Défi : écrire un texte commençant par « elle était si jolie ». J'ai choisi de reprendre l'univers de Mécanique, en dévoilant une nouvelle histoire, j'espère qu'elle vous plaira…
LA MECANIQUE DU DESTIN
Elle était si jolie. Avant. Un jour, elle avait même été belle. On lui avait fait des compliments. On lui avait dit qu'elle faisait la fierté de sa famille. Qu'elle se marierait sans doute à un jeune homme magnifique et qu'ils auraient une belle vie. Que sa beauté la ferait sortir de la misère. Que ses parents lui trouveraient un bon parti, un homme qui saurait prendre soin d'elle.
Certes, c'était un peu archaïque, mais c'était la seule façon qu'ils avaient de lui prouver leur amour. Elle était née dans les bas-fonds. Là où on ne marchait que si on y était obligé. Que si on ne pouvait pas voyager en hoover pour aller d'un endroit à un autre. Elle habitait au sol, contrairement à beaucoup. Elle était considérée comme pauvre. Elle avait eu un toit sur sa tête, bien sûr, ou plutôt le plancher d'un autre appartement, de centaines d'autres, même. Elle avait eu de quoi se nourrir, de quoi se vêtir, se laver.
Ses parents avaient même fait des efforts sur sa garde-robe. Ils la voulaient la plus rayonnante possible, pour attirer le regard d'un homme plus riche. D'un homme qui habitait en haut, comme ils disaient, et se retrouverait par hasard sur son chemin. D'un homme qui pourrait la faire monter, aussi bien socialement que physiquement. Ils voulaient le meilleur pour elle. Ils l'avaient voulu, en tout cas.
Aujourd'hui, elle ne savait plus ce qu'ils voulaient. A vrai dire, elle ne savait même pas ce qu'ils étaient devenus. Elle était seule, à présent. Elle avait trouvé un petit abri, elle travaillait dans un bouiboui qui vendaient quelques fruits et légumes à des prix si ridicules qu'elle était payée une misère. Mais elle s'en sortait, c'était l'essentiel. Le reste n'avait pas d'importance. Le reste n'en avait plus, surtout. Elle avait fait ce qu'elle avait à faire. Et elle ne regrettait pas ses actes. Elle avait sans doute raté une opportunité, ou même plusieurs, des fois qu'on l'aurait remarquée pour sa beauté, ce qui n'arriverait plus à présent. Mais elle l'avait fait pour de bonnes raisons.
Car aujourd'hui, elle n'était plus belle. Aujourd'hui, elle ne pouvait plus se vanter de son physique. Aujourd'hui, elle ne pouvait plus s'afficher avec insouciance dans la rue. Aujourd'hui, personne ne se retournerait sur son passage. Aujourd'hui, elle ne marchait plus la tête haute, enfin si, mais on lui adressait des regards mauvais pour oser le faire encore. Aujourd'hui, elle se faisait insulter parfois. Aujourd'hui, elle n'était plus jolie.
Son visage n'avait pourtant pas été marqué. Elle n'avait pas été défigurée. Elle n'avait même pas de cicatrice. Ses yeux étaient toujours d'un bleu acier étincelant. Ses pommettes étaient aussi claires, ses lèvres aussi douces. Ses cheveux avaient été coupés à la garçonne, cependant, dégageant ses oreilles finement ciselées par la nature. Des mèches brunes, rebelles, encadraient son visage.
Pourtant, elle n'était plus belle. Elle avait encore une taille fine, des mains délicates, une poitrine suffisante. Elle était mince. Elle avait la peau claire, recherchée ici avec les immeubles qui réfléchissaient le soleil et vous brûlaient la peau sans remords. Elle avait du caractère. Elle était même éduquée. Ses parents y avaient tenu. Elle était l'espoir de la famille après tout. Celle qui pourrait sortir de la misère, et tous les abreuver de sa richesse. Ses parents, son grand frère, sa petite sœur.
A présent, elle n'était plus rien. Elle n'était que Jehana. Une gamine de seize ans comme il en existait des milliers. Une gamine sans nom, sans famille, sans personne. Qui se débrouillait toute seule pour avancer. Une gamine qui n'avait plus de projets de mariage en tête. Qui n'en aurait sans doute plus jamais. Et pourtant, elle l'aimait bien, ce type à qui ils voulaient finalement la fiancer.
