Note de l'auteur : Cette histoire est un cadeau de Noël spécial pour Aru, à qui je n'avais rien pu faire pour son anniversaire, joyeux Noël ma Aru d'amour !

J'ai déjà deux fictions longues en cours alors n'ayez pas peur, celle-là sera une petite histoire courte en trois chapitres qui racontera les aventures de Thorvald et d'Arnalt (le père d'Arbeld). Comme ils ont eu du succès, j'en fais une petite historiette courte pour votre bon plaisir !

Pour accompagner la lecture de ce chapitre, je vous recommande la chanson All Souls Night de Loreena McKennitt, une chanteuse d'inspiration celte très talentueuse. Il y est question d'une fête païenne autour d'un feu de joie, de l'écho des voix du passé et de lueurs lointaines qui tremblent dans le manteau noir de la nuit…

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Le Dit des Rives de l'Ouest
Chant I ~ De givre et de braises

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« L'hiver mortel enveloppe l'Hyperborée
Et la nuit tombe pour toujours.
Dieu, si nous avons péché
Regagnerons-nous ton amour ?

Epargne nos enfants, épargne les humains,
Frappe-moi si tu veux, mais épargne les miens.

J'irai contre tes vents de glace
Contre la mort, contre tes menaces,
Ton royaume même te survivra
Car si tu en détournes ta face ;
J'y règnerai pour toi ! »

Par le roi Ulh, de la tribu de Boisprofond
Extrait du chant Le règne du Crépuscule
Composé l'année du Fléau

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Arnalt regarda le grand tÿgre marcher jusqu'à lui et reposa sa hache. Thorvald lui fournissait une excellente excuse pour faire une pause – il coupait du bois depuis plusieurs heures maintenant. Son ami reprit rapidement apparence humaine et le beau visage aux yeux de glace s'approcha du sien.

Thor regardait sa bouche et fit un petit signe du menton dans sa direction. C'était un petit mouvement codé qu'ils utilisaient depuis l'enfance pour s'offrir de la nourriture. L'humain, répondant au signal, posa sa bouche contre celle du tÿgre et entrouvrit les lèvres pour laisser son ami y glisser un morceau de saumon. Melartel et Talvos, deux humains qui coupaient du bois avec Arnalt, échangèrent une grimace dégoûtée.

– Le clan de Morden est arrivé ! s'extasia Arnalt sans leur prêter attention.

Un sourire fleurit immédiatement sur les lèvres de Thor.

– Oui, ils sont arrivés ce matin. La pêche a été bonne cette année, ils ont une quantité assez impressionnante de saumon fumé à nous vendre.

Arnalt était très touché que son ami lui en ait ramené. Le saumon constituait traditionnellement le plat principal de la fête du Soleil Invaincu, qui annonçait le point culminant de l'été. Et Thorvald qui en raffolait s'était pourtant contraint à traverser la lande jusqu'à lui sans manger lui-même le morceau qu'il avait dans la bouche. Depuis qu'ils étaient enfants, Thor lui avait toujours ramené de la nourriture dans sa gueule. Les mères tÿgre nourrissaient leur petits ainsi lorsqu'elles étaient sous leur forme animale, pour que la chair de la proie capturée ne gèle pas.

Mais Arnalt devait bien être le seul humain à accepter de la nourriture sous cette forme. Et ce n'était pas vraiment la seule excentricité qui caractérisait leur amitié.

Thor regarda autour de lui.

– Personne ne surveille votre travail ?

– Si, soupira Arnalt. Le vieux Skern, mais je crois qu'il est parti se soulager derrière les gros troncs là-bas.

– Alors tu ne seras plus là quand il reviendra.

Les deux amis échangèrent un regard équivoque, cette étincelle d'excitation qu'ils partageaient à chaque fois qu'ils s'apprêtaient à enfreindre une consigne pour passer du temps ensemble. Thor reprit sa forme animale et redevint un tÿgre gigantesque, alors Arnalt se hissa sur son dos d'un bond agile et naturel.

– Où tu vas ? l'interpela Melartel. Tu vas nous laisser finir le boulot tout seuls ?

Talvos bougonna quelque chose d'insultant. Arnalt lança un sourire frondeur aux deux jeunes bûcherons manifestement jaloux. Les jeunes Hyperboréens ne montaient généralement pas de tÿgre avant d'être suffisamment vieux s'unir à l'un d'eux. S'unir à l'un des membres de la race féline n'était pas un acte anodin : pour partager la force et la magie d'un tÿgre, il fallait devenir son amant. Mais Arnalt avait toujours été très proche de Thor et l'un comme l'autre appréciaient de chevaucher ensemble.

– La délégation du clan de Morden est arrivée ! plaida Arnalt. Le bois attendra bien jusqu'à demain. Et puis on en a déjà coupé assez pour faire brûler tout le campement… Vous devriez venir !

Et sans attendre de réponse, il se cramponna à la fourrure chaude de Thor qui partit à une vitesse vertigineuse vers leur campement qui se trouvait au nord de Boisprofond, la forêt où les bûcherons s'affairaient. Ils s'arrêtèrent sur la route pour déterrer discrètement la lance d'Arnalt, que le jeune humain avait cachée dans la neige.

Ils arrivèrent au campement de leur clan au crépuscule. Ils s'étaient arrêtés pour chasser et manger un élan des plaines. Officiellement, Arnalt n'était pas un chasseur. Il était l'apprenti du forgeron l'hiver, et il aidait aux autres tâches l'été, comme la coupe du bois ou le tannage des peaux. Mais dans la pratique, il était déjà un chasseur habile. Il montait Thor depuis son enfance, et ils avaient commencé à chasser de petites proies par jeu dès qu'ils avaient eu dix ans. Ils chassaient maintenant le cerf, l'élan ou le daim comme s'ils ne faisaient qu'un esprit, et qu'un seul corps.

