Été – What I Remember Most
Soundtrack :
- Eels - Levity Soundtrack - What I Remember Most : trois W point youtube point com slash watch?v=k8EyV6VP2qE&feature= youtu. be (enlever les espaces à la fin)
- Eels - Levity Soundtrack - Taking a Bath in Rust : trois W point youtube point com slash watch?v=dcXk1ZZQ0qs&feature= youtu. be (idem)
(Ce qu'il faut pas faire pour vous filer de la bonne musique... =o=' Uploadé spécialement pour vous lecteurs, alors allez écouter ! ^_^)
Bonne lecture !
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L'été, pour moi, c'était celui de notre enfance. Quand on s'amusait librement sans se soucier de rien d'autre. Nos vacances démarraient fin juin, et elle se terminaient début septembre, et le temps qui s'écoulait entre les deux nous semblait infini. Tu te souviens ? Mes parents travaillaient tous les deux, mais ils jugeaient qu'à quatorze ans, j'étais assez grand pour rester à la maison sans surveillance. Toi, ton père ne travaillait pas, mais depuis la mort de ta mère, il se souciait assez peu de ce que tu devenais, et tu pouvais passer des journées entières à l'extérieur, parfois des nuits, même, sans même qu'il ne s'en rende compte.
L'été, pour moi, c'est celui de nos quatorze ans, quand je me levais le matin, que je sortais pieds nus et que je courais sur l'herbe humide de rosée, pour aller te retrouver chez toi – la maison d'à côté. C'était facile. La première chose que j'avais envie de faire en me réveillant, c'était de voir ton visage, alors pourquoi me gêner ? Je me faufilais au travers des sapins, je passais par l'entrée de derrière, tu sais, celle qui était toujours ouverte, même la nuit, et je montais les escaliers de chez toi en faisant attention de ne pas réveiller ton père, souvent endormi sur le canapé du salon. Et quand j'entrais dans ta chambre, la plupart du temps, tu dormais encore. Dans ces moments-là, je choisissais quel coussin, quel oreiller prendre pour te le lancer à la figure. Et tu te réveillais, la bouche pleine d'insultes, et je redescendais l'escalier quatre à quatre, je retournais chez moi en riant à gorge déployée. J'allais prendre ma douche, et quand je sortais sur la terrasse, tu étais là, et ton sourire en coin annonçait soit les pires ennuis, soit les plus grandes joies.
Il y avait un champ d'orge, derrière nos maisons. Tu te souviens ? On se glissait dedans, au mépris de la boue, du soleil de l'après midi qui tapait, au mépris de l'agriculteur qui nous a surpris plus d'une fois à saccager les pousses. Il suffisait de traverser ce champ, et on tombait sur l'éolienne, celle qui avait été installée quelques années plus tôt, celle qui avait soulevé tellement de plaintes dans le voisinage.
Moi, cette éolienne, je l'adorais. À son pied, il y avait un petit escalier de fer, et on s'y asseyait pour pique-niquer et pour bavarder. Parfois, on se couchait quelques mètres plus loin, à même le macadam, caché par les tiges d'orge du champ qui nous entourait, et on regardait les pales bouger, avec leur apaisant vrombissement. Quand les nuages se déplaçaient vite, on avait l'impression qu'elle allait nous tomber dessus, et on riait tellement que j'en avais mal au ventre. Combien de temps a-t-on passé, allongé sur ce petit îlot de macadam, à regarder l'éolienne tourner ? Nos silences n'étaient jamais gênants. On regardait les pales, les nuages, le ciel bleu, les oiseaux qui chantaient, on sentait la chaleur du soleil sur notre peau, on entendait les insectes grésiller, les tiges du champ d'orge frissonner, et je me disais que je voulais que l'été dure à l'infini.
Il y avait aussi ces fois où on se promenait, simplement. Sur les chemins de terre asséchés par le soleil, perdus au milieu des collines et des forêts, à la fois le trou du cul du monde et le centre de notre univers. Les chemins étaient déserts, à peine visibles entre les champs, et le ciel s'étendait d'un bout à l'autre de l'horizon. Parfois, on s'allongeait sur la route brûlante et on laissait le temps filer, sans rien dire. Et puis le soleil commençait à rougir comme une jeune fille, les nuages prenaient leur teinte rose et dorée, et on se disait qu'il fallait rentrer, mais on ne voulait pas bouger. Alors on restait là, encore un peu, et puis les premières étoiles apparaissaient dans le ciel. Et là, on se disait qu'il fallait vraiment qu'on rentre, que nos parents allaient se demander quoi, et on ne faisait toujours rien pour se lever. C'est comme ça qu'on a passé notre première nuit à la belle étoile.
Quand on est rentrés chez nous le lendemain matin, à l'aube, ton père n'avait même pas remarqué que tu n'étais pas rentré, et ma mère a moi a accepté mes excuses sans broncher – et c'était la porte ouverte à la liberté la plus totale.
