Entre le mal et le bien

Partie 3 : Sans lui (5/6)

En mai 1975, je suis parti ''à l'aventure'' à New York. J'avais déjà beaucoup visité la ville, mais cette fois je voulais m'y installer. Ce fut décidé sur un coup de tête, donc ça fait plutôt classe de dire ''à l'aventure'' !

Là-bas, j'ai trouvé un travail dans une bibliothèque – on fut très impressionné par ma connaissance des langues et ma connaissance de la littérature. Mon CV était un tissu de mensonges, mais bon, j'avais quand même les compétences.

Je me suis également installé à Manhattan, précisément dans Chelsea. Les alentours de l'immeuble étaient plutôt calmes, ce qui me plaisait bien pour s'éloigner un peu de toute l'agitation, la vivacité, de la ville. Un coup de cœur que j'ai volontairement non contrôlé.

Je savais que j'allais être n'importe qui. J'allais être qu'un habitant de plus et rien de plus.

C'était ça la crise de la cinquantaine ? Possible pourrait-on dire.

Pour moi, ce n'était pas cela.

Pour moi, je repartais à zéro, pour mener une autre vie. Encore une autre*.

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Je me suis rapidement lié d'amitié avec un couple qui habitait l'immeuble, Neil Adams qui avait 35 ans et Andrew O'connor qui en avait 33 ans. Je les avais aperçus en train de s'embrasser le matin de mon arrivée devant leur porte, tel un bisou – hum, disons que c'était plus qu'un bisou, parce que c'était assez langoureux — quotidien avant de partir travailler. Ce soir-là, je suis allé me présenter comme le nouvel occupant de l'appartement du 3e étage et voilà…

Neil, un grand type aux cheveux noirs et au visage plutôt séduisant, était professeur de sociologie à l'université de New York. Andrew, un peu plus bâti et aux cheveux chocolat, avait un important poste d'analyste financier sur Wall Street (il avait tenté de m'expliquer en quoi constituait son travail une fois, mais je n'ai absolument rien compris à cause de mon aversion des chiffres !). Ils s'étaient rencontrés sur un plateau télévisé en 1973 et depuis, ils vivaient leur petit bonheur conjoint. Ils m'avaient beaucoup impressionné, parce qu'après avoir subi des revers et des rejets séparément, ils avaient décidé de s'afficher ouvertement, que ça plaise ou non*. Des gens formidables et merveilleux.

Bien sûr, à eux aussi, je leur ai menti… Il le fallait bien, même si ça ne me plaisait pas… Je leur ai dit que j'avais été critique littéraire dans des petits journaux parisiens. Je leur ai parlé vaguement des actions militantes que j'avais menées, mais je n'ai pas eu le choix comme Andrew avait déjà lu plusieurs de mes articles lors de voyages d'affaires.

Malgré mon éternelle carapace, leur amitié m'a énormément aidée… Même que je leur dois beaucoup sans qu'ils le sachent. Grâce à eux, j'avais l'impression d'être compris, d'avoir de grands amis sur qui compter, mon imposture me semblait moins lourde à porter en leur présence…

Rapidement, je leur ai demandé de me faire visiter les points chauds gays de la ville et ils ont accepté. Ils n'étaient peut-être pas des ''professionnels'' du nightlife, mais ils sortaient de temps à l'autre.

Ainsi, chaque vendredi, chaque samedi, c'était la même habitude, avec ou sans eux. C'était les bars et les boites de nuit de Chelsea, Greenwich village ou encore l'Avenue A dans l'East Village.

À cette époque, il y avait encore beaucoup d'adultes plus âgés qui fréquentaient ces endroits, étant donné le statut encore tabou qu'avait – ou dois-je dire ''a'' ?! – l'homosexualité. On est peut-être moins attirants avec l'âge… Pour ma part, je n'avais pas moins de succès, seulement moins de conquêtes.

Donc, je n'étais pas un intrus, je me sentais encore à ma place…

Je suis revenu à une ancienne habitude, mais avec un rythme beaucoup plus sain.

J'en avais besoin, comme l'amour me semblait si inaccessible. Certes, un besoin frivole et physique, mais c'était un besoin qu'il fallait que je comble…

On peut dire qu'on est libertin ou on ne l'est pas…

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Et ce n'est pas que je n'ai pas essayé de comprendre les rouages de l'amour… Voici un exemple…

29 juin 1977… Comme tous les 28 juin, ça ne fut pas une très belle journée et ça n'allait pas très fort… Cette douleur immiscée dans mes entrailles me l'illustrait encore une fois…

J'ai cogné inlassablement à la porte. Jusqu'à ce que Neil vienne m'ouvrir, décoiffé, vêtu d'un boxer et d'un t-shirt trop grand. Il fut surpris de voir mon air calme. Il dit dans un bâillement qui ressemblait à de l'Anglais :

- Bo… Qu'est qui se passe ?

