Cet OS a été écrit dans le cadre d'un concours d'écriture dans mon établissement. Le sujet était "blackout" et les résultats n'ont pas encore été publiés.

Il n'est pas nécessaire d'avoir lu "Les entrailles de l'enfer" de Jay Starlight, publié sur ce site, mais ceux qui l'ont lu verront que les deux histoires sont liées, il s'agit des mêmes personnages, d'un autre point de vue... (pour rappel, l'histoire sus-mentionnée a aussi été écrite par mes soins, sous un compte commun avec Picotti).

Bonne lecture à tous !


BLACKOUT

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Serena ne savait pas depuis combien de temps elle était ici. Elle avait arrêté de compter. De toute façon, ça n'avait pas d'importance. Ça n'en avait plus. Elle laissait le temps passer, les jours défiler, son espoir retomber.

Personne ne viendrait la sauver. Personne ne pourrait la sortir de là. Personne ne savait qu'elle était arrivée à Manhattan, elle était partie d'Europe sans rien dire à personne. Elle ne voulait confier ce secret à personne.

Si, elle aurait voulu le dire à Matthias, mais elle n'avait pas su comment le contacter. Ça faisait si longtemps, qu'ils ne s'étaient pas parlé. Il l'avait sans doute oubliée. Qu'est-ce qu'il en avait à faire, de cette fille qu'il avait rencontrée un soir d'hiver au fin fond de la campagne bulgare ?

Il était venu pour une mission en Europe, on avait eu besoin de flics de la criminelle américaine. Une affaire internationale. Il y avait été envoyé avec d'autres. Il lui avait parlé des Etats-Unis, lui avait mis des étoiles dans les yeux et des rêves plein la tête. Il lui avait promis qu'un jour, elle arriverait à venir sur le nouveau continent, qu'un jour, elle aurait la même vie que lui, loin de son trou et de son travail miteux.

Quelque part, il avait eu raison. Elle avait réussi à venir. Toutes ses économies étaient passées dans le billet d'avion. Elle avait travaillé pendant des années pour pouvoir se le payer. Elle avait enchaîné les petits boulots, les galères, elle avait tout réuni, chaque centime. Si quelqu'un l'avait su, on l'aurait traitée de folle. Elle avait tout quitté. Qu'importe. Elle n'avait rien d'important, là-bas. Rien à emporter. Rien à conserver.

Pourtant, sa vie était loin d'être devenu un rêve. Elle n'aurait sans doute jamais dû se fier à Sergueï. Elle n'aurait sans doute jamais dû se dire qu'avoir un compatriote pour l'aider serait pratique. Elle n'aurait jamais dû lui faire confiance. Elle avait cru idiotement qu'il voulait l'aider. Depuis, blackout.

Elle ne se souvenait jamais longtemps de ce qui se passait. Elle n'arrivait pas à garder la tête froide bien longtemps. Pour voir quoi ? La misère dans laquelle elle vivait ? Ses rêves piétinés sur le bitume froid de cet entrepôt dans lequel on les logeait ? Les traces de mégot sur son ventre quand elle avait un sursaut de lucidité et de combativité ? Le sexe de tous ces hommes qu'elle ne connaissait pas mais qui la déshabillaient brutalement ? Le métal froid des barres sur lesquelles elle était chargée de se déhancher ? Les billets qu'elle gagnait mais ne pouvait pas garder ? Sa jeunesse qui se flétrissait ? Le temps qui passait ? Les opportunités qu'elle avait gâchées ? Sa saleté ? Sa bêtise ? Les murs dans lesquels on l'enfermait ?

Elle n'était qu'une pauvre idiote, qui s'était fait avoir, comme tant d'autres. Elle n'était pas seule, ici, pas physiquement en tout cas. Le reste était une autre histoire qu'elle n'avait pas envie de raconter. D'ailleurs, elle disait ici mais elle ne savait même pas où elle était. Elle n'avait pas tellement eu le temps d'explorer. Bar à strip-teaseuses la nuit, mauvais films pornographiques le jour. La vie qu'elle avait fuie en venant ici. Celle qu'elle avait tout fait pour ne pas avoir. Celle qui l'horrifiait et qu'elle s'était juré de ne pas avoir. Celle dans laquelle elle se retrouvait coincée.

Elle avait essayé, plusieurs fois, de se battre. Plusieurs fois, elle avait tenté de résister, de s'opposer. Elle avait refusé des clients, refusé de travailler. Elle avait essayé de s'enfuir aussi, mais elle avait été bien vite rattrapée. Et puis où irait-elle ? Elle ne connaissait rien à cette ville. Elle était incapable de faire quelques pas sans se perdre. Elle ne parlait même pas anglais. Quand elle avait rencontré Matthias, il avait essayé de lui apprendre quelques mots, et ils avaient fini par les gestes. Depuis, elle avait tout oublié. Elle n'avait même pas son passeport sur elle, ils le lui avaient pris. Elle était condamnée ici. A leur merci. Jamais on ne la retrouverait, jamais on ne la chercherait, même.

Elle se pencha à nouveau devant un client, se déhanchant en lui tendant son verre. Sa tenue la couvrait à peine et il n'était pas rare qu'on l'effleure. Elle n'y faisait même plus attention, qu'aurait-elle pu dire, son corps ne lui appartenait plus. Et son âme était perdue, quelque part dans les méandres de l'esprit. Elle n'avait aucune force pour franchir le labyrinthe qui l'en séparait.

