~6
« Comment vous sentez-vous en fin de journée, habituellement ? »
Exténué.
J'ai l'impression d'être comme mon père, à me donner à fond la journée et à faire semblant d'être quelqu'un d'autre. Un type sans problèmes qui sourit à tout va et qui se prend pas la tête. Qui a pas d'états d'âme ni rien.
Et qui s'écroule le soir quand le rideau est tiré.
« Quand je me retrouve seul, je me sens exténué. Exténué parce que c'est exténuant de toujours aller outre ce qu'on ressent, vous savez. »
Si je m'écoutais pas, je passerais ma vie dans ma chambre, au fin fond de mon lit, à vivre de la retraite de ma grand-mère et de la paie de mon daron. Le problème, c'est que le monde extérieur a toujours fini par me manquer. J'ai toujours eu peur de m'absenter trop longtemps et qu'en revenant on ne se souvienne plus de moi.
Chapitre 6
Le Quidam de l'impasse Crouaux
Y'avait le Perfecto de Jack devant moi.
J'ai dit son nom et son prénom en essayant de ne pas me démonter ni d'avoir l'air surpris ou pire, content. En gros, j'ai dit Jack Auclair. J'ai dit ça avec un ton neutre qui tirait quand même un peu vers le dédaigneux. Je sais pas trop si j'ai vraiment paru ce que je voulais paraître alors j'ai rajouté qu'est-ce que tu me veux ? Du coup, ça a fait précisément :
« Jack Auclair. »
« … »
« Qu'est-ce que tu me veux ? »
Jack m'a regardé de haut en bas. Y'a quelque chose qui a dû le choquer parce que ses yeux se sont fait carrément inquisiteurs quand ils sont venus rencontrer de nouveau les miens. C'était sans aucun doute ma tête qui lui revenait pas, ce amas de rides sur fond gris et ces foutus cheveux en pagaille à en accueillir des piafs. Ils n'étaient plus gras, c'était déjà ça de gagné mais restait que j'étais foutrement pas présentable.
En me rappelant de ce à quoi je ressemblais, je me suis dit que je devais finalement pas paraître ce que je voulais paraître.
« Rien de spécial, a dit Jack. Je passais et j'ai vu ta bagnole. Je suis allé voir sur la boîte aux lettres et vu qu'il y avait ton nom dessus, je me suis dit que je pouvais passer voir si tu étais là. »
J'ai lancé un regard dans le genre dubitatif à Jack et je me suis détourné ensuite du perron pour rassurer la grand-mère qui flippait toujours autant sa race, dans le salon. Elle a paru rassurée et elle a continué à vivre sa vie avec Emilie, sans se soucier de Jack et de moi. J'ai entendu les lettres du scrabble cogner de nouveau entre elles dans leur sac.
La grand-mère a paru rassurée alors j'ai pivoté sur mes talons pour me retrouver cette fois-ci en face de Jack. Fallait que je lui réponde. Je devais lui répondre mais je savais pas quoi lui dire. La dernière fois, j'ai parfaitement bien compris qu'il voulait juste ses deux mille balles et que si je voulais le revoir, il fallait que je fasse tous les efforts du monde pour le mériter. J'ai pas fait tous les efforts du monde mais Jack était quand même là, en face de moi, sur le seuil de ma porte, alors qu'il ne savait pas franchement où j'habitais.
J'ai passé une main sur mon visage en cherchant quoi dire pendant que Jack continuait à m'observer scientifiquement.
« Tu veux entrer boire un verre ? J'ai fini par lâcher, sans aucune originalité.
-Nan c'est gentil, mais je passais juste… »
Jack m'a complètement sidéré sur ce coup-là. Qu'est-ce qu'il fichait là s'il ne voulait même pas rester plus que deux minutes ?
