Cet OS a été écrit dans le cadre du Père Noël secret de la Guilde de l'Original, bonne lecture !

UNE JUSTICE VENGERESSE

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La brume s'élevait lentement au-dessus du champ fraîchement labouré glacé par la nuit sans lune. Herbert se frottait les bras avec ses moufles fourrées. L'humidité perlait du cuir de son manteau comme sur le canon de son fusil de chasse.

Le paysan comptait mentalement les cartouches qu'il avait dans les poches, estimant le temps qu'il devait mettre entre chaque tir pour être certain de ne pas rentrer avant que sa femme soit assez saoule pour ne plus être en état de lui hurler sa déception chronique à la figure.

Son oreille de fin observateur de la nature fut soudainement attirée par un bruit inhabituel. Un sifflement. Instinctivement il fit un pas en arrière, ce qui le sauva : un long couteau venait de se planter devant lui, enfoncé jusqu'à la garde. Du sang frais en maculait le manche.

Il recula, effrayé. Ça n'était pourtant pas facile de lui faire peur. Des années qu'il n'avait pas senti son cœur battre la chamade aussi fort. Des années qu'il n'avait pas senti cette main glacée lui prendre les tripes et tordre ses boyaux. Une branche craqua et il sursauta, regardant autour de lui, apeuré. Il pointa son fusil devant lui. Il ne savait pas s'il serait capable de tirer, mais il se sentait déjà plus rassuré. A son âge. Etre effrayé. Lui qui avait toujours pensé que plus rien n'y arriverait. Plus après tout ce qu'il avait vécu.

Il en avait pourtant vu, du sang, dans sa vie. Entre les vaches qu'il avait fallu faire accoucher et qui meuglaient de douleur dans son étable, les animaux touchés par la maladie qu'il avait fallu abattre, et la guerre. Il n'avait pas été bien vieux quand elle les avait touchés. Mais il avait l'âge de s'enrôler, et il n'avait pas eu trop le choix. Il n'allait pas faillir à son pays, à son esprit patriotique, mine de rien bien acquis.

Il avait tout juste vingt ans à l'époque. Il n'était encore qu'un gamin. On l'avait fait signer un papier, on lui avait confié une arme et un uniforme, et on avait considéré qu'il était prêt à se battre. Prêt à mourir pour son pays. Prêt à faire de la chair à canon.

Il avait vu des hommes mourir devant lui. Des hommes plus expérimentés. Plus entraînés que ce gamin qui se dépatouillait mal avec un fusil et encore moins devant un ennemi. Plus faits pour ce métier, plus habitués à la guerre, que ce gamin qui sortait à peine de ses champs, qui apprenait sur le tas ce qu'on pouvait essayer de lui transmettre pour qu'il attende la deuxième journée pour mourir et être remplacé.

C'était à cause de ça, sans doute, que sa femme buvait.

A l'époque, ils sortaient déjà ensemble. Il l'avait invitée à déjeuner plusieurs fois, avait flirté avec cette jolie jeune femme qui lui avait tapé dans l'œil un jour au bal du village. N'était-ce pas le meilleur endroit pour faire des rencontres ?

Quand il était parti au front, elle avait eu très peur, il le sentait quand il revenait, elle crevait de trouille. Elle n'osait pas le lui montrer, pour ne pas le rendre coupable, mais elle avait peur. Un jour, il avait été pris de remords. Cette guerre ne menait à rien, ils n'étaient pas gagnants et ils ne le seraient jamais. Ils réussiraient juste à se faire tuer. Les uns après les autres. Il aurait la mort de ses compagnons sur la conscience, de ceux qui s'étaient sacrifiés pour que lui vive encore un peu plus.

Les ordres qu'ils recevaient devenaient de plus en plus désordonnés, de plus en plus stupides, et même sans être militaire de formation, il le voyait. Alors il avait pris une grande décision à l'époque. Il avait déserté. Non, ça n'était sans doute pas très glorieux mais il ne voyait pas pourquoi risquer sa vie pour une patrie qui n'en avait rien à ficher de lui, face à des supérieurs qui voulaient se plier devant l'ennemi. Il ne voyait pas pourquoi risquer la mort alors que de toute façon, on voulait les laisser en esclavage.

Il était rentré chez lui discrètement, et était passé prendre sa future femme pour l'emmener dans une ferme que son père lui avait léguée. Personne n'aurait pensé à les chercher là-bas, ses parents avaient quitté leurs terres, à contrecœur, pour se protéger en ville, de même que ceux de la jeune femme. Personne d'autre qu'eux ne connaissaient l'existence de cet endroit perdu entre les forêts. Ils s'étaient réfugiés là, isolés du monde, cultivant leur lopin de terre et achetant quelques bêtes pour pouvoir se nourrir.

