Rosiers & Poulpes

Le 04 octobre

On était en fin d'après midi lorsque je me suis rendue au cœur de la ville pour retrouver Léaloup. Elle m'avait prévenu la veille qu'elle revenait en ville. J'avais tellement hâte de la retrouver.

Je l'ai reconnu aussitôt au milieu de la grande place. Ses longs cheveux dansants avec le vents, elle était là à attendre, le nez vers le ciel. Il était difficile de ne pas la remarquer avec ses chaussures plate-forme, ses vêtements très colorés mais surtout très courts.

« Qui cherches tu dans le ciel ? Je lui demande après que je me sois approchée discrètement de son oreille.

- Toi. J'ai toujours cru que tu étais un ange tombé du ciel. Comme je ne te voyais pas arriver, je me suis dis que tu devais y être remonté.

- Oh, tu sais, je lui répond las, ils ne m'acceptent plus là haut. Je ne suis pas assez « sainte » selon eux, j'ajoute avec un haussement d'épaules. Ils ont déduit ça quand j'ai voulu me taper l'archange. Tu l'aurais vu il était tellement sexy.

- Heureusement qu'ils t'ont virés. On doit vraiment se faire chier là haut. »

J'étais heureuse de la retrouver, elle et son rire, elle et ses grands yeux noirs.

« Bon, par quoi on commence ?

- Allons boire un verre ! J'ai proposé en levant les bras, pleine d'énergie.

- Chez Joe ?

- Chez Joe ! »

C'était il y a quelques années, je n'étais même pas majeure. Léaloup, qui avait deux ans de plus que moi prenait beaucoup de plaisir à m'emmener dans les endroits qui m'étaient interdits. J'avais tellement d'admiration pour elle que je l'aurais suivi n'importe où. Un soir ce bar, Chez Joe, est apparu devant nos yeux, un peu comme par magie, il n'a pas fallu plus de quelques secondes à Léaloup pour me tirer à l'intérieur.

Ce jour là, comme il y a quelques années nous passions la porte vitrée et la cloche s'est mise à tinter pour annoncer notre arrivée. Mais ce jour là, contrairement à la première fois ce n'était pas un endroit inconnu qui s'ouvrait à nous. Mais plutôt une déferlante de souvenirs.

Nous avons pris place sur les tabourets rouges et usés qui longeaient le bar. Nos coudes repliés et nos têtes reposant sur nos mains, c'était avec un sourire complice que nous avons interpellé le barman qui ne nous avait pas remarqué lorsque l'ont était entré quelques secondes avant.

« Monsieur le Barman, on a appelé à l'unisson. »

Le Barman s'est retourné et après une seconde de stupéfaction a souris de toutes ses dents.

« Les filles ! Mais qu'est ce que vous faites là ? Léaloup t'es revenu ?

- En chair et en os, mon petit chat ! Elle lui a dit tout sourire.

- Ça fait longtemps ! Il a entonné en passant de l'autre côté du bar pour nous offrir un énorme câlin de retrouvailles. Je suis tellement content de vous voir.

- Je ne suis rentrée que pour le week-end, lui explique Léaloup. Mais on était obligé de passer au quartier général. Les bars sont tellement ennuyeux là où j'habite. Et puis au moins ici on boit gratuitement ! N'est ce pas Big Joe ? Elle a ajouté avec un clin d'œil.

- Bien sûr que je vais te l'offrir ce verre, il lui a dit en rigolant. Tu l'as bien mérité. Si tu n'étais pas venu aussi souvent à une période, le bar aurait sûrement fait faillite.

- Oh, ne dis pas de bêtises et sers nous deux bières ! Et discutons du bon vieux temps, a finalement lancé Léaloup. »

Il ne fallait pas se mentir, si ce bar était devenu notre quartier général ce n'était pas pour sa décoration totalement classique ou pour sa clientèle plutôt composée de cinquantenaires au statut de piliers de bar. En fait si on est restées c'est surtout parce que les prix battaient toute concurrence, que l