On a tout fait, cet été-là. Quand il pleuvait dehors, tu venais chez moi et on passait la journée sur le canapé, à regarder la télé. Et quand il faisait de l'orage, tu bondissais sur le fauteuil, subitement surexcité, et tu me prenais le poignet pour qu'on aille dehors. Tu aimais ça, l'orage. Moi, je préférais les jours sans nuages, mais tes yeux brillaient d'une telle excitation, pendant les orages, que j'ai appris à les adorer également. On se jetait sous la pluie battante, on faisait la danse des sauvages dans le champ, dont la terre devenait de la boue – on en faisait des boules qu'on se lançait au visage, comme une bataille de boules de neige. On faisait les fous. On riait à en perdre notre souffle. On se réfugiait dans la vieille cabane qu'on avait trouvée au fond du bois derrière le champ, et on parlait, pendant que la pluie tombait sur le toit. Et puis le tonnerre retentissait juste au dessus de nous, et tu te jetais dehors pour bénir le Dieu de l'Orage. Notre nouvelle divinité.
C'est pendant un de ces orages qu'on s'est embrassés pour la première fois. On était deux enfants, mais quand j'ai glissé sur la bouillasse du champ, ce jour-là, que j'ai voulu me rattraper à toi, et qu'on est tombés l'un sur l'autre, pour la première fois, j'ai cru comprendre ce que les adultes pouvaient ressentir. Tu m'as regardé, indécis, et entre nous, le temps s'est arrêté. Je ne t'avais jamais vu de cette manière, auparavant, mais dès que tu as relevé le menton pour que nos lèvres se touchent, j'ai compris que c'était simplement la continuation logique de notre relation – t'avoir auprès de moi était aussi naturel que de respirer de l'air.
Je n'ai jamais songé aux complications que ce changement aurait pu apporter – et de toute façon, il n'y en a pas eu. Tu as continué à être là, tous les jours, à cette différence près que nos mains se joignaient lorsqu'on était allongés par terre à regarder l'éolienne, et que tu m'embrassais quand tu en avais envie, pour un oui, pour un non.
Mon souvenir le plus fort de cet été, c'était quand on est rentrés chez moi, après avoir copieusement couru dans le champ d'orge. On était sales de poussière, humides de sueur, et il faisait une chaleur étouffante. On est entrés dans ma maison vide – le béton de la terrasse nous brûlait la plante des pieds, tu te souviens ?
On est allés dans la cuisine, j'ai sorti deux verres et de la grenadine. J'avais les joues rouges d'avoir couru, et toi, une goutte de transpiration coulait dans ton cou. Et là, en relevant les yeux vers toi, alors que je faisais tomber les glaçons dans nos verres, j'ai réalisé brusquement que j'avais envie de toi. Peut-être que c'était à cause de l'intensité de ton regard que je m'en suis soudainement rendu compte – quoi qu'il en soit, le glaçon a tinté dans le verre, et je ne pouvais plus bouger, écrasé de désir.
On a abandonné les verres. Sans dire un mot, on est montés dans ma chambre, accompagnés par les criquets qui chantaient dans les herbes sèches, dehors – le bois craquait sous nos pas, et j'avais la gorge serrée d'anticipation et d'anxiété. Quand j'ai refermé la porte derrière nous, j'ai tourné la clé dans la serrure. C'était inutile, puisque mes parents ne seraient jamais rentrés à une telle heure, mais tu m'as regardé, et je t'ai vu déglutir – j'ai vu ta pomme d'Adam se lever et se baisser à nouveau.
Et tu t'es approché, et on s'est embrassés. Ça n'avait rien de nouveau, on le faisait tous les jours, mais cette fois-ci, c'était très différent. Il y avait une dimension supplémentaire dans ces lèvres qui dévoraient les miennes, et ta main s'est posée sur mes hanches, doucement. Tu as attrapé mon tee-shirt, et tu me l'as enlevé, en silence, et j'en avais la gorge nouée, et le pantalon déjà trop serré. À quatorze ans, c'est dur de maîtriser ses réactions – mais quand j'ai jeté un regard à ton bermuda, j'ai compris que c'était pareil pour toi ; c'était toujours un soulagement.
À peine sortis de l'enfance, on ne savait pas comment faire ; mais on était pleins de bonne volonté. On ne s'est même pas interrogés sur le bien-fondé de la chose, et l'idée que ma toute première fois serait avec un garçon m'a effleuré bien vite avant de s'évanouir. Ce n'était pas n'importe quel garçon, c'était toi. Ça rendait le tout tellement différent.
On ne l'a pas vraiment fait, finalement. On s'est juste touchés mutuellement, parce qu'on avait trop peur d'aller plus loin – mais déjà, te laisser me toucher à un endroit si intime avait quelque chose de tellement fort que j'ai l'impression de me rappeler de tous les détails de la scène. Le parquet qui luisait sous le soleil de l'après-midi, la chaleur qui entrait par la fenêtre ouverte. Le chant des insectes, dehors. Le bois de la maison qui craquait. Le silence, et nos deux souffles, entremêlés. Nos vêtements abandonnés sur le sol. Tes doigts brûlants. Les gouttes de transpiration dans ton cou. L'odeur de ta peau.