Ils avaient vécu paisiblement pendant des années, et la peur ne l'avait plus étreint depuis ce jour. Sa femme avait a priori arrêté l'alcool, du moins au début. Il s'était rendu compte qu'elle avait recommencé quelques années auparavant. Ils avaient vécu isolés de tous pendant des années, les gens les pensaient peut-être même morts et la ferme abandonnée.

Il avait tout fait pour préserver leur intimité, et leur histoire, pour que les gens n'aient pas honte de ce qu'il avait fait et qui lui avait semblé tout à fait légitime à l'époque. Il n'avait jamais eu honte d'avoir déserté, c'était la solution la plus rationnelle, et il ne pouvait pas laisser sa belle amie dans le deuil, tout ça pour paraître brave.

Et elle, elle lui en voulait. Il le sentait, petit à petit, sa rancœur avait pris le pas sur tout l'amour qu'elle éprouvait pour lui et depuis quelques années, il ne vivait plus qu'avec un fantôme, une ombre d'éther qui ne savait que lui faire des reproches et lui montrer sa déception. Il s'était réfugié dans ses bêtes, dans la chasse, dans ses terres à cultiver.

Il n'avait jamais eu la force de la quitter, après tout, c'était de sa faute s'ils en étaient là, de sa faute s'il n'avait pas su l'aimer assez, s'il n'avait pas su lui montrer qu'il avait fait ça pour elle. S'il n'avait pas compris qu'elle n'en voulait pas, de ce sacrifice.

Ça n'était pas le moment de penser à tout ça de toute façon. Un couteau venait de passer à deux centimètres de sa tête et il ne savait absolument pas qui venait de le lancer. Ni surtout s'il lui était destiné. Après tout, c'était peut-être simplement un chasseur clandestin sur ses terres qui avait cru voir un animal ? Après en avoir abattu un autre, vu le sang sur la lame.

Cette hypothèse lui paraissait curieusement assez tarabiscotée. Pourtant, elle aurait été la plus rationnelle mais son instinct lui soufflait que ça n'était pas ça. Qu'on lui en voulait personnellement. Que ça n'était pas un hasard si la lame était passée si près de lui. C'était soit un avertissement, soit une mise à mort ratée. Et il n'était pas sûr de vouloir connaître la réponse.

Le plus sage était sans doute de courir à découvert. Il pourrait voir qui avait lancé ce couteau. Il détacha celui-ci de l'arbre d'un geste rapide avant de remettre son fusil en bandoulière. Il risquait de se faire tirer comme un lapin mais il avait dans l'idée que son agresseur voudrait voir son visage en le tuant, si ça devait arriver. Il courut donc vers le champ de pommes de terre qu'il venait de mettre en jachère.

Il allait y arriver, ça n'était pas si loin et l'exercice physique qu'il faisait chaque jour de par son métier lui donnait assez d'endurance. Allez, ça n'était pas un petit effort qui allait le faire autant suer ! Il était plus résistant que ça. Que dirait son père, s'il le voyait courir comme un vieillard ? Il se moquerait de lui, à n'en pas douter. Un petit effort et il y serait !

Les arbres défilaient et semblaient tous se ressembler. A n'en pas douter, une personne à qui ces lieux étaient inconnus se perdrait. Mais pas lui. Il connaissait cette forêt comme sa poche. Cela faisait plus de trente ans qu'il y chassait régulièrement, et qu'il les parcourait. Ses pieds retrouvaient instinctivement le chemin, et il n'avait pas besoin de réfléchir.

Il restait juste attentif aux bruits qui l'entouraient. Au bruissement des feuilles. Aux piaillements des oiseaux. Aux pas des animaux qui rentraient dans leur tanière à son approche, croyant à une attaque de sa part ou sentant peut-être le danger qu'ils couraient tous.

Quand il arriva à découvert, il eut sans s'en apercevoir une expression de soulagement. Il était à découvert, si son agresseur voulait encore lui planter un couteau, il devrait se montrer. Et là, il mettrait à l'épreuve les cours de tir appris pendant la guerre. Ça n'était pas parce qu'il n'était pas resté longtemps sur le front qu'il ne se souvenait pas de la façon dont on tirait sur un homme.

Il se retourna pour faire volte-face à l'orée de la forêt. Là, il se planta, attendant. De toute façon, il ne comptait pas se laisser tirer comme un lapin, en fuyant. Il ne savait pas ce qu'on lui voulait mais il n'en était pas question. Il ne mourrait pas comme ça. Il avait son honneur pour lui. Il braqua son arme pour ne pas être démuni, rangeant le couteau dans son manteau.

Enfin, il vit une silhouette s'approcher tranquillement, sans crainte. Il serra fermement son fusil, prêt à l'abattre s'il le fallait. La silhouette s'approcha mais la faible brume l'empêchait de voir correctement. Il n'avait jamais eu de très bons yeux, malgré la lumière du jour qui pointait.

