"On a eu cette campagne publique d'affichage avec des interviews de personnes connues pour leur succès !" Ur Blab'adur arborait l'expression stoïque de celui qui aurait aimé vomir d'horreur mais gardait soigneusement ses capacités à vomir pour le moment où il serait en face des affiches en question. "Ce qui, non seulement est ridicule, mais en plus il y en avait trois de plus pour les Forces du Bien que pour nous !"

"Et tu n'y étais pas." répondit Sthéno avec sympathie.

"Pire que ça," confirma Léatrice. "Phil le Paladin y était."

Ur Blab'adur se retint héroïquement de changer ses plans sur les applications stratégiques du vomi, et ramena la conversation sur les rails qu'elle n'aurait jamais dû quitter. "Et pour rétablir un équilibre statistique compromis, nous allons réaliser trois interviews par nous-mêmes, et nous les afficherons, pour montrer que nous n'accepterons pas cette injustice !"

"Et ensuite, nous en ferons probablement une ou deux de plus, pour montrer à quel point les Forces du Mal savent bien tricher," ajouta Léatrice.

"Cela me semble une très bonne idée !" s'exclama Sthéno. "Je suis toujours pour étendre les connaissances biographiques, quelles qu'elles soient, mais un thème ajoute un peu de saveur. Bien sûr, vous avez accès à tous les livres du Centre de Documentation Infernale."

Ur Blab'adur toussota. "En fait, je pensais plutôt à t'interviewer, toi."

Ur Blab'adur connaissait assez Sthéno pour ne pas craindre que la gorgone le fixe par-dessus ses lunettes pour le pétrifier à cette suggestion impudente. Elle allait juste dire non.

Il ne s'attendait pas à ce qu'elle réponde, embarrassée comme une jeune fille : "Pourquoi pas ? C'est la première fois qu'on demande à m'interviewer sur autre chose que le destin de ma pauvre petite soeur. Oh, il y aura des photos ? Si oui, arrêtez de vous battre, là-haut, je vais être toute décoiffée !"


Ur Blab'adur avait sur ses genoux son carnet pour prendre des notes sur l'interview.

En face de lui, Sthéno avait aussi un carnet sur les genoux et semblait prête à prendre des notes, alors que c'était elle qui se faisait interviewer, ce qui était certainement un des petits détails les plus déstabilisants qu'Ur Blab'adur avait vus. Il espéra qu'elle n'avait pas de secrète base de données où elle notait les compétences des journalistes. Ur Blab'adur ne se sentait pas de taille à rivaliser avec des professionnels.

"Alors, parlez-moi des défis que vous avez rencontrés dans votre travail," commença Ur Blab'adur.

"Oh, de façon inattendue, un des plus difficiles a été l'immortalité. Vous vous rappelez quand nous avons eu ces négociations syndicales compliquées sur les dates de retraite en fonction des espèces ? De l'espérance de maturité, de longévité, les écart-types et les cas exceptionnels... On a même failli pendre quelques statisticiens à la lanterne. Eh bien l'âge de la retraite, s'il est défini par un pourcentage de l'espérance de vie, est jamais pour les espèces immortelles. C'est un vrai problème. Et un qui auquel les syndicats ne s'intéressent pas trop, parce que nous représentons une partie si faible - et déjà privilégiée, nous diront-ils - de la force de travail ! Aussi, nous sommes allés protester personnellement devant le Parlement. Ils nous ont tiré dessus avec toute la puissance à leur disposition. Nous ne sommes pas morts, bien sûr, mais nous avons laissé une certaine quantité de sang pourri qui a fini par les convaincre. Un souvenir assez agréable."

"Pouvez-vous, pour le lecteur moyen, nous rappeler l'arrangement qui a été obtenu ?

"Nous y perdons toujours, dix ans de retraite payée par la caisse des retraites tous les cinquante ans, mais c'est mieux que rien, vous savez ?"

"Et a-t-il été parfois possible de reprendre le poste que vous aviez quitté il y a dix ans ? Ou avez-vous juste été remplacée et forcée de trouver autre chose ?"

"Ha ha, j'ai un secret pour ça."

Sthéno tendit à Ur Blab'adur son carnet. Il prit une grande inspiration, comme s'il allait assister à un grand secret.

Les nombreuses pages du livre étaient toutes écrites à la main et absolument illisibles. Ur Blab'adur avait appris plus d'une douzaine de langues, la plus grande partie mortes, dans des livres de nécromancie. Il avait aussi appris à lire l'écriture de certains savants historiques, ce qui était, honnêtement, légèrement plus difficile. Il était entraîné à déchiffrer plusieurs codes secrets classiques, et quelques-uns plus ésotériques. Mais jamais il n'avait rencontré quelque chose d'aussi étrange que ces traits qui se tordaient sur le papier.

Il donna un grand coup de pieds à son orgueil qui l'encourageait à voler le carnet, partir en courant, et passer des mois à déchiffrer cette écriture dans sa tour en ricanant hystériquement de temps à autre. Il était là pour poser des questions.

"Quel est ce langage ?" demanda-t-il.

"Oh, je l'ai créé moi-même. C'est plus économique que d'écrire, ce sont des petits serpents qui se tortillent sur le papier et m'expliquent ce qui se passe. J'appelle cela de la Sthénographie. Ils sont mignons, n'est-ce pas ?"

Ur Blab'adur avait toujours été impressionné par la documentaliste, la transformation en pierre pouvait avoir cet effet, et n'aurait jamais pensé avoir son opinion sur ce qu'elle trouvait mignon. "Et, euh, qui d'autre peut les lire ?"

"Personne ! C'est justement ce que je voulais mentionner. Toutes mes archives sont dans ce langage, et personne ne peut se plaindre, parce que cela permet de prendre des notes plus vite que n'importe qui. Personne ne peut savoir si je n'ai pas noté certaines remarques qui pourraient être utilisées comme moyen de chantage des années après ! Je recommande à tout le monde."

Sthéno regarda Ur Blab'adur avec un air d'autorité calme qui ne regardait pas que lui, mais le monde entier. "Je ne recommande à personne de me renvoyer, même s'ils sont cachés derrière un mur parce qu'ils ont peur de croiser mon regard. Je peux menacer de démissionner, par contre. Je l'ai déjà fait."

Ur Blab'adur frissonna, et décida que l'interview était close.


"Tu n'étais pas obligée de choisir l'image où les serpents de ses cheveux étaient en train de se battre pour la supériorité," commenta Ur Blab'adur. "Elle a l'air toute décoiffée."

"C'est bien de la faire sembler impressionnante, mais par comparaison avec les autres, il faut l'humaniser un peu, tu sais ?" Elle fixa Ur Blab'adur "Crois-moi, je m'y connais mieux que toi en ce qui est cool."

Ur Blab'adur était si peu cool qu'il prit cela comme un compliment.