- Il faut que je te parle, réclamai-je, fermement. Je peux ?

- Pfff… Toi, parfois…, commença-t-il, sans compléter sa phrase, encore trop endormi pour avoir la force de me reprocher quoi ce que ce soit. En plus, j'ai de l'étude de documents à faire jusque-là – Il mit sa main au-dessus de sa tête pour montrer visuellement sa charge de travail – à faire demain…

Neil est toujours très franc, très exigeant envers les autres, mais toujours là quand on en a besoin. Ce qu'il démontra cette fois-là, puisqu'à contrecœur, il me fit un vague signe d'entrer de la main et il referma la porte de l'appartement. Il me fit passer à la cuisine, allumant la lumière au-dessus de la table. Au loin, on entendait les ronflements prononcés et sifflants de son copain, comme une bande sonore.

Neil regarda vers l'horloge sur le mur et commenta :

- Shit … Qu'est que tu veux bien me dire de si important à une heure et demie du matin ?

- Ça ne va pas…, répondis-je, toujours aussi ferme, ma manière pour éviter d'éclater en pleurs comme un gamin. Je me suis torturé là-dessus pendant une partie de la soirée et j'ai besoin de parler à quelqu'un… pardon de te réveiller, Neil… Mais je…

-… Oh…, fit-il, avec plus de délicatesse. Dans ce cas, ne t'excuse pas, Bo…

Ensuite, quelques minutes plus tard, attablés devant deux cafés brûlants, il a déclaré, prêt à m'écouter.

- Alors ? Qu'est qui ne va pas ?

J'ai bu une gorgée, en pensant à comment j'allais emmener ça dans la conversation sans avoir l'air étrange. Je voulais comprendre, mais je ne voulais pas non plus attirer les soupçons…

Puis, j'ai lentement reposé ma tasse et j'ai soutenu ma tête avec mon poing en inventant quelque chose de potable au fur et à mesure :

- Tu sais que j'ai eu que des aventures dans ma vie et je n'ai jamais connu le grand amour… Et je n'ai jamais été habitué à l'amour… Jusqu'à présent, ça ne m'a jamais manqué… Ça fait un peu ''vieux garçon'', je sais, mais… enfin bon… Ça fait quelques fois que je baise avec un gars… Je l'ai rencontré, parce qu'on fréquente le même café… Il s'appelle William… On a discuté longuement et il est très sympa, vraiment beau, charmant… Mais aujourd'hui, quand on s'est revu, il m'a dit qu'il aimerait bien essayer avec moi, parce que je l'intéresse… Depuis je me remets en question… Je me demande si ça implique de l'amour ou si c'est qu'une simple invitation… Voilà, ça me trouble… Qu'est que tu en penses ?

Neil s'est gratté l'oreille à la fin de ce que j'avais inventé, puis il s'exprima sur le sujet :

- J'en pense que s'il a des sentiments pour toi, il te le fera bien savoir. Ça m'a l'air d'une simple proposition pour voir si vous êtes compatibles… Il ne faut pas t'en faire, Bo, c'est quelque chose qui vient naturellement. En amour, il faut toujours clarifier une relation à un moment ou l'autre… Tu as des sentiments pour lui, toi ?

- Non… Pas encore... Même s'il m'a l'air intéressant, mâchonnai-je.

- Tu peux m'expliquer qu'est qui te fait hésiter à accepter ? Je ne saisis pas trop où tu veux en venir, je t'avoue. Tu as peur de t'attacher ?

- Non… C'est que… Je me demande comment on fait pour reconnaitre l'amour quand on connait à peine une personne…, ai-je fini par expliquer. Reconnaitre l'amour de l'attirance tout simplement… Je ne sais pas ce qu'il veut de moi, s'il pourrait ne pas être sincère… Je n'ai pas beaucoup d'expérience là-dessus… C'est ça mon problème… Ce n'est pas la première fois que ça arrive et ça me bouffe la vie, tu sais…

Neil prit le temps de réfléchir à sa réponse avant de me dire d'un ton réconfortant :

