C'est parti d'une impulsion aussi forte que soudaine. Brutalement, il a fallu que je me lève, que j'abandonne mon travail en cours, et que je prenne ma voiture pour y aller. C'est peut-être le soleil, par la fenêtre, qui me narguait déjà sur ma table de travail, qui m'a fait comprendre que c'était le bon moment ; je n'ai pas cherché à discuter son appel, et je l'ai suivi jusqu'ici.

J'ai bien fait. J'aurais pu passer à côté de cet instant unique, mais grâce à lui, me voilà, les pieds dans les feuilles rouges-orangées, respirant à plein poumons l'odeur de la forêt.

J'ai déposé la voiture en bas de la côte, et j'ai continué à pied. C'est un chemin peu fréquenté, de toute façon, je ne crois pas me tromper de beaucoup en affirmant que personne ne passera par ici. Je suis libre de me rouler par terre si j'en ai envie, plonger dans les gros tas de feuilles mortes, comme quand j'étais gosse, lorsque je réduisais à néant le temps que mon père avait passé à les rassembler. Même la correction qui venait après n'arrivait pas à détruire ce moment de plaisir absolu.

Pourtant, je n'aime pas l'automne. Mon truc, à moi, ce sont les extrêmes. L'hiver à moins quinze degrés, l'été à quarante degrés… Entre les deux, ça ne m'a jamais tant botté.

Mais aujourd'hui, c'est différent. Il fait frais, la petite quinzaine de degrés, pas assez chaud pour se découvrir, et pas assez froid pour mettre une veste. Mais même ce petit air frais qui s'infiltre dans mon keffieh est agréable – parfumé, épicé, un air encore pur, né des arbres et de la terre, à peine corrompu par la pollution, qui est restée en bas de la pente.

Et je suis seul, ce qui n'a pas de prix. Seul pour apprécier toutes ces beautés : les feuilles que j'écrase sous mes pieds avec ce bruit typique, scroutch, scroutch, qui me rappelle tellement de souvenirs – et quand je lève les yeux, le soleil et le ciel bleu qui filtrent à travers celles qui ne sont pas encore tombées. Et le silence.

Pas à proprement parler, puisque mes pas font du bruit, que les oiseaux chantent, que le vent souffle entre les feuilles ; mais le bruit de la nature, c'est le silence du citadin. C'est presque une musique, à mes oreilles, qui me change des camions, des plaquettes de freins usées et des motos pétaradantes qui aiment passer devant chez moi.

Je devrais venir vivre ici. En ermite, m'installer dans un refuge, un peu plus haut dans la montagne, et y vivre le reste de ma vie. Portable coupé. Rien pour me relier au monde. Plus de boulot, plus de vie sociale, plus d'obligation, rien qu'une existence qui serait poussé par l'envie d'atteindre la plénitude absolue. Un instant, alors que je suis le seul à marcher sur ce chemin couvert de feuilles, je me dis que je pourrais y arriver, peut-être. Avec de la volonté.

Le chemin mène en haut de la montagne, à mille deux cents mètres d'altitude. Un point surnommé le pic du Nord, d'où on a une vue sublime sur le reste de la campagne environnante – d'après mon guide touristique, dont j'ai lu quelques pages avant de me rendre compte que j'allais passer ces vacances plongé dans le boulot, une nouvelle fois.

Des inconvénients d'être un travailleur libre – on n'a pas de bureau, mais du coup, on est censés bosser où qu'on aille.

Tant pis pour le boulot, aujourd'hui, j'ai décidé que j'irais dans la montagne. Il y a du soleil, je pourrais faire les cinq cents derniers mètres de montée en grimpette et admirer le panorama depuis là-haut… Je ne suis pas un grimpeur, ça non, je suis le citadin pur souche, celui qui se balade dans la nature en Converses parce qu'il n'a pas de chaussures de marche… Mais peu importe. J'ai pris mon manteau avec moi, dans la voiture, et une écharpe. Je file les chercher, avec une bouteille d'eau abandonnée sur le siège passager depuis Hérode au moins, et je commence la grimpette. Je suis peut-être inconscient, mais j'assume.

Le plus magnifique, dans cette ascension, c'est la lumière. Maître Soleil a bien fait de m'inviter à faire cette balade ; il rayonne de tout son astre, aujourd'hui. Il sublime le paysage. Les feuilles sont rouges sang, dorées, vert brillant. Il anime tout, ici – et dès qu'il se cache derrière un nuage, pour un court instant, c'est la joie de vivre de la nature entière qui s'enfuit. Et puis il réapparaît, et à nouveau, c'est un feu d'artifice de lumière, une fête des couleurs. Tant de beauté me fait presque mal au cœur.

La montée est rude, mais depuis que j'ai pris la décision, j'ai l'impression que rien ne pourra me détourner de mon but. La température chute, et la sueur sur mon front se refroidit, et, plus grave, j'ai l'impression que les nuages là-haut sont accrochés au sommet et qu'ils ne s'en iront pas facilement…

Mais j'ai décidé. Et je peux être une tête de mule quand je le veux. (Et je le veux souvent.)

