Salut à tous ! Voici Quatre Saisons, quadriptique, ode à la nature, aux saisons, au calme et à la beauté.
(En gros, un truc où il ne se passe pas grand chose.)
Note : j'avais mis cet OS d'hiver dans un recueil, "Aliens", mais ma maniaquerie compulsive ayant encore frappé, je me suis rendue compte qu'il fallait que je le mette dans un autre recueil, avec ses amis Automne, Été, et Printemps encore à venir. Le mal est réparé.
Note 2 : La publication n'est pas dans l'ordre des saisons. Ça ne change rien à la lecture, ceci dit, chaque saison étant indépendante des autres.
Je vous souhaite une bonne lecture.
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Et toi, quand tu regardes les étoiles, qu'est-ce que tu vois ?
Peut-être que tu vois l'infini de l'univers. Peut-être que tu vois la drôle de forme tarabiscotée d'Orion, quand tu lèves les yeux. La casserole de la Grande Ourse. Peut-être que tu ne vois rien, parce que tu habites en ville et que l'air est trop épais.
C'est pour ça que je suis venu ici. Là où l'air est pur, là où les étoiles brillent, là où le bruit de mes pas se fait avaler par le silence de la route gelée. Quand je respire, un nuage de fumée s'échappe de ma bouche, il se désagrège dans la nuit, comme les sons. Il n'y a personne, ici. C'est une route de campagne. Depuis le sommet de la colline, à travers les arbres, je peux voir la ville, en bas – elle n'est pas grande, mais assez pour que ses lumières scintillent, au creux de la vallée. Assez pour que ça fasse joli, et en même temps, assez loin pour que le silence ne soit pas troublé.
Au cœur de la nuit, il n'y a aucun bruit. Juste mes pas, sur le sol, un battement régulier qui trouble à peine la quiétude. Mes pas qui rythment le silence. Je m'arrête, et c'est comme si rien n'existait plus, c'est comme si j'étais devenu incapable d'entendre. Mais ce n'est pas ce bourdonnement qui te prend toujours quand tu essayes d'écouter le néant, non – c'est calme. C'est pur. C'est le rien, et en même temps, c'est le tout. C'est l'image, sans le son. La route baignée par le clair de lune, mes doigts gelés, la vapeur qui s'échappe de mon écharpe, sans bruit. C'est ça, vivre. Je souris.
Je ne savais même pas que ça pouvait être si calme. J'ai grandi en ville, dans le bruit, la pollution, le stress et les voitures. Ici, je suis au milieu des collines, je regarde les étoiles, je me fonds comme une ombre dans le paysage. Tout le monde dort à des kilomètres à la ronde, et je suis le seul qui ait le droit de contempler ce spectacle. Cet instant magique où la lune se trouve juste au dessus de la route, alors que mon ombre s'étend derrière moi. Clair, tellement clair – on distingue tout. La colline, en face, la maison près de laquelle je passe. La lune dessine l'ombre des arches de la véranda, la lumière plonge dans la piscine sans une éclaboussure.
Je souris – j'ai les joues rouges, le bout du nez glacé, mais l'air pur qui entre dans mes poumons à chaque inspiration me fait oublier la température. Les picotements me rappellent que je suis en vie. Je l'avais presque oublié, à force de rester cloîtré dans mon appartement, avec le ciel gris et bas. Ici, le monde est infini, le bonheur presque palpable.
Je pourrais mourir, ce soir.
Je marche en silence. Le bout de mes converses veut faire concurrence à la lumière de la lune. Les lacets pailletés – une babiole ramenée de voyage – brillent de tout leur éclat. Mon jean tombe dessus d'une façon qui me donne l'impression d'être sorti tout droit d'un concert de Nirvana. Quelques trous par-ci par-là, il ne manque que ça pour concurrencer Kurt Cobain. Je pourrais devenir la nouvelle idole des jeunes, la rock star à l'avenir tragique, mais au lieu de ça, je marche sur la route gelée, et elle absorbe mes pas avec reconnaissance.
Un instant, je songe à des marrons chauds. Je vois l'énorme poêle, sur la grand place, et l'homme en tablier derrière qui les tourne et le retourne, et l'odeur fabuleuse qui s'en dégage. Je vois les cornets remplis, qu'on achète sans regret et qui nous réchauffent les mains à travers les gants. Les marrons chauds, qui ne sont pas vraiment des marrons puisqu'en vrai ce sont des châtaignes, mais ça fait partie du folklore. Les châtaignes chaudes, ça ne rend pas pareil.
Moi, je trouve que le mot "châtaigne" referme des sonorités épicées et automnales, avec un petit côté snob conféré par l'accent circonflexe, adouci toutefois par le "ai". Châtaigne, c'est un mot équilibré, un mot fort. C'est un mot qui fait craquer les feuilles mortes sous les pas, c'est l'odeur du bois au coucher du soleil. C'est différent du marron, qui, lui, rappelle les marchés de Noël, le vin chaud et sucré, la grand roue endimanchée, la neige, et le froid.