- Bien, écoute, selon moi… Et je te dis pour moi, comme ça peut être différent pour tout le monde… Selon moi, l'attirance, c'est avec les cellules du corps que ça se vit, c'est physique, il y a pas de nécessairement de sentiments en jeu. C'est l'animosité en nous qui ressort. On vit ça quand on est amoureux, mais on peut le vivre sans aimer la personne… On peut être attirés par notre pire ennemi, même si on voudrait bien le nier… Tandis que l'amour, c'est avec le cœur, avec tes tripes… La tête aussi, si c'est une relation sérieuse, la personne est dans tes pensées continuellement et tu veux construire quelque chose avec elle… Tu sais que l'amour, ça ne s'explique pas… C'est trop puissant, trop électrisant pour qu'on puisse l'expliquer… On le sait quand on aime et quand on aime plus… On le sent quand quelqu'un ne nous laisse pas indifférent, quand les sentiments évoluent… Je crois qu'il faut simplement faire la part des choses quand on se demande ce qu'on ressent vraiment envers quelqu'un, en plus de suivre son cœur. Sinon, on se laisse guider par des déraisons qui peuvent nous apporter plus de mal que de bien. C'est un peu comme un casse-tête… En amour, on essaye de faire des associations affectives… Avec un morceau, c'est réciproque et avec un autre, les formes ne correspondent pas…

- Et toi, par exemple ? Comment as-tu su que tu aimais Drew ?

Mon estomac se tordait. Je me sentais de plus en plus mal à l'aise sans pouvoir mettre le doigt sur la source. Neil, lui, commença à raconter doucement, après un petit fou rire comme s'il ne s'attendait pas à une telle question :

- Au risque de te paraitre niais… Avant, comme ça ne m'était pas arrivé, je ne croyais pas que le coup de foudre pouvait être possible, et en particulier que ce soit réciproque… Mais maintenant, j'y crois, parce que c'est ce qui m'est arrivé… Tu poseras la question à Drew, il te répondra la même chose que moi…

- Qu'est que ça t'as fait exactement ton coup de foudre ? Tu pourrais me le décrire ? questionnai-je, en essayant de décortiquer les éléments du mieux que je pouvais.

- C'est dur comme question, Bo… Ça n'arrive pas à tout le monde aussi… Hum, eh bien… Quand je suis entré dans la loge des invités de CBS et que mon regard a croisé le sien… Je ne dirais pas que je l'ai aimé, comme on ne se connaissait pas… Mais je me suis senti très bizarre, j'ai perdu tous mes moyens… Il y avait plus que lui qui existait… Je me suis senti attiré par lui… Si fort... Mais pas seulement physiquement, c'est ça qui a fait toute la différence… Oui, je le trouvais très beau, mais c'était plus que ça… Une attirance de l'âme si tu veux… Je ne saurais l'expliquer… Ensuite, pendant les 15 horribleees minutes qu'a duré notre intervention dans l'émission, on était l'un à côté de l'autre et on était complètement déconcentrés… On était sous le choc et on avait que l'autre dans la tête. Moi, j'ai dit n'importe quoi sur le libéralisme et sur la crise pétrolière, lui, il s'est perdu dans ses statistiques. On a eu l'air de deux beaux crétins. Après l'émission, Drew a pris son courage à deux mains et il m'a invité à aller manger un morceau. Et ensuite, j'ai compris comment il était ex-ac-te-ment le genre d'homme qui me faisait craquer et que je recherchais. Quelqu'un qui a confiance en lui et d'intelligent, qui sait où il va, mais qui sait s'amuser, avec un bon sens de l'humour… J'ai été conquis… Et tu connais la suite…

Je me sentais comme vide…

J'ai pensé automatiquement que c'était ses paroles qui m'avaient touché… Je savais bien que c'était plus profond que ça… Je le savais, mais je ne voulais pas me l'avouer. Je ne voulais pas y penser. Je ne voulais pas… Qu'est que je ne voulais pas, je pourrais même pas dire…

Je ne voulais peut-être pas prendre conscience de ce qui causait mon malaise…

Peur de ce malaise, à la merci de mon être. Peur de m'abandonner à ce qui… à cette bête noire de mon esprit… De prendre conscience qu'il avait une partie fauve, très sombre, qui me constituait… Peur de cette partie de moi… que je ne connaissais pas !

- Je vois… Ça me rassure… Pfff, je me sens stupide, j'angoisse toujours pour des détails sans importance…, ai-je menti.

- Oh, mais non, tu n'es pas stupide… L'amour, c'est toujours compliqué… J'espère que c'est le bon gars pour toi, Bo. Accepte son invitation, tu n'as rien à perdre.