« Tu as enfin décidé de faire face ? » lança une voix. « Il était temps, Charles. »

Il sursauta. Cette voix. Il ne l'avait pas entendue depuis des années. Trente ans, environ. Depuis le jour où il avait déserté. Depuis le jour où il avait décidé de se faufiler à tâtons hors de la tente pour rejoindre une route plus loin et se faire prendre en stop jusqu'à chez lui. Cela faisait si longtemps à présent. Les rancœurs pouvaient-elles durer aussi longtemps ?

« Tu te demandes comment je peux encore t'en vouloir après toutes ces années, n'est-ce pas ? » fit la silhouette en clopinant vers lui. « C'est simple. Tu as brisé ma vie. »

Enfin il put voir l'homme qui lui faisait face. Il avait vieilli depuis toutes ces années mais cette voix était toujours la même. Son visage était marqué par une cicatrice en travers de la joue droite. Il boitait légèrement et avait dû être blessé au genou gauche. Il était beaucoup plus ridé que lui, comme si le temps était passé plus vite sur son visage.

Ils avaient pourtant le même âge. A l'époque, ils servaient ensemble. On aurait pu dire dans ce contexte qu'ils étaient amis. Ils se serraient les coudes, entre nouvelles recrues désorientées. Ils se sauvaient la mise quand ils le pouvaient, et se partageaient leurs souvenirs d'autrefois.

« Oui, j'ai changé Charles. Quatre ans de camp. Des années passées à l'hôpital pour m'en remettre, puis à l'hôpital psychiatrique parce que les cauchemars qui me réveillaient la nuit étaient trop affreux pour que j'en parle à qui que ce soit.

Des années à nourrir ma haine envers toi. Des années à me rappeler jour après jour pourquoi j'en étais là. Des années à me dire que tu n'avais pas encore payé pour ce que tu m'avais fait. Ce que tu nous avais fait. Des années à tenir grâce à ça. Et puis je me suis souvenu, un jour, de cette ferme dont tu m'avais parlé et dont tu étais si fier.

J'y ai mis le temps, à la retrouver. Tes parents te croyaient mort au front et n'avaient pas eu le cœur à la vendre. Ils m'ont indiqué où la trouver. Bien sûr, je ne leur ai pas dit que tu étais encore vivant, les pauvres, ça les aurait tués. Je ne suis pas aussi cruel que toi. Pas encore. As-tu seulement une idée de ce que tu m'as fait ? Une idée de ce que j'ai dû endurer à cause de toi ? »

Non, il ne savait pas. Il avait vaguement entendu parler de la fin de la guerre, et de ce qui était arrivé à certains. Il avait entendu parler des camps bien sûr, comment aurait-il pu ignorer ? Mais comment aurait-il pu savoir que cet homme qui autrefois avait été son ami y était allé ? Comment aurait-il pu savoir qu'il avait vécu les horreurs qu'on décrivait et qu'il ne pensait pas humaines ? Et surtout, comment aurait-il pu penser que tout ça était arrivé par sa faute ?

« Quand tu es parti, Charles, comme un lâche, en pleine nuit, ils t'ont vu. Ils t'ont vu sortir. Et ils ont trouvé notre base. Ils n'ont eu qu'à nous cueillir dans nos lits, alors que nous nous battions contre eux depuis des semaines. Il leur suffisait d'un coup de crosse pour nous réduire au silence.

J'ai vu des hommes, des amis, des compagnons, mourir sous mes yeux par ta faute, Charles. Je les ai vus crever dans ces maudits camps, suer autant que moi dans la neige et le froid dont tu n'as même pas idée.

Tout ça parce que tu voulais retrouver Marie-Cécile. Tout ça parce que ton âme sensible ne supportait pas de se battre comme nous tous. Alors maintenant tu vas payer. Comme nous tous. Tu paieras enfin ton dû à ta patrie. Tu le paieras de ton sang, qui abreuvera nos terres, les terres de notre patrie, si tu connais encore ce mot. Et moi je me sentirai enfin en paix. »

Le paysan n'eut pas le temps de dégainer. Et puis qu'aurait-il pu faire contre celui qu'il avait un jour considéré comme un ami ? Comment aurait-il pu tirer sur lui et le tuer après ce qu'il venait de lui révéler ? Un coup de feu se fit entendre. Il n'eut qu'un sursaut quand la balle toucha sa poitrine. En plein cœur. Il s'effondra sur la terre gelée et son sang coula le long des sillons.

L'homme le contempla alors. Il n'était pas sûr d'être soulagé, mais justice avait été faite. A sa façon. Il fouilla les poches du manteau pour reprendre son couteau. Et reparti comme il était venu. Silencieusement.