Leurs escapades leurs avaient values beaucoup de problèmes et une assez mauvaise réputation. Les adultes les traitaient d'irresponsables – Arnalt n'étant encore lié à aucun tÿgre, il ne recevait pas la magie de leur espèce qui lui aurait permis de ne pas ressentir le froid, et il était dangereux pour un humain de s'éloigner du clan dans ces terres gelées – et les jeunes de leur âge les jalousaient. Quant à Grimoard, le chef du clan, il ne savait manifestement plus comment les punir pour leur faire comprendre qu'ils devaient se montrer prudents.

Mais les deux amis ne renonçaient pas. Ils connaissaient la forêt où vivait leur peuple mieux que personne, chaque grotte, chaque ruisseau, chaque petit lac caché, chaque concrétion rocheuse, les arbres les plus hauts depuis lesquels on pouvait voir l'horizon. Ils étaient chez eux partout dans Boisprofond. Et l'été, quand le clan se déplaçait de source d'eau en source d'eau, ils s'attachaient à se trouver des cachettes et à aller aussi loin que possible dans les vastes plaines. Le monde leur semblait vaste, sauvage, mystérieux, et plein de promesses.

Thorvald s'arrêta entre des grands pins blancs pour qu'Arnalt puisse dissimuler sa lance dans la neige. Ce n'était pas exactement sa lance en fait, ils l'avaient empruntée dans l'armurerie du manoir dans lequel le clan vivait pendant l'hiver, afin de pouvoir chasser. Mais on lui aurait confisquée si on l'avait vu avec. Arnalt la cachait donc toujours près de l'endroit où il se trouvait et l'utilisait en secret.

– Il va y avoir un banquet ce soir pour souhaiter la bienvenue aux émissaires de Morden, expliqua Thorvald qui avait repris forme humaine et aidait Arnalt à recouvrir la lance de neige. Pour l'heure, Grimoard négocie le prix du saumon avec Sharbrod, le bras droit de Morden.

Ils terminèrent et se relevèrent. Arnalt frotta ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.

– Et Grimoard a invité le reste des visiteurs à aller se détendre aux sources chaudes après leur longue traversée.

L'humain sourit à son ami, voyant où il voulait en venir. Thor prit ses mains dans les siennes pour les réchauffer plus vite. Il était nu dans la neige mais lui ne craignait pas le froid, la magie des tÿgres coulait dans ses veines. Comme tous ceux de sa race, il avait hérité de sa forme animale des cheveux noirs tigrés de blanc et des yeux de glace bleue à la pupille oblongue. Il avait aussi hérité la haute stature, la musculature parfaite et le charme félin, nonchalant et irrésistible des tÿgres.

– On devrait se dépêcher d'aller à l'observatoire, conclut Arnalt avec un sourire un peu trop carnassier pour un humain.

– Je savais que cette idée te plairait !

Thor attira la main de son ami jusqu'à sa bouche et il souffla lentement sur les doigts qu'il serrait entre les siens. Quand il rendit ses mains à Arnalt et reprit sa forme animale, elles étaient à nouveau tièdes.

Ils firent donc route avec la plus grande discrétion jusqu'à ce qu'ils appelaient « l'observatoire » et qui était en fait une concrétion rocheuse très abrupte et recouverte d'arbres, d'arbustes et de glace qui surplombait une source chaude. Leur clan s'installait tous les étés dans les plaines qui côtoyaient la forêt de Boisprofond, leur résidence d'hiver, qui cachait en son cœur l'antique Manoir des Neige. Ils voyageaient pendant la saison estivale de lac en source chaude en suivant la migration exécutée par les troupeaux d'élans.

Lorsqu'ils arrivèrent à destination des cris et des rires joyeux de femmes leur apprirent qu'ils n'arrivaient pas trop tard. Tout en restant parfaitement à couvert derrière les rochers qui entouraient les sources, ils contournèrent le groupe de femmes et escaladèrent jusqu'au sommet de leur observatoire avec la facilité que prête l'habitude. Ils se tapirent en silence sous un arbuste de baies rouges, allongés sur le ventre comme s'ils traquaient une proie et savourèrent avec plaisir la récompense de leur maigre effort. Ils avaient une vue parfaite sur les sources en contrebas et sur les tÿgresses et les humaines du clan de Morden qui s'y baignaient nues en discourant joyeusement de leur voyage avec des jeunes femmes de leur clan. Leurs deux clans entretenaient des liens très cordiaux et les fêtes estivales étaient l'occasion de plaisantes retrouvailles.

Arnalt et Thorvald retinrent leur souffle quand une superbe tÿgresse ressortit de l'eau et se pencha sur la rive pour ramasser une serviette en éponge, juste en face d'eux. Ils avaient bien fait de venir…

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Arnalt regardait Thor en se disant que son charme frisait l'indécence. Même de loin, il exerçait une sorte d'attraction subtile, mâle, à laquelle il lui était impossible de ne pas être sensible. Il était son ami d'enfance, il l'avait vu grandir, il se souvenait des journées qu'ils avaient passées à jouer ensemble. Ils érigeaient des forteresses de neige pour leurs personnages de bois, ils grimpaient aux arbres pour apercevoir le vol des vouivres en automne quand elles venaient chasser dans la forêt et il s'endormait la tête sur son épaule, le soir, pendant les veillées.