- Merci, c'est gentil. Je verrais bien…

Au lieu de me torturer seul, j'avais préféré chercher du réconfort auprès de Neil, mais ce ne fut pas très efficace… Ce n'était pas de sa faute… Simplement, ce n'était pas du réconfort sur un mensonge dont j'avais besoin.

Comment aurais-je pu faire autrement ? Comment aurais-je pu lui dire toute la vérité ? Certes, j'avais confiance en lui… C'est la même chose pour Andrew, d'autant que ce dernier n'est pas du tout rancunier… Je ne doutais pas de leur capacité d'empathie…

Mais j'avais déjà entrepris de faire tourner la roue du mensonge et il était impossible de l'arrêter. Me livrer comme ça… Alors qu'ils pensaient me connaitre, alors qu'ils pensaient connaitre mon passé… Ils m'en auraient sûrement voulu… Même très fort… Même que ces aveux auraient pu compromettre notre amitié… Cela était compréhensif et évident.

Après tout, il y a des vérités plus difficiles à pardonner que d'autres. La rancœur est une ennemie bien sournoise.

Je le savais… C'était risqué… Tellement risqué…

Et il faut dire que j'avais ma fierté. Me résoudre à dire la vérité à Neil équivalait à m'humilier d'une manière inconcevable.

Alors, j'ai préféré changé de sujet :

- … En passant, je voulais te dire… Aujourd'hui, j'ai eu des nouvelles de l'high school où tu m'as recommandé l'autre jour…

- Ah ? Et puis ? s'intéressa Neil, comme il m'avait fait cette proposition comme je commençais à m'ennuyer à la bibliothèque.

- Je suis convoqué vendredi prochain en entretien… Je ne sais pas s'ils vont me trouver compétent.

- Mais oui, Bo, je te l'ai déjà dit. Tu as les connaissances et tu es charismatique… L'expérience, ce n'est pas si important… C'est la passion de l'enseignement qui l'est… Je suis sûr qu'ils vont te trouver génial ! m'assura-t-il, avec un sourire sincère.

- J'espère…

Je me suis levé et j'ai rajouté maladroitement :

- Heum… Enfin… Je crois que je vais y aller… Encore désolé pour le dérangement… Merci Neil…

- Pas de quoi. Mais tu veux pas rester encore un peu ? Je ne vais sûrement pas me rendormir de sitôt… Il y a peut-être un vieux western à la télé…

- Non, je ne préfère pas, si ça ne t'ennuie pas…, refusai-je, sentant ce malaise grogner férocement en moi et n'aimant vraiment pas cela.

- Bo… Tu es sûr que ça va mieux ? Tu m'as l'air bizarre, fit remarquer Neil, en fonçant les sourcils.

- Oui, oui. Ça ira. Je vais aller dormir et ça va me fera le plus grand bien… Je suis juste très fatigué… c'est les nerfs…

Il ne me crut probablement pas, mais il ne discuta pas, têtu comme je suis. Il me raccompagna jusqu'à la porte et il me souhaita bonne nuit, l'air inquiet. Je me suis forcé à lui sourire et je l'ai salué.

Par la suite, je lui ai menti de nouveau en disant que ça n'avait pas fonctionné avec le garçon imaginaire. Neil a peut-être oublié cette nuit, comme il n'en a jamais refait mention… Je ne sais pas…

Pour ma part, lorsque je suis sorti de l'appartement, je suis resté un long moment assis dans les marches de l'escalier, la tête entre mes mains crispées, mon corps et ma respiration qui s'agitaient. Je me suis répété des phrases isolées, drastiques, des phrases toutes cohérentes si on les raccordait…

C'est fini, il est inutile d'être amoureux d'un mort… C'est même absurde… T'es ridicule, Boris. Putain, mais t'es vraiment ridicule ! Il est mieux d'arrêter d'y penser une bonne fois pour toutes… Arrête de te questionner… Sors de ce cercle vicieux… Arrête… Arrête… mais arrête, pauvre con ! ...

Ça ne sert plus à rien… Peu importe ce qu'aurait été ta réponse, peu importe si tu l'aimais ou non, tout est maintenant chimérique… Ça te donnerait quoi d'avoir été amoureux, maintenant qu'il n'est plus là ?

N'y pense plus, Boris… Le mieux qui puisse arriver, c'est que tu aimes un autre… N'y pense plus, putain…

Pourtant…

Tous les trains vont quelque part... Ma propre affirmation était restée gravée, indélébile, dans ma tête, bien que j'aie tout essayé pour l'ignorer.

ooOoOoOoOoOoo

Pour ce qui est du poste de professeur, à mon grand étonnement, ils me mirent sous contrat d'un an. À l'école Rosa Parks, qui accueillait des élèves de classe moyenne, je découvris à ma grande surprise que je n'étais pas un mauvais professeur. Je fus plutôt bon même. Enfin, mon contrat a été renouvelé, ce qui le prouvait.

