Le Lecteur Chauve
J'aurais pu observer ce corps pendant des heures. Ces boucles blondes qui caressaient légèrement de larges épaules. Ces côtes presque saillantes qui dessinaient de nombreux reliefs sur cette peau tendue. Le tout sur de longues jambes presque imberbes. J'aurais pu l'observer pendant des heures, si ce corps nu n'avait pas disparu derrière ce mur en se dirigeant vers la pièce d'à côté.
Alors j'ai laissé ma tête s'écraser sur le coussin derrière moi. Mon sourire, lui, est reste inchangé et a laissé sur mon visage cette expression béate. Gabriel, le possesseur du dit corps, allait revenir dans quelques minutes, probablement avec un petit déjeuner sur un plateau. J'avais donc le temps de me ressaisir. Bien évidemment j'étais consciente que mes efforts seraient vains. Lorsqu'il reviendra il sera aussi nu qu'il l'était quelques secondes auparavant.
J'ai entendu les cliquetis d'une capsule enfournée dans une machine à café, le son sourd de la fermeture de la porte d'un réfrigérateur. Finalement c'est avec une tasse de café dans une main et un verre de jus d'orange dans l'autre que Gabriel repassait la porte. Il a enjambé les quelques vêtements éparpillés au sol et s'est assit à mes côtés en me tendant le verre de jus d'orange.
« J'aurais peut être dû t'apporter quelque chose à manger. On voit tes os ici et … ici, il a dit en effleurant mes côtes et mon bassin.»
Je n'ai pas toujours été mince. Non, mais il est vrai qu'en cet instant on aurait pu me porter à bout de doigts. Mes os étaient visibles et moi ça me fascinait.
« Un jus de fruit c'est parfait.
- Tu es sûre ? Je n'ai que quelques pas à faire pour retourner à la cuisine.
- Promis. Il est 7 heure du matin. Il est beaucoup trop tôt pour que j'ai faim, je lui ai répondu. »
Gabriel était un artiste. Un véritable artiste. Le genre d'artiste pour qui tout son monde était régit par son art. Il a arrêté le circuit scolaire classique très tôt car incapable de se mettre au niveau des autres, de s'intégrer. « J'ai longtemps cru que j'étais idiot », il m'avait raconté. Puis il a comprit. Il a comprit que ce n'était tout simplement pas fait pour lui. Gabriel était loin d'être idiot. Gabriel ne vivait simplement pas dans le même monde que la majorité des gens. Son monde à lui est en dehors de la réalité. Un monde géré par les sentiments, les ressentis, les émotions. Pour Gabriel la couleur et la beauté, les traits, les formes et les nuances, étaient comme des milliers d'histoires. C'est ce que j'aimais chez Gabriel. Les histoires. C'est ainsi que l'on se comprenait.
Les murs de sa maison débordaient de créativité. Ils étaient tous, sans exception, y comprit les plafonds et les portes, recouverts de son imaginaire. Couleurs, traits, collages, tissus, objets en tous genre. Le monde de Gabriel était intense. Rentrer dans ces pièces était comme pénétrer dans chacun de ses organes, dans sa peau, dans son cerveau, dans son âme. Les murs dégoulinaient d'amour, de passion, de désir, de courage et crachaient, expulsaient, vomissaient la colère, la peur et la solitude. Gabriel se mettait à nu et offrait à ceux qui sauraient le voir l'intégralité de son être. Au fur et à mesure du temps, de nos discussions, de nos confessions, j'ai appris à décrypter certaines parcelles de ces murs, à les comprendre. Gabriel m'a laissé entrer.
Il a bu son café très vite. C'est là que j'ai compris qu'il devait être pressé. Et puis en prenant un caleçon dans la commode en face du lit il a dit :
« Il faut que je parte. Mes cours commencent dans 30 minutes. Tu peux rester ici si tu veux, tu claqueras juste la porte en partant. »
Je savais que ça ne le dérangeait pas. Ça n'aurait pas été la première fois. Mais j'avais cours moi aussi un peu plus tard. Alors je lui ai dis que je partais. Que j'irais probablement me balader près du fleuve pour passer le temps. Gabriel a acquiescé. Il a acquiescé parce que c'est vrai, les couleurs sur le fleuve au petit matin et en cette saison sont incroyables.
En quelques minutes on étaient sur le pas de le porte. Gabriel s'est penché, il a embrassé mes lèvres, il a murmuré à mon oreille « c'est toujours un plaisir de te voir ma Louise » puis il s'est éloigné en courant. Ça m'a fait sourire. Évidemment comme à chaque fois que Gabriel effleurait mon corps j'ai eu des frisson. Des vrais frissons. Ceux qui vous rendent vivante.