Le froid m'a fait penser aux marrons, les marrons me font penser au froid.
C'est une route en pente, cette route. Et derrière, le néant. On dirait une route qui mène directement au paradis. J'ai envie de monter tout en haut de cette crête, envie de savoir ce que cette route me cache, envie de découvrir l'autre côté du monde, et quelque part, je ne veux pas. Ne pas savoir, c'est très bien aussi. Peut-être que derrière ce sommet, il y a la mer. Une falaise. Un champ de violettes, ondulant doucement à la lumière de la lune. Une ville illuminée, une mégapole. Un petit village décoré pour Noël. Un champ de blé sans blé. Une plaine de fleurs aux pétales de givre. Peut-être qu'il y a la fin du monde. Cette route, qui monte vers les cieux, c'est à la fois l'envie et le refus. C'est le chat de Schrödinger. Tant que je ne le sais pas, tout peut exister derrière cette butte. Une fois que je l'aurai dépassée, la seule et unique vérité se déversera dans mon cerveau.
Quelque chose de tiède roule sur ma joue, que je sens à peine tant mon épiderme est glacé ; c'est une larme, qui coule de mon œil, et finit sa course sur mes doigts intrigués. Ça m'arrive tout le temps, l'hiver. Mes yeux pleurent littéralement de joie devant le froid. Ils sont contents de retrouver leur vieil ami, celui qui était là le jour où ils ont vu pour la première fois. Chaque année, ils saluent son retour à grand renfort d'eau salée. Des torrents qui dévalent mes joues, et que je ne prends plus la peine d'arrêter.
C'est amusant, aussi, de regarder le monde à travers l'eau. Les contours se brouillent, la route droite commence à serpenter. Un regard en bas, et mes converses ne sont plus que deux tâches scintillantes, jusque ce que la goutte s'échappe de mes yeux, fasse le saut de l'ange de sa vie, pour finir par s'écraser entre mes deux pieds.
Mais attention, ce n'est pas une fin triste. Là où elle est, elle va pouvoir communier avec la terre, se glisser dans ses rainures, se mêler au monde. Ou alors, elle pourra s'évaporer et rejoindre l'air, et ensuite faire le tour de la planète. Elle en a de la chance, cette larme. Née dans le froid, morte dans la nuit, ressuscitée dans l'infini. De sa vie, elle n'aura connu que le calme et la pureté. Je l'envie.
La pente se fait plus raide, le sommet est proche – et mon cœur s'emballe douloureusement. Est-ce que j'ai vraiment envie de savoir ? Peut-être que je préfère croire que cette route mène effectivement au paradis ? Tant que personne ne m'aura démontré le contraire, je serai libre d'y croire. Pas le paradis de Dieu, ni même celui de tout un chacun – ces paradis qui n'ont pas d'existence tangible pour moi, qui ne me concernent pas. Non, mon paradis à moi, celui où les larmes flottent dans l'air comme des bulles de bonheur, celui où les étoiles brillent la nuit et où le froid rougit les joues, celui où le givre fait blanchir les routes et les brins d'herbe sur les côtés. Celui où le silence n'est jamais troublé. Mon paradis, le mien, qui m'appartient, fait à ma mesure. Celui où les autres n'ont pas leur place – celui construit en fonction de mes désirs. Un paradis qui ne nécessite pas forcément d'être mort pour y parvenir.
Le bruit de mes pas s'arrête. Je n'ai pas besoin d'aller plus loin, puisque mon paradis se trouve là où je suis. Il ne durera pas longtemps – dans quelques heures, les étoiles pâliront, la lune s'évanouira, le soleil se lèvera, la magie disparaîtra. Les gens s'éveilleront, et ce monde qui n'appartient qu'à moi redeviendra le monde de tous. Les voitures rouleront, les gens passeront sur cette route, et cette nature, là, qui est entièrement mienne en cet instant T, elle devra à nouveau se partager en mille pour satisfaire tout le monde. Certains ne sauront même pas la recevoir, concentrés sur la perspective de leur travail, de leurs problèmes, de leur existence insignifiante. D'autres la verront, souriront. Tout le monde ignorera que cette nuit, moi, Kurt Cobain en Converses à lacets brillants, j'ai été le Maître de la Nature. Tout le monde ignorera qu'une de mes larmes a pris possession de la terre, sans bataille, sans effusion de sang. Tout recommencera, et moi, je n'aurai plus ma place, une nouvelle fois.
Ici, cette nuit, j'existe. Je suis le tout et le rien, je ne suis pas spectateur, je fais partie de la nature. Elle est moi, et je suis elle. Je suis dans le paysage, je ne suis pas extérieur à la scène.
