans leur famille. Tullio en avait cinq, et ça avait été le coup de foudre. Ses mèches bouclées ensoleillées, ses yeux plus clairs que le ciel, ses sourires auxquels il manquait des dents… Tullio était instantanément tombé sous le charme de ce petit bout de garçon qui courait à quatre pattes dans toute la maison à l'allure d'un bolide de course.

Mais le petit garçon avait grandi, choyé, surprotégé, et Tullio n'avait pas tardé à se rencontre que derrière sa façade d'ange se cachait un joli petit démon. Mais il avait continué à l'aimer, parce qu'on devait aimer son frère, même quand on n'était pas son vrai frère, même quand il vous poussait dans l'escalier, même quand il vous piquait votre piano. Tullio l'avait aimé le plus longtemps possible.

Mais Isaia avait tout fait pour qu'il le haïsse, et il avait fini par y arriver. Tullio avait gardé ses sentiments à l'intérieur de lui pendant une éternité, jouant le rôle du grand frère aimable, jusqu'à ce jour du souhait, ce jour où, alors qu'une piécette de monnaie lui brûlait dans le creux de la main, il acquérait une mémoire formidable et perdait la capacité de mentir à son frère.

Les mots avaient fusé, ce soir-là. Tullio avait sorti des choses qui ne seraient jamais sorties de sa bouche en temps normal, et Isaia avait eu l'air choqué. À l'époque, qu'Isaia ait été blessé ou pas, ça ne lui avait pas fait grand-chose. Mais maintenant, l'histoire se répétait, et depuis qu'Isaia l'avait rencontré dans ce bar et l'avait supplié de redevenir son grand frère, quelques mois s'étaient écoulés. Des mois pendant lesquels il avait recommencé à le voir, de temps en temps, puis de plus en plus souvent, et il s'était rendu compte petit à petit des efforts qu'Isaia faisait pour lui. Ce beau garçon, doué, talentueux, ce monstre d'égoïsme, ce manipulateur né, ce séducteur, ce menteur, il faisait des efforts pour lui. Tullio n'était pas certain qu'il soit toujours très honnête envers lui, parce qu'on ne changeait pas un passé d'hypocrite en quelques jours, mais il faisait de son mieux, et ça se voyait. Lui, le type si fier, si condescendant, il acceptait de plier sous la houlette de Tullio, de s'écraser devant lui. Tullio n'aurait jamais voulu le croire, au début, mais maintenant, il était bien obligé de l'admettre : il appréciait son frère.

Il l'appréciait beaucoup, même. Lorsqu'Isaia essayait de réprimer ses nombreux défauts pour Tullio, il révélait une personnalité charismatique, un esprit intelligent et plein d'humour. Et leurs discussions pouvaient s'avérer passionnantes ; Tullio se rappelait de cette fois où ils avaient parlé pendant des heures au téléphone à propos de tout et de rien, et encore maintenant, la facilité qu'ils avaient eu à communiquer l'émerveillait.

Il avait presque oublié qu'il était forcé de lui dire la vérité, sans cesse. Erreur fatale. En parlant avec Isaia, il avait pris l'habitude de faire attention à choisir ses mots, pour ne pas en dire trop tout en restant dans la vérité, mais cette fois, il était fatigué, et il avait passé une journée entière à servir des clients capricieux, et Isaia avait choisi le mauvais moment pour débarquer à son appartement et demander une soirée jeux vidéos.

- J'ai dit non, Isaia, pas ce soir. Un autre jour.

- Allez, steuplaît, Tullio, juste un peu…

Il était agaçant, à la fin !

- Non, je te dis !

- Pour ton petit frère, reprit Isaia en lui faisant ses yeux suppliants.

- T'es pas mon petit frère !

La voix claqua comme un coup de fouet, et Tullio eut envie de se tirer une balle l'instant d'après. Merde. C'était la vérité qu'il fallait à tout prix garder au fond de son cerveau, dans un coffre fermé à double tour, et voilà que la première discussion qui prenait un tour un peu violent le poussait à la révéler au grand jour. C'était ce qu'il avait craint, à partir du moment où il s'était mis à fréquenter Isaia.