Mais malgré tous leurs souvenirs communs, malgré l'habitude qu'il avait de lui, il le déroutait de plus en plus. Il irradiait une force virile, intense et sauvage. Il était indéniablement beau bien sûr, mais il était aussi drôle et sensuel, puissant, attentionné, patient et très tendre…

Arnalt regarda longuement les jolies filles du clan de Morden qui se pressaient autour de Thorvald. La grande fête du Soleil Invaincu était l'occasion de faire des rencontres au sein d'un autre clan. Une tÿgresse aux cheveux un peu ébouriffés et aux grands yeux plissés sur un extraordinaire regard fauve avait toute l'attention de son ami.

Soudain, sans qu'il l'ait décidé ni voulu, l'esprit d'Arnalt lui imposa la vision de son ami et de la jolie tÿgresse, enlacés de la plus intime des manières. Il les vit nus l'un contre l'autre, le corps mâle et musclé de Thor s'enfonçant entre les hanches de la tÿgresse à l'air sauvage.

Il eut l'impression de suffoquer comme s'il respirait du feu. Il se força baisser les paupières et bloqua sa respiration pour se calmer et chasser l'image si dérangeante.

Quand il rouvrit les yeux, il tomba dans le regard de glace pure de Thor. A travers la foule compacte qui se pressait sous le grand hall d'été – une tente immense destinée aux grands rassemblements – le tÿgre avait semblé percevoir son trouble et scrutait son visage. Et Arnalt sourit parce qu'il avait toujours eu ce sentiment qu'ils étaient destinés à se trouver et à se comprendre d'un seul regard, même au milieu de la multitude.

Thorvald lui adressa un imperceptible signe de tête pour lui demander s'il se sentait bien et Arnalt lui répondit de ne pas s'en faire en abaissant lentement les paupières. Le tÿgre eut un sourire rassuré et il regarda à nouveau la jolie tÿgresse pour lui dire quelque chose. Arnalt retraversa la foule en faisant attention à ne pas renverser les chopes de bières qu'il rapportait.

Il y eut une acclamation de joie parmi leur petit groupe et tous prirent une chope avant de trinquer bruyamment.

– Je voudrais que tu viennes chasser sur nos terres, Thorvald, disait la tÿgresse aux yeux de feu. La Griffe est un endroit magnifique et très giboyeux. Nous chassons les phoques et nous pêchons. Nous pourrions t'apprendre !

– J'adorerais ça, reconnut le tÿgre entre deux gorgées de bière. Notre clan ne chasse qu'à l'intérieur des terres et je n'ai jamais vu l'océan. Mon ami Arnalt en parle souvent, nous rêvons d'y aller.

La tÿgresse adressa un sourire radieux à Arnalt.

– Les Rives du Crépuscule sont magnifiques en été, et les animaux de la banquise se réunissent en grand nombre et constituent des proies faciles. J'espère que tu viendras nous rendre visite si tu deviens cavalier. Les membres du clan de Grimoard sont toujours les bienvenus !

– Oui ce serait bien que vous veniez chasser avec nous ! renchérit un garçon du clan de Morden. Tu verras quand tu seras lié à un tÿgre, ajouta-t-il à l'adresse d'Arnalt. Tu vas te sentir tellement libre que tu auras envie de voyager très loin !

Arnalt sourit.

– J'ai déjà envie de voyager très loin ! Je vous remercie pour votre invitation, ce serait un plaisir de venir chasser avec votre clan. On dit que vous avez des ruines anciennes sur les Rives du Crépuscule, qui datent d'avant le Fléau.

– Oui, il y en a même englouties sous les eaux ! s'exclama la jolie tÿgresse qui se tenait trop près de Thor. J'ai aperçu les vestiges d'un village submergé, un jour, en nageant au sud de la Griffe. C'est un spectacle beau et triste.

Arnalt avait toujours rêvé de voir les ruines de l'ancien monde. Quand ils étaient enfants, pendant la Longue Nuit, Thorvald et lui lisaient des livres qui parlaient du temps d'avant le Fléau, et du roi Ulh qui avait unifié leur clan après le Sommeil des Dragons. Ces histoires le faisaient toujours frissonner d'envie. Lui aussi voulait voir les cités englouties, les châteaux en ruines et les trésors enfouis…

– C'est là qu'il faut aller en premier alors, fit Thor en regardant son ami dans les yeux. Et des ours ?

– J'ai lu qu'on trouvait beaucoup d'ours blancs près de l'océan, est-ce que c'est vrai ? demanda Arnalt aux visiteurs.

– Pourquoi, tu voudrais en apprivoiser un ? se moqua Melartel, un des jeunes Hyperboréens avec qui Arnalt travaillait souvent. Prenez garde de ne pas lui donner trop d'idées, surtout si elles ont l'air dangereuses…

Cette remarque eut l'effet inverse à celui souhaité, et au lieu d'attirer sur Arnalt les moqueries, un tÿgre du clan de Morden s'intéressa à lui.

– On trouve des ours tout le long de la côte ouest, ils sont d'excellents pêcheurs et nagent très bien, assura le tÿgre en dévisageant le jeune homme. Tu n'as pas de tÿgre Arnalt ?

– Non, j'ai dix-sept ans. Ma famille souhaiterait que j'attende encore.

– Oui c'est normal, dix-sept ans c'est encore un peu jeune… Mais tu es taillé pour la chasse. Tu as déjà un corps d'homme. Si jamais tu ne trouves pas de tÿgre au sein du clan de Grimoard, sache que je cherche un cavalier robuste pour la chasse et surtout pour m'aider protéger la Griffe des attaques d'ours, de loups et de trolls en hiver.

