Une fiction écrite dans le cadre du noël secret de la guilde de l'original, pour Mlle Clo.

Contraintes froides

Quelque part en France

Villa Guerhardt

« Papa, qu'est-ce qu'on mange, ce soir ? »

Nath regardait son père sévèrement, usant de ses yeux bleus comme de fusils laser tellement elle avait faim. Les bras croisés, les jambes tendues, elle cherchait à imiter une mère parlant à son mari. Mais ses souvenirs étaient flous, et sa posture n'était qu'une caricature.

Marie-Jo intervint d'une voix lasse. « Laisse ! Ne vois-tu pas qu'il est malade ? Je vais faire la cuisine. »

Les deux sœurs rivalisaient pour prendre dans la maison la place que leur mère avait laissée, pour cause de longue maladie. Nicolas Guerhardt, les yeux fiévreux et la démarche mal assurée, acquiesça à ses filles et retourna à son bureau en silence, sans oublier de se tenir à la rambarde de l'escalier. L'ingénieur en informatique avait obtenu le privilège de travailler à domicile et depuis il ne retournait à sa société qu'une fois par mois. En fait, il limitait au maximum ses sorties au-delà du village, par exemple en faisant livrer toutes ses courses. Cependant, il gardait une frontière nette entre ses activités professionnelles et sa vie privée, symbolisée par un code vestimentaire strict : en costume et en cravate, il travaillait, en col roulé ou en t-shirt, il s'occupait de sa famille. Ce jour-là, il était en robe de chambre et mal rasé. Marie-Jo savait ce que cela signifiait : il faisait sa fièvre annuelle, et il ne fallait pas attendre de lui quoi que ce soit de réfléchi. À y repenser, son état devait être pire que d'habitude, car une cravate pendait de sa poche droite, alors qu'il ne mélangeait jamais cet ornement avec ses affaires de nuit.

La jeune fille refit le pli de son chemisier blanc, tapota sa jupe plissée noire, et courut vers sa chambre, poursuivie par sa sœur.

« J'ai faim, Jojo ! Que comptes-tu préparer ? »

« Rien dans cette tenue. Tu veux bien mettre la table ? »

« C'est ton tour ! »

« Tu préfères faire à manger ? »

Ainsi débuta une dispute tristement habituelle en cette grande maison aux murs blancs dénués de tableaux et de bibelots depuis que les derniers étaient tombés sous l'impact d'un livre de la bibliothèque verte qui avait raté sa cible. Au bout d'un quart d'heure, le père intervint d'une voix lasse : « Il n'y a rien dans le frigo... vous allez aller chercher des œufs, du lait, et des pommes de terre à la ferme. »

Les filles se figèrent. Non seulement la vieille fermière (de quarante ans) les terrorisaient, mais en plus ses deux fils, Eugène et Germain, passaient à leurs yeux pour de sinistres brutes épaisses étrangères à tout bon goût, aussi subtiles que leurs sabots. En plus la neige tombait depuis le matin, ce qui était incompatible avec leurs mocassins vernis.

« Oh, ce ne doit pas être nécessaire, Papa, on a un congélateur plein, non ? »

« Non. Nous l'avons vidé ces derniers jours pour le dégivrer et le nettoyer. »

« Alors nous mangerons des boîtes de conserves. Ça fait des années qu'on en a pas ouverte ! »

« Simplement parce que je n'en achète plus, à cause du bisphénol. »

Sur cette dernière réplique, l'informaticien semblait sur le point de s'évanouir. Il fit demi-tour et alla se coucher, abandonnant ses filles à leurs responsabilités.

Nath voulut ouvrir la bouche, mais sa grande sœur la prit de vitesse, sur un ton autant agressif que précipité :

« Vas-y pendant que je fouille la réserve. Si on a de la farine, on pourra faire quelque chose ! »

La cadette, qui n'avait pas eu le temps de se calmer de la première dispute, répliqua sur le même ton : « Pas besoin de farine pour faire une omelette aux patates. Il suffit d'œuf et d'une Marie-Jo ! T'as qu'a y aller, toi, t'es la plus grande ! »

Il leur fallut donc une demi-heure pour se mettre d'accord, et finalement y aller ensemble.

