Cet OS a été écrit dans le cadre d'un défi de la Ficothèque Ardente, le but étant d'écrire sur le suicide chez les adolescents.
Information supplémentaire : Le 10 septembre est la journée de prévention contre le suicide chez les adolescents.
Avertissement : texte brutal, cynique. A prendre avec des pincettes.
Une survivante
Hier, c'était la journée de prévention contre le suicide chez les adolescents. Contre le suicide de personnes comme moi, donc. Ces êtres perdus entre l'enfance et l'âge auquel on dit qu'ils sont adultes. Ceux dont on n'arrête pas de dire qu'ils ne sont pas mâtures. Ou qu'ils le sont trop.
Quoique non. Ces derniers ne sont pas concernés. Non parce que quand on se suicide, c'est qu'on n'a pas réfléchi, n'est-ce pas ? Qu'on n'a pas vu qu'il y avait d'autres solutions. Qu'on n'a pas été assez intelligent pour prendre le temps de faire la part des choses. Qu'on n'a pas su canaliser ses émotions. Qu'on a été submergé par le trop-plein d'informations. Donc on n'est sûrement pas mâture, n'est-ce pas ?
En tout cas, c'est ce qu'on dit.
Mais, sincèrement, est-ce plus mâture de faire ce genre d'intervention à mon âge ? Est-ce vraiment utile de faire une jolie conférence auprès des lycéens de 16 ou 17 ans ? De faire se déplacer une psychologue, censée expliquer tous les dangers de la dépression chez l'adolescent et ses conséquences parfois « tragiques » ?
Si vous voulez mon humble avis, c'est une perte de temps. Autant pour les intervenants que pour les élèves.
Qui suis-je pour donner mon avis ? Pour me permettre de l'émettre ? Sur des décisions prises par l'Etat, par les plus hautes autorités compétentes, par des dizaines de psychologues renommés ?
Je fais partie des survivants. Je fais partie de tous ces ados qui n'ont eu un prof pour leur expliquer les dangers du tabac qu'une fois qu'ils avaient déjà commencé à fumer. Les accidents de la route une fois que leur grand frère s'est tué à scooter contre un camion. La drogue une fois qu'ils en ont sniffé ou dealé. Le suicide une fois qu'ils y ont été confrontés.
Alors dîtes-moi, à quoi ça sert de prévenir les survivants ? A quoi ça sert de nous informer des signes du suicide chez une personne quand on s'y est reconnu un jour ou quand on ne les a pas vus chez un pote qu'on va maintenant voir au cimetière ?
Ouais, je suis cynique. Je ne devrais peut-être pas. Après tout, qui suis-je pour juger ce dont les autres ont besoin. Qui suis-je pour dire que ça ne sert à rien. Est-ce que le statut de survivante me donne le droit de l'ouvrir, je n'en sais rien. Est-ce qu'il me donne le droit d'avoir ma propre opinion, j'espère bien.
Ces après-midi de prévention me débectent.
On est tous là, à se regarder en chien de faïence, à essayer de voir si on devine quelque chose chez l'autre, un signe dont parle la psychologue.
Certains sont le nez dans leurs pensées, ils n'en ont rien à faire, de toute façon, à quoi ça leur servirait ? Ils n'y ont jamais pensé, n'y pensent pas et n'y penseront jamais. Leur vie est belle, elle est parfaite, et eux sont heureux dedans.
D'autres sont au bord des larmes, plongés dans leurs souvenirs. Parce que si on avait donné cette conférence trois ans plus tôt, quatre ans même, ils auraient peut-être pu sauver quelqu'un. Parce que le suicide chez les adolescents, c'est pas un mythe, pas un fantasme, c'est une réalité.
Et moi, quelle est mon attitude ? Je suis en colère. En colère contre ces psys qui n'étaient pas là quand on en avait besoin, contre ces profs qui prennent un air concerné mais n'ont rien su voir quand il fallait. Je suis en colère contre moi-même, aussi. En colère de ne pas avoir réagi. En colère de ne pas avoir su faire.
Vous vous demandez sans doute quelle est mon histoire, pour que je ressente tout ça. Oh, elle est simple. Cynique. Ironique. Un peu comme mon ton, mais son amertume reflète mon histoire. Je ne sais même pas par où commencer.
Je m'appelle… non, mon prénom n'a pas d'importance. Après tout, est-ce que le fait de m'appeler Manon me rendrait plus cool que de m'appeler Gertrude ? Est-ce que mon histoire en serait moins pathétique ? Je n'en suis pas sûre. On n'a donc qu'à dire que je n'ai pas de prénom. Ni de nom, tant qu'à faire.
Comme vous le savez, j'ai 17 ans. Enfin j'en aurais eu 16 et six mois, ça n'aurait pas changé grand-chose non plus. J'avais treize ans à l'époque. Encore une gamine. Surtout paumée entre l'enfance et l'adolescence, mais ça, tout le monde s'en fout, c'est chacun pour sa pomme à cette période.
