Nobuo
La lune, j'en suis sûre,
Brille de sa vive clarté
Bien au-dessus des montagnes,
Mais les nuages sombres enveloppent les sommets de leur obscurité.
Ici avec toi
Je resterai
Des jours et des années sans nombre
Silencieuse comme cette lune brillante
Qu'ensemble nous avons contemplée.
Teishin
Le regard de Yamada Hana fut attiré par le panneau planté au bord de la route, en lisière de forêt. Le parking n'était plus qu'à deux mille mètres. La route avait été longue depuis Tajimi et la voiture avait menacé plusieurs fois de lâcher et de l'abandonner au le bord du chemin.
Le ciel d'octobre était laiteux, voilé par des nuages bas et diffus qui cachaient le peu d'horizon qui n'était pas dissimulé par la mer d'arbre. Les ramures roussies, écarlates, flamboyantes de la forêt étaient ternies par une fine bruine d'automne, la lueur du soleil peinait à percer.
Le passage d'un camion dans la voie opposée provoqua un appel d'air qui secoua violement l'antique automobile et macula le pare-brise d'un couche d'eau boueuse. La jeune femme actionna ses essuie-glaces, le grincement du caoutchouc usé sur la vitre rompit la longue monotonie du ronflement du moteur. Le voyage s'était déroulé dans un silence épais.
Une troué bétonnée, goudronnée, bâtie apparût sur la gauche, repoussant la forêt en une large esplanade grise des panneaux, des flèches indiquaient le bout du voyage. Le moteur siffla quand il ralentit et émit des vibrations qui secouèrent l'habitacle. Hana s'engagea sur le parking.
Le temps froid et humide avait chassé les visiteurs et la grande majorité des places était libres, tout juste une dizaine de voiture stationnaient là, sans doute abandonnées depuis des mois pour certaines. Les gens venaient de tout le pays mourir dans ces bois maudits.
Hana s'arrêta sur la première place disponible au bord de la route. Le moteur hoqueta, soupira et se tut. Elle était arrivée
Aokigahara
La forêt des suicidés
Elle était de retour.
La bruine qui trempait son pare-brise brouillait l'image des arbres innombrables qui l'encerclaient. Des silhouettes trempées bougeaient rapidement dans la grisaille, âmes torturées prisonnières à jamais de ce lieu.
Hana posa sa main sur la poigné, poussa la portière.
L'air chargé de minuscules gouttes d'eau lui piqua le visage, le sol jonché de flaque d'eau trempa ses vieilles tennis hors d'usage, l'odeur glacée et terreuse de la forêt lui prit à la gorge. La pluie étouffait tous les sons. La forêt était parfaitement immobile, elle attendait son retour.
Les chaussures de Hana se remplirent d'eau sale, le bas de son pantalon se macula de saleté tandis qu'elle faisait le tour de son véhicule et allait ouvrir son coffre. Ses mains laissèrent des traces sur la carrosserie, glissant sur la fine couche boueuse qui la recouvrait. Avec précaution elle sortit un panier en osier, elle en rajusta le plastique qui en protégeait le contenu.
Elle traversa le parking, se rendit directement vers l'entrée de la forêt et machinalement s'arrêta devant le panneau à l'entrée du chemin.
Un grand écriteau marron.
Pensez à ceux qui vous aiment.
Hana resserra sa prise sur l'anse de son panier qui glissait entre ses doigts humide. Elle leva les yeux vers les ramures marron, orange et rouge des arbres.
Ceux qui nous aiment ?
Le froissement des feuilles sous ses pieds brisa le silence quand Hana pénétra dans la forêt.
Elle était là pour les rassembler. Elle était allée chercher Akiko.
Seulement parce qu'elle m'avait dit:
« Je reviens tout de suite »,
Je l'ai attendue, hélas! jusqu'à l'apparition
De la lune de l'aube
Du mois aux longues nuits!
Sosei Hôshi
La bruine condensait sur les feuilles en grosses gouttes qui tombaient dans un bruit régulier et mate. Le feuillage formait une arche d'or terne d'où s'écoulaient les larmes de la forêt. Les arbres pleuraient en silence sur une terre abandonnée par les vivants.
Les feuilles se mêlaient à la boue sur le chemin balisé, les pieds de Hana s'enfonçaient par moment, ses tennis et le bas de son jeans étaient maculés de terre détrempée. L'odeur d'humus en décomposition, froide et acre, prenait à la gorge.
Hana ne faisait attention à rien de ce qui l'entourait. Tout était discipliné, rangé, figé, résigné il lui faudrait aller plus loin, entrer dans le sous-bois, pour rejoindre Nobuo.
La jeune femme s'arrêta finalement de marcher.
Elle leva le regard, le ciel n'était qu'une fine rivière laiteuse entre les frondaisons. Au loin le martellement d'un pic résonna. Un brise ébroua les feuillages. L'odeur d'un parfum familier flottait dans l'air, elle s'approcha d'un érable aux feuilles écarlates qui formaient des tâches de sang sur son écorce moussue.