C'est là, à cet instant, le front contre ton épaule, livré à tes mains, que j'ai compris à quel point je t'aimais. Encore maintenant, ce souvenir garde toutes les couleurs qu'il avait à l'époque, comme un magnifique tableau verni, à peine écaillé par le temps. Encore maintenant, j'ai l'impression de pouvoir sentir la chaleur de ta respiration contre ma peau moite. Même aujourd'hui, quand je repense à ça, mon cœur en frissonne. C'était l'été, et j'étais heureux. Plus heureux que jamais.
Ce soir là, on s'est allongés dans le champ d'orge et on a contemplé les étoiles. On s'est dit qu'on s'aimait. À cet instant, tu sais, mon cœur était tellement emballé qu'il aurait pu sortir de ma poitrine et s'envoler dans le ciel nocturne, pour aller rejoindre les étoiles. Le bonheur, c'est bête, mais c'était aussi simple que ça. Être allongé avec toi dans ce champ, la main dans la main, et la poitrine serrée d'émotion. J'en avais les larmes aux yeux.
C'était le sommet de cet été, et les jours qui ont suivi ont commencé à avoir un goût inévitable de fin. On s'est promis qu'on se referait ça l'été d'après, mais ça n'a jamais eu lieu. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Les aléas de la vie. On n'allait pas dans le même établissement, et tu avais tes propres amis, et moi j'avais les miens. Au début de l'année scolaire, quand il faisait encore chaud dehors, tu venais parfois me retrouver dans ma chambre, et moi dans la tienne, mais à mesure que les températures se sont refroidies, nos visites se sont espacées. L'été était fini, simplement. Pendant les grandes vacances qui ont suivi, mes parents ont pris des congés pour partir un mois en vacances, et quand je suis revenu, ce n'était plus vraiment pareil.
Notre été à nous était déjà devenu un souvenir à classer dans le "bon vieux temps" – celui que je déteste par-dessus tout, maintenant que je suis devenu adulte. Le bonheur n'a pas le droit de prendre fin, comme ça, tout doucement, comme s'il glissait vers le néant. Ça ne rend que plus douloureux le moment où on se rend compte qu'il a disparu.
C'est peut-être parce que je veux contrer le destin que je me retrouve là, aujourd'hui. Sous le ciel bleu intense de l'été, mes converses aux lacets brillants scotchées au macadam brûlant, le nez levé vers l'éolienne, qui semble sur le point de me tomber dessus. Chaque pas que je fais me rappelle des souvenirs de toi, que j'ai presque l'impression de pouvoir saisir avant qu'ils ne redeviennent immatériels.
Je n'ai jamais vraiment cru en Dieu, mais là, je prie – pour qu'un jour, on se retrouve, toi et moi. Pour que la signification de cet été unique que nous avons vécu ne tombe pas dans le néant. Ta maison est toujours là, assise à côté de la mienne, séparées par des sapins bien plus touffus que lorsque je les franchissais pour te rejoindre. Toi, tu n'y habites plus, bien sûr, il n'y a plus que ton père qui vit là. Tout comme ma propre maison, où ma mère n'a plus mis les pieds depuis six ans, depuis qu'elle a quitté mon père.
C'est pour le voir lui que je suis venu, cet été. Il a paru surpris de me voir si attentionné à son égard, ce père qui n'a jamais été présent dans ma vie. Je ne lui ai pas dit que la vraie raison de mon retour, ce n'était pas sa présence, mais le fantôme de la tienne. Je ne lui ai pas dit que la raison pour laquelle j'aimais cette maison, ce n'est pas pour les souvenirs qu'on a construits en famille, mais pour ceux que j'ai créés avec toi, dans ma chambre au parquet délavé, dans ce salon au canapé de cuir, dans toutes les pièces où tu es entré. Déjà onze ans depuis, et pourtant, je nous revois encore – des gosses livrés à eux-mêmes, à qui tout semblait possible.
Maintenant que je suis devenu adulte, il y a bien plus de chaînes qui m'entravent, mais je me rends compte que cet être désabusé que je suis devenu a gardé assez d'espoir pour encore s'attendre à voir apparaître ta silhouette au pied de cette éolienne qui continue à brasser l'air chaud en ronronnant. Peut-être que toi aussi, tu seras venu visiter ton vieux père. Peut-être que toi aussi, tu te seras rappelé de cet été si rayonnant, et que tu auras eu envie de venir voir les lieux où tu t'es senti le plus heureux. Peut-être que je suis juste un grand romantique – peut-être que c'est une déformation professionnelle qui m'est propre, à moi l'écrivain. J'ai juste un peu trop d'espoir.
- Gabriel…?
Mais un instant, rien qu'un instant, faites que je n'aie pas imaginé le bruit de ces pas derrière moi, faites que je n'aie pas rêvé le son de la voix qui prononce mon prénom, à peine perceptible par-dessus le bruit du vent et le frémissement du champ d'orge.
Faites que, lorsque je me retourne, cette silhouette en face de moi ne soit pas une illusion.
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