Arnalt ne sut pas quoi répondre. Il n'avait jamais reçu de proposition. Quand on le voyait avec Thor, on avait souvent l'impression qu'il avait déjà un tÿgre.

Le jeune Hyperboréen était certain de vouloir devenir cavalier. Il voulait devenir puissant, ne plus craindre le froid, pouvoir combattre des animaux sauvages et accompagner le clan à la chasse. Chasser de petites proies clandestinement n'était pas satisfaisant. Mais il n'avait jamais pensé que son tÿgre serait quelqu'un d'autre que Thor. Pourtant ils n'en avaient jamais parlé. Ils abordaient facilement toutes sortes de sujets, mais celui-ci marquerait la fin de leur enfance insouciante. Ce serait un virage brutal dans leur amitié. C'était comme s'ils l'avaient rangé dans une boîte et qu'ils attendaient le plus longtemps possible avant de devoir l'ouvrir.

Mais il n'était en fait pas certain que Thorvald veuille faire de lui son cavalier. Peut-être cela n'était-il évident que pour lui. Après tout, il regardait la belle tÿgresse du clan de Morden avec une attirance manifeste, peut-être préfèrerait-il épouser une femme de sa race, ou alors voudrait-il une cavalière et non un cavalier.

Il leva les yeux vers son ami. Thor foudroyait du regard le tÿgre qui venait de lui proposer de devenir son cavalier. Il avait cet air terrible qui le faisait ressembler à Grimoard, son oncle. Le cœur d'Arnalt s'allégea un peu. Il retrouva ses moyens et remercia poliment le tÿgre du clan de Morden.

Thorvald ne semblait pas disposé à l'abandonner comme ça au premier venu. C'était plutôt bon signe.

La nuit se poursuivit en copieux banquet. Le soleil ne se couchait pas, il descendait sans fin dans le ciel, avec une lenteur extrême, sans s'abîmer sous l'horizon. On avait allumé un grand feu et on célébra le Soleil Invaincu par une grande fête. Il y eut de nombreux petits spectacles pour émerveiller les enfants, des danses, plusieurs bardes chantèrent des gestes héroïques, on organisa des jeux et des concours.

Thor faillit remporter un jeu de lutte mais il perdit contre son oncle, le chef de leur clan. Pour se consoler, il entraîna Arnalt dans un jeu de boisson avec les deux sœurs du jeune homme. Toutes deux étaient plus âgées que lui et étaient les cavalières d'un tÿgre. Arnalt, malgré sa résistance, perdit devant les deux jeunes femmes et son ami qui bénéficiaient de la magie des tÿgres.

Thor se proposa de ramener le garçon chez ses parents quand l'aube fut proche, et les deux sœurs acceptèrent en se moquant gentiment de leur frère. Ils s'éloignèrent des vastes tentes et de l'agitation qui s'éteignait progressivement. Lorsqu'ils furent assez à l'écart, Thorvald se déshabilla et confia ses vêtements à l'Hyperboréen avant de se transformer et de le laisser monter sur son dos. Arnalt ne sentait déjà plus les effets de l'alcool. Il n'avait pas bu excessivement, mais il ne dit rien à Thor, il devait l'avoir déjà senti, et il était de toute façon heureux de quitter la cohue de la fête pour retrouver un peu de calme. Même s'il aimait comme tout le monde les grands rassemblements et les réjouissances, ce qu'il préférait au monde c'était le silence quand il chevauchait Thor dans la plaine avant que le vent se lève.

Il glissa les doigts dans la fourrure du tÿgre à dents de sabres et s'allongea presque sur son dos en serrant les cuisses autour de ses flancs. Thor partit dans la mauvaise direction. Il les emmena droit dans la direction du soleil. Arnalt ne fit aucune remarque, il se fichait de la direction tant qu'ils étaient ensemble et c'était de toute façon une tradition de regarder le soleil remonter dans le ciel après une nuit de lumière. Le tÿgre trouva une petite butte de terre au sommet de laquelle il n'y avait pas de neige et il s'y arrêta. Arnalt comprit le message et il descendit de son dos.

– Il faut que je te parle, dit Thor très sérieusement en reprenant forme humaine.

Arnalt hocha la tête.

– Alors c'est aujourd'hui qu'on en discute ? souffla-t-il. C'est étrange. Je savais que ce jour approchait, mais je croyais qu'il nous restait plus de temps…

Thor enfila un pantalon de cuir brun sans quitter son ami des yeux.

– Grimoard nous a demandé de garder ça secret jusqu'à la fête du Soleil Invaincu. Il veut te proposer de t'unir à un tÿgre. Tu es encore jeune et normalement les unions ne se forment que plus tard, mais tu en as fait la demande à plusieurs reprises, tu me chevauches depuis des années, et je pense qu'il se doute que nous chassons en secret.

Arnalt sourit. Grimoard finissait toujours par tout savoir sur les membres de son clan, il était un chef exemplaire et très perspicace. Mais Arnalt n'arrivait pas à avoir honte de lui, il était très fier d'apprendre à chasser et de monter un tÿgre depuis son enfance alors que les autres apprenaient plus tard.

Thor s'assit sur le sol en direction du soleil. Les rayons couleur miel semblaient faire fondre la glace froide de ses yeux. Arnalt vint s'assoir à ses côtés.

– Le clan ne voudra pas que ce soit moi.

Arnalt se tendit et tourna brusquement la tête vers son ami.

– Ils ne veulent pas que tu sois mon tÿgre ? Mais pourquoi ?

– Mon oncle pense que nous sommes trop proches, et depuis trop longtemps. Il dit qu'à cause de notre affection il nous sera trop difficile de nous unir… et que cela briserait notre amitié.

