Cet OS a été écrit pour Yukiko78, Joyeux Noël ma belle !
UN NOËL CRAPULEUX
Les roulis lui donnaient le mal de mer. C'était quand même stupide. Très stupide. Surtout quand on était le capitaine du navire pirate le plus rapide des océans. Bon. Peut-être pas le plus rapide. Mais rapide quand même.
Et elle n'y pouvait rien si elle avait envie de vomir ses tripes, c'était ces œufs de caille qu'ils avaient mangés. Ce n'était pas très net comme truc, elle n'était pas sûre qu'ils ne soient pas faisandés. Elle aurait mieux fait de les jeter par-dessus bord tiens, au lieu de les donner à Cuistot.
Elle sortit de leur cantine pour marcher un peu sur le pont. L'air frais lui ferait peut-être du bien. Elle ferma les yeux et se laissa bercer par leur navire qui voguait tranquillement. Le vent froid de la nuit entrait à pleines bouffées dans ses poumons et la lavait de ses maux. Elle leva la tête, s'accrochant à la rambarde pour ne pas tomber. Les étoiles la narguaient, riant à tout feu de son malaise. Qu'elles viennent donc lui rire en face, elle les sabrerait.
Le ciel était magnifique, ça n'était pas souvent qu'il était aussi clair en ce moment. Avec le mauvais temps qui arrivait, ils avaient régulièrement de la pluie jusque tard dans la nuit et gros nuages noirs qui les empêchaient de se guider convenablement grâce à la carte du ciel. Elle avait été obligée d'acheter une boussole à prix d'or à un charlatan de la Rochelle qui avait essayé de la tripoter. Il avait failli en perdre ses doigts. Elle s'était contenue.
Elle se tourna alors vers Jambe-de-Bois qui tenait la barre. Elle avait proposé de le remplacer mais le vieillard avait décliné, lui demandant simplement de garder une part de dessert pour sa bouche édentée. Il n'était plus tellement en état de combattre, avec sa jambe coupée et son âge avancé mais il faisait un excellent remplaçant à la barre.
Et puis ça n'était pas son genre de laisser quelqu'un de côté. Elle avait peut-être le pire équipage de bras cassés mais au moins, elle s'en sortait à peu près, et elle était fière de ses hommes. Elle savait qu'aucun d'eux ne faillirait. Aucun d'eux ne la trahirait pour prendre sa place. Et tous la respectaient, même si elle était une femme à bord d'un navire. D'ailleurs, elle n'était pas la seule, elle avait engagé une petite blonde, qui s'occupait de la cuisine avec le chef cuisinier et apprenait le maniement des armes avec un de ses mousses.
Elle n'était pas encore très habile et elle avait bien failli leur trouer le pont avec son pistolet la dernière fois, mais elle ne se débrouillait pas trop mal avec un poignard. Elle finirait par s'en sortir. Et puis elle ne pouvait pas la laisser de côté, pas avec ce regard désespéré qu'elle avait eu. La gamine lui avait rappelé sa propre histoire.
Elle secoua la tête. Ça n'était peut-être pas le bon soir pour parler de ça, n'est-ce pas ? Quoique. Chaque année ou presque, une partie de ses pensées allaient vers ses souvenirs. Elle s'était souvent demandé ce qu'elle serait devenue si elle n'avait pas été ici. Si elle n'avait pas fait les choix qu'elle avait faits. Si elle était tombée sur d'autres personnes. Sa vie aurait changé du tout au tout. Et elle ne serait certainement pas sur ce navire pirate, à partager Noël avec une bande de canailles.
« Vous y pensez encore, n'est-ce pas ? »
Elle se retourna. Elle n'avait pas remarqué qu'elle agrippait le bord du navire, tiens. Ses mains étaient un peu crispées. C'était les souvenir qui faisaient ça. Elle détailla celui qui lui faisait face. Grand, assez fin, brun avec des yeux noirs qui vous sondaient à chaque instant. Il était un peu plus âgé qu'elle, mais elle ne savait pas de combien d'années. Il devait avoir trente, trente-cinq ans peut-être. Ce qui était déjà pas mal, quand on considérait leur profession.
