Suite et fin ! Comme toujours quand j'écris, j'ai mis tout mon cœur dans cette histoire, alors merci beaucoup à ceux qui ont commenté et aux lecteurs silencieux.

Pour adoucir la fin, je voulais poster également le début de la version alternative. Cependant, j'ai carrément oublié de transférer quelque part le fichier et comme je suis pas chez moi... Ça sera la semaine prochaine...

Je peux quand même dire qu'elle se déroulera de la déclaration de Nicola aux années 1980 et que promis, je fais mourir personne hahaha ! J'ai récemment eu envie de l'écrire, donc je suis pas très avancé et je pourrais pas poster de façon hebdomadaire (alors là, je vous conseille de la ''follow'' ou de suivre régulièrement les publications de nouveaux chapitres).

Bonne lecture et bisous


Entre le mal et le bien

Partie 3 : Sans lui (6/6)

Je n'attendais pas de lendemain avec lui. Cette fois, j'avais appris de mes erreurs. Le jour suivant, tout avait mis au clair. Je lui ai dit :

- L'amour, je crois bien que ce n'est pas mon truc… Tu sais, il y a un auteur français qui a déjà écrit : ''Le cœur d'un libertin est fait comme une auberge; on y trouve à toute heure un grand feu bien nourri, un bon gîte, un bon lit, - et la clef sur la porte...''*… Alors, n'espère rien de plus de moi… Fais gaffe, ne te risque pas à rien de plus avec moi…

Brouiller l'amitié avec la chair était quelque chose qui m'était familier, c'était devenu ma spécialité. Mais Eric accepta. Avant de recommencer avec lui, j'eus la décence et le respect d'attendre qu'il emménage dans un nouvel appart et qu'il obtienne la garde d'Alyssa deux semaines par mois (parfois, je lui donnais un coup de main sans que la petite ne se doute de ce qu'il y avait entre son père et moi).

Pendant des mois et mois, sans jamais de fréquence établie, sans jamais rien prévoir lors de ses semaines libres, on a continué librement à s'amuser. Chacun de notre côté, on avait nos aventures. Aucun de nous deux ne s'en plaignait. Toutefois, pendant l'année 1982, j'ai arrêté de voir qui que ce soit, à part lui, mais je ne lui ai pas dit. J'en ai eu marre et je me sentais moins attirant. Pour sa part, entre 1981 et 1983, je crois qu'il avait tenté deux ou trois fois de se mettre en couple, mais que cela n'avait pas fonctionné…

De plus, à ma grande surprise, j'ai remarqué qu'à part le désir, rien n'avait changé. Du moins, à ce moment-là…

ooOoOoOoOoOoo

C'était en janvier 1984…

Je le plaquai contre une rangée de casiers beige en mauvais état et je saisis ses lèvres, mes mains sillonnant ses cuisses et ses hanches. Le vestiaire de gym était vide, le silence était rompu que par nous. On sortait de réunion, un mardi en fin de journée et j'étais assommé par tant de bureaucratie incompréhensible, mais le désir réveilla mes neurones et mes sens.

Lorsqu'on se détacha pour respirer plus longuement, il posa sa main sur mon bras et son autre sur ma joue et il souffla un :

- Attends, j'allais oublier…

Je ne perçus pas le sens inhabituel de cette parole, à cet instant. Donc, indifférent à ce détail, je ne fis qu'émettre un simple ''Hun ?''.

- Une seconde…

Eric se détacha de mon emprise et alla chercher quelque chose dans son sac, qu'il avait lancé négligemment sur le banc de bois défraîchi. Lorsqu'il revint vers moi, je me suis automatiquement renfrogné. Il tenait dans sa main un préservatif.

- Toi aussi, tu es entré dans cette vague de psychose collective ? maugréai-je, en désignant d'un signe de la tête l'objet.

- Non, dit-il simplement, en me regardant avec sérieux.

- Eric, tu es trop intelligent pour te laisser berner. Ne me dis pas que tu crois à toutes ses bêtises ! Ça fait des années qu'on le fait sans problèmes, on n'a pas besoin de ça…

Eric alla s'asseoir, en soupirant, en rangeant le préservatif dans sa poche de pantalon. Je crus qu'il avait été vexé, mais il marmonna, en penchant la tête, quelques secondes plus tard :

- C'est toi qui ne comprends rien, Bo…

J'affichai une expression sceptique en le défiant :

- Tout est pourtant clair ! Arrête de divaguer…

- À ton avis, je divaguerais encore si je te dis que j'ai été testé positif ? lança-t-il d'un ton sec, en relevant la tête rapidement, cette fois vraiment vexé.