Il est vrai que je m'emportais sur la beauté de certains romans.

Il est vrai que je jurais un peu avec le paysage, comme il était inhabituel de voir un professeur commencer sa carrière aussi tard.

Mais j'étais heureux de ce que je faisais.

Mis à part que tout élève qui se respecte aime bien maudire tout professeur qui fait disserter sur Austen ou Camus… Mis à part ça, les élèves me donnaient l'impression de bien m'aimer et ils ne me causaient pas de soucis.

Ils aimaient surtout que je leur fasse lire certaines de mes découvertes littéraires et que je leur fasse lire des extraits ou des livres complets peu banals. Ça change de Shakespeare !

Je ne parlais nullement de ma vie personnelle aux élèves. Jamais un mot, jamais une allusion même anodine, jamais un souvenir raconté. Je faisais partie de leur vie quotidienne, mais au final, ils ne me connaissaient pas du tout. Ce drôle d'anonymat me satisfaisait bien. D'autant plus, que de me croiser dans le métro ou dans la rue dans une telle masse de gens aurait été un pur hasard. Et c'était mieux ainsi, qu'ils pensent que j'avais sûrement une vie d'hétéro bien rangée.

ooOoOoOoOoOoo

Je m'étais un peu calmé sexuellement parlant, mais… J'avais toujours besoin d'un peu d'affection passagère de temps à l'autre… Comme si j'en étais accro de ce bien-être, le temps qu'il durait…

Le mieux, c'est d'arrêter d'y penser.

Mais ce n'était pas ce que je me faisais qui en était la solution. C'était un exutoire, pas une solution. C'était une mise en scène. Du faux.

De l'éphémère. Je me sentais en manque. Le manège recommençait.

Il m'arrivait de me dire que j'étais fou ou je ne sais trop comment le décrire… Obsédé ? Impudique ? Je me faisais du tort et du bien à la fois, mais j'en avais conscience.

J'avais juste peur de ne pas avoir d'affection… J'avais peur de la solitude, au fond, je crois…

Tout ça ne menait à rien, mais je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. Alors, je me résignais. Je me laissais porter par les circonstances…

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J'avais aussi dans l'œil un collègue qui enseignait la philosophie. Il s'appelait Eric Evans, il était dans la mi-quarantaine et était vraiment beau… Des cheveux brun clair mi-courts coiffés à la mode sans trop, bien habillé, un visage long, les yeux clairs… et un de ces culs ! Le problème : il était marié depuis 7 ans et avait une petite fille de 2 ans. Alors, disons que je devais m'efforcer de ne pas trop le contempler quand on était seuls et mettre aux oubliettes mon désir.

À force de se côtoyer, Eric et moi, on est devenu amis. On se voyait hors du travail, on allait au cinéma ou on allait voir une pièce sur Broadway, on s'invitait chez l'autre pour diner, etc. Enfin, des trucs normaux… Donc, j'ai fini par mieux le connaitre… C'était un homme avec un grand sens de l'humour et passionné autant dans son caractère que dans ses intérêts… Professionnellement parlant, il était très compétent et j'adorais discuter avec lui pendant des heures…

Toutefois, plus le temps passait, plus il y avait un truc qui me dérangeait… Je trouvais sa femme adorable (et c'était réciproque), mais j'avais l'impression qu'ils n'étaient pas très unis… Je le sentais à la façon dont ils se regardaient, dont ils se touchaient, la façon dont ils s'adressaient la parole quand je venais les visiter… Comme si leurs relations étaient tendues ou que leur couple allait mal…

Je le sentais, je le voyais… J'en avais la certitude… J'avais souvent vu ce genre de relations distantes chez beaucoup de couples (dont de mes parents) et j'avais dû être le conciliateur de plusieurs d'entre elles… Je savais que soit Eric ne s'en rendait pas compte, soit il refusait d'en parler à autrui.

Un matin d'octobre 1980, je sus que j'avais visé juste. J'étais seul dans le bureau des professeurs de littérature et j'étais en train de corriger des rédactions à mon bureau.

En entant le bruit de la porte, j'ai dit un vague ''Salut !'' en notant une erreur sur la copie devant moi, puis j'ai pivoté sur ma chaise en l'entendant marmonner sans enthousiasme un ''Bonjour…''.