Les doigts de la jeune femme glissèrent le long du tronc tortueux de l'arbre.
Un
Deux
Trois
Quatre
Des anneaux de laine bleue ceignaient encore l'arbre, d'autres fils avaient disparu en laissant des cicatrices dans l'écorce.
Le panier se faisait lourd, Hana posa l'anse dans le pli de son coude, vérifia délicatement le contenu, rajusta la couverture. Elle plongea la main dans la poche droite de son imperméable et en retira une pelote bleu ciel. Ses doigts peinèrent à nouer le brin de laine sur l'arbre. Elle enjamba le balisage et, déroulant son fil d'Ariane derrière elle Hana s'enfonça dans la pénombre des sous-bois pour rejoindre Nobuo.
Je veux te revoir!
Dans ma détresse,
Maintenant tout m'est égal,
Même quand je devrais détruire mon corps,
je veux te revoir!
Motoyoshi Shinnô
Les racines couraient sur la roche basaltique où elles ne pouvaient s'enfoncer. Les arbres tordus, noirs, s'étiraient et cachaient le ciel. Leurs branches formaient la voute d'un tombeau végétal. Des cordes de pendu, coupées, pourries, pendaient par endroit.
Le sol de pierre noir, humide, recouvert de feuille et de mousse, cachaient de nombreux pièges. Dissimulés, presque enterrés, rongés par le temps et l'humidité, les fragments d'objet abandonné là par les âmes désespérées venues se perdre affleuraient à la surface.
Hana tâchait d'aller aussi droit que possible dans les méandres du relief. Elle déroulait d'une main le fil de laine comme elle l'avait fait si souvent, portant avec précaution son précieux fardeau de l'autre. Elle ne devait pas le faire tomber.
La pluie crépitait autour d'elle avec régularité. Un relent putride viciait l'air, des mouches bourdonnaient, l'ombre noire d'un pendu courait sur le feuillage. Hana ne dévia pas de sa route les autres suicidés ne l'intéressaient pas.
Hana marcha longtemps dans la pénombre, évitant les profondes crevasses dissimulées par la végétation, contournant des affleurements rocheux. La pelote se dévida peu à peu, traçant une longue ligne bleue sur le passage de la jeune femme, jusqu'à que qu'il ne reste plus de laine. Hana attacha l'extrémité à une branche basse.
Elle était rendue assez loin dans la forêt.
La pluie avait cessé, le vent s'était levé, les frondaisons craquaient, de nombreuses feuilles tombaient.
Hana dégagea un espace sur la pierre volcanique et y déposa avec mille soins le panier. Elle retira avec précaution le plastique qui le protégeait, prit un paquet d'encens, déchira l'emballage et alluma les bâtonnets. Les volutes de fumée acre s'élevèrent. Appelant Nobuo de toute son âme, Hana la regarda s'envoler vers le ciel.
Un léger gémissement aigue s'échappa du panier.
Les cigales vont mourir
Mais leur cri
N'en dit rien
Matsuo Bashô
Hana se redressa. Autour d'elle, les ombres s'étaient épaissies, elle les balaya du regard, recherchant la silhouette de Nobuo. Son regard ne constata que sa solitude.
Un nouveau gémissement s'éleva du panier. Hana se pencha sur la couverture blanche qui portait la marque de la maternité de Tajimi avec délicatesse, elle souleva le nouveau née transi qui ne tenait plus à la vie que par un fil. Elle serra contre elle l'enfant qu'elle était allé chercher.
Akiko
L'enfant portait un bracelet au nom de Matsudera Haru.
Mécaniquement Hana se remit à marcher, s'enfonça encore plus profondément dans la forêt. Elle devait retrouver Nobuo, elle devait rassembler sa famille.
Le regard fuyant
Vers un nouvel horizon
Il perd mes pensées
Se noyant en vers
Je suis seul sur le chemin
L'obscurité submergea le sous-bois, chassant le jour. Hana s'immobilisa, diaphane, la peau grise, les articulations raidies, les muscles décomposés. Son corps desséché se recroquevilla sur le cadavre de l'enfant qu'elle serrait contre sa poitrine.
Elle avait échoué.
Encore une fois.
Elle n'avait pas retrouvé Nobuo.
L'esprit de Hana s'estompa et se fondit dans la nuit.
Elle n'avait pas rassemblé sa famille.
Encore.
Il lui faudrait aller chercher un autre enfant.
Dans un an.
…Au milieu du vide immense
Des nuages s'écoulent solitairement
La prairie n'est plus visible toutes les aiguilles de l'horloge du souvenir se sont arrêtées.
Vers où devrais-je m'envoler ?
Et puis, le fond de ma coupe à saké est vide
La belle vision que me fait voir l'ivresse a complètement disparue.
Je quitte progressivement la terre de ce monde
Etant soufflé par les nuages et le chagrin
J'irai me perdre dans la sphère du vide que la perception ne peut atteindre !
Comme ce dirigeable gonflé au moyen d'un gaz
Aux confins d'un univers étrangement solitaire…
Hagiwara Sakuratô