Je cillai, sous le choc. Lentement, je me suis rapproché et je me suis assis à côté de lui. Comme un automate. Il me fallait un point d'ancrage.

- … Désolé… Je ne voulais pas te l'annoncer comme ça, se reprit Eric, en bafouillant.

Trop tard, la consternation était ponctuelle. La vérité est parfois dure à avaler… surtout quand on la ridiculisait quelques secondes plus tôt… Je me sentis très coupable, la honte me martelait à grands coups la poitrine. Je me sentis aussi très accablé devant la nouvelle. Il n'y a pas à dire… C'était comme si c'était impossible, alors que ce n'était visiblement pas le cas…

- Non, c'est moi qui m'excuse… Je… Je suis vraiment un idiot… Oh Eric, c'est affreux… Ça… fait combien de temps que tu le sais ?

- Depuis vendredi… Je ne savais pas comment réagir et je ne savais pas comment m'y prendre pour t'avertir ou avertir quiconque… Tu es le premier… à… à le savoir… Ça m'angoisse tellement, tu ne peux pas savoir…

Je le pris dans mes bras, ne sentant que je ne pouvais que faire cela. La seule issue, la seule manière de lui démontrer mon soutien. J'étais dans un état léthargique de désolation, de stupéfaction. J'aurais voulu pleurer, crier, mais rien ne voulait sortir. J'étais qu'atone, mais Eric sembla ressentir qu'au contraire je n'étais pas indifférent. Il me rendit mon étreinte, même s'il s'était mis à trembler contre moi.

- Ça ira… Ça ira… Je serais là…, ai-je faiblement prononcé.

- Bo… Et si… toi aussi ? Si je te l'avais refilé ? Si… Si c'est vraiment contagieux ? évoqua Eric, le trémolo dans sa voix dévastée.

Je trouvais cela vraiment dur à accepter que cette possibilité pouvait être confirmée. C'était comme une enclume qui s'abattait sur ma vie… Comme si un camion me renversait sans que je l'aie vu rouler à toute vitesse vers moi…

- On sera fort. Si ce n'est pas toi, ça sera peut-être un autre. Et peu importe, je ne veux pas de confirmation…, répliquai-je, avec un peu plus de sensibilité, comme tranquillement, l'émotion commençait à monter en moi.

- Pourquoi ?

Je me détachai de lui et je le regardai tristement.

- Je ne veux pas que tu t'en veuilles… Je ne veux pas que tu aies des remords à cause d'analyses médicales froides et sérieuses. Je n'ai pas besoin de responsable…

Perplexe, mais doux, il répondit :

- Je comprends… N'empêche, on dirait que, pour toi, c'est peu ou pas important de savoir… Je me trompe ou c'est le cas ?

- C'est pas que je m'en fiche, Eric, parce que je saurais bien assez vite si je l'ai chopé ou non… Mais pour l'instant, j'ai pas envie me faire catégoriser comme avec la lèpre ! … C'est pas une stupide maladie qui va me reléguer au rang d'humain de deuxième classe… J'ai trop de dignité pour ça… Je ne donnerai pas à la société une nouvelle victime… Et je serais là pour veiller à que toi non plus tu ne le deviennes pas…

- Mais Bo… Malgré toute ta bonne volonté, tu ne peux pas empêcher les gens d'être mal informés… Et moi non plus… Personne n'en sait beaucoup là-dessus, c'est… compréhensible, si on veut… Je t'ai dit que je n'avais pas peur, mais quand je l'ai su, j'ai quand même pas pu m'empêcher de penser que d'aller m'acheter un fusil ou de la corde serait plus facile et moins humiliant que ça… Et je me suis déjà suffisamment caché, réprimé moi-même, dans ma vie, tu comprends…

- Oui, absolument, dis-je, sans élaborer.

Perturbé, je pris un instant pour réfléchir. Ses paroles remuèrent beaucoup de choses dans ma tête.