Au détour d'un virage, un splendide panorama s'offre à mon regard : la vallée, dégagée, et au fond, tout là-bas, la ville dans laquelle je loge actuellement. Elle qui me donne l'impression qu'elle va m'avaler chaque fois que je sors dans ses rues, elle a l'air tellement plus petite, d'ici. Je la domine. Je la maîtrise.

Avec un sourire narquois, je lui tire la langue, je lui envoie une gerbe de feuilles mortes. Mais tout de même, elle est belle, nichée contre la montagne, comme ça. Comme si elle avait froid et qu'elle voulait se réchauffer. Ses petites maisons se serrent contre le flanc de la terre, et de ci de là, un peu de fumée s'échappe des cheminées. Elle a l'air confortable, de loin, comme un fauteuil dans lequel on s'installerait, une couverture sur les jambes et un livre dans les mains. Elle a l'air confortable comme une soirée passée à ne rien faire.

Peut-être que c'est un de ses tours pour me faire revenir – et que si elle m'apparaît jolie et confortable, c'est pour mieux m'avoir. Mais je ne suis pas idiot, je sais ; quand j'aurai redescendu la pente, quand j'aurai repris ma voiture, quand je descendrai à nouveau dans ses entrailles, elle sera à nouveau grande et froide, et je me sentirai piégé. Je le sais.

Alors je respire à pleins poumons l'air frais et boisé, je savoure le froid sur ma peau, et je souris. Elle ne m'aura pas tout de suite, je continue encore un peu. Lorsqu'elle me récupèrera, ça sera épuisé, pantelant, et crevant d'envie d'un chocolat chaud – mais pas avant. Elle a l'air tentante, mais ce sommet, là-haut, il l'est encore plus.

Alors je me détourne, et je continue ma route. Ce petit intermède m'a permis de reprendre ma respiration, et c'est un peu plus facilement que la montée se poursuit.

Plus j'avance, et plus je constate que la forêt a revêtu son plus beau pelage. Pourpre, doré, écarlate, comme si les arbres s'étaient mis sur leur trente-et-un pour une fastueuse réception. Il y a forts, les jeunes, qui paradent encore dans leur vert éclatant, comme pour signifier qu'ils étaient les plus robustes. Les jaunes, les nobles, qui semblent se moquer du reste – leur couleur de soleil constitue leur fierté. Et il y a les rouges, les véritables rois de la forêt, ceux qui attirent l'œil en premier, les maîtres, qui arrivent à en imposer rien que grâce à la couleur chatoyante de leur robe. De ci de là, il y aussi ceux qui n'ont pas achevé leur métamorphose, et qui passent d'un vert pur à un rouge intense – ils sont beaux aussi.

Il y a aussi ces fougères, sur le bord du chemin, qui ont sans doute brillé de leur vert le plus franc tout l'été, mais qui se sont affaiblies, et ont troqué leur vitalité contre une vieillesse habillée de marron tirant vers le rouge. Elles sont belles aussi – elles n'ont pas l'éclat des érables rutilant dans la lumière du soleil, mais elles gardent un petit charme désuet tout à fait plaisant. Alors que je passe à côté, elles agitent leurs tiges, soufflées par le vent, comme pour me remercier de ce que je pense d'elles.

Et puis, brusquement, je Le vois. Ça signifie que le sommet n'est plus loin : mais je ne le distingue même pas, parce que le brouillard est là, comme une barrière, au bout du chemin. Encore quelques mètres, et j'entrerai dedans avec un "pop", et j'aurai disparu des yeux du monde, pour un temps. Le Nuage se dresse sur ma route – pas menaçant, mais probablement dangereux.

Il n'est pas comme les autres nuages, celui qui sont lisses, bombés, aux contours bien définis. Non, celui-là, il s'effiloche, il s'étend, il ressemble plutôt à un voile dépenaillé qui flotte dans le vent au lieu d'un petit nuage tout calme, tout beau, accroché au ciel. Il donne l'impression d'être sans substance, mais c'est trompeur, puisqu'il me barre la vue du sommeil. Il m'affronte, posé là, l'air de me dire "alors, tu viens ? Je t'attends".

Et moi, je suis un inconscient, je l'ai déjà dit. Alors, là où d'autres feraient demi-tour, et repartiraient dès maintenant dans les bras de la ville pour un chocolat chaud, moi je décide que je suis de taille à affronter ce Nuage. Plus j'avance, et plus je distingue ses traînées qui filent sur la route rapidement. C'est la différence par rapport au brouillard qui s'étend sur les villes, le matin. Le brouillard, il est statique, il est là, il ne bouge pas. Ce Nuage, lui, il est vif, il fait voler les pans de son voile.

Il est juste en face de moi. Encore un pas, et il m'engloutira. En bon combattant, j'ajuste mon écharpe autour de mon cou, je referme mon manteau. J'engloutis une barre de céréales trouvée dans une poche, je bois une gorgée d'eau, et je suis prêt pour le grand combat... Le Nuage et moi, le duel de la journée.