À la ferme

Eugène s'ébroua à l'entrée de la salle commune, tapota ses bottes fourrées contre les tomettes usées, puis entreprit de se mettre à l'aise pour s'installer dans un fauteuil en face de la cheminée. Il n'avait qu'une quinzaine d'années, mais avait déjà une carrure d'homme, quoique moins épaissie par les muscles que celle de son frère aîné. Ses cheveux blonds ruisselaient sur ses épaules, et ses yeux verts souriaient encore des histoires qu'il s'inventait pour occuper son esprit pendant qu'il nourrissait les animaux.

Germain descendit l'escalier de son pas lourd. Son visage carré orné d'une barbe duveteuse éparse était crispé par la contrariété. Il ouvrit son gilet de peau et grinça à l'attention de son frère :

« Ça te fait rire ? »

« Quoi ? »

« Que mère se soit cassé la jambe ce matin... elle est coincée dans son lit, et nous on va devoir se payer toutes les corvées. »

Eugène haussa les épaules. « Non, pourquoi tu veux que cela me fasse rire ? Elle va mieux ? »

« Non. »

L'aîné passa sa grosse main dans ses cheveux châtains coupés en brosse. « C'est la cata c't'histoire. Heureusement elle sait comment faire une attelle. Avec cette neige, les ambulances ne pourront pas passer avant ce soir ou demain, sans compter que d'habitude c'est mère qui dégage la route avec le tracteur. »

« Ben je n'ai qu'à le faire ! C'est pas compliqué. »

« La ferme ! T'es déjà pas fichu de d'occuper des cochons, alors conduire le Renault, c'est hors de question ! Il coûte une fortune... non, je le ferai moi-même s'il le faut. »

Eugène se renfrogna. Il en avait assez de toujours être rabaissé par son frère, comme si ce dernier refusait de le voir grandir ou, pire, comme s'il craignait un rival. « Marre. Connard, marmonna-t-il en fixant les flammes. »

Pourvu d'une bonne oreille, Germain s'empourpra et franchit les trois mètres qui le séparaient de son frère, la main levée et les yeux furieux. Il fut interrompu par le bruit du battant de la porte. Eugène en profita pour lui décocher un coup pied dans le tibia, et courut ouvrir.

Deux formes cintrées attendaient. Les jeunes filles portaient des manteaux d'hiver sombres, fourrés copieusement, des bottines tout aussi chaudes, et des jupes plissées. La voix mélodieuse, presque obséquieuse, de Marie-Jo emplit la pièce :

« Nous voudrions des œufs et du lait pour notre père malade, s'il vous plaît ! »

« Avec des pommes de terre. » ajouta Nath.

Eugène méprisait la petite blonde, le type même de la fille idiote incapable de regarder ses pieds et paniquée à la vue d'une motte de terre, mais surtout il détestait sa sœur aînée, la caricature d'intello qui se pavanait devant tout le lycée avec ses notes et ses félicitations, et dont le vocabulaire pourtant riche ne connaissait pas les mots « fermier » et « travailleur manuel ». Non, il n'aimait pas se faire appeler « bouseux », ni « factotum ».

« Va mourir, grognasse ! »

Sur ce, le silence se fit, lourd, seulement meublé par le concerto du feu et du vent. Nath, qui ne voulait pas revenir les mains vides, essaya de calmer le jeu : « On a de quoi payer. »

Cette dernière phrase calma instantanément Germain, dont le sens du commerce dépassait celui de la repartie : « Entrez. Laisse-les passer, frérot. Ce sont des clientes sur ce coup-là. Combien en voulez-vous ? »

Après avoir refermé la porte derrière sa sœur et avoir repoussé sa capuche dont la bordure avait attrapé des flocons de neige comme un plumeau attrape la poussière, l'aînée reprit : « Une douzaine d'œufs, cinq litres de lait, et un sac de pommes de terre. »

Eugène ricana, et s'en fut remplir un sac de jute d'une grande quantité de tubercules mêlés de quelques topinambours « pour le goût ».

Germain nota que les filles n'avaient pas pris leur pot au lait. « Asseyez-vous. Je vois que vous n'avez pas de récipient, je vais vous en stériliser un... vous nous le rapporterez ou dois-je le compter dans le prix ? »

Pendant quelques minutes, les aînés discutèrent calmement de quantité et de valeurs, chipotant et argumentant sur le ton du badinage, oubliant les malheurs de leurs parents respectifs. Nath s'ennuyait, et se demandait combien de temps Eugène le primitif mettrait à revenir avec juste un sac de pommes de terre. Soudain, elle hurla : elle venait de voir un visage simiesque collé à la fenêtre.