Puis finalement j'ai déclaré :

- Écoute, Eric, si tu veux, on va faire un pacte…

ooOoOoOoOoOoo

À part son ex-femme, sa fille et quelques proches, personne ne savait qu'il était malade.

À part moi, personne ne savait la vérité. Aussi égoïste que ça puisse paraitre. Et je préfère que Kristen ou Alyssa n'en sachent jamais rien. Ce serait bousiller les certitudes de leur deuil. Ce serait les empêcher de continuer à vivre en s'attardant à ce qui est vraiment arrivé, d'autant plus que la petite Allie a la vie devant elle… De plus, elles n'ont pas besoin de savoir ces ignobles manigances… Eric, pour sa part, affirmait qu'il ne voulait pas les blesser davantage… Il souffrait déjà assez pour une personne… Il ne voulait pas souffrir pour deux autres…

Le contenu de notre entente était bien simple, même s'il peut paraitre macabre ou choquant. Selon moi, c'était primordial, même si je reconnais que ça peut faire froid dans le dos.

Ce n'était pas l'entente qui me dérangeait, qui me posait problème… C'était moi que je trouvais étrange…

Non… Ce n'est pas ça… Je ne me trouvais pas étrange…

Je me faisais peur. Oh… tellement peur...

Parce que… eh bien, je ne sais pas… J'avais agi de façon si cruelle, mais en même temps, c'était justement ce que j'avais voulu…

Et qu'est que c'était notre entente ?

Eh bien… Je devais l'aider à mentir complètement sur son état et je devais aller passer un test de dépistage en échange de quoi il me donnait la mort en me faisant l'amour pour une unique et dernière fois lorsqu'il serait assez affaibli par la maladie.

J'avais bien compris que le glas qui sonnait dans la tête d'Eric le rendait sensible et vulnérable. Alors, je me suis dit que je devais avoir le contrôle là-dessus et nous venir en ''aide''. Au début, il n'avait pas compris pourquoi je tenais absolument à le faire, pourquoi je voulais être impliqué. Il avait beaucoup hésité avant d'accepter, par principe et par amitié. Évidemment, il avait eu raison, mais j'ai fini par le convaincre en lui disant que personne ne pourrait le deviner et qu'il fallait le prendre plutôt comme un suicide, que même sans son ''aide'', mon avenir allait probablement être condamné par ce virus, étant donné la vitesse avec laquelle il se propageait et faisait des victimes.

Les deux – et véritables - raisons pour quoi je voulais mourir de cette manière si douloureuse, c'est que je ne voulais pas vieillir davantage et que ce mal, je l'associais à une espèce de récolte des conséquences de ce que j'avais fait pour vivre comme je le voulais.

Et je me disais que peut-être ce funeste compte à rebours allait régler bien des choses.

Alors, voilà… J'écris pour Eric une lettre de démission sous prétexte qu'il avait faussement accepté un poste génial à San Francisco… J'ai mis avec lui en ordre ses affaires… J'ai aussi parlé avec fermeté à Kristen pour m'assurer qu'elle ne bavasse rien sur Eric à ses amies et qu'elle avertisse Alyssa de ne pas dire accidentellement mot de l'état de son père à l'école afin d' ''éviter des ennuis à tout le monde…''. Eric ne sortait pratiquement jamais de chez lui, sauf pour aller chez le médecin ou quand il ne supportait plus d'être enfermé et dans ces cas-là, je devais passer souvent vingt ou trente minutes à maquiller sa peau et à l'habiller pour qu'il passe inaperçu. Je dormais très souvent chez lui et je m'occupais de lui, avec dévouement et attention. Sa condition physique se détériora à vue d'œil et très rapidement…

Quant à ce qui me concernait, le 07 avril fut cette fameuse soirée. Cette soirée fut très pénible, très chargée en émotions. Ainsi, on fit l'amour avec une telle lenteur, une telle application, on ne voulut pas précipiter les choses et en profiter comme on pouvait (car il était impossible d'avoir envie de l'autre). Je ne me rappelle pas d'avoir connu une autre fois comme celle-ci, aussi déchirante, puisque lui et moi, nous avions beaucoup pleuré après l'acte. Même certains ébats troublants avec Nicola (où le but avait été d'effacer certains de nos actes ou de nos paroles) n'avaient pas été aussi intensément tristes… En effet, avec Nicola, il n'y avait pas cette fatalité qui accompagnait chacun de nos mouvements…

Il ne fallut pas attendre très longtemps, par la suite.