Le cœur du jeune Hyperboréen s'emballa. Il avait mal comme s'il avait reçu un coup. C'était un sujet auquel il avait préféré ne pas penser, mais maintenant qu'un obstacle s'opposait à ce qu'il devienne le cavalier de Thor, il comprenait que c'était ce qu'il avait toujours voulu.

– Et toi ? C'est ce que tu penses ?

Thorvald tourna son visage vers lui. Ses longs cils noirs battirent lentement, voilant l'ambre liquide de ses yeux dans la lumière du soleil renaissant. Est-ce qu'il allait le perdre ? Est-ce qu'ils allaient s'éloigner ? Arnalt avait soudain envie de l'attraper, de le serrer, de s'enfoncer en lui. Peut-être après tout qu'il voulait d'un autre cavalier. La jolie tÿgresse avait eu l'air très intéressée par lui. Et on ne pouvait même pas lui faire de reproche, elle était avenante, drôle, sensuelle…

La respiration du jeune homme s'emballa comme s'il avait couru. Thor s'en rendit compte.

– Calme-toi, Arnalt, dit-il doucement sans le regarder.

– Est-ce que tu es d'accord avec Grimoard ? répéta l'humain, plus fort.

– Il n'y a pas que mon oncle tu sais. Tes parents aussi son contre notre union, les miens sont aussi inquiets pour toi. Les anciens du clan désapprouvent parce qu'ils disent que nous avons une mauvaise influence l'un sur l'autre…

– Mais en fait tout le clan a donné son avis, sans m'en parler, et avant même de me demander le mien ! s'énerva Arnalt. Et toi, tu en penses quoi ?

– Je ne sais pas… S'ils disent que je risque de te faire du mal, c'est peut-être vrai…

– Non, Thorvald, je ne te demande pas quel est la réponse qu'on t'a demandé de me faire après t'être fait sermonner par tout le clan sans que je n'en sache rien. Je te demande quelle était ta première impulsion.

Thor soupira.

– Ce n'est pas si simple ! Je suis à peine plus vieux que toi, je ne me suis jamais uni à un humain, je ne sais pas comment faire pour te transmettre ma magie, même physiquement, je ne saurais pas comment faire pour ne pas te blesser. Et ce sera toi, Arnalt ! Je pourrais me pardonner d'avoir fait du mal à un autre humain, plus fort, plus âgé, plus expérimenté… Mais toi…

Il baissa la tête et passa une main nerveuse dans ses épais cheveux noirs tigrés de blanc. Sa respiration aussi avait changée, il était anxieux.

– Je comprends, céda Arnalt.

Il marqua une pause et regarda l'horizon à son tour.

– Je vais devenir le cavalier de Hürük, de Tarkh ou de Garm, drécréta-t-il d'une voix dure. Ce sont tous trois des tÿgres expérimentés qui ont déjà eu un cavalier. Ils sauront partager leur magie avec moi.

Un grondement s'éleva de la gorge de Thor et Arnalt fut saisi au col par une main dont les ongles étaient devenus pointus comme des griffes. L'humain se laissa pousser en arrière alors que le corps musculeux de son ami bloquait le sien. Le tÿgre devant lui menaçait de reprendre sa forme animale sous le coup d'une colère violente. Les canines de Thorvald ressemblaient à des crocs, et ses pupilles étaient deux fentes noires sous des sourcils froncés.

Arnalt se sentit rassuré, l'idée d'être séparés était aussi insupportable pour son ami qu'elle l'était pour lui.

– Alors comment tu vas faire, Thor ? remarqua-t-il froidement, restant calme devant l'absurdité de leur situation. Parce que si tu ne te bats pas plus que ça pour moi, c'est ainsi que les choses se passeront. Je ne serai plus avec toi. Je serai lié à un autre, je monterai sur le dos d'un autre à la chasse, j'appartiendrai intimement à un autre.

Les yeux de Thor reflétaient une colère sourde, violente, écrasée par l'impuissance. Le choix ne lui appartenait pas. Il ne pouvait pas s'unir comme il le voulait à un humain, les humains étaient sous la protection du clan. Et Thor devait respecter l'autorité de son oncle.

– Tu vas te retenir chaque jour d'écorcher le tÿgre qu'on m'aura choisi, pendant que je regretterais de ne pas être ton cavalier ? On se parlera de temps en temps, clandestinement parce qu'on nous regardera avec suspicion ? On repensera avec nostalgie à l'époque où rien ne nous empêchait d'être ensemble ? Pourquoi est-ce qu'on doit s'infliger ça ?

Thor détourna les yeux douloureusement. Arnalt avait mal pour lui, il était en colère du renoncement qu'il lisait dans ce regard. Mais il admirait aussi la volonté de Thor. Parce qu'il savait au fond, qu'il pensait renoncer à lui pour son bien, parce qu'il tenait à lui et qu'il craignait de ne pas être à la hauteur.

– C'est la volonté de notre clan, et je n'ai pas le droit de te revendiquer, récita-t-il d'une voix plus faible. Les choses ne fonctionnent pas ainsi.

– Mais si tu l'avais ? Tu le ferais ?

Thor sourit tristement. Ses crocs étaient redevenus des canines et sa poigne relâcha le col de son ami.

– Immédiatement.