Un bruit plus fort que la musique lente attira son attention. Du moins, ce qu'il en restait. Des éclats de voix. Derrière la porte de la réserve. Sans doute une fille qui se faisait rappeler à l'ordre. Ça n'était pas ses affaires. Ça arrivait tout le temps. Certaines n'avaient toujours pas compris où elles étaient, dans quel enfer elles avaient atterri. Ça n'était pas son problème. Elle avait suffisamment à gérer avec sa personne.

Un cri. Un hurlement même, de terreur. Elle ne pouvait pas l'ignorer. Lentement, elle décida de s'approcher de la porte. Tout doucement. Un client soûl l'alpagua. Elle se permit de repousser sa main discrètement. Détourna le regard. Vérifia les caméras. Elle tenta de rester le plus naturel possible. Aussi naturel qu'on puisse être dans pareil endroit, dans pareil état. Elle n'était pas bien sûr de marcher droit.

Ils la droguaient tellement que son corps n'éliminait plus aussi bien, et elle était vite mal. Elle avait déjà vomi plusieurs fois ces derniers jours, et elle avait entendu des conversations à ce propos. Quand une fille n'était plus en état de travailler correctement, ils la reléguaient à d'autres tâches. Bien plus underground que ce qu'elle faisait. Cette pensée la fit frissonner et eut le mérite de la réveiller un peu. Elle ne voulait surtout pas s'enfoncer plus encore.

Elle appuya tout doucement la main sur la poignée. Au pire, elle dirait qu'elle était venue chercher de l'alcool pour un client. Ça n'était pas son rôle mais ils lui passeraient l'excuse. Elle recula aussitôt, se plaquant contre le mur. La porte était masquée par un rideau à moitié tiré, pour que les clients ne regardent pas. Elle se cacha derrière, horrifiée.

Sergueï. Il était en train de battre cette fille. Comment s'appelait-elle déjà ? Elle fouilla dans sa mémoire. Svetlana. Elle était plus jeune qu'elle. Le « travail » n'avait pas encore marqué son visage. Elle était arrivée quelques jours auparavant. Et à voir comment l'autre la battait comme plâtre, elle ne faisait pas l'affaire.

Il allait la tuer, la malheureuse ! Déjà elle n'était plus qu'une poupée de chiffon entre ses bras. Qu'avait-elle donc fait de si grave ? Qu'avait-elle donc dit ? Jamais elle ne l'avait vu comme ça, et même dans son nuage cotonneux, elle ne put empêcher un cri de sortir de sa bouche. Il se retourna et elle se plaqua un peu plus contre le mur.

Elle aurait voulu pouvoir disparaître, s'y fondre, comme un passe-muraille. Mais elle n'était pas tout ça. Elle n'avait pas de pouvoir, pas de don, pas de chance. L'homme sortit comme une furie de la pièce, lâchant l'autre qui retomba comme une chiffe molle sur le béton froid. Elle aurait pu se briser les os mais Sergueï s'en fichait.

Serena ne se rendait compte qu'à présent à quel point cet homme était un monstre. Et dans quelle sale situation elle était. Il la prit par le bras, serra celui-ci et la secoua contre lui. Il la fit sortir du rideau et traversa avec elle le bar. Un signe de tête au barman et personne ne bougea. Il la tenait contre elle, souriant, comme si tout était normal. De toute façon, qui parmi ces déchets agirait pour elle ? Qui oserait prendre sa défense ? Et pourquoi ?

Il pleuvait, dru. L'eau tombait sur ses cheveux roux qu'elle avait réussi à peigner la veille, fichant en l'air le travail péniblement effectué avec ses mains. Personne ne regardait leur apparence. Du moins, excepté certaines parties. Elle trébucha sur un nid-de-poule. Faillit tomber. Elle n'avait plus d'énergie. Elle avait déjà tout dépensé.

Et l'autre la serrait si fort, il broyait son poignet. Elle aurait une marque. S'il s'en foutait, c'est qu'elle était fichue. Elle était fichue, n'est-ce pas ? Ils avançaient, quittaient le bar. Sortir de cet endroit n'était pas aussi magique que ce qu'elle avait pensé. Elle respirait l'air à plein poumons, sans trop oser le montrer. C'était peut-être la dernière fois. Elle n'en savait rien, et c'était ça le pire. C'était ça qui provoquait l'étau dans son ventre, autour de sa taille, celui qui lui prenait et lui retournait les tripes, qui l'empêchait de s'époumoner pour appeler à l'aide. Elle n'osait même pas crier, même pas se démener pour partir. Elle était littéralement pétrifiée de peur. Elle était à sa merci.

Il lui hurlait des mots en russe et en anglais. Il mélangeait les deux langues dans ses injures et elle peinait à tout comprendre. Elle était encore dans son coton. Elle luttait pour essayer de se défendre, maigrement, de s'excuser. S'excuser de l'avoir vu maltraiter une femme. De l'avoir vu prendre tous les droits qu'il voulait comme si elles étaient ses esclaves. S'excuser d'avoir vu l'horreur humaine et d'en avoir été effrayée. S'excuser de l'avoir interrompu dans son châtiment.

Il la frappait de son autre main, la bague à son doigt lui égratignait la joue, elle n'avait même plus mal. Ne la voyant pas réagir, il accentua ses coups. Elle s'affalait contre un mur. Après, elle n'entendit plus rien. Elle ne savait plus ce qu'il faisait. Il lui semblait qu'il s'acharnait. En était-elle sûre ? Elle n'aurait pas pu le dire. Elle était peut-être en train de mourir. Peut-être pas. Elle ne savait pas bien. Le coton dans lequel elle était imbibée en permanence l'empêchait de savoir. Elle ne savait plus où elle était, dans sa demi-conscience. Elle ferma les yeux et expira. Voilà. Elle y était. Total blackout.