Surtout qu'il était resté à peu près entier, à part une balafre sur le torse qu'elle avait dû soigner un jour après un combat un peu ardu. Tire-grenaille s'était pris un boulet sur le coin de la figure et il avait été assommé, il avait bien fallu qu'elle se débrouille. Heureusement qu'elle avait appris à coudre dans une autre vie. Quand il avait été recruté par son quartier-maître, il y a presque cinq ans, ils s'étaient rapidement entendus.
Elle ne pouvait pas dire qu'ils étaient amis, on ne l'est pas avec le capitaine, elle n'en avait pas le droit si elle voulait conserver son autorité, même si ici ça n'était pas très difficile. Il avait tout de suite montré une certaine empathie.
Elle ne savait pas ce qui l'avait poussé à devenir pirate, et encore moins à intégrer son navire quand il aurait pu en choisir d'autres. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'il avait l'air de se plaire, ici, prêtant ses bras à qui le souhaitait dans l'accomplissement de ses tâches.
Elle n'avait jamais mené une politique de fer, et elle s'en félicitait. Son équipage était sans doute plus uni que la plupart des autres. Mais aucun n'admettait être ami avec un autre. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver au prochain assaut. Les amis pouvaient facilement disparaître, ici.
« Ça ne sert à rien de ressasser ça, à part vous faire du mal. Mais vous le savez, je suppose ? »
« Oui. Je sais. Mais chaque année, cette date me fait toujours un choc. »
C'était à Noël que sa vie avait changé. Il y avait de cela une dizaine d'années, elle ne savait plus très bien. Et chaque année, cette période l'emplissait de tristesse autant que de joie. Elle aimait voir tous ses hommes heureux pour une nuit, se chamaillant innocemment autour d'un bon repas que Cuistot s'efforçait de leur préparer, leur demandant auparavant des proies plus alléchantes dans leurs abordages. Pour une fois, ils perdaient leur air menaçant pour tous s'amuser comme des enfants.
Chaque année, elle leur faisait aussi un cadeau, à chacun, de quelques pièces d'or supplémentaires, et elle offrait quelque chose pour le navire. Un nouvel étendard, une nouvelle table, quelque chose d'un peu joli pour rendre leur foyer plus agréable.
Ça faisait peut-être bonne femme mais elle y tenait. Elle protégeait les siens et les choyait comme elle le pouvait. Elle n'était pas née pour être pirate après tout, et un semblant d'instinct protecteur lui disait parfois qu'elle les menait tous à la Faucheuse. Un sentiment de culpabilité l'envahissait, jusqu'à ce qu'ils le fassent partir avec leur remerciements.
Elle se rappelait alors qu'elle leur avait donné une seconde chance. Et qu'ils étaient sûrement bien mieux auprès d'elle qu'ailleurs. Là où personne n'aurait voulu d'eux comme personne n'avait voulu d'elle. Elle les avait choisis pour leur volonté, leur envie de faire partie de son équipage, et non pas pour leurs qualités ou leurs compétences. Elle se fichait de gagner énormément, tant qu'ils arrivaient à prendre un bateau ou deux de temps en temps pour survivre. Ce navire, c'était tout ce qui lui restait, c'était sa vie.
Une main se posa sur son épaule et la serra.
« Je sais que je ne devrais pas, mais je me permets de vous rappeler à nous, Capitaine. Je crois que votre esprit s'est égaré, un instant… »
« Oh appelle-moi Elisabeth, nous sommes le soir de Noël ! Et oui, pardonne-moi. Tu devrais les rejoindre » dit-elle en désignant du menton la porte qui menait au reste de ses hommes « Je ne vais pas tarder. »
« Comme vous voulez ! » Répondit-il en s'éloignant, sans insister.
Elle secoua la tête. Il était temps de se reprendre, que diable. Elle sursauta. Un reste de bonne éducation venait de lui souffler qu'on ne blasphémait pas. Elle n'avait pas perdu toutes ses habitudes. Un pirate qui ne jurait pas ou peu, avait-on vu ça ? Elle sourit et s'époumona contre la nuit :
« Espèce d'écrevisse de rempart, on ne va quand même pas avoir peur de ces marins d'eau douce qui ne savent pas manier leur sabre ? Morbleu ! Ça n'est pas un capitaine qui va avoir peur de quelques crapules ! »
Elle n'était pas sûre de savoir contre quoi elle criait mais que cela faisait du bien de sortir tous ces jurons. Si ces hommes l'avaient entendue, ils n'en auraient pas cru leurs oreilles. Ils n'avaient jamais vraiment compris pourquoi leur capitaine n'était pas un pirate comme les autres. Ils n'avaient jamais osé demander non plus.