Arnalt sentit son cœur s'alléger d'un poids. Il ferma les yeux doucement pour savourer le soulagement. Puis il les rouvrit, attrapa l'épaule de Thor pour l'attirer plus près de lui et plaqua brusquement sa bouche sur celle du tÿgre. Il sentit tout le corps de son ami se tendre, ses pupilles dans lesquelles il avait plongé son regard se dilatèrent en une seconde sous le coup de la surprise et du désir. Ce ne fut pas un baiser tendre et maîtrisé, Thor mordit ses lèvres à la limite de la douleur, et il le serra contre lui avec force. Arnalt ne put s'empêcher de sourire en lui rendant son étreinte violente et ses baisers voraces. C'était exactement cela qu'il voulait. Il ne voulait pas devenir le cavalier d'un vieux tÿgre aux ardeurs tempérées et aux passions éteintes.

Il voulait la glace et la braise, il voulait la violence et la tendresse. Il voulait être le cavalier d'un tÿgre qui le voyait comme son égal absolu, qui ne tenterait pas de le dresser mais le laisserait être aussi sauvage et imprévisible que lui. Il voulait sentir l'excitation de Thor quand ils chassaient, il voudrait sentir son excitation quand il le prendrait, quand il ferait de lui son cavalier. Il ne rêvait que du jour où ils seraient libres d'aller ensemble où bon leur semblerait, où ils pourraient chasser de grosses proies et nager dans l'eau glaciale à la recherche des vestiges du monde ancien.

Cette promesse de liberté n'existait que dans le regard de Thor. Aucun autre tÿgre ne pouvait lui offrir cette complicité, cette connivence de corps et d'esprit. Arnalt en était certain.

Thor cessa de l'embrasser quand ils n'eurent plus de souffle. Le tÿgre eut un petit rire nerveux qui gagna également l'humain. Thor se redressa pour ne pas peser sur le corps de son ami. Les lèvres d'Arnalt étaient chaudes et ses joues devaient s'être empourprées. Quand ils seraient unis il n'aurait plus jamais froid. Et si s'unir à Thor était aussi agréable et excitant que l'embrasser, il avait vraiment hâte de commencer.

Ils échangèrent un regard complice et Arnalt s'allongea sur le ventre, pour regarder le soleil s'élever à nouveau dans le ciel. Thor s'allongea contre lui, leurs joues étaient toutes proches.

– Cette fête ne devrait pas s'appeler le Soleil Invaincu, dit soudain Thor en regardant l'astre d'or. C'est vrai que le solstice est un jour sans nuit, mais c'est aussi la date à partir de laquelle les jours commencent à décroître. En fait, le Soleil Invaincu ne marque pas que la victoire du soleil, il marque aussi la défaite de l'été. C'est le premier pas vers l'hiver et la Longue Nuit.

Arnalt sourit en regardant le soleil levant. Thorvald se posait toujours des questions compliquées.

– Je ne suis pas tout à fait d'accord, répondit-il. Je viens de faire le choix de m'unir à toi. Quand ce sera fait, le froid de l'hiver ne me touchera plus, et il n'y aura plus pour moi ni hiver, ni longue nuit. Alors il s'agit bien de la fête du Soleil Invaincu.

Thor le regarda longuement une expression indéchiffrable sur ses traits nobles. Puis il l'attira à lui pour l'embrasser à nouveau. Beaucoup plus doucement.

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Les jours qui suivirent furent très agités. Les membres du clan de Morden repartirent avec les marchandises qu'ils avaient achetées contre du poisson. Il y eut de grands adieux, des invitations à se revoir, de nombreux présents, et l'on se sépara à regrets. Puis toutes les tentes du campement commencèrent à être pliées. Le clan allait se déplacer vers le Sud, pour suivre les troupeaux.

La veille du départ, Grimoard convoqua Arnalt, les anciens du clan et les tÿgres et les tÿgresses qui n'avaient pas de cavalier et souhaitaient en avoir. Le conseil se tenait sous la tente de Grimoard qui était assez large pour accueillir ce genre de réunion.

Arnalt était énervé par avance. Il savait qu'il allait devoir faire face à sa famille et à celle de Thor qui était contre leur union. Il savait aussi que leurs escapades solitaires, leurs chasses clandestines, leurs jeux souvent dangereux et toujours farfelus exaspéraient les anciens et que beaucoup attendaient l'heure où Arnalt serait le cavalier d'un tÿgre qui le prendrait en main.

Le matin, avant que le conseil ne se tienne, il s'était réfugié à leur observatoire. Allongé sous un arbuste de baies mûres, il lisait le vieux livre qui racontait les histoires d'Ulh, le tÿgre qui avait unifié leur clan et qui avait vécu à l'époque du Fléau. C'était un guerrier courageux, un meneur, un guide. Il connaissait les anciennes routes, les cités d'autrefois, recouvertes par les neiges, la glace et les eaux. Le monde lui semblait toujours plus vaste à travers les yeux de cet homme. L'Hyperborée était un continent sauvage, d'aventures et de dangers. Ulh était l'ancêtre de Thorvald, le grand-père de Grimoard et Arnalt ne doutait pas que son ami avait hérité de ce caractère aventureux et indomptable.

Un bruit d'eau attira son attention. Signild, une tÿgresse chasseresse qui faisait partie des anciens du clan et que Thor et lui n'étaient jamais parvenus à observer pendant ses bains venait de reprendre sa forme humaine et entrait nue dans le petit lac vaporeux.

Arnalt se dissimula mieux, referma le livre en silence, et s'appliqua à ne plus émettre aucun bruit. Thor était malheureusement à la chasse quand il saurait ce qu'il avait manqué…

*.°.*.°.*.°.*

Arnalt arriva en retard au conseil qui devait décider de son avenir. La tente était déjà pleine de monde quand il y entra, quelques minutes à peine après Signild, dont les cheveux étaient encore mouillés. Il repéra tout de suite Thorvald parmi la foule.