Le 02 juillet 1984, vers 10 heures en matinée, Eric est mort avec beaucoup de sobriété, beaucoup de dignité, avec Alyssa inconsolable dans ses bras. J'étais assis à coté de lui sur le lit, un peu à l'écart, comme pour veiller sur eux.

En attendant l'arrivée de Kristen et de la morgue, j'ai dû expliquer, entre douceur et douleur, ce qui venait de se passer à la petite, qui avait fini par sécher ses pleurs grâce à moi. Je lui avais fait une description très jolie et très poétique d'un endroit très très loin et très très beau où les gens qu'on aime s'en vont et où des ailes leur poussent par magie pour pouvoir protéger, aider et envoyer du bonheur à ceux qui restent vivants. Sans plus.

Il faut croire que j'avais gardé cette capacité à développer sur les choses mystiques et à les faire gober aux gens...

ooOoOoOoOoOoo

Quelques jours après l'enterrement d'Eric, bien qu'encore abattu, je me suis enfin décidé à avoir le cœur net et à respecter la deuxième partie de notre entente.

Eric avait voulu que je ne me laisse pas salir, que je ne laisse pas salir ma mort et que je l'assume avec ce test. Comme je voulais respecter cela, en dépit de mes réticences à me faire étiqueter, j'y suis allé.

On me recommanda à un immunologue du nom d'Allan Collins, qui s'intéressait de près à la situation.

Lorsque je me suis retrouvé devant lui, j'ai tenté automatiquement de me rappeler son visage, s'il me disait quelque chose… Si je l'avais déjà vu quelque part… Mais rien ne semblait correspondre à cet homme d'une quarantaine d'années aux lunettes épaisses, bien ventru. Cela me rassura, car j'allais pouvoir être honnête. Il consentit à me faire passer les tests sans me poser de questions.

Un mois plus tard, j'étais de nouveau dans son bureau et le verdict tomba comme un couperet bien tranchant…

Séropositif.

Je m'y attendais. Ça ne me surprit aucunement. Mais je fis semblant de l'être, question d'être crédible. J'ai plaqué ma main contre ma bouche et j'ai adopté un air troublé qui me parut facile à trouver, en fixant la surface de son bureau.

J'ai gardé le silence, me laissant envahir par l'émotion et par la fatalité de l'annonce.

Pendant ce temps, le docteur me dit, d'un ton compréhensif :

- Je suis désolé… Écoutez, je vais être franc avec vous, monsieur Deniaud, je ne peux pas vous dire comment votre cas va évoluer. Toutefois, le laboratoire a déterminé que votre maladie ne semblait que peu développée jusqu'à présent.

- Avez-vous une idée de combien de temps… il me reste ? demandai-je, véritablement affecté par l'annonce à ce moment-là.

- Non, malheureusement. En moyenne, mes patients ne vivent guère plus que quelques mois… Donc, il va falloir le soutien de vos proches pour traverser avec vous cette épreuve et vous organisez en conséquence.

- Oui, bien sûr…

- Voulez-vous faire appel à un organisme qui pourrait vous venir en aide ? proposa-t-il. J'ai de très bons contacts et je pourrais vous recommander.

- Non… Pas pour le moment, du moins, docteur… Je vais me débrouiller… La souffrance ne m'est pas inconnue, alors je saurai m'en accommoder…

- Je respecte votre choix, monsieur Deniaud. Avez-vous besoin que je vous signe un arrêt de travail ?

- Ce serait bien, oui.

Le docteur remplit ce qu'il fallait, alors que je lui ai donné les coordonnées de l'école. Je me rappelle d'ailleurs de l'expression horrifiée du directeur lorsqu'il avait lu le mot et qu'il a accepté mon départ, avec un comportement froid et dégoûté (alors qu'il m'avait accueilli dans son bureau avec joie). Tant pis si le personnel et les élèves l'ont su. Au moins, Eric a pu être protégé des rumeurs, alors on n'a pas pu faire le lien… Moi, je m'en foutais. J'avais promis d'avoir la tête haute. D'être honnête avec moi-même pour une fois.