« Là, un néandertalien ! »

Marie-Jo regarda le plafond, désespérée : « Arrête tes délires ! Tu somnolais, eh bien rendors-toi ! »

« Je te jure ! »

Et les grands se remirent à leur discussion, ignorant la cadette. Enfin, Eugène revint en portant un sac aussi lourd que lui, et en lâchant quelques mots en patois à son frère, puis il posa sa charge aux pieds de la négociatrice. La discussion reprit de plus belle, musicale, échange ordonné d'une flûte et d'un basson. Laissés en plan, les deux plus jeunes se regardèrent.

« C'est toi, hein ? » demanda Nath.

« Que qui quoi ? »

« Avoue que tu as un masque de gorille ! C'est pas drôle, j'ai vraiment eu peur ! »

S'il avait voulu voir une tête d'abruti plus aboutie que celle qu'il prétendait avoir en face de lui, Eugène eut pu se regarder dans une glace. Il ne comprenait rien. Il bredouilla quelques bribes de phrases oiseuses, mais fut interrompu avant d'y mettre de l'ordre par un cri animal. Un porc, identifia-t-il immédiatement. Inquiet, il se leva, enfila ses bottes et son manteau et se précipita dehors, sous le regard ahuri des autres.

« Maintenant on sait que les néandertaliens sont carnivores, non ? » marmonna Nath.

Départ

Eugène était revenu livide et les yeux rougis. En silence, il s'était préparé un café au lait, puis il s'était assis sous une couverture en face de la cheminée. Enfin, il avait expliqué ce qu'il avait vu : un porc avait été saigné et mordu. On y voyait à la fois l'œuvre d'une mâchoire de grande taille et celle d'une lame affilée, mais les seules traces trouvées dans la neige étaient celles de pieds humains griffus de grande taille. Eugène tremblait : « Il est revenu ! »

« Qui ? » demanda Marie-Jo, qui trouvait la plaisanterie douteuse.

« Le dahut-garou ? répondit Germain, perplexe, C'est une vieille légende de la région. Notre père nous la racontait souvent, quand il était encore là. Cela le faisait pisser de rire de nous filer la pétoche. Ce n'est pas sérieux... »

« Raconte ! » dirent les jeunes filles en cœur.

« Alors voilà. C'était il y a quelques siècles, il vivait ici un fermier du nom d'Évariste. Il était facétieux, mais surtout avare, et il craignait toujours que les pèlerins qui s'égaraient dans le coin ne soient des voleurs qui en veulent à son magot. Alors il a racheté la maison au centre du hameau – là où la vôtre a été construite – et en a fait une auberge, qu'il a volontairement réduite en ruine. Il a brisé les volets, il a laissé l'herbe pousser, organisant les ronces et les arbustes en un véritable labyrinthe. Oh, les voyageurs pouvaient accéder à l'auberge en allant tout droit, mais s'ils faisaient un écart, ils n'étaient pas certains de sortir vivants de cet enfer végétal. Il a ensuite embauché un bossu au visage déformé par d'horribles cicatrices et à l'haleine évoquant le purin agrémenté de choux pourris. Ce monstre fut installé comme tenancier, avec pour mission d'effrayer les pèlerins en leur racontant qu'il y avait un dahut qui rôdait autour, une sorte de monstre hirsute, dentue, griffue, aimant se repaître des entrailles des voyageurs. Malheureusement, l'absence de témoin et le talent oratoire du bossu, eurent l'effet contraire : des gens commencèrent à venir juste pour l'histoire, d'autres pour chasser le dahut, tant et si bien qu'Évariste se trouva contraint de mettre en scène des scènes macabres, d'abord avec des animaux, puis avec des pèlerins.

« Plus le fermier avançait sur le chemin de la folie, plus il extériorisait son mal. Des poils drus couvrirent rapidement son corps, puis ses ongles s'allongèrent et se durcirent, enfin sa bouche s'arma de crocs et s'avança en un museau de bête. Finalement, Évariste devint complètement fou et le Diable vint réclamer son âme.