« Tu passais ? J'ai repris sa phrase avec sarcasme. Genre, ça t'arrive souvent de passer par des impasses paumées de villages paumés, toi ? »
Jack a regardé ses pieds en se frottant l'arrière du crâne d'une main. Il a regardé ses pieds et c'est là que j'ai remarqué ses Doc Martens noires qu'il ne portait pas l'autre fois. Ça m'a donné envie d'en acheter des comme ça, en cuir mat, vieilli. Je me suis demandé s'ils en vendaient des comme ça, ou s'il fallait taper dans l'occasion. Puis après, je me suis rappelé que j'étais au chômage et que je serais sûrement à découvert avant même de vouloir les acheter. Le chèque que j'avais filé à Jack était toujours pas passé en plus, putain. J'ai balancé l'idée des pompes loin derrière moi et j'ai relancé un coup d'oeil à Jack.
Le gars paraissait tellement gêné d'être là en face de moi que ça m'a stressé. Ça m'a stressé alors j'ai lâché un énorme soupir avant de dire alors quoi ?
«Bah… Je ne suis toujours pas allé chez Frank, avec tes conneries.
-Hein ? Bon, tu veux pas m'expliquer ça ailleurs qu'ici, dans l'entrée ? »
J'ai dit ça pas très gentiment. J'ai dit ça comme ça parce que je perdais complètement patience. C'est que j'étais parti au départ pour passer ma journée au lit à chialer. Au lieu de ça, j'ai dû faire du social avec Emilie, Francis Durance, la grand-mère et maintenant c'était au tour de Jack. Ça paraît pas comme ça, mais ça a toujours été difficile de faire semblant. Genre semblant d'aller bien, semblant de rire à tout, semblant de faire rire à tout. C'était difficile et là, j'avais atteint les limites. J'avais atteint les limites alors j'ai chopé le bras de Jack, je l'ai entrainé jusqu'à la table de la cuisine et je l'ai fait s'asseoir. J'ai fait ça et je me suis assis en face de lui en mâchonnant nerveusement le crouton de pain qui trainait sur la nappe en cire, entre un dessous de plat en liège et un vase de fleurs du jardin.
Dans le vase, c'étaient des coquelicots et des trucs genre bleuets. Les coquelicots étaient déjà amorphes ; je crois qu'ils me ressemblaient pas mal. Ils contrastaient à mort avec les bleuets qui étaient encore tout pimpants. Je me suis dit qu'eux, ils devaient ressembler à Jack. Ils le devaient parce que Jack, même s'il avait l'air hésitant, il gardait quand même sa carrure charismatique. C'était sûrement à cause de son Perfecto, de ses Docs, de son jean usé, de son avant-bras droit posé sur le dossier de sa chaise et de sa main gauche jouant discrètement avec le dessous de plat. Et les pétales des coquelicots à côté étaient froissées, sans vie, tombantes. Je me suis passé une main sur le visage en clignant des yeux.
« Ça t'arrive d'être normal, des fois ? M'a demandé Jack en bougeant le bras que je venais d'empoigner peut-être un peu trop fort en l'entraînant jusqu'à sa chaise.
-Je t'emmerde, j'ai répondu au quart de tour. Dis-moi ce que tu fous là ! Tu fais partie de ces tocards qui vont tous les soirs chez Forthoffer ? C'est ça ? »
Jack a soupiré, il a lâché le dessous de plat et a posé son deuxième avant-bras en arrière. En arrière, sur le dossier de sa chaise. Je suis sûr qu'en langage corporel ça voulait dire vachement de trucs. Je me suis même demandé s'il savait pourquoi il était venu ou s'il avait vraiment agi sur un coup de tête en voyant l'Alpine garée devant le garage.
Il m'a regardé finir de mâcher le dernier morceau de pain qu'il me restait entre les doigts avant de me répondre.
« J'ai jamais été à une des soirées de Frank mais justement, je compte bien en profiter.
-C'est sûr que si t'aimes les teufs sans contraintes, tu es servi. Tu peux faire tout le boucan que tu veux dans le quartier, les flics ont arrêté de venir. Je sais pas pourquoi mon père…
-C'est pas comme ça que je compte en profiter, m'a interrompu Jack. Tu te rappelles pas que j'ai un groupe ?
-De pop/rock, ouais.