Le docteur Collins me dit ensuite :

- Je vais vous prendre comme patient, même si je ne pourrais faire que très peu pour vous. Voire rien. Je vous avoue que tout le monde scientifique reste encore très impuissant et que cela est très frustrant.

L'homme a ensuite porté son attention sur mon dossier, a saisi un bic et prêt à prendre des notes. Il a commencé à me poser une série de questions de routine, des questions prêtes froidement pour les banques de données. Je répondis ''Oui'' d'une voix dénudée d'émotions, atone, à ''Êtes-vous homosexuel ?'' et ''Avez-vous eu des relations sexuelles homosexuelles dans les dernières semaines ?''.

J'ai approuvé !

Maintenant, je dois bien être un chiffre de plus dans une série de statistiques, mais ce n'est plus important. C'est mon ''Oui.'' qui a fait toute la différence. J'ai été honnête.

ooOoOoOoOoOoo

Je me suis rapidement aperçu que le docteur Collins était un homme très impliqué dans la cause du sida et qu'il était sympathisant face aux homosexuels. Il m'avait notamment raconté qu'il était dégoûté par les fausses croyances bien répandues dans la population et sa bataille acharnée pour qu'on finance la recherche. J'eus lentement confiance envers cet homme. Au fil de nos rencontres, au fil de l'évolution rapide et pernicieuse du mal qui me rognait comme de l'acide sulfurique, il est devenu un ami, même s'il me connaissait peu si l'on y pense bien… Il m'appuyait beaucoup et il ne me jugeait jamais… Son appui était un baume au cœur…

Neil et Andrew ont eu un choc en l'apprenant quand je les ai invités à venir dîner pour leur annoncer. Ce fut un très gros choc même. Je ne veux même pas penser à cette scène horrible de consternation qui suivit l'annonce… Je veux même pas… Mais sachant tout le malheur que cela créait, surtout dans la communauté gay, ils sont restés fidèles.

Par chance, eux, ils ont été testés négatifs.

Ils m'ont aussi beaucoup épaulé et aidé. Neil m'a d'ailleurs promis, avec beaucoup d'émotion dans la voix lorsqu'il l'a fait, de demander du financement de recherche l'an prochain pour faire quelque chose contre ce fléau et les idées préconçues qui l'accompagnaient… ''Ma carrière va sûrement être en péril à cause de ça, même si c'est public que je sois gay… mais je me battrai jusqu'au bout, Bo…'' m'avait-il dit…

J'en fus très touché… Décidément, je leur en dois beaucoup à ces deux-là…

D'ailleurs, je ne me suis jamais plaint de ma situation. Jamais.

J'encaissais tout : les soucis financiers, tous les maux, la faiblesse extrême (j'ai fini par avoir besoin d'un fauteuil roulant), l'apparence cadavérique (on aurait dit que je mourrais de faim en ayant perdu tant de kg en si peu de temps…), les fièvres, les violents problèmes respiratoires… Ceux qui me terrassent maintenant…

Je me sentais… Je n'avais plus d'estime de moi, j'étais laid, fragile. Quand j'ai arrêté de me teindre les cheveux, j'eus l'impression de vieillir de plusieurs années d'un coup… Je faisais tout pour éviter les miroirs, c'était mieux ainsi…

Je n'étais pas très fier de moi. Pas fier de ce que j'avais fait, cela va de soi. Mais j'encaissais. Je l'avais voulu, après tout.

J'encaissais… Je disparaissais à petits feux… Voilà tout… Aussi choquant que ça puisse paraître…

Je ne voulais rien cacher de ce qui m'affectait physiquement. Cela aurait été une perte d'énergie d'essayer de camoufler des détails trop bien visibles. À quoi bon ?

Ainsi, je me suis aperçu, une fois de plus, que les préjugés font beaucoup de tort. Les gens sont souvent trop influençables quand il s'agit de choses qu'ils ne connaissaient pas. Ce n'est pas nouveau…

Hum, je ne parlerais pas davantage de cette période, même si j'en ai aurais beaucoup à raconter. Je vais continuer à me plaindre et je déteste me plaindre… Mais… Elle fut plutôt sombre… Je ne souhaite ça à personne… Même pas à eux, les pauvres ignorants de ce mal muet… Même pas…

Vers octobre 1985, j'ai commencé à dépérir plus rapidement. Je savais que j'allais peut-être commencer l'année suivante, mais que je ne la terminerais certainement pas. C'était l'évidence même.