Il était beau. Il était assez grand, il devait être un peu plus âgé qu'elle, de deux ou trois années. Il avait de grands yeux verts qui vous sondaient comme s'ils passaient à travers vous. Il était brun, les cheveux presque noirs. Il respirait l'aisance, mais il n'en faisait pas trop. Son sourire était chaleureux, et ils riaient souvent ensemble, quand ils avaient fini par se remarquer et apprendre à se connaître. Elle aurait aimé, vivre avec lui. Elle aurait pu se faire à cette vie. Elle commençait même à éprouver des sentiments pour lui.
Ils avaient dû se rencontrer plusieurs fois. Ils avaient dîné ensemble, avec un chaperon. Ils avaient fait quelques promenades en hoover, il lui avait fait visiter une partie de la ville, assez pour lui mettre des étoiles dans les yeux et l'émerveiller. Ils avaient partagé leurs passions, leurs envies. Ils n'étaient pas amants, pas même amis, mais elle aurait pu se faire à lui. Elle aurait pu apprendre à l'apprécier. Elle aurait pu accepter de s'enchaîner à lui.
Mais tout ça était terminé. Elle avait enfermé ce qu'elle avait pu ressentir au fond de son cœur. Ça ne servait plus à rien. Ça n'arriverait plus jamais. Alors ça n'était pas la peine de s'épancher dessus. C'était du passé. Elle avait fait ses choix. Et elle ne les regrettait pas. Elle ne pensait pas avoir sacrifié sa vie non plus. Elle avait simplement choisi une autre voie. Elle n'avait pas pris celle qu'on lui avait tracée. Ça ne lui aurait pas paru juste. C'était comme ça.
Quelques mois auparavant, son père était tombé. Il travaillait sur le chantier de construction de plusieurs étages de plus sur une des plus hautes tours de la ville. Heureusement, un hoover commun qui passait par là avait amorti sa chute et évité qu'il tombe quelques centaines de mètres plus bas et ne se tue. Les dispositifs de protection des ouvriers s'étaient enclenchés mais les mini parachutes qui s'étaient ouverts n'avaient pas ralenti suffisamment sa chute. Quant aux coussins de protection, il ne les avait pas attachés à son uniforme. Il n'avait pas jugé ça utile, n'étant encore jamais tombé.
Il avait été déclaré invalide, malgré toutes ses protestations. Bien sûr, on l'avait rafistolé, on avait même réussi à arranger ça sans en faire un cyborg. Mais ils n'avaient plus rien. Ils étaient encore plus pauvres que pauvres. Son manquement aux règles de sécurité ne leur donnait droit à rien. Sa mère travaillait bien mais ça n'était pas suffisant. Ils avaient vécu pendant des semaines en craignant le lendemain. Jehana avait surpris plusieurs conversations entre leurs parents, tard le soir, quand ils les pensaient tous endormis. Ils ne savaient pas quoi faire. Ils ne savaient pas comment s'en sortir. Ils n'avaient aucune solution. Ils ne savaient même plus quels sacrifices faire.
Alors elle avait décidé de prendre ses responsabilités. Avec la chute de son père, ses fiançailles avaient été reportées. L'échange n'était plus aussi avantageux pour la famille de son époux. Une fille de la petite société, pourquoi pas. Une pauvresse, sûrement pas. On leur avait gentiment fait comprendre qu'il n'était plus vraiment question d'un mariage. Malgré tous les sentiments qui auraient pu naître entre eux.
Jehana avait fait la seule chose qui lui semblait acceptable. Elle avait fait les sacrifices qui lui semblaient supportables. Travailler ne suffirait pas, elle le savait. Elle gagnerait à peine de quoi se nourrir, comme aujourd'hui. Il n'était pas question qu'elle vende son corps non plus. Enfin, pas de cette manière… il n'était pas question qu'elle supporte la vue de ces hommes avilis par le désir. Elle ne voulait pas subir leur vit entre ses chairs, les voir la marteler de leurs coups sans pouvoir rien faire, avant de jeter quelques pièces en fermant la porte. Non, elle ne pouvait pas faire ça. C'était au-dessus de ses forces.