-Euh… Ouais, a fait Jack avec un temps d'arrêt. On compte se faire connaître en jouant chez Frank. Vu le monde qu'il y a, à ce qui paraît, ça pourrait que marcher. »
J'ai hoché la tête. Jack était pas con. Il était pas con parce que c'était sûr que si Forthoffer lui permettait de jouer, il se ferait un public de malade.
En réfléchissant à ça, à ce moment-là, j'ai eu comme un déclic, comme une lumière. J'ai compris pourquoi Jack avait pas eu le temps d'aller voir Forthoffer avec mes conneries. Il avait pas eu le temps parce que quand il s'y est rendu la première fois, j'ai défoncé sa voiture sur la route de Signy. Sur la route de Signy, à quatre kilomètres de l'impasse Crouaux.
Jouer au Sherlock Holmes, ça m'a fait du bien. Ça m'a fait encore plus du bien quand Jack m'a confirmé qu'il se rendait bien chez Forthoffer le jour de l'accident. Ça m'a fait du bien parce que ça voulait dire que j'arrivais encore à raisonner alors que c'était pas gagné quand j'étais dans des périodes comme celles-là, d'habitude. Joanne disait que c'était à cause des médocs que je prenais, sans oser parler de mes autres remontants personnels que j'ajoutais. Elle avait sans doute raison. Ça te ramollissait le crâne encore plus qu'il ne l'était, ces trucs-là.
Jack a posé ses mains à plat sur la table, a lâché un bon! et s'est levé en prenant appui sur ses mains. J'ai relevé les yeux pour continuer à voir sa tête et son Perfecto.
« Tu t'en vas ? »
J'ai demandé ça un peu débilement. J'ai demandé ça débilement parce que je me suis rendu compte à peine ma question posée que ça faisait un moment que je cogitais tout seul dans mes pensées. Quand je me suis mis à la place de Jack, j'ai compris qu'il devait se faire chier. J'étais pas très loquace, je mettais du temps avant de répondre et j'étais aussi pas mal agressif entre son bras que j'avais attrapé et la façon dont je lui causais.
Je crois que Jack était plutôt cool dans l'histoire parce que j'aurais pas été si tendre si je m'étais retrouvé en face de moi-même. Jack ne s'est d'ailleurs pas éloigné de la table quand il s'est levé et il m'a demandé :
« Tu seras là, ce soir ?
-Où ça ?
-Bah, chez Frank. »
Moi, chez Forthoffer ? J'ai pas pu faire autrement que d'éclater de rire. Je me suis marré et ça a fait lever un sourcil à Jack. Je comprenais pourquoi il posait la question. J'étais quand même voisin à Forthoffer, il avait à peu près notre âge et j'étais moi-même du genre festif. Mais sa question était une foutue blague, j'avais trop d'hostilité envers ce faux bourgeois pour aller à une de ses orgies. Si j'y allais, j'aurais ma famille, mon village et mon égo à dos. J'ai dit ça à Jack et ça a été à son tour de se marrer. Il me croyait pas.
« Si tu t'emmerdes ce soir, pense quand même à passer, m'a fait Jack avec sa putain de politesse légendaire.
-Je croyais que tu n'voulais plus me voir ? » J'ai demandé pour voir jusqu'où le gars irait dans ses manières.
Jack m'a toisé et y'a eu pas mal de lassitude dans son regard. J'ai eu l'impression de l'avoir épuisé alors que ça faisait même pas dix minutes qu'il était là. Puisque j'étais toujours assis et que ça semblait le gêner, il s'est reposé sur sa chaise. Il s'est posé, il a pris une grand inspiration et il m'a dit en gros qu'il avait pitié de moi. En fait, il m'a dit ça :
« La dernière fois, t'étais défoncé à je sais pas quoi…
-Je sais plus, à pas mal de trucs je pense.