J'ai fait appel à l'aide d'une femme (l'adorable et la resplendissante Flora) pour me soigner. Et aussi pour effectuer d'autres petites tâches comme aider à faire le ménage, faire les courses. Il l'a bien fallu, je n'arrivais plus à rien. J'étais devenu une loque. Le moindre effort m'épuisait et sortir de chez moi était devenu un exploit du niveau des médaillés d'or aux olympiques…

J'ai également mis mes papiers en ordre chez un notaire. Je vais léguer le peu d'argent qu'il me reste à la ILGA…

Je donne le flambeau de la contestation et du militantisme à la jeunesse, elle sera quoi en faire. Elle est brillante et prometteuse, j'ai confiance en elle.

J'ai beaucoup réfléchi, beaucoup remué de souvenirs, étant donné le fait que je devais rester souvent cloué au lit… J'ai beaucoup pensé à Nicola…

Et je s'en venu à la conclusion qu'il fallait que je me débarrasse des mensonges qui me constituaient si je voulais comprendre…

ooOoOoOoOoOoo

J'ai attendu pendant tellement longtemps ma délivrance de cette longue et terrible agonie. Je l'ai tellement espéré ce plus grand mystère de l'humanité…

Avec ou sans Dieu…

Parce qu'en l'Église, il y a très longtemps que ma confiance et mon aveuglement sont perdus, annihilés. C'est pour ça l'apostasie. Je ne voulais pas traîner mes remords dans l'au-delà…

En vérité, je ne sais plus si j'ai perdu la foi… Cette foi fragile comme de la porcelaine que je traînais comme un boulet…

Peut-être que oui, peut-être que non… À certains moments oui, à d'autres non…

Ça ne m'importe plus.

Si Dieu existe, il me pardonnera pour mes pêchés. Il m'aimera comme je suis, comme j'ai été. Il saura que je n'ai jamais voulu faire le mal. Même si je mérite bien l'enfer…

C'est ce que je suppose…

Je saurai bien vite.

Écrire ceci m'a fait un bien fou, même si fut très éprouvant aussi, dois-je dire. Physiquement surtout. C'est sans importance, je mourrais d'épuisement par l'écriture comme Proust, c'est tout… C'est toujours plus amusant et plus beau à dire qu'avouer que l'on meure à cause de ce virus infâme !

Merci Neil, Andrew, Flora. Pour tout.

Je vous souhaite beaucoup de bonheur.

Je vous aime énormément.

Je sais que vous allez finir par comprendre, même si ce ne sera pas facile… Sachez toutefois que je vous transmets toutes mes excuses…

Hum, je doute que Marthe, Louis ou un de leurs enfants, aient pu lire jusqu'au bout. J'en ai conscience et je voulais simplement qu'ils sachent eux aussi, quitte à ce qu'ils gardent une mauvaise image de moi ou qu'ils me renient. Mais si jamais, par une chance incroyable, quelqu'un a réussi à lire jusqu'ici… Je voudrais leur dire :

Louis ou Christian ou Antoine ou Maryse…

Marthe ou Francis ou Aurélie…

Peu importe qui…

Je vous aime. Malgré tout.

Que je suis désolé. Pour tout.

Je suis très sincère, ça, soyez-en assurés…

Et que j'espère que vous me pardonnerez de vous avoir mentit pendant toute ma vie (et ce, encore aujourd'hui, comme vous pensiez jusqu'à maintenant que j'avais le cancer du poumon et que j'étais encore au service de l'Église).

Pardonnez mes offenses silencieuses à notre famille, à Dieu si vous y tenez… Pardonnez la distance infranchissable entre nos vies… Pardonnez l'absence, les fuites, la négligence, dont j'ai fait preuve envers vous… Pardonnez le frère, l'oncle, indigne de confiance que je fus…

Je suis désolé de vous avoir caché toute ma vie qui j'étais véritablement, mais essayez de comprendre…

Essayez…

Essayez… Je vous en supplie…


Page blanche.