La lune est pleine – un instant, je me dis que j'aurais dû prendre un appareil photo, mais il n'existe pas d'appareil photo qui vaille l'œil humain, et les ersatz ne me satisfont pas. Alors je ferme les yeux – une nouvelle larme s'échappe et s'évanouit dans la nuit – et quand je les rouvre, j'ai pris une photo, celle que je garderai dans mes souvenirs. C'est encore mieux qu'un appareil numérique : celle-là, il y aura non seulement le visuel, mais aussi le sonore et l'olfactif. Un souvenir à trois niveaux.
Je réajuste l'écharpe autour de mon cou, et l'odeur du linge propre s'infiltre dans mes poumons – et je souris, encore. Il y a tout ce que j'aime, autour de moi, sur moi. Là, en cet instant précis, je suis si heureux que je pourrais exploser en une multitude de bulles colorées, et disparaître petit à petit dans le silence. Chacune de mes bulles mourra dans un petit "pop" enfantin, c'est une belle façon de s'en aller.
Je n'ai pas repris ma marche. La route du paradis conserve toujours tout son mystère. Je n'ai pas envie de savoir tout de suite, alors je m'assois en tailleur sur la route gelée, et le son des os qui craque me rappelle douloureusement ma condition de mortel, tout comme le sol se charge de me rappeler qu'un jean, tout grunge soit-il, n'est pas suffisant pour prétendre s'asseoir sur lui. Il m'envoie des picotements dans les cuisses et dans les fesses, mais ça me rappelle que j'existe, que je ne suis pas encore une multitude de bulles. Je le supporterai bien un peu, le temps de faire le point.
Depuis que j'ai arrêté d'avancer, c'est le silence total – mais se retrouver d'un coup dans le silence, c'est comme de se retrouver dans le noir juste après que quelqu'un ait éteint la lumière. Au début, on n'y voit rien, on a l'impression d'être aveugle pour toujours, puis les contours finissent par se dessiner petit à petit.
Cette fois, c'est pareil. Lorsque mes pas s'arrêtent, je n'entends plus rien, puis, doucement, le chuchotis se fraie un chemin jusqu'à mes oreilles. Il est tout doux, tout tranquille, à peine un clapotis, mais assez pour me faire dresser l'oreille. J'aime les clapotis, surtout la nuit. L'eau et l'air, ce sont mes éléments. Le feu, la terre, c'est trop violent pour moi, je les ai reniés.
Assis sur ma route, je sens brusquement la brise me caresser le dos, et emporter mes cheveux avec elle, vers le sommet. Ils ont envie d'y aller, eux aussi, ils veulent savoir si ça valait le coup de se prendre pour une rock star en perdition. Et mes cheveux, mes pieds, ils font partie de moi. Ils veulent savoir – je veux savoir aussi. L'instant d'après, ce sont mes fesses qui me crient d'y aller. Elles sont en train de perdre connaissance, et un peu de marche leur fera du bien.
Alors, je me lève. La Nuit semble comprendre que le moment approche, et le vent danse de joie autour de moi. Il chante dans les feuilles des arbres, il me pousse à aller de l'avant. Je fais un pas, en essayant de réprimer cette excitation qui se fond subitement dans mes veines, ce courant d'adrénaline qui me parcourt. Je vais Savoir.
C'est le vent qui semble pousser mon autre pas, et le sommet et si proche, maintenant, si proche… Encore deux ou trois pas, et je découvrirai ce que la route me cache…
Et brusquement, sans préavis, une goutte roule sur ma joue. Mais elle n'est pas tiède, celle-là, elle est froide, et elle ne vient pas de moi, mais du ciel. Je lève la tête, et les étoiles s'éteignent une à une – bientôt, ce sera au tour de la Lune. Le vent chantait, il siffle maintenant. Il n'est plus tout à fait bienveillant, il est en train de m'avertir que le moment est passé, et que moi, qui me suis approprié la nuit, j'ai dépassé les limites. Il n'est pas encore méchant, mais il préfère me prévenir. Que c'est dommage, mais qu'il ne faut pas jouer à construire son propre paradis aux dépens des autres. Il m'envoie une autre goutte de pluie sur le front, pour que je me mette ça en tête.
Ça ne fait rien. Je contemple une nouvelle fois la route qui mène au paradis, et je me dis qu'il y aura d'autres occasions. Le vent ne pourra pas toujours être le gardien de la nuit. Quand il ne sera pas là, je reviendrai, en cachette, et je viendrai découvrir ce qu'il y avait derrière ce sommet. Mes converses font demi-tour, mes pas s'éloignent – le silence n'est plus, troublé par les gouttes qui s'écrasent sur le sol, comme ma larme. Les étoiles ont disparu.
Ça ne fait rien. Je n'étais probablement pas encore prêt.
La prochaine fois.
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