-Ah… Ouais. Enfin, je savais pas quoi faire de toi, du coup. J'aurais peut-être dû t'empêcher de reprendre la route mais en fait je me sentais pas tellement concerné par c'qu'y aurait pu t'arriver. »
J'ai encaissé le truc en essayant de rester impassible. Je l'ai déjà dit. Je l'ai déjà dit mais j'ai horreur de me sentir loin de l'intérêt de quelqu'un. J'ai l'impression d'être un truc ridicule bon à rejeter n'importe où et surtout, très loin.
« Mais c'est en voyant ta bagnole tout à l'heure, a continué Jack, que je me suis dit que même si j'étais pas euh… gay ? Et ben, je pourrais quand même être cool avec toi.
-Par pitié ?
-Euh ouais, par pitié, si tu veux. »
J'ai balancé plusieurs fois ma tête d'avant en arrière en réfléchissant. Je pouvais pas me taper Jack parce qu'il était pas branché bite mais il voulait bien qu'on continue à se voir parce qu'il avait pitié de moi. Je me suis mis à penser à un type et à un autre, qui faisaient croire à la terre entière qu'ils étaient pas des pédales avant que j'atterrisse dans leur pieu. J'ai pensé à ça et ça m'a redonné de l'espoir. J'ai donc tendu la main à Jack qui s'était remis debout entre temps et je lui ai dit d'accord.
« Tu viens ce soir, alors ? M'a redemandé Jack en serrant ma main.
-Pas envie, pas la forme, j'ai dit vaguement parce que j'avais pas envie de redire à Jack que je pouvais pas blairer son pote ''Frank'', ni que j'étais au bout du rouleau.
-Ça va encore une fois pas ?
-Si, ça va, je suis juste crevé, j'ai répondu avec le plus de conviction que j'ai pu.
-Tu dormiras demain, allez ! Viens. Je te présenterai à mon groupe, si tu veux.
-Faut que je demande à Emilie... »
/
J'ai pas demandé à Emilie. Quand Jack est parti, je suis monté au grenier directement, sans passer par le salon. Quand j'ai ouvert la porte de ma chambre, j'ai failli hurler. Je me débectais. Le sol était recouvert de feuilles, de stylos, de bibelots, de débris de chaise et de plâtre. Le bureau était toujours renversé, le mur toujours défoncé. Et le soleil qui peinait à se démarquer de l'horizon se reflétait sur tout ce putain de bordel.
Je savais plus très bien si j'étais énervé ou juste complètement à la ramasse. En moi, c'était un carnage d'émotions. Un carnage d'émotions à vif. J'avais envie de me mettre à ranger et à nettoyer le bordel mais aussi de l'amplifier en arrachant le lustre qui pendait au plafond pour l'éclater par terre. J'avais envie de prendre le reste de la chaise et de cogner la fenêtre avec jusqu'à ce qu'elle explose et que je me prenne des bouts de verre en pleine gueule et que je clamse d'une hémorragie à la tempe et que Forthoffer, ce putain de faux bourgeois qui était en train de recevoir Jack dans la rue, que ce con-là se marre de mon agonie.
J'ai fermé les yeux.
J'ai fermé les yeux et je me suis concentré à fond. Au bout d'un moment, ma main gauche a réussi à se reposer sur la poignée de la porte qu'elle avait lâchée. Mes doigts se sont refermés sur la poignée. Mon pied droit a fait un pas en arrière. Mon pied gauche l'a rejoint lentement. Mon bras gauche s'est tendu instantanément. Alors, sans plus attendre, j'ai ramené brusquement mon bras gauche contre mon corps.
La porte a claqué.
Le bordel a disparu.
J'ai foncé ensuite dans la salle de bain, juste à côté. Je l'avais déjà fait mille fois mais j'ai quand même sorti le tiroir de sous le lavabo et j'ai fouillé parmi toutes mes boîtes de médicaments. Comme ces quatorze derniers jours, toutes les boîtes étaient vides. Les seuls trucs qui me restaient c'était des placebos ou des grammes de paracétamol. Il me restait plus que ça alors j'en ai avalé quelques-uns avant de m'enfuir de la salle de bain. Avec un peu de chance, ça arrêterait mon sang de bouillonner dans les tempes et ça aiderait mes poumons à trouver leur rythme.