J'avais une meilleure amie. Son prénom n'est pas important non plus. Pas pour ce que je vais raconter, en tout cas. C'est un secret, c'est mon secret. Et l'histoire que je vais raconter, personne ne la connaît ici. Après ça, j'ai déménagé, changé de ville, de département même. Personne ici n'a entendu parler cette histoire. Je n'ai pas osé la raconter. C'est tellement ironique.
Cette meilleure amie, c'était presque comme ma sœur. On se connaissait par cœur, on avait été élevées presque ensemble, on se côtoyait depuis qu'on était hautes comme trois pommes, on avait presque toujours été dans la même classe et c'était un drame si ça n'était pas le cas. On a commencé ensemble à voir les soucis de l'adolescence arriver. On a commencé ensemble à avoir les mêmes inquiétudes. On a commencé ensemble à avoir peur. On a commencé ensemble à se sentir seules et incomprises. On était ensemble, mais petit à petit, on existait séparément. Petit à petit, on traînait ensemble plus qu'on s'appréciait. Petit à petit, on s'enfermait chacune dans nos histoires. Chacune avec nos soucis. Chacune avec nos peurs. Chacune avec nos envies noires.
J'étais mal à l'époque. Certains diraient que j'avais tout pour être heureuse, mais je ne l'étais pas. J'avais tout pour me sentait bien, mais je me sentais mal. J'avais tout pour sourire mais tous les soirs je pleurais. Alors ouais, comme tout adolescent qui se respecte, j'avais entendu parler du suicide. Et ouais, comme tout adolescent qui est mal dans sa peau, j'y avais songé. J'avais réfléchi aux méthodes. Aux réactions. De ma part, de la sienne, de celle de ma famille. Qui me pleurerait, à qui je manquerais.
C'était morbide, on peut le dire, et ça me faisait encore plus pleurer, mais ça faisait du bien, quelque part. Du bien d'imaginer. Ça m'empêchait de le faire vraiment. Ça m'empêchait d'en avoir le cran. Combien de fois ai-je essayé. Combien de fois n'ai-je pas réussi. Et surtout, combien de fois me suis-je maudite de ma lâcheté. Je ne sais pas. J'ai arrêté de compter il y a un certain temps. Et puis j'étais seule à le savoir, alors ça ne comptait pas, n'est-ce pas ? C'était encore plus lâche. Je n'avais pas le courage de l'affirmer, contrairement à ce que ces fichus psys disent. Nan, tout le monde n'en parle pas. Et je peux le prouver.
Parce qu'il y en a une que j'ai délaissée dans mes propres soucis. Parce qu'elle, elle ne s'est pas contentée d'y penser. Parce que je n'ai pas su le voir. Parce que je n'ai pas su l'en empêcher. Parce qu'elle, avait réussi à trouver la méthode qui lui convenait. Parce qu'elle a tenu à la mettre en application. Et parce que tout ce que j'ai su faire, c'est arriver trop tard.
Parce que j'étais trop centrée sur moi-même. Sur mes petits problèmes. Parce que j'étais trop aveugle pour voir les siens. Et parce que personne d'autre ne les a vus. Parce qu'aucun prof ne nous a tendu la main, pas que je m'en souvienne. Parce que nos parents nous ont laissé faire nos « crises d'ados ». Maintenant, les siens n'ont que leurs yeux pour pleurer. Et les miens sont persuadés d'avoir échappé au pire, imaginez, si ça avait été leur fille, si jamais elle avait eu des idées pareilles, heureusement qu'elle était une ado parfaitement normale, pauvre de sa meilleure amie.
Alors ouais, on avait tout pour être heureuses. Ouais, il y en a plein qui sont plus malheureux que nous. Ouais on était des gamines. On était peut-être même capricieuses. Peut-être qu'on n'a pas fait l'effort de coller au moule. Peut-être qu'on n'a pas fait l'effort de voir plus loin que le bout de notre nez. Peut-être qu'on avait trop de rêves dans la tête, pour que la réalité nous explose en pleine tronche. Peut-être qu'on aurait dû le dire, qu'on allait mal. Peut-être qu'on aurait dû nous balader avec une pancarte « attention, future ado en détresse, help ».
Mais tout ça, on ne l'a pas fait. On ne l'a pas senti. On ne l'a pas vécu. Et maintenant, je me retrouve toute seule, comme une conne, à me demander ce que j'ai foiré pour que ma meilleure amie se foute en l'air et pas moi. Alors cette journée de prévention, elle peut bien être faite autant de fois qu'on veut, elle ne répondra pas à ma question.
Et elle n'enlèvera ni l'amertume ni la culpabilité dans mon cœur.