Bien sûr, j'ai été près du fleuve. Il me restait une heure avant de rejoindre la fac pour assister au premier cours de la matinée. Alors j'ai flâné, le nez au vent. Il ne manquait plus que cette petite brise pour me réveiller complètement. La nuit a été courte. Avec Gabriel on a discuté pendant des heures. Des heures à fixer le plafond jusqu'à ce que nos paupières se ferment sans même que l'on s'en rende compte. Au petit matin ce sont nos corps qui se sont réveillés les premiers, enlacés. Intensément attirés l'un vers l'autre. Gabriel était un fabuleux amant. .
Lenka n'était plus qu'à quelques mètres de moi. A quelques mètres de moi sous notre arbre, deux sandwich à la main. Et déjà elle me faisait de grands signes.
Lenka était ce que l'on appelle socialement une meilleure amie. Je connaissais ses secrets, elle accordait beaucoup d'importance à mon avis lors de ses choix et nous passions la majeure partie de notre temps ensemble. Et, bien sûr, il nous était inconcevable de penser que notre amitié ne serait pas pour la vie. « Je t'ai trouvée. Viens avec moi. Notre amitié commence maintenant. » Voici la première phrase qu'elle m'a dite lors de notre première rencontre. C'est aussi celle qui la décrit la mieux. Elle m'avait avoué plus tard qu'elle avait senti en moi l'une de ses personnes que l'on cherche toute sa vie. C'était mon premier jour à la fac. Je n'avais eu, dans ma courte existence qu'une seule amie. Lenka était devenue la deuxième.
« Je me suis engueulée avec Cal. Je suis partie dormir chez mon frère et depuis je n'ai aucune nouvelle. »
Je me doutais que quelque chose clochait. Nous discutions de choses banales entre deux bouchées de sandwich. Mais je voyais bien qu'elle souhaitait ardemment me dire quelque chose sans savoir comment l'annoncer. Je le savais, parce qu'à chaque fois Lenka faisait cette chose avec sa bouche. Elle la pinçait et se mordait la lèvre. Alors je savais que quelque chose clochait.
C'est en remarquant mon air interrogatif qu'elle a ajouté. « J'ai peut être fais une crise de jalousie. » A ce moment là ce sont mes yeux qui se sont levés vers le ciel. C'est là qu'est arrivé la justification : « Louise ! Il a été boire un verre avec une fille ! ».
Si Lenka mettait toujours autant de temps à me révéler ce genre de choses c'est qu'elle savait à l'avance ce que j'en pensais, d'autant plus lorsque le sujet était : Je m'appelle Lenka et je suis jalouse sans raison.
Mordillage de lèvres. Lâchage de bombe. Justification. Le schéma était le même à chaque fois. Et comme à chaque fois mon rôle était de lui faire entendre raison.
« C'est qui cette fille ? J'ai demandé.
- Une fille de sa classe apparemment. Je te jure que si je la trouve je la réduis en miette.»
Je savais que Lenka en était capable. Alors j'ai quand même voulu sauver la vie de cette fille.
« Peut être qu'ils se voyaient pour travailler, j'ai dis.
- C'est ce que Cal a dit aussi, elle a soupiré.»
Alors j'ai soufflé et j'ai dis « Appelle-le et excuse toi». Parce qu'elle devait comprendre qu'encore une fois la jalousie n'avait aucune place dans cette histoire. Et puis je savais qu'elle en mourrait d'envie. Cal et Lenka c'était un amour fou. De l'amour presque viscéral même. Ils se connaissaient depuis toujours. Leurs parents étaient amis depuis leurs débuts d'études supérieures et ne se sont jamais quittés. Il avaient même planifié que leurs enfants, plus tard, se marieraient, elle m'a raconté un jour. Et ils avaient vu juste. Ils étaient pas encore mariés mais c'était comme si c'était le cas. Cal et Lenka étaient comme deux âmes-sœurs qui n'ont pas perdu de temps à se chercher. Le lien était présent depuis leur naissance. Ainsi les rêves de leurs parents sont devenus réalité.
C'est pour ça que je voulais qu'elle l'appelle. Parce que lorsque l'on est Cal et Lenka il n'y a pas de temps à perdre avec des futilités. Contrairement à la majorité des humains de cette terre, eux, avaient une vie entière pour s'aimer. Lorsqu'on a cette chance, on ne doit pas en perdre une miette.
L'appeler. L'aimer. Ne pas perdre une seconde. C'est ce qu'elle a fait. Il était l'heure de me rendre à mon travail. Alors je me suis levée, puis avant de dire au revoir à Lenka j'ai jeté nos restes. Comme d'habitude, plus de la moitié de mon repas s'est retrouvé à couvrir d'autres déchets dans une poubelle. Triste destin pour les restes de Louise.