Je me suis enfui dans la pièce en face de ma piaule. C'était un trou à rat où j'avais entassé un vieux canapé, un écran plasma pour jouer à la PlayStation avec les anciens potes du village et quelques trucs de sport. Je me suis allongé dans le vieux canapé en serrant les poings pour ne pas gueuler histoire que ça rameute pas Emilie et encore moins ma grand-mère. Je voulais juste être seul, que le canapé m'absorbe dans ses entrailles pour que j'arrête d'exister. J'aurais surtout voulu mes médocs, ceux que tout le monde refusait de me donner. J'ai eu l'impression de ressembler à une putain de junkie en train de subir un sevrage forcé. J'étais mal à en vouloir m'éclater la tête contre le mur jusqu'à en finir.
A cet instant-là, j'aurais tout donné pour que ma mère débarque et qu'elle me serre dans ses bras. J'ai chialé de plus belle en me souvenant de ses étreintes et de son parfum. J'ai chialé de plus belle en me souvenant que si je ne la reverrais plus jamais, c'était de ma faute. De ma putain de faute, d'avoir été aussi con -et putain, de continuer à l'être.
A cet instant-là, la souffrance mentale a atteint son paroxysme. Je pouvais plus rien faire d'autre que gueuler. Je pouvais plus rien faire d'autre, alors j'ai gueulé.
Em'… ! Em'… EM' ! EMILIE ! … EMILIE !
J'ai gueulé jusqu'à ce qu'Emilie débarque en courant. J'ai gueulé jusqu'à ce que ma voix s'étouffe dans sa poitrine. Emilie m'a serré fort contre elle et on a attendu que la crise passe. Je pourrais pas dire combien de temps ça a duré, mais la crise a fini par passer.
Elle a fini par passer et Emilie, comme c'était une fille, elle a voulu tout savoir. Emilie a cru que c'était Jack qui m'avait mis dans cet état-là. J'ai pas eu la force de lui expliquer. J'étais toujours dans ses bras, à moitié couché sur elle, la tête calée entre ses deux seins. Je me sentais bien et j'avais pas envie d'ouvrir la bouche pour expliquer des trucs qui ne s'expliquaient pas.
Emilie m'a lâché une fois certaine que j'allais pas me remettre à chialer. On s'est un peu mieux assis dans le canapé. On s'est un peu mieux assis et le silence s'est installé. Je savais pas quoi dire. J'aurais eu envie de m'excuser mais c'était pas la première fois que je faisais des crises comme celles-là à côté d'Emilie et je m'étais jamais excusé jusque là. Puisque je savais pas quoi dire, c'est Emilie qui a fini par parler.
« Y'a ton père qui est rentré du boulot, il avait l'air énervé.
-…C'est normal, il aime pas rentrer à l'heure-là à cause du bordel qu'il y a dans l'impasse. »
Ça m'a fait repenser à Jack qui voulait que je mette les pieds dans le manoir de Forthoffer. J'ai changé d'avis trente-six millions de fois dans ma tête avant de proposer à Emilie de sortir. Quand j'ai proposé ça, on avait déjà fini de manger et on avait aussi déjà fini de regarder un film avec la grand-mère.
Emilie a toujours été intriguée par le manoir du fond de l'impasse Crouaux. Elle était devenue carrément fascinée quand Forthoffer a ensuite débarqué l'année dernière avec ses fêtes de malade. Elle était fascinée alors elle a dit oui avant même que j'en ai eu fini de lui proposer d'y aller.
Il était pas loin de vingt-trois heures quand je suis parti prendre ma deuxième douche de la journée. La baignoire a rien compris à ce qui lui arrivait. Cette fois-là, j'ai fait gaffe à ressembler à quelque chose. Je me suis lavé les cheveux avec un shampoing au henné parce que Joanne disait que c'était cool pour les reflets et j'en ai refait un avec une connerie boucles-soyeuses. J'ai même mis des fringues plutôt sympas.