« Comme vous voyez, cette histoire n'est qu'une légende bonne pour faire peur à des gamins, ce que nous ne sommes plus. »

« N'empêche, dit Nath, que j'ai bien vu un monstre et qu'Eugène a bien vu un porc saigné, non ? Alors il doit y avoir soit un farceur, soit un monstre dans les environs. Sauf si ton frère est ce farceur, hein ? »

Le cadet des fermiers haussa les épaules, et se releva. Décidé, il se dirigea vers l'escalier de bois : « Je vais demander les cartouches à maman. Nath a raison, à un détail près : le clown qui cherche à nous faire peur est une brute sauvage et sanguinaire. Je vais le traquer. »

« Et que feras-tu après ? demanda son frère, une fois que tu l'auras trouvé ? Te transformer en assassin ? »

Le jeune homme se retourna pour dire qu'il espérait bien que le criminel aurait assez peur du fusil pour se rendre, et il reprit son chemin.

Marie-Jo fit la moue. Elle désapprouvait ces histoires de monstres et de sorciers. Pour elle il ne s'agissait là que d'une facétie des fermiers, laquelle devait être traitée par le mépris. « Bon, bah nous on va rentrer, hein Nath ? »

« Non mais tu comprends rien, des fois, toi, lui répondit sa sœur. La chose qui est dehors, tu crois qu'elle va faire quoi de deux blondes sans défenses ? Je préfère qu'on aille avec nos voisins à la chasse au dahut, au moins comme ça on pourra dormir tranquille après, sans se faire un cinéma. »

« Je ne me fais pas un cinéma ! »

« Eh bien, moi, si ! »

Germain intervint avec réticence, mais il ne voulait pas des donzelles dans les pattes : « Nous allons vous raccompagner, et puis nous nous chargerons de la bête après. Cela me semble plus raisonnable. Vous n'avez pas l'habitude de courir dans la campagne, encore moins par temps de neige. »

« C'est ça, s'insurgea Marie-Jo, traite-nous de potiches pendant que tu y es ! C'est d'accord, nous allons à la chasse au dahut avec vous ! »

« Et, merde ! »

À la chasse

Les quatre adolescents marchaient dans la nuit, suivant grâce à leurs lanternes les traces de pas de forme chimérique. Le vent s'était calmé et seuls quelques gros flocons épars continuaient à tomber. Sur leur gauche, la haie séparatrice du pâturage vide obstruait leur vision, mais sa composition les rassurait. Quel animal plus gros qu'un renard oserait traverser un demi-mètre de ronce et de buis ? Sur leur droite le champ de blé labouré était envahi par la noirceur nocturne que les faisceaux des lampes peinaient à percer. Germain connaissait chaque champ, chaque bosquet, mais il ne pouvait s'empêcher de se demander où le farceur pouvait bien se cacher. Afin d'éviter les accidents, il avait arraché le fusil des mains de son frère, trop nerveux, tout en s'étonnant que leur mère l'ait autorisé à le prendre. Entre eux deux, les jeunes filles se montraient courageuse et ne se plaignaient pas, ce qu'il voulait interpréter comme de la fierté.

Au bout du champ, les traces tournèrent à droite, sur le chemin des trois terres, ce qui mettait sur leur gauche non plus une haie défensive, mais un mur végétal de deux fois leur taille de laurier, surmonté de quelques chênes défeuillés, un épais taillis où les sangliers comme d'autres créatures moins sympathiques pouvaient se cacher.

« Faites attention sur la gauche, on ne sait jamais. Quoique je reste persuadé qu'il n'y a rien. En cette saison, les animaux se font rares. »

La voix claire de Nath s'éleva : « Et les loups ? »

Cette intervention fit rire les trois autres marcheurs. Eugène lui répondit d'une voix qui se voulait rassurante qu'il n'y en avait plus dans la région depuis des siècles. Ce qui, pour des chasseurs de dahut valait bien une autre réponse. « Et puis on n'a pas entendu leurs cris, hein ? »

Comme pour les contredire, une longue plainte se mit à résonner dans la plaine. Nath n'avait plus envie de traiter les garçons de bouseux, ni de leur chercher noise. Elle se rapprocha sensiblement du jeune blond, sourire aux lèvres : « Euh, c'est une chouette, n'est-ce pas ? »

« Je ne crois pas, répondit-il, surpris, c'est trop grave, trop long, pas assez flûté. Un chien qui hurle à la mort, je pense. Germain ? »

Ce dernier acquiesça. Puis ils continuèrent en silence. Cent pas plus loin, des branchages se mirent à s'agiter furieusement sous l'action précipitée d'un quelconque animal. Les quatre adolescents firent un bon et se retrouvèrent enfoncés jusqu'aux genoux dans la neige du bas-côté. Un chevreuil sortit du bosquet, puis s'enfuit. La tête de l'animal autant que la baisse subite de tension nerveuse provoqua une hilarité subite et inextinguible dans le groupe. Germain fut le premier à se calmer et à remarquer le visage déformé, couvert de poils roux et débordant de dents jaunies, qui les regardait par le trou que l'animal avait pratiqué dans la haie. Soudainement ébloui, le monstre rugit, et Germain, par réflexe, pointa son fusil. Le dahut-garou devait connaître ce genre d'instrument, car il disparut en couinant dans la nuit. Ainsi brutalement ramenés à la réalité, les jeunes se regardèrent.

