Cet OS est lié à un second OS appelé "La mécanique du cœur", qui reprend le même univers post-apocalyptique. Cependant, il n'est pas nécessaire de l'avoir lu pour comprendre celui-ci.
LAMÉCANIQUE DU BROYAGE
.
Ils vont crever. Ils vont tous crever. L'hiver glacial pénètre à travers leurs vêtements successivement enfilés, transpercent leur peau et congèle leurs os. Ils ont le ventre creux, les mains qui tremblent autant de froid que de faim. Ils se serrent les uns contre les autres, par deux ou trois, pas plus pour ne pas risquer de faire fuir les quelques personnes qui auraient la pitié de leur donner un peu d'argent.
Il ne fallait pas se faire d'illusions, c'était ça n'est-ce pas ? Une pitié qui étreignait les quelques passants qui faisaient le chemin à pied et non pas en hoover. Non pas parce qu'ils y répugnaient mais parce qu'ils n'en avaient pas les moyens, pas pour les trajets rapides. Et pourtant, Raphaël est sûr qu'ils ont tellement plus d'argent qu'eux. La vie est chère, si chère. Il n'est qu'un gamin, il n'a jamais connu le monde d'avant, comme aucun d'entre eux d'ailleurs, celui-ci existe depuis longtemps. Mais il a entendu les rumeurs, elles courent les rues, enflent dans les recoins et explosent au coin des bidons qu'ils brûlent pour avoir un peu plus chaud.
Avant, il y avait les maladies. Les pandémies. Les massacres. Les catastrophes écologiques. Aujourd'hui, il n'y a plus rien de tout ça. Il n'y a que la médicalisation de leur monde, les buildings de verre et d'acier, les hoovers, les cyborgs qu'on rejette encore. C'était tellement mieux. Tellement plus réconfortant. C'était en tout cas ce que crachaient les panneaux d'information télévisée du gouvernement.
Raphaël n'était pas sûr d'en croire un mot. Du fond des rues dans lesquelles il traînait ses guenilles, crevant de faim, de froid et de silence. Ouais, il en crevait de ce silence auquel il était condamné, de cette misère qui lui collait à la peau, de cette inaction qui le tenait.
Oh il avait bien essayé, de trouver un emploi, de se mettre un peu d'argent de côté, quitte à vivre encore dans la rue mais à pouvoir se payer un petit pain chaud de temps en temps. Mais personne n'avait voulu embauché le malpropre, personne n'avait voulu embauché le gamin mal attifé, illettré et sans domicile qu'il était.
Il ne savait même pas comment il en était arrivé là. Il n'avait aucun souvenir de sa petite enfance, aucun objet sur lequel s'appuyer. Il avait débarqué là un matin, l'autre gus à côté l'avait pris sous son aile, si on pouvait dire ça, et puis voilà. Il suffisait de ça pour déterminer une vie. Une sorte de coïncidence, un gosse qui débarque du ciel sans savoir d'où il vient, et qui n'atterrit pas au meilleur endroit. Ce n'était pas la panacée mais ça avait suffi à lui donner un avenir tout tracé. Déjà barricadé.
« Tu sais bien que tu pourrais sortir de là, Raph'… » soupira le vieux à côté de lui.
« On en a déjà parlé. Pas question. »
« Mais tu mérites mieux que ça, gamin ! Mieux que la rue ! »
« Et tu crois que c'est ça, qui sera mieux ? Vendre un pied, ou allez, pourquoi pas une main, après tout, elle ne me sert à rien ! » Rétorqua l'autre, sur un ton ironique.
« Et pourquoi pas ? »
« Tu as vu comment ils les traitent ? Tu as vu ce qu'ils sont devenus ? Des parias, des bons à rien, des imbéciles de cyborg que tout le monde dénigre ! C'est ça que tu veux que je sois ? Ça qui est tellement mieux pour moi ? Une vie où j'aurai de l'argent mais où personne n'en voudra ? Une vie où je pourrai avoir un appartement mais aucun travail à cause de mes bouts de métal partout ? Une vie où mon corps ne m'appartiendrait plus ? Plutôt crever ! »
« C'est ce qui va arriver, gamin, c'est ce qui va arriver ! On est condamnés ici, personne ne voudra jamais t'embaucher dans ton état, tu es presque aussi crasseux que moi, et crois-moi, ce n'est pas un compliment. Pourquoi ne pas tenter ? Tenter, ça ne te coûte rien ! »
« Si. Ma dignité. » Lança Raphaël avant de se lever, s'appuyant les mains en arrière contre le mur.
Il traîna ses pieds engourdis dans la neige qui tombait encore et encore, faisant quelques pas pour s'éloigner de celui qui lui avait soufflé cette idée stupide. L'autre gus était bien sympa, il était même assez paternel avec lui, bien plus que ne l'aurait été n'importe quel autre misérable comme eux. Il lui avait donné un peu de chaleur, quelques conseils, et une présence. Ce n'était déjà pas si mal. De toute façon, il n'aurait jamais réussi à en obtenir plus.