Son ami était debout, adossé à l'un des piliers qui soutenaient la tente du chef de clan. Arnalt profita de l'animation pour se diriger directement vers lui.

Thor avait l'air très contrarié. Le principal intéressé étant en retard, les membres du clan réunis avaient dû faire des pronostiques sur le tÿgre qui conviendrait le mieux à Arnalt. Ils avaient certainement débattu entre eux pour savoir s'il était mieux de lui proposer de devenir éclaireur ou chasseur, s'il valait mieux un homme ou une femme. Autant de sujets qui n'auraient jamais dû concerner quelqu'un d'autre que lui-même.

Arnalt fit un petit mouvement du menton en fixant la bouche de son ami. Thor comprit très bien le geste mais hésita. Il y avait beaucoup de monde autour d'eux et le moment n'était pas bien choisi. Mais Arnalt insista, il se sentait suffisamment en colère lui aussi, pour commencer par provoquer le conseil avant de s'excuser pour son retard. Thor céda et se pencha un peu vers son ami pour poser ses lèvres sur les siennes. Arnalt entrouvrit la bouche et glissa une petite baie sucrée dans celle du tÿgre.

C'était l'une des baies qui poussaient près des sources chaudes, là où ils se rendaient pour regarder les filles se baigner. Juste en face de Thor, Signild qui avait encore les cheveux mouillés parlait à Grimoard, sans doute pour s'excuser de son retard.

Thor baissa les yeux et croisa le regard espiègle de son ami. Il comprit très bien le message et retint à grand peine un fou rire. Leurs lèvres se séparèrent et il croqua le fruit au goût délicieux. Ils s'étaient toujours très bien entendus, même sans parler.

Le conseil se fit soudain moins bruyant et plusieurs personnes se mirent à murmurer autour d'eux. Arnalt ne provoqua pas plus l'assemblée et alla saluer Grimoard et les anciens.

– Tout le monde est là. Faites silence à présent ! exigea Grimoard de sa voix forte.

Il n'aimait pas trop les réunions et il avait hâte de retourner organiser leur départ.

– Arnalt, commença-t-il, le conseil des anciens s'est réuni aujourd'hui pour discuter de ton avenir. Tu as formulé la demande de devenir cavalier et avec l'accord de ta famille et des plus anciens membres du clan, nous allons te proposer de te choisir un partenaire.

Arnalt croisa le regard de sa mère qui lui sourit fièrement. Son père lui adressa un clin d'œil. Il était leur dernier enfant, leurs deux filles aînées étaient des éclaireuses et quand Arnalt aurait choisi un tÿgre à son tour, tous leurs enfants seraient entre de bonnes mains, et leur tranquillité d'esprit serait assurée. Il leur rendit leur sourire. Il ne leur en voulait pas pour ce qui allait suivre. Ils étaient aussi de ceux qui voulaient le séparer de Thorvald, mais ils étaient ses parents. Et il les aimait.

– Bien entendu, nous ne te demandons pas de nous répondre immédiatement, continua Grimoard. Tu auras tout le temps nécessaire pour y réfléchir et faire ton choix. Etant donné que tu es un jeune homme, nous suivrons la tradition, et les tÿgres entre lesquels tu auras le choix seront tous des tÿgres expérimentés. Ils ont tous déjà eu un cavalier et sauront prendre soin de toi et t'enseigner ce qu'il te faudra savoir pour profiter du cadeau que Dieu nous a fait.

Arnalt ne répondit rien, il attendait.

– Les tÿgres qui se sont proposés pour t'être unis sont Tarkh, Garm, Hürük et Signild qui sont tous les quatre chasseurs, et Edwina, Halvard et Holda qui sont éclaireurs.

Arnalt les regarda à tour de rôle et inclina la tête respectueusement.

– Je vous remercie tous de votre confiance, et merci à vous Grimoard d'avoir tout organisé. Mais je ne puis m'unir à l'un de ceux qui vous me conseillez. J'ai déjà un tÿgre.

Un brouhaha mécontent accueillit cette réponse. Arnalt trouva le regard de Thor et y puisa sa détermination.

– Silence ! gronda Grimoard. Arnalt, je connais l'amitié qui t'unit à Thorvald. Vous avez grandi ensemble et prendre de la distance ne vous plaît pas. Mais il ne serait pas judicieux que tu deviennes son cavalier. Thorvald est encore jeune, il n'est pas prêt à devenir le tÿgre d'un garçon aussi jeune, il n'a pas appris à transmettre sa magie, il ne saurait pas te protéger comme le ferait un tÿgre expérimenté.

– Il n'y a pas d'urgence, s'il nous faut du temps, nous le prendrons.

– Arnalt, s'il te plaît, fais confiance à Grimoard, plaida sa mère, il sait ce qu'il fait.

– Même avec les meilleures intentions du monde, comment le pourrait-il ? Cette décision m'échoit. Il n'y a que Thor et moi qui puissions décider au mieux pour nous-mêmes.

– Thorvald a déjà accepté de renoncer à toi, Arnalt. C'est la décision la plus sage. Essaye de comprendre, votre amitié en pâtirait.

Grimoard faisait manifestement un effort pour garder son calme alors que le volume des murmures augmentait. Arnalt prit exemple sur lui et garda son calme.

– Notre amitié pâtirait plus encore d'une séparation définitive. Si je deviens le cavalier d'un autre tÿgre, je ne serais plus libre de passer tout mon temps avec mon ami.

– Les amitiés sont ainsi faites Arnalt, intervint une vieille femme, membre des anciens. Rien n'est éternel, tu ne regretteras pas quand tu auras un tÿgre. Tu comprendras.