Il dépose un gobelet de café et son sac sur son bureau et un parapluie dégoulinant sur le porte-manteau. J'ai remarqué ses traits tirés et qu'il semblait morose.

- Est-ce que ça va, Eric ? m'inquiétai-je.

- Très bien et toi ?

- Hum, ça n'a pas l'air de ça, insistai-je, sceptique.

- Bon… OK... Pas vraiment, mais ce n'est rien…

- Tu es sûr que tu ne veux pas m'en parler ?

Eric soupira. Toutefois, il prit son gobelet et vint prendre la chaise du bureau à côté du mien pour s'asseoir en face de moi. On aurait dit qu'il faisait ça seulement, parce qu'il se sentait obligé. Comme s'il ne souhaitait pas aborder le sujet, mais qu'il s'était peut-être dit que confier ce qui n'allait pas lui enlèverait peut-être un poids.

- Je me suis disputé pendant une partie de la soirée et de la nuit avec Kristen… Elle veut divorcer et avoir la garde d'Alyssa… Tu te rends compte ?... Allie, la pauvre… Elle ne savait pas du tout ce qui se passait et elle n'a pas cessé de pleurer… Ensuite, Kristen m'a mis à la porte et j'ai passé la nuit dehors…

- Aaah, c'est pas vrai… Je suis vraiment désolé pour toi… Pourquoi elle veut divorcer ? compatissais-je.

- Elle l'a su…

Il avait dit ça de façon nébuleuse, sans s'expliquer davantage… Comme s'il avait eu peur de dire le motif qui justifiait la décision de Kristen. Donc, je dus insister :

- Elle a su quoi au juste ?

- Que j'ai eu quelques aventures depuis des mois…, finit-il par dire, encore vague, après un silence d'hésitation.

- Oh… Elle t'a... surpris au lit ?

- Non. Elle… Je…. Je peux vraiment tout te dire, Bo ? Tu es sûr que ça ne te dérangera pas ? Tu ne le répéteras à personne ? s'assura-t-il, avec crainte, les pupilles agitées.

J'ai hoché la tête :

- Bien sûr, ne t'en fais pas pour ça. Ce sera entre toi et moi.

Eric se tordit les mains avec nervosité un instant, il regarda le plancher… Puis, il releva la tête et expliqua sans trop de détails, mais un peu plus clairement :

- Euh eh bien… C'est que c'était des aventures avec des hommes… Hier, je n'avais pas pensé à prendre une douche avant de partir de celui que j'avais vu en début de soirée, parce que je ne pensais pas la croiser dans le salon en rentrant… Quand elle m'a embrassé, elle a remarqué le parfum étranger… Et… Elle a piqué une crise, tu comprends... Et la dispute a dégénéré pour devenir l'énumération de mes quatre vérités…

- C'est triste..., commentai-je, d'une voix douce. Elle a été sur le choc, c'est normal… Elle le sait pour les autres ?

- Oui… J'ai fini par lui crier…

- Ah, ça complique drôlement les choses… Mais peut-être qu'elle va te pardonner, la colère passée ? Elle est très émotive, Kristen… Elle va peut-être revenir sur ses paroles…

- Je ne crois pas… Si tu l'avais vu… Elle semblait assez décidée… Et bon, ça allait plus ou moins bien entre nous ces derniers temps, l'idée lui était peut-être pas nouvelle…, déplora-t-il, avant de prendre une gorgée de café.

- Ça eut pour effet que d'éteindre les braises… C'est dommage… Eric, je peux te demander quelque chose d'un peu indiscret ?

- Ouais, quoi ?

- Tu as toujours eu des tendances homosexuelles ? Tu l'as marié pour les refouler ? demandai-je, avec empathie. Pour être franc, j'ai remarqué que vous étiez un peu distants l'un envers l'autre…

- En quelque sorte, oui… Pour sauver les apparences… Mais ne t'imagine pas que je suis un salopard… Je l'aimais… Et je l'aime… vraiment… J'ai voulu la rendre heureuse, même si je l'étais moins qu'elle…

- Tu n'étais pas mal intentionné, je sais, Eric… Je te comprends très bien… Dis-toi que c'était malheureusement inévitable… Plus on refoule quelque chose, plus ça finit par exploser brutalement… Tu vas t'en remettre, tu verras…

Une expression d'ahurie se dessina sur les traits d'Eric.

- Oui, c'est vrai… Mais pourquoi tu dis ça ?

J'ai trouvé cela très drôle. Il devait sûrement plus s'attendre à du dégoût ou à des insultes de ma part.