Mais cette idée… elle était totalement folle. Il y avait des tas de risques, et ça n'était pas parce qu'il était pauvre qu'il ne se renseignait pas. Tout le monde avait entendu parler des cyborgs. Ces hommes et ces femmes qui avaient subi de graves interventions chirurgicales pour remplacer leurs membres écrasés par des poutrelles ou autres objets, pour aider un foie qui capotait, un cœur qui s'essoufflait. On pouvait tout faire, à présent, avec les avancées en matière de médecine et de technologies, n'est-ce pas ? Même remplacer un membre entier par une machine en un claquement de doigt. C'était si pratique, si novateur.
Et si mal vu. D'après ce qu'il avait entendu dire, il y avait toute une controverse au sujet de ces cyborgs. La plupart cachaient leur opération, de peur d'être rejetés de la société pour leur carcasse de métal. Personne ne savait très bien comment les traiter. Fallait-ils les rejeter pour leur étrangeté, leur mécanisation, ou les accepter en croyant les médecins quand ils disaient qu'ils n'avaient pas changé leur personnalité ? Après tout, ils étaient parfois des personnalités importantes de la ville, ou y étaient liés, ce qui faisait un véritable choc à la ville.
Le jeune homme se souvenait de l'histoire d'une gamine de la haute société, qui était tombée d'un toit quelques années auparavant, comme ça, sans raison apparente. Il se demandait d'ailleurs bien ce qu'elle fichait là, m'enfin bon. Elle avait été opérée, énormément. Ils lui avaient changé tout un tas d'organes qu'elle avait réussi à compresser contre le bitume froid des rues. Sa famille l'avait fichue à la rue, et elle était devenue mécanicienne dans une des petites rues du sud de la ville.
Elle affichait ses parties cyborg plus que n'importe quel autre, et elle était devenue un vrai symbole même si peu étaient ceux qui connaissaient son histoire. Elle avait été étouffée par la famille. Mais tout le monde admirait son courage, et son caractère. Il était passé devant sa boutique, une fois qu'il avait voulu se sentir comme les autres. Elle avait un assez joli minois, il devait l'avouer.
Il shoota dans un caillou devant son pied. Il n'avait qu'à pas être là celui-là. Avait-il envie de devenir comme ça ? Avait-il le courage de le supporter ? Afficherait-il sa différence comme elle ou préférerait-il se cacher à jamais ? Cela en valait-il la peine ? Il n'arrivait pas à savoir et secoua la tête d'indécision.
Ses cheveux bruns tombèrent sur son visage par mèches et il les remit derrière ses oreilles avec agacement. Il n'avait pas tellement les moyens de les entretenir mais n'avait pas pu se résoudre à les couper. Ils lui mangeaient le visage quand il n'avait pas envie de se montrer.
Quelques années auparavant, si on le lui avait proposé, alors oui, il aurait sans doute accepté directement cette proposition. Mais à présent qu'il avait un peu plus de plomb dans la cervelle, il hésitait énormément. Et son fichu caractère le desservait souvent mais cette fois-ci, il pensait pouvoir remercier sa fierté. A l'époque, il n'avait pas l'âge, il n'avait pas terminé sa croissance, alors personne ne lui en avait parlé.
A tout juste 20 ans – c'était en tout cas ce que disaient les informations scannées dans sa carte à puce, insérée dans son bras gauche, quand les policiers l'interrogeaient –, il avait aujourd'hui une morphologie avantageuse pour ce genre de commerce, de belles proportions, bien qu'un peu maigre. Sans compter que sa croissance était terminée. Sa peau était assez claire, un avantage.
Quoi ? Qui n'avait encore pas compris ce qui se passait, dans les tréfonds de la ville ? Et qu'est-ce qu'elle avait à la regarder comme ça, cette bonne femme avec son fichu tellement rose qu'il avait envie de lui faire avaler la touche de couleur qui lui éclatait les yeux ! Elle pensait quoi ? Que tous les grands habitaient dans des maisons tellement sécurisées qu'ils ne pouvaient jamais avoir d'accident ? Qu'aucun ne sortait ? Qu'une bulle protectrice les enveloppait pour éviter tout dérapage ? Que seuls les pauvres pouvaient être blessés, que la maladresse ne touchait pas les riches ?
Et si jamais elle n'était pas assez bête pour penser ça, elle croyait quoi, derrière son châle de bonne facture ? Que les riches acceptaient tous d'être des cyborgs ? Que ça ne gênait personne d'avoir un morceau de métal à la place du cœur, une carte à puce électronique à la place du cerveau, des rouages dans le genou ? Que si la cause des cyborgs n'avançaient pas ce n'était pas parce qu'ils ne se sentaient pas concernés ?
Pourquoi ne comprenaient-ils pas, tous ? Et pourquoi les autorités ne faisaient-elles rien ? Pourquoi tous étaient-ils si pourris jusqu'à la moelle, quand ils en avaient encore une ? Pourquoi n'arrêtaient-ils pas tout le réseau ? Pourquoi laissaient-ils une telle injustice se produire ?