Pendant tout ce temps-là, Emilie a essayé de ranger ce qu'elle pouvait de ma chambre malgré mes protestations. J'ai eu du mal à l'arrêter dans son élan. J'ai eu du mal et j'ai fini par abdiquer quand elle s'est mise à changer les draps de mon lit.
A minuit moins le quart, on est descendu à l'étage de mon père pour voir s'il allait bien. On l'a pas vu beaucoup de la soirée parce qu'il avait préféré la passer dans son coin à maudire tout ce qu'il pouvait plutôt que d'être avec nous. Emilie, elle l'a toujours connu comme ça, comme ce gros con qu'il était, alors ça lui a pas fait grand chose.
On a retrouvé mon père comme j'ai l'habitude de le retrouver. Il était assis dans son fauteuil à regarder sans la regarder la télévision. A côté de lui, il y avait une bouteille de whisky. Ça m'a fait chier parce que c'était une des dernières bouteilles de vingt-cinq ans d'âge qu'on avait achetées en Irlande quand j'étais gamin. Ça m'a fait chier parce que ce whisky était une pure merveille et que mon père ne le savourait pas même un instant.
Emilie est restée dans le couloir parce que j'ai eu comme qui dirait honte qu'elle voie mon père comme ça. J'ai attrapé la bouteille de whisky pour l'emporter loin de ses entrailles et j'ai dit à mon père plusieurs fois qu'on allait chez Forthoffer, histoire qu'il sache que je bougeais enfin le cul de mon lit. Je l'ai dit trois fois avant qu'il capte que je m'adressais à lui.
« Tu ne vas pas chez ce bâtard, je te l'interdis. »
Mon père faisait partie de ces gens du village qui pouvaient pas blairer Forthoffer. Je crois même qu'il faisait partie de ceux qui croyaient dur comme fer que Frankie avait vraiment descendu le père Forthoffer d'une balle dans le cœur. Mon père y croyait surtout quand il avait trop bu et j'ai eu du mal à m'en défaire. J'aurais pu partir sans lui répondre mais j'avais pas envie de laisser mon père dans cet état. Emilie m'a finalement aidé à l'emmener jusqu'à sa chambre. Il était déjà en pyjama alors ça nous a évité de le faire et ça m'a évité d'avoir encore plus honte de lui.
« Joe, ce type est dangereux, va pas chez lui, a repris mon père avant que je quitte sa chambre.
-C'est un gros chieur et un mec hyper fier de son pognon mais je le vois mal être dangereux, p'pa. De toute façon on va pas le voir lui mais Jack Auclair. Tu te souviens de lui ? C'est celui qui a démonté l'Alpine l'autre fois. Bon allez, bonne nuit... Je t'ai mis le réveil à cinq heures du mat'. »
Mon père m'a pas répondu, j'avais balancé trop d'informations d'un coup et il pionçait déjà. La boule au ventre a grossi un peu mais pas non plus énormément parce qu'Emilie m'attendait et parce qu'elle m'a pris la main jusqu'à ce qu'on arrive devant les grilles en fer forgé noir.
/
Il y avait douze marches à monter pour accéder à l'entrée du manoir Forthoffer. J'ai eu du mal à voir les douze marches parce qu'elles étaient toutes prises par des gens qui cherchaient du calme pour reposer leurs tympans. J'ai eu du mal à les voir mais j'ai pu les compter. Pour ne pas marcher sur les mains de tous ces gens, Emilie était cramponnée à mon bras et me suivait à tâtons jusqu'au hall.
J'ai aperçu vaguement le sol de l'entrée, perdu sous l'obscurité et la saleté. C'était des dalles noires et blanches, rien de plus basique. Y'avait rien de plus basique pour une bâtisse comme ça, alors on a continué à marcher avec Emilie en se guidant à l'oreille. Plus on s'approchait de la salle principale, plus la musique était agressive et plus il y avait du monde. Je me suis senti patraque dès les premières secondes où on est arrivé. Je me suis senti patraque parce que j'avais tout un tas de corps chauds et humides collés au mien et que le boum boum m'attaquait les entrailles.