La raison était pourtant simple. Il y avait environ dix ans, elle était l'aînée d'une famille noble rochelaise. Elle préparait Noël avec attention, avec sa mère et sa petite sœur qui se devait d'apprendre elle aussi les bonnes manières et l'art de recevoir les plus grands de la ville. Après avoir filé, elle avait rejoint l'homme qu'elle aimait, celui qui avait réussi à conquérir son cœur. Sa famille n'était pas au courant, personne ne devait savoir.
De toute façon, leur amour était voué à l'échec. Elle serait mariée bientôt à un notable de la ville et lui resterait le petit artisan qu'il était alors. Ils s'étaient démontré leur amour à de nombreuses reprises mais il l'avait dissuadée de fuir sa famille pour le rejoindre, il n'aurait pas de quoi la nourrir et la rendre heureuse, disait-il. Elle s'était pourtant rendue compte qu'elle était enceinte et elle voulait le lui annoncer, le jour de Noël, c'était le plus beau cadeau qu'elle pouvait lui faire, s'était-elle dit.
Son père les avait entendus, il passait dans la rue avec son cocher, et les deux jeunes gens n'avaient pas pris la peine de se cacher, en cette journée où tout le monde était trop préoccupé par ses préparatifs pour se soucier des personnes autour de lui. Il avait battu comme plâtre le jeune homme devant ses yeux, jusqu'à le tuer de sa canne qu'elle haïssait, avant de la chasser.
Elle s'était enfuie de chez elle, n'avait pas su trouver un toit pour cette nuit froide, et avait dormi sur la plage, épuisée de larmes. Quelques jours plus tard, elle avait perdu l'enfant et s'était enrôlée comme pirate sur un autre navire que celui-ci. Personne ne voudrait d'une fille salie dans cette ville. Elle avait masqué son sexe le temps d'avoir assez d'argent de côté pour s'acheter une coque de noix. Et petit à petit, elle avait réussi à avoir celui-ci, à coup d'abordages plus ou moins réussis.
Celle qu'elle était avant, insouciante et naïve avait disparu. Elle était devenue une femme meurtrie, consciente de l'horreur de la vie. Mais elle avait gagné en maturité, en force, et en courage. Elle s'était forgé une personnalité plus combative, elle avait appris à se battre pour sa vie, et elle était fière de ce qu'elle était devenue. C'était par les erreurs qu'on apprenait qui on était.
Et puis Etienne aurait été fier d'elle, lui qui aurait voulu qu'elle soit heureuse et à l'abri du besoin, elle l'était. Elle risquait sa vie presque chaque jour mais elle était plus heureuse qu'elle ne l'avait été dans son cocon d'or et d'argent. Elle était plus vraie, plus vivante. Elle était celle qu'elle n'aurait jamais pu devenir sans lui, et petit à petit, elle reconstruisait sa vie.
Elle chassa les souvenirs de ses pensées pour rentrer à l'intérieur du navire. Ses hommes l'accueillirent à bras ouverts, riant aux éclats. Ils avaient déjà bien bu, remarqua-t-elle à l'haleine d'alcool frelaté de certains et aux cadavres de bouteilles sur la table encombrée. Peu de temps avant, ils s'étaient bâfrés de mets qu'ils ne mangeaient d'habitude jamais, se souciant peu de leurs réserves pour enfin se faire plaisir. Ils avaient raconté des anecdotes toute la soirée en enchaînant les verres, et s'étaient mutuellement démontré leur affection toute pirate, par quelques jurons bien sentis.
Elle prit une bouteille de rhume à son tour et but une gorgée au goulot. Au diable les bonnes manières. Ce soir était soir de fête, et elle était en compagnie de la meilleure famille qui puisse exister. Celle qu'elle avait choisie. Elle leva sa bouteille en leur honneur et entonna un chant de Noël populaire qu'ils lui avaient appris. C'était sans doute un de ses meilleurs Noël, et elle comptait en vivre bien d'autres de cette façon.