Elle avait préféré donner son corps à la science. Elle avait accepté qu'on mène quelques expériences sur elle. Qu'on lui fasse prendre des médicaments censés guérir de nouvelles pathologies nées avec leur société. Qu'on réalise des examens et des bilans. Et surtout, elle avait accepté de vendre une de ses jambes. Pour la remplacer par une excroissance mécanique. Pour la donner à une jeune femme de la haute société qui en avait besoin. Pour devenir un cyborg.
Elle avait été payée pour son geste. Grassement remerciée. Joliment mise au silence. Elle avait versé une partie de cet argent à ses parents, la grande majorité en réalité. Sans savoir pourquoi, elle avait voulu en garder une infime portion pour elle. Bien lui en avait pris. Ses parents avaient accepté cette manne providentielle à bras ouverts. Ils en avaient profité pour refaire leur vie. Déménager un étage au-dessus. Economiser pour vivre suffisamment longtemps sur leur don. Ils avaient changé leur vision des choses. Et dans leur nouveau monde, elle n'avait plus sa place.
Elle était une cyborg. Elle était un paria de la société. Pire, elle avait vendu sciemment son corps pour le devenir. Elle avait trahi sa famille. Ils ne pouvaient que la rejeter. Elle savait que c'était un risque à prendre. Elle avait espéré qu'ils s'en fichent, qu'ils l'aident à vivre malgré son nouvel handicap. Qu'ils l'aident à apprendre à nouveau à marcher avec cette jambe un peu retorse qui ne se pliait pas toujours à sa volonté. Qu'ils l'aident à se sentir belle à nouveau. A vivre à nouveau.
Mais rien de tout ça n'était arrivé. Ils s'étaient contentés de la ficher à la porte. Elle leur faisait honte à présent. Ils n'étaient jamais tombés aussi bas de toute leur vie. En quelques secondes, elle avait sali leur nom. Elle n'en avait plus. Elle n'existait plus. Elle avait juste eu le temps de prendre quelques affaires, et elle avait utilisé son pécule pour trouver un nouveau logement, un travail, de la nourriture.
A présent, elle refaisait sa vie. Dans un monde où elle n'était plus belle, où elle n'avait pas de bel avenir devant elle. Cependant, elle ne regrettait pas ses choix. Elle avait fait ce qu'il fallait. Elle avait sauvé sa famille. Et elle trouverait bien un moyen de se sauver elle-même un jour. Les liens du sang étaient les plus importants. Elle ne vivait pas pour elle, elle vivait pour leur famille. C'était ce qu'on lui avait appris toute sa vie. Elle n'avait fait que mettre en application les principes qu'on lui avait inculqués. Quoi qu'il advienne.
« Dépêche-toi donc, cyborg, ou je te vire ! » La houspilla son patron.
Elle soupira et arrangea mieux les pêches dans leur cagette. Il ne la remplacerait jamais. Il avait besoin d'elle. Personne n'accepterait d'être payé aussi mal, avec un responsable aussi immonde. Cet homme était un vrai déchet, un boit-sans-soif qui ne pensait qu'à la mettre en esclavage pour se la couler douce. Elle se demandait même comment il réussissait à vendre ses fruits, avec l'allure qu'il avait et sa patte folle à elle. Elle ne claudiquait presque plus, mais les gens connaissaient son histoire.
Elle avait entendu parler d'une autre fille, une certaine Kaïa, qui était dans le même cas qu'elle. Jehana s'était juré d'être aussi forte qu'elle. D'autant qu'elle-même n'était pas issue de la haute noblesse, contrairement à la mécanicienne. Un jour, elle voulait avoir le courage d'aller la voir pour lui proposer une association. Elle ne savait pas encore quoi, mais elle trouverait. Cette fille l'impressionnait. Elle l'admirait.
Un jour, elle s'en irait de ce bouiboui, son pécule en poche, son baluchon sur l'épaule, et elle irait vivre sa vie. Complètement. Pour l'instant, elle triait ses fruits. C'était déjà bien assez comme ça, pensa-t-elle en passant aux tomates.