J'ai voulu faire marche arrière pour regagner mon lit, quitte à laisser Emilie sur place. J'ai voulu faire ça mais quand je me suis retourné vers elle, j'ai remarqué qu'elle était déjà en train de bavarder avec des gens. C'était des gens que je connaissais pas ou alors pas assez pour les reconnaître entre deux flashs de stroboscope. Ça m'a fait terriblement chier alors je me suis dit que je resterais. Je resterais pour pas montrer que ça me faisait chier.
Pour savoir le nombre de personnes que peut contenir une salle, on base notre calcul sur un entassement de quatre personnes au mètre carré. Je me suis dit qu'on était au moins six personnes sur un mètre carré, serrés comme on était. La salle était immense. C'était le genre de salle qui sert à rien à part pour faire bien et pour y foutre un gigantesque escalier. C'était ce genre de salle-là sauf que derrière l'escalier, elle ne s'arrêtait pas. Elle ne s'arrêtait pas parce qu'il y avait deux énormes passages qui donnaient sur un séjour. Il faisait très sombre mais j'ai quand même réussi à deviner qu'on était étalés sur au moins cent cinquante mètres carrés.
Cent cinquante multipliés par six.
On était neuf cents à se bousiller les tympans et Emilie continuait à parler avec ses potes. On était neuf cents et c'était mort pour que je retrouve Jack.
Ça me faisait chier et je me faisais chier.
J'étais patraque, crevé et j'avais toujours cette boule au fond de mes entrailles qui se mettait maintenant à pulser au rythme de la techno. Quand j'ai relevé un peu le nez, j'ai vu que ce putain de son de techno provenait de cette sorte de DJ qui trônait en haut de l'escalier. J'ai pas eu d'autres mots en tête que kéké en voyant sa gueule. J'ai pas eu d'autres mots et je me suis dit que Jack ferait cent fois plus classe sur ce perchoir.
J'ai eu envie de dire ça à Jack, qu'il valait mieux que ce débutant de mes deux. J'en ai eu envie alors j'ai bougé sans penser à prévenir Emilie. J'ai eu du mal à avancer. J'ai eu du mal à en souhaiter être Moïse pour me créer un passage d'un mouvement de bras. J'ai jamais eu les dieux de mon côté alors j'ai dû me démerder seul. Le plus dur a été d'arriver jusqu'au niveau de l'escalier. Après l'escalier, il y avait moins de monde parce qu'on n'était plus en face du DJ, même s'il était merdique.
Il y avait moins de monde et ça m'a fait chier parce qu'on n'était peut-être moins de neuf cents à l'intérieur de cette baraque, finalement. Dans tous les cas, mon calcul était pourri. Qu'est-ce que j'en savais du nombre de mètres carrés que le rez-de-chaussée d'un manoir pouvait faire, putain.
Quand je suis arrivé dans le séjour, j'ai senti mes pupilles me remercier. Il y avait plus ces putains de lumières vives balancées dans la rétine tous les quarts de secondes. Il y avait seulement quelques lampes d'allumées par-ci par-là, atténuées par les gens postés devant elles. J'ai été tout de suite plus à l'aise même si la musique continuait à me démonter la poitrine et les tympans avec ses deux notes tournées en boucle.
C'est quand j'en ai eu fini de me dire que je me sentais plus à l'aise que j'ai commencé à vraiment faire le tour de la pièce à la recherche de Jack ou d'au moins une table avec des trucs à boire. J'avais en tête un changement de programme radical si je trouvais pas Jack à cet endroit-là : rattraper mes deux semaines de sobriété par une bonne bouteille de whisky ou de rhum. Devait bien y avoir ça quelque part vu le compte en banque de Forthoffer. Mais j'ai pas vu de table à alcool ni immédiatement Jack. Non, j'ai pas vu Jack immédiatement mais quinze secondes après.
Dans un coin de séjour, contre une baie vitrée qui donnait sur le jardin arrière, il y avait Frank Forthoffer.
Cinq secondes après que je l'aie aperçu, Frank Forthoffer a tourné la tête vers moi tout en continuant à parler avec son interlocuteur. Il a tourné la tête vers moi et le coin gauche de sa lèvre s'est relevé avec une lenteur arrogante et ironique.