Raphaël en crevait, de cette ignorance. Il en crevait de cette stupidité, de cet égoïsme de riches. Il le vomissait, cet argent qu'on lui proposait. Il les haïssait, ces pratiques que personne ne voulaient dénoncer. Celles qu'on cachait derrière de grands draps blancs, au fin fond de cliniques dans lesquelles personne n'avait le droit de rentrer à part un petit nombre de privilégiés. Il les maudissait, ces chirurgiens et autres médecins qui osaient pratiquer de tels actes, quand ils juraient encore sur Hippocrate.
Parce qu'elle était là, la vérité. Elle était dans les quartiers sombres de la ville. Parmi les parias. Tous ceux qui comme lui n'étaient pas appréciés de la société, tous ceux dont on se fichait éperdument. Mais qu'on venait chercher quand on avait besoin d'un membre à prélever. Parce qu'un bras ou une jambe en moins, ça n'était pas tellement important quand on était à la rue n'est-ce pas ?
Et puis de toute façon, on vous en collait une belle en métal, avec un petit paquet de billets insérés dans la poche de votre veste, et ordre de vous la fermer pour l'éternité. Que demander de plus ? Après tout, on rendait service à la nation, n'est-ce pas ? Peut-être que le président du pays lui-même avait une main appartenant à l'un des miséreux d'ici ?
Une analyse du greffon pour vérifier sa bonne santé, une petite manipulation génétique pour éviter les rejets, adapter la couleur de peau, et le tour était joué. Ça n'était pas si compliqué que ça, avec les progrès de la médecine. Personne n'aurait voulu de dirigeants cyborg, pas avec les mentalités actuelles. Et il était bien plus aisé d'aller piocher ce dont on avait besoin parmi ceux à qui ça ne servait pas plutôt que d'essayer de faire changer les esprits, n'est-ce pas ?
Eh bien pas avec lui. Il ne cautionnerait pas ça. Il en crèverait, de cette rue et de ses déchets, de ce froid qui lui glaçait les os, il n'aurait plus rien dans l'estomac pour vomir la bile qui lui montait dans l'œsophage quand il voyait des victimes de ce trafic, mais il n'y participerait pas. Il n'était même pas question qu'il vende ne serait-ce qu'un seul de ses organes, pour tout l'or du monde.
L'autre gus était bien imbécile d'avoir cru qu'il pourrait accepter. Il le savait pourtant, qu'il avait sa fierté. Il n'arrêtait pas de lui répéter que ça ne le mènerait à rien. Qu'il allait finir aussi maigre et décharné que lui. Qu'il ne résisterait pas des années à la rue. Que ça allait finir par le changer, le rendre fou, comme lui l'aurait été s'il ne l'avait pas eu. Il s'en foutait. Il trouverait bien une solution, un jour. Mais pas question qu'on le charcute.
« Eh, toi ! Oui, c'est à toi que je parle. Approche. »
Ses pas l'avaient conduit inconsciemment en face de la vitrine de la gamine mécanicienne. Cette fille que tout le monde admirait. Kaïa. Il avouait être déjà passé par là. Déjà parce que c'était dans cette rue qu'il pouvait sentir les meilleures odeurs de nourriture qu'il ait jamais connues et que parfois, avec un peu de chance, il arrivait à en avoir un peu. Et ensuite parce qu'il devait avouer qu'il était comme tous les autres, fasciné par cette jeune femme qui ne semblait pas être beaucoup plus âgée que lui et était repartie de rien. Et maintenant voilà qu'elle lui demandait de l'approcher. Elle ne savait pas qu'il était encore plus maudit qu'elle ?
« Je te vois souvent traîner par ici. Tu t'intéresses à ma boutique ? T'es bien le seul. Tu sais te débrouiller avec tes mains ? Oui, je suppose que oui. Puis t'as besoin de boulot et moi, j'ai besoin d'un apprenti. En tout cas, de quelqu'un pour m'aider avec les grosses pièces, les commandes, et les stocks. Je suis sûre que tu sauras pas mal te débrouiller. Tu peux commencer maintenant ? Bien sûr je te payerai, sur les ventes, comme moi. »
Il hocha bêtement la tête. Voilà que maintenant le ciel lui tombait sur la tête et il n'était même pas capable d'articuler un foutu mot. Ce qu'il pouvait être imbécile quand ça lui prenait. Cette fille lui offrait une occasion en or là. Il n'était même pas sûr d'être capable de faire tout ce qu'elle voulait mais il aurait un endroit au chaud, avec un salaire et un vrai boulot. Il avait bien fait de ne pas vendre ses bras, tiens, et il faudrait qu'il raconte l'affaire à l'autre gus…
« Bien. Marché conclu alors ! Viens, que je t'attife autrement. Je ne peux quand même pas te présenter comme ça à mes clients. » Fit Kaïa en l'entraînant rapidement dans sa boutique.