- Disons que je parle en connaissance de cause…

- Tu… tu as été dans une situation semblable ? s'étonna-t-il, en cillant d'incrédulité.

- Non, j'ai jamais eu de relations avec des filles. Mais il fallait bien que je refoule qui j'étais partout où j'allais… Maintenant, je me cache plus, mais je ne m'affiche pas non plus.

- Je croyais que tu étais simplement célibataire…, admit-il. Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ?

- Oh, mais je suis célibataire, tu sais bien, approuvai-je, avec un sourire moqueur. Et je te l'ai pas dit, tout simplement, parce que j'en ai jamais eu l'occasion. Bref… Ce n'est pas de moi dont on parle…

Eric prit une gorgée de café, puis il marmonna :

- Tu sais ce qui me fait le plus de mal dans toute cette histoire, Bo ?

C'est pas que Kristen le sache… Non… C'est Allie… Ça me brise le cœur… Je l'aime tellement, je ne supporterais pas de perdre sa garde…

- Oui, c'est terrible… il aurait moyen que toi et Kristen vous vous sépariez en agissant en adultes et sans envenimer la situation, non ? Et pouvoir le faire sans avoir recours à un avocat ? Il y a des d'enfants en garde partagée maintenant… Peut-être que tu auras sa garde quelques jours… C'est mieux que de ne plus la revoir du tout… Kristen sait que tu es un bon père, elle ne peut pas tout te reprocher… Surtout pas ça… Si elle refuse, je lui parlerais à Kristen, je lui ferais comprendre ! …

- Peut-être… Pff… Bo, t'aurais pas des aspirines ? J'ai un de ces mal de tête…

- Oui, une seconde, répondis-je, en fouillant dans un tiroir pour trouver la bouteille. Tu es sûr que tu ne veux pas te déclarer absent ? Tu as combien de cours aujourd'hui ? ajoutais-je, en lui tendant deux comprimés et en le regardant avec inquiétude.

- Deux… Mes élèves doivent passer un examen… Mais je ne suis pas malade, je ne peux pas prendre congé…

- C'est pas une excuse, ça se voit que tu vas mal… Tu as une de ces mines… Écoute, va te reposer chez moi. Je vais te remplacer pour ton premier groupe… En après-midi, j'ai un cours, mais je suis sûr que ton deuxième groupe va être ravi d'avoir du temps libre, surtout ceux qui n'avaient pas étudié! Je vais essayer de trouver un prof pour les surveiller et je t'inventerai une grippe foudroyante…

- Ça ne t'embête pas? hésita Eric.

Je sortis le double de mes clés dans mon sac et lui tendis :

- Pas du tout. Fais comme chez toi. Tu peux rester le temps qu'il faudra, le temps que tu reparles avec Kristen et que tu te débrouilles…

- Merci, Bo… C'est très apprécié.

- Ce n'est rien, Eric, je t'assure, dis-je, avec un sourire réconfortant. Allez ! À tout à l'heure !

ooOoOoOoOoOoo

Quand je suis rentré, je me rappelle que Dallas ou un truc idiot et niais du genre jouait en fond sonore à la télé, mais j'avais entendu des ronflements. J'ai enlevé mes chaussures, déposé mon sac contre le mur et je me suis dirigé vers le canapé. J'ai fermé la télé et je m'accroupis au niveau d'Eric, qui dormait sur le côté.

- Eh… Eh…, fis-je doucement, en lui secouant le bras pour le réveiller.

Il battit des paupières

- 'lut, mâchouilla Eric.

- Alors… Bien dormi ?

Il se redressa et je m'assis à côté de lui.

- Pas mal… Ça m'a fait du bien…

Je pouffai de rire en le regardant. Il était carrément décoiffé et ça lui donnait un de ses airs piteux qui ne lui allait pas.

- Quoi ? Qu'est qui y a ?

- Attends, tu as l'air ridicule…

Je replaçai rapidement ses cheveux, Eric ne broncha pas, semblait se demander ce que je faisais.

- Tiens, c'est mieux comme ça… Tu veux quelque chose à boire ou à manger ?

- Non merci, pas pour l'instant… T'as décidé de t'occuper de moi? Tu es adorable…

- Oh, mais c'est normal, tu es mon invité…, me justifiai-je, rieur.

- Pourtant adorable, réitérera Eric. J'ai un peu réfléchi pendant ton absence…

- Ah ouais ?

- Oui, mais j'aimerais me changer les idées pour ce soir… Je t'en parlerai demain…

- Pas de problème, assurai-je.