Il y a une très belle phrase de Sartre qui est restée gravée en moi depuis que je l'ai lue, qui me résume, qui résume tout en quelques mots. C'est un peu le leitmotiv de ma vie… :

"Je me moque du diable ! Il reçoit les âmes, mais ce n'est pas lui qui les damne."*

Vivre avec lui ou sans lui… Je n'aurais jamais pu…

J'ai été le pire crétin du monde, je sais bien, mais j'ai bien fini par comprendre. Par faire évaporer ce ver solitaire qu'était cette foutue douleur. Je suis en paix avec moi-même, malgré mes erreurs irréparables. Pour de bon.

Ce n'était pas nous qui étions contre-nature… Non… Ce n'était pas nous…

Ce qui était contre-nature, c'était son insurmontable absence. Jusqu'à en perdre la tête…

Ce qui était contre-nature, c'était nos non-dits. Nos non-dits qui étaient parfois beaucoup plus douloureux que les mots.

Les souvenirs ne se partagent pas toujours avec autrui, donc il vaut mieux les enfouir et ne jamais les évoquer…

Et…

Eh bien…

Ça donne toute une vie pour m'en rendre compte… Non, plutôt pour l'accepter. Oui, pour l'accepter, c'est ça. Une vie entière pour accepter.

On ne se l'est jamais dit, alors que c'était pourtant flagrant, alors le bonheur s'accordait au conditionnel…

Je n'osais pas, pétrifié de peur.

Il a péri pour l'unique fois où il avait osé…

Je pense que… (NDA : les mots sont barrés)


Page blanche. Les mots suivants sont inscrits en Anglais et en Français.


Mon ange, tu as été l'amour de ma vie, l'homme de ma vie, même si notre amitié particulière n'a duré qu'un temps. Alors, Nicola, ceux qui liront ceci en seront témoins. Je t'ai déjà dis que tous les trains vont quelque part. Sache qu'aujourd'hui et pour toujours, je te le clame haut et fort et je ne te laisse pas sans savoir comme tu avais tant souhaité :

Moi aussi, je t'aime !

Je t'aime, Nicola. Éperdument…

Ainsi soit-il.

Boris Deniaud, 17 avril 1986.


The End.


* J'ai présupposé que les objets sacrés étaient déjà sur l'autel... Précisions : Corporal : Linge en lin où est posé le Calice, la Patène, le Ciboire. Patène : Assiette en or qui sert pour l'eucharistie. Calice : Vase qui sert pour l'eucharistie. Ciboire : Vase qui sert pour l'eucharistie et où il y a les hosties à l'intérieur.

* C'est inspiré du slogan ''jouissons sans entraves'' dans les premiers mouvements et Mai 68..

* L'album Eldorado d'Electric Light Orchestra, 1974…

* Remarque importante : Boris a en tout ''7 vies'' (Son adolescence et sa révolte, sa relation ambigüe avec Nicola, son deuil et la prêtrise, Boston et sa libération sexuelle, Chicago et son affirmation au grand jour, New York et le passage à une vie plus rangée à vouloir ''oublier'' son questionnement sur l'amour et l'écriture de la lettre qui signifie une agonie libéré de tout mensonges). C'est un lien avec la Genèse, à cause du contexte, mais au lieu de la création du monde, c'est la création d'un amour…Le premier amour, le premier amour manqué. ^^ J'ai toujours écris dans l'optique où Boris a aimé bien avant la déclaration de Nicola, mais comme il avait peur d'aimer, il n'a pas pu s'en rendre compte. Ensuite, c'est la mort de Nicola qui a fait en sorte que ces sentiments étaient flous et lui semblaient impossibles à concrétiser… De plus, j'ai imaginé que OUI, ils auraient pu vivre en couple, parce que les deux acceptaient assez bien les différences entre eux. Ensuite, c'est l'optique dans laquelle j'ai écris, vous pouvez croire le contraire ;)

* Les différentes réactions face à l'acceptation de l'homosexualité pour la génération silencieuse sont un tout petit peu inspirées par cet entretien ( www . vacarme article424 . html )

* À quoi rêvent les jeunes filles, Alfred de Musset, 1832.

* Le diable et le bon dieu, Jean-Paul Sartre, 1951. En cherchant une citation, j'ai trouvé qu'elle était parfaite. ^^