– Si vous aviez vécu une amitié telle que celle qui nous lie, vous comprendriez que ce n'est pas aussi simple. Je ne supporterais pas d'être éloigné de Thor. Et je ne veux pas appartenir à personne d'autre.

Grimoard soupira.

– Et à lui, tu arriveras à lui appartenir ? Tu as grandi avec lui, il est comme un frère pour toi. Et tu penses que tu vas lui offrir ton corps sans briser votre amitié ? Tu penses qu'il sera simple de le laisser se fondre dans ta chair et qu'il n'aura aucune difficulté à t'offrir sa magie ? Est-ce que tu réalises vraiment les implications de ce que tu demandes Arnalt ? Si tu étais le cavalier de Thorvald il devrait te faire l'amour pour t'offrir sa magie. Tu pourrais faire cela ?

Arnalt baissa les yeux. Oui. Oui bien sûr qu'il pourrait. Le corps de Thor l'avait toujours attiré, il n'avait pas peur de se donner physiquement à lui pour recevoir sa magie. Et il avait adoré l'embrasser. Il n'avait pas le moindre doute. Mais c'était quelque chose d'intime qui ne regardait qu'eux. Il n'était pas question d'en parler devant une assemblée occupée à les juger.

Grimoard prit son silence pour l'aveu inverse et il enfonça le clou.

– Je sais qu'il a toujours été évident pour toi que Thorvald serait ton tÿgre, mais je me refuse à vous accorder cela. Si tu veux t'unir à lui, tu devras attendre plusieurs années, que vos relations aient évoluées.

Arnalt plissa les yeux. Le ton de Grimoard était sans appel. Mais il s'en fichait, il avait tord. Et ce n'était pas à lui de choisir.

– Vous vous refusez à nous accorder ça ? Et comment allez-vous vous y prendre ? Vous allez nous attacher à deux arbres différents de la forêt ? Je croyais que le choix nous revenait, et que nous étions libres !

– Arnalt ! gronda le père du garçon. Respecte Grimoard et l'avis du conseil, tu nous fais honte !

– Mon devoir de chef est aussi de t'empêcher de faire une grave erreur parce que tu es inexpérimenté, reprit Grimoard plus calmement. Et je n'aurai pas besoin de te contraindre ou de te menacer Arnalt, réfléchis-y et ton bon sens plaidera en ma faveur.

C'était bien plus difficile et insupportable que ce qu'il avait imaginé. Le jeune homme chercha le regard de Thorvald et lui adressa un regard implorant. A son appel, Thor accepta de rompre la promesse faite à Grimoard.

– Mon oncle, commença-t-il respectueusement, je sais que vous vous sentez responsable de nous. Je sais que nous n'avons pas souvent un comportement adulte et que nous vous causons du souci, mais notre affection est sincère. Renoncez à nous séparer, je vous en prie. Il semble que tout le clan ait ses droits sur le sujet, n'avons-nous pas les nôtres ? Nos certitudes sont-elles moins sincères que les vôtres ?

– Assez ! s'emporta Tarkh. On n'a jamais vu ça ! Arnalt choisira un tÿgre entre ceux qui lui ont été proposés et il obéira à la sagesse des anciens comme nous le faisons tous !

Arnalt sentit une violente colère monter en lui mais il la réfréna. Il devait plier pour l'instant. Ils ne pourraient pas combattre la volonté de tout leur clan à eux deux. Il croisa le regard du tÿgre qui venait de parler et laissa les braises rouges de son cœur embraser la glace de ses yeux. Tarkh était l'un des tÿgres qu'on lui avait proposés. Pourtant jamais il ne pourrait être heureux en étant uni à un quelqu'un d'aussi brutal et autoritaire. Grimoard et les anciens avaient mal choisi. Même les sages font des choses stupides parfois.

Arnalt inspira profondément et soupira. Le brouhaha s'intensifiait et bientôt il ne serait plus possible de discuter calmement. Ils avaient perdu. Ils n'obtiendraient pas l'aval des anciens. Leur clan ne leur permettrait sans doute jamais de s'unir.

– Très bien, céda-t-il en faisant taire l'assemblée. Je réfléchirai aux choix que me laisse le conseil et je vous remercie tous d'avoir pris le temps d'examiner ma demande. Merci également aux sept tÿgres qui se sont proposés pour faire de moi leur cavalier. Je suis honoré.

Arnalt s'inclina respectueusement devant Grimoard et sortit de la tente avec l'approbation générale pour être revenu à la raison.

*.°.*.°.*.°.*

– Nous partirons à l'aube en même temps que le clan.

Arnalt déterrait sa lance pour l'emporter, Thor releva la tête vers lui.

– De quoi tu parles ? demanda-t-il.

– Demain matin, avec l'agitation du départ, personne ne s'intéressera à nous. Prépare tes affaires, nous partirons tous les deux.

– Tu veux désobéir à Grimoard ?

– Tu veux désobéir à ton cœur ?

Thor était totalement indécis.

– Ils vont nous poursuivre et nous retrouver. Les éclaireurs sont d'excellents traqueurs.

– Ils ne s'apercevront de notre disparition qu'une fois le nouveau campement installé. Avant ça l'agitation sera trop grande.

– Mais tu veux aller où ?

– A l'Ouest. Je veux voir l'océan, les ours, et les ruines du monde ancien.

Thor secoua la tête.

– Tu es fou.

Mais ses yeux brillaient. Arnalt sentit son corps trembler un peu. Depuis quand Thor lui faisait-il cet effet ?

– C'est d'accord, accepta le tÿgre. Prépare des vêtements chauds, le vent souffle fort près de l'océan.

A suivre…

Ecriture achevée le 22 /12/13