« Cette piste est plus fraîche ! » ricana Nath en pointant du doigt le trou dans les lauriers.

« Tu veux vraiment aller par là ? » s'étonna sa grande sœur avec un air mi ahuri, mi effrayée.

« Et pourquoi non ? On a déjà de la neige partout, la terre est gelée, ce qui nous préserve de la gadoue, et finalement on rigole bien. »

Après de nouveaux rires, ils passèrent à travers les arbres, non sans déchirer un peu leurs blousons.

La masure

Une heure de marche plus tard, tantôt effrayés par des bruits qui se révélaient toujours naturels, tantôt amusés par une grimace ou un bon mot, les jeunes gens avaient parcouru une bonne distance à travers les champs et les pâturages enneigés inégalement. Ils arrivaient maintenant à une vieille maison en ruine, une masure en bois délaissée dont le toit s'était partiellement effondré depuis des années. Cette ancienne dépendance d'une ferme voisine n'avait plus d'utilité depuis des décennies. De ce qu'en savait Germain, elle avait été achetée cinq ans avant par un inconnu qui n'avait jamais paru. On le disait anglais et fou, digne d'un épisode de Chapeau melon et botte de cuir. De nuit et par ce temps, les contrastes entre le noir des planches vermoulues et le pâle de la poudreuse donnaient un aspect irréel à la masure.

« Une vraie maison de sorcière ! » lâcha Nath, un peu perturbée par la vision.

Les pas griffus menaient droit vers la porte brisée ils avancèrent avec prudence, le fusil pointé vers l'avant. Dans la nuit, aucun bruit ne venait perturber leur progression, pas même celui du vent. Quand ils poussèrent la porte, ils ne firent pas attention à la musique symphonique au tempo angoissant qui commençait à se faire entendre. Au contraire, la mélodie tirée d'un film d'angoisse les prit aux tripes, et les transporta dans un monde oppressant. Ils se serrèrent les uns contre les autres.

« On va pas faire comme dans les films, hein, on se sépare pas ?! » chuchota Nath, sans savoir elle-même s'il s'agissait d'une question ou d'une requête.

La pièce unique était couverte de sciure et de débris dans lesquels on pouvait nettement distinguer une trace qui menait de la porte à une trappe que Germain ouvrit d'un coup brutal, au son d'une percussion fort à-propos. C'est à ce moment-là que Marie-Jo prit conscience de la musique et se mit à en chercher la source du regard et de la lanterne.

« Là ! » cria-t-elle au bout d'une seconde, avant même que Germain n'ait fini le tour prudent qu'il faisait de la trappe, arme au poing. Elle pointait du faisceau de sa lumière un objet caché entre deux poutres souillées de paille, un petit haut-parleur comme elle avait vu dans le bureau de son père, petit et discret, mais puissant. Il devait y en avoir trois autres. « Des enceintes dolby surround. On se moque de nous ! »

« Alors ? » demanda Eugène à Germain qui maintenant descendait à l'échelle de bois.

« C'est une chambre plutôt luxueuse, ici. Home cinéma, chaîne hi-fi, grand lit à colonnes, coin toilette marbré, coiffeuse en bois précieux, radiateurs à inertie... y'en a qui s'embêtent pas... nos photos sur les tables de chevet, et un mot sur une boîte de chocolats... Nous nous marierons le printemps prochain, si après ce petit périple nocturne, vous n'êtes pas soudés comme frères et sœurs, vous aurez le reste de la vie pour y habituer. Signé : vos vieux. Ah les salauds ! »

« Envoie les chocolats, frérot ! » cria Nath avec autant de gourmandise que de joie dans la voix.

Et ils recomposèrent une famille où les intellectuels et les manuels cohabitèrent et se complétèrent jusqu'à ce que la mort les sépare.

Belphegor De L'ESIP