Cette après midi là et comme presque tous les après midi, j'étais bercée par l'étrange atmosphère de la bibliothèque dans laquelle je travaillais. Mon travail n'étais pas bien compliqué. J'étais chargée de ranger les livres déplacés par nos visiteurs et accompagner ces mêmes visiteurs dans leurs recherches si ils semblaient perdus. Ce n'était pas bien compliqué, mais ça m'épanouissait totalement. Je pouvais être entourée de milliers de livres et bénéficier de l'étrange silence dont les bibliothèques sont dotées. Ce silence peut être oppressant pour la plupart des gens. Moi, il me transportait.
Le lecteur chauve était une bibliothèque comme on en trouve encore peu. Fantasmagorique. A l'image de sa propriétaire, Frances. Si grandir avait été une de mes options, alors j'aurais souhaité devenir une femme comme Frances.
Cette femme a derrière elle toute une vie remplie de terribles et de merveilleuses expériences. Elle me raconte souvent sa vie et finit régulièrement en me faisant promettre de ne pas faire les mêmes erreurs qu'elle, de prendre soin de mon innocence. Lorsque je l'ai rencontrée elle m'a prit sous son aile et était devenue très rapidement une mère de substitution.
Travailler me permettait de subvenir à mes maigres besoins en nourriture et à payer mes cours. Venir au Lecteur chauve quelques jours par semaine n'a jamais été une corvée.
Les livres possèdent la faculté de permettre au lecteur de s'incarner en n'importe lequel des personnages d'une histoire. Être celui qu'il a toujours rêvé de devenir ou celui qu'il aurait dû être.
A travers ces murs j'étais la reine maléfique du Royaume des nuages, le détective solitaire enchaîné à un désir de justice ou une princesse aux cheveux magnifiques qui attend celui qui sera son prince pour l'éternité. L'atmosphère mystique de cette bibliothèque se prêtait au jeu.
Les allées étaient étroites et les couleurs sombres. Les très hautes étagères en bois de chêne longeaient les murs de cette ancienne bâtisse. Quelques secrétaires étaient éclairés, ci et là, par de minuscules abats-jour projetant une lumière tamisée. Le rez de chaussée à la moquette brune renfermait tous les livres traitant de la philosophie, de l'histoire et des langues étrangères, entre autres. Des fauteuils usés mais néanmoins extrêmement confortables étaient disposés près de grandes fenêtres affublées de longs rideaux épais. Ceux-ci étaient entre-ouverts et filtraient la lumière mais permettaient tout de même d'apercevoir au loin le fleuve.
Des escaliers en colimaçon et aux marches grinçantes menaient au sous-sol, là où les histoires d'amour côtoyaient la science-fiction et les thrillers. Ce sous-col était l'endroit où je préférais me retrouver. J'aimais caresser les reliures anciennes et poussiéreuses, lever la tête et perdre mon regard dans les moulures du plafond et suivre du doigt les dessins des immenses tentures qui tapissaient certains des murs. L'atmosphère y était sombre, le silence encore plus oppressant. C'était comme si, au dessus de moi, au dessus du niveau de la terre il n'y avait plus rien. Comme si le temps s'arrêtait et qu'on ne pouvait plus savoir si dehors il faisait jour où si la nuit était tombée. Ici, on était en dehors du temps.
La nuit était arrivée à grand pas. Il n'était pourtant pas tard, mais en cette période l'obscurité tombe tôt sur la ville, permettant aux lumières des lampadaires de se réveiller avant l'heure. Celles-ci m'accompagnaient jusqu'au quai du train qui me ramènerait jusqu'à chez moi.
Le train semblait glisser au dessus des herbes et des chemins. Locomotive silencieuse, il effectuait régulièrement des arrêts devant des quais simplement matérialisés par l'affichage du nom du village ou du lieu-dit le plus proche. Plus la locomotive s'éloignait de la ville, plus les quais semblaient vides, perdus au milieu de nul-part.
A travers les vitres, je regardais changer les paysages au fil des jours et des saisons. Ce territoire n'était jamais le même, mais il m'éblouissait pourtant chaque jour. Les feuilles des grands arbres tombaient et renaissaient. Les champs voyaient leurs fleurs pousser puis être récoltées.
Pour se rendre chez moi il fallait laisser le temps à l'aiguille de faire le tour d'un cadran. On se retrouvait alors au début d'un sentier qui menait à cette maison qui était la mienne en quelques minutes de marche.
Ma maison était comme toutes les minuscules maisons que l'on trouvait dans les étendus reculées de la ville. Mais elle avait cette particularité de ne posséder comme voisins qu'un ruisseau et et un champ de coquelicots volants.
De la fenêtre au plafond j'observais la lune prendre sa place sur le ciel étoilé et je sombrais dans les rêves.