Pendant deux secondes, je me suis demandé qu'est-ce que ce connard de bâtard foutait ici et pourquoi il me regardait comme ça avec son connard de sourire. Je me suis ensuite rappelé en trois secondes que c'était normal que ce connard de bâtard soit présent chez lui. Je me suis rappelé aussi que ça faisait un an que Frank Forthoffer avait débarqué ici et qu'il faisait son bordel tous les soirs. Ça faisait un an que je le snobais. Je le snobais et il avait donc sans doute de quoi me prendre de haut maintenant que je daignais enfin venir sans invitation.
Pendant les cinq secondes suivantes où il a continué à me fixer, je me suis mis à le regarder. Je l'ai regardé parce que c'était rare que je le voie d'aussi près.
Frank Forthoffer était pas franchement grand. Il était pas grand et il était pas imposant non plus dans sa prestance. Son teint était grisâtre. Il était même genre cadavérique et c'était dû tant à la faible lumière qu'à son train de vie. Y'avait tout ça qui aurait pu rendre Frank Forthoffer laid mais il fallait croire qu'il avait dû hériter des gènes de sa mère. Y'a en effet que du temps où elle était vivante et pas encore alcoolique, la mère Forthoffer était franchement pas moche. Sans doute pour ça qu'elle avait pas eu de mal à faire cocu le père Forthoffer. Ce bâtard, il avait les cheveux noirs de sa daronne et ses yeux perçants. Il y avait aussi qu'il n'y avait que la moitié de son visage qui était cadavérique puisque l'autre partie était recouverte d'une barbe de trois jours. Voire plutôt de cinq.
Six.
C'est qu'après ces quinze secondes de battement que j'ai vu que la personne avec qui discutait Frank Forthoffer, c'était Jack. Je l'ai remarqué que quand Jack s'est retourné pour voir qui regardait Forthoffer pendant qu'il lui parlait. J'aurais pensé que Jack lui parlerait qu'accompagné de son groupe. J'ai pensé ça parce que ça me semblait logique. Il était pas accompagné de son groupe et je me suis senti vachement mal. Jack m'a fait un signe de main puis il s'est tout de suite détourné. Il a dit quelque chose à Forthofffer et Forthoffer s'est mis à rire. Les deux m'ont oublié instantanément en moins de temps qu'il a fallu pour le dire et je me suis senti vachement mal.
Ils ne parlaient pas musique. Ils ne parlaient pas musique, j'en étais persuadé.
Je me suis senti vachement mal et ça m'a mis les nerfs. J'ai franchis les mètres qui me séparaient d'eux en bousculant sans me gêner les gens qui me barraient la route. Je rageais. Mon sang pulsait encore plus vite que la techno de merde du DJ de merde. J'avais envie d'arracher Jack de Frank Forthoffer, de l'emmener loin de ce bâtard et de le garder que pour moi. J'étais prêt à faire ça mais quand je suis arrivé à ses côtés, j'ai croisé le regard de Forthoffer et j'ai compris que jamais j'arriverais à emmener Jack assez loin de lui.
C'était la guerre.
J'ai pas compris sur le moment pourquoi ça s'est fait comme ça, mais c'était le commencement d'une guerre sans pitié. On s'est regardé Forthoffer et moi. On s'est regardé et on a vu chacun dans les yeux de l'autre que les hostilités venaient de démarrer.
J'avais pas compris pourquoi mais l'explication a quand même fini par arriver. Frank Forthoffer était pas pédé ni rien. Jack était juste un prétexte comme la Pologne ou Pearl Harbor. Frank Forthoffer me haïssait autant que je pouvais pas le blairer et il me ferait chier jusqu'au bout. Il me ferait chier et il savait comment il le ferait.
La guerre était enfin déclarée. Elle était déclarée et je savais déjà que je la gagnerais.
Je la gagnerais alors j'ai tendu ma main à Forthoffer et j'ai dit :
« Je suis Joe Belmonte. »