- Hein ? balbutia le pianiste, un peu perdu. Pourquoi tu dis ça ?

Oh, seigneur. Il aurait aimé dire "j'ai dit ça sous le coup de l'agacement, c'est pas vrai, Isaia. On est bien frères", mais à la place, les mots qui sortirent de sa bouche furent bien différents.

- Désolé, Isaia. Je ne suis pas ton frère. Je suis le fils de papa. Ta maman t'a eu d'un premier mariage.

Quatre ans plus tôt, il s'en serait bien moqué de révéler cette information. S'il ne l'avait pas fait, c'était parce que papa et Paola l'avaient toujours supplié de ne rien révéler à Isaia, arguant que ça perturberait son équilibre mental, et que de toute façon, il n'avait pas besoin de le savoir (une théorie douteuse qui n'avait jamais vraiment convaincu Tullio, mais bon – à l'époque, il ne s'en souciait pas assez).

Mais aujourd'hui, sa bouche prenait un goût de cendre alors que s'y glissait la vérité indésirable, alors que le visage de son "frère" pâlissait, alors que ses mains se mettaient à trembler. Tullio aurait voulu le serrer dans les bras et lui dire "je suis désolé, Isaia, je suis tellement désolé…", mais ses pieds étaient fixés au sol, des boulets enchaînés à ses chevilles, et il ne pouvait pas bouger – pas faire un geste vers lui.

- C'est une blague, c'est ça ?

Le faible sourire d'Isaia lui donna à nouveau envie de se planter une dague dans le cœur, une envie qui se fit encore plus féroce quand il entendit ses lèvres répondre :

- Non. On n'est pas frères de sang, toi et moi. Papa n'est pas ton père, et maman n'est pas ma vraie mère.

Durant ces derniers mois, il avait retrouvé la sensation qu'il avait éprouvée étant gosse, quand papa lui avait montré Isaia pour la première fois, et qu'il était tombé amoureux de ce petit bout d'enfant. Isaia avait été charmant, un type adorable, qui prenait soin de Tullio, qui se souciait de lui comme personne auparavant, et aussi intense qu'ait été la haine qu'il lui avait vouée pendant ces cinq longues années… eh bien, finalement, il s'était mis à l'aimer. Tullio n'était pas un type rancunier, normalement ; avec Isaia, sa rancœur avait duré plus longtemps, mais elle avait fondu comme neige au soleil aux premiers efforts du blond pour se faire accepter.

Isaia y avait vraiment mis du sien, et Tullio avait accepté de jouer le jeu – et contre toute attente, c'est une relation extraordinaire qui était née entre eux. Tullio ne s'ennuyait jamais. C'était toujours intéressant d'être en sa compagnie – et il pensait bien qu'Isaia se disait la même chose de lui.

Aussi, lui faire du mal, là, alors que ça faisait quelques mois qu'il avait arrêté de le souhaiter, c'était vraiment ironique, comme situation. Et Isaia donnait l'impression d'avoir pris une gifle en pleine figure.

Mais Tullio n'eut pas le loisir d'observer son visage très longtemps – son petit frère se retourna, et avant même que le sommelier ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Isaia avait pris la porte, et l'avait claquée derrière lui.

- Isaia !

Le claquement sec du battant résonna dans son cœur en lui faisant beaucoup plus mal qu'il ne l'aurait cru. C'était le bruit de la porte qui se fermait sur leur toute nouvelle et agréable relation, et Tullio n'aurait pas cru que ça pouvait être si douloureux de perdre un frère qu'on venait de retrouver quelques mois auparavant seulement. Comme quoi, aimer, ça ne prenait pas longtemps. Et c'était encore plus rapide de tout perdre.

Tout ça parce qu'il était incapable de se censurer…

Enfin, si Isaia ne revenait plus, le problème était clos… Mais Tullio voulait qu'il revienne.

Maintenant qu'il s'était mis à l'aimer.


Fin : 19h53