Après un moment de silence, Eric continua, avec franchise :

- Mais j'aimerais quand même que tu saches quelque chose… Tu sais, tout à l'heure… Je m'en veux de t'avoir poussé aux aveux, je ne voudrais pas que tu te sois senti obligé de le faire… C'est ta vie privée, après tout, si tu ne m'en parlais aucunement, c'est ton droit…

- Je ne suis pas du tout offensé, Eric. Écoute, si tu veux, je vais te dévoiler quelque chose qui risque de te surprendre, mais là aussi tu vas pouvoir m'en vouloir. On sera quitte, si tu y tiens tellement… OK ? – Il approuva d'un signe de tête - C'est pas les mœurs ni le fait que je n'ai pas confiance en toi qui a fait en sorte que je ne te le dise pas plus tôt… Non, c'est parce que tu ne m'as jamais laissé indifférent et que je te trouve très attirant… Donc, je devais garder pour moi le fait que j'étais gay, étant donné… euh… ta famille… Tu avais donc moins de chances de t'en rendre compte…

Eric sembla abasourdi, devant s'attendre à quelque chose de beaucoup plus dramatique ou choquant. Puis, un sourire éclatant se dessina lentement sur son visage.

- Sérieusement ?... On est quitte si c'est comme ça, tu me fais très plaisir !... Tu es très attirant aussi…

- Merci… Tu réalises cela que maintenant ? ironisai-je, plutôt gentiment.

- Bien sûr que non !

- Je ne te crois pas, prouve-le !

Soudain, il s'est penché vers moi et il a saisi mes lèvres. Sur le coup, je crus rêver, sans avoir eu le temps de voir le moment venir, mais je répondis tout de même au baiser avec enthousiasme. Mes mains se sont réfugiées sur ses épaules et je l'ai calé contre le canapé, mon corps presque sur lui. Il fallait bien profiter du moment, me suis-je dit. De plus, c'était clair qu'il ne voulait que du réconfort, alors autant lui en donner.

Lorsque nos lèvres se sont finalement détachées, il dit, ébahi, toujours contre moi :

- Hum… Je…

Sa réplique s'arrêta là, il ne semblait pas savoir quoi dire pour s'excuser.

- Nan, mais t'as de la chance d'être redevenu célib', je l'aurais pas fait il y a pas deux jours, souris-je, malicieux.

- On dirait bien… Tu veux aller plus loin ? souffla Eric.

- Pourquoi pas, on a déjà très bien commencés… S'arrêter serait con !

Sans perdre de temps, sous l'impulsion du moment, j'entrepris de caresser ses épaules, en recommençant à l'embrasser.

Une vingtaine de minutes plus tard, on était nus dans mon lit, encore sous l'effet exaltant de notre corps à corps intense. Il commençait à faire sombre dans la pièce, parce qu'on ne s'était même pas soucié des rideaux.

Soudain, je lui ai déclaré, d'un ton velouté :

- C'était mieux que dans n'importe lequel de mes fantasmes…

Eric eut un sourire flatté en s'allumant une cigarette, puis il dit :

- Tu m'as épaté aussi.

Je le remerciai et je rajoutai :

- … N'empêche que ça t'a pas… rebuté la différence d'âge ?

- Mais non, m'assura-t-il. Tu es superbe. En plus, tu ne fais pas ton âge…

- T'oublie quand même que, dans mon enfance, j'ai été un spectateur sur la Place de la révolution quand ils ont exécuté Louis XVI !

Il pouffa de rire. Ça me fit chaud au cœur d'avoir réussi à lui remonter le moral et qu'il semblait mieux.

- Crétin…

- Moi ? Pas du tout ! Pour qui tu me prends ?! exagérai-je, en faisant semblant de m'innocenter.

- … Sérieusement, tu devais être très joli plus jeune, constata Eric, après avoir pris une bouffée.

- Pff, je ne serais pas très objectif si je réponds à ça, prétendis-je, touché par sa remarque, en me passant une main dans les cheveux.

- Et qu'est que tu dirais en étant subjectif ? modifia-t-il.

- Je sais pas… Je… Je… me trouvais ordinaire, sans jamais être complexé sur mon physique…

- Je suis sûr que non. Tu as des photos pour que je me fasse une idée ?

- Nah. J'ai toujours détesté me faire photographier et les rares photos de moi, c'est pas moi qui les ai, racontai-je, d'une voix blanche.

- Ah ! Je vais devoir rester sur mon avis original !

- Tu peux penser ce que tu veux, Eric ! conclus-je, avec bonne humeur, en croisant les bras.


À suivre...