Et subitement, c'est lui qui m'attaque. Alors que je n'ai pas encore bougé, prêt à pénétrer à l'intérieur de sa masse grisâtre, c'est lui qui fonce sur moi. Il y a une seconde, j'étais à l'extérieur, maintenant, je suis dedans. Il ne me fait pas de mal, il s'amuse juste à faire courir des frissons sur ma peau en passant sous mon écharpe, en faisant voler mes cheveux, mais il ne cherche pas à me faire du mal, pas encore.

Alors j'avance. C'est assez singulier, comme sensation. Je distingue les arbres, sur les côtés, qui se sont éteints avec l'absence de soleil, et c'est calme, subitement. C'est tellement calme. C'est comme un matin, la brume entre les arbres d'automne, alors que tout se tait, et je me prends à aimer ça. Le Nuage lutte calmement. C'est un adversaire qui en vaut la peine.

J'avance. La température s'est drôlement rafraîchie depuis que je suis parti – elle a dû tomber d'une dizaine de degrés par rapport à en bas, en ville. Ici, je ne suis pas loin de claquer des dents, malgré mon écharpe et mon manteau…

Le bruit de mes pas semble absorbé par le Nuage – mais je vois toujours mes pieds, et tant que je les verrai, j'ai l'impression qu'il n'y a pas d'inquiétude à se faire. Je ne vois pas le bout de la route, par contre, que ce soit d'un côté ou de l'autre, mais c'est ça qui est drôle, aussi – l'Aventure. Celle qui vous pousse à lutter contre un Nuage. À dépasser vos limites. Quand je rentrerai chez moi, tout à l'heure, quand j'aurai mon chocolat chaud devant moi, je pourrai me dire que j'ai vécu quelque chose d'unique.

Il y a de moins en moins d'arbres qui bordent la route, et de plus en plus de vent – et parfois même, des petits paquets de neige qui datent probablement de la vague de froid d'il y a deux semaines. Je pense que j'arrive au sommet, là où c'est censé être dégagé, là où on doit avoir une vue magnifique (quand le Nuage n'est pas là, s'entend). Et là, ça commence à devenir vraiment dur. Juste le Nuage, ça irait, mais le Vent s'est allié à lui, et lui, il fait mal. Il est glacial. Il s'infiltre sous mon écharpe, dans mes manches, il refroidit le tissu de mon jean. Il se glisse dans mes Converses à lacets brillants et glace mes doigts de pieds sous mes chaussettes à rayures. Pas de place pour la rock star, aujourd'hui, j'ai l'appareil qui devient tout riquiqui dans mon slip, et c'est pas très glorieux.

Qu'importe – je ne suis pas là pour prouver quoi que ce soit, de toute façon. Je suis là pour le sommet, et peu importe le Nuage, peu importe le Vent. Seule compte la victoire.

Et d'un coup, il est là. Occupé à me battre contre mes deux ennemis, je ne l'avais pas vu venir, mais il est là. Le sommet. Le vent hurle, mais je suis arrivé sur une grande place avec un petit muret, et je souris largement. Bien entendu, de panorama, aucun. Rien que les flancs de la montagne qui s'effacent dans le brouillard. Mais il y a la joie, la fierté, d'avoir été au bout de ma décision. Nuage et Vent, vous n'avez pas réussi à me stopper. Je vous ai vaincus.

Bon, la victoire n'est pas facile. Le vent fait couler des larmes coulent sur mes joues, et je sens la tête me tourner, comme toujours quand j'ai froid, comme si ma conscience s'anesthésiait petit à petit. Mais l'important dans tout ça, c'est d'avoir réussi.

Alors je fais un petit tour rapide sur le sommet, histoire de n'avoir pas fait la montée pour rien, et puis je reviens sur mes pas. Je ne sens plus mes orteils, et j'ai les cheveux qui collent à mes joues inondées de larmes, mais je souris. Difficilement, avec ces lèvres glacées, mais je souris. J'ai presque envie de courir pour redescendre la pente – en plus, ça me réchauffera.

Le retour me paraît rapide – les poumons me brûlent de tant courir, mais l'air que je respire est pur, et il m'aide à ne pas m'arrêter. Et d'un coup, pop ! Je sors du Nuage. Comme ça. De nouveau, le soleil, le ciel bleu, les oiseaux ; rien n'a changé depuis tout à l'heure, et moi, je viens de sortir d'un autre monde. Émerveillé, je me tourne vers le Nuage, qui n'a plus du tout l'air dangereux, maintenant que je ne compte plus y retourner, et j'ai presque l'impression qu'il me sourit. Qu'il me dit bien joué.

Alors, fier comme Artaban, je reprends ma marche. Je souris en passant devant l'endroit où la ville est toute petite. Je sais qu'elle sera de nouveau grande, quand je serai en bas, mais maintenant, elle ne m'engloutira plus ; parce qu'ici, sur cette montagne, j'ai maîtrisé les éléments – j'ai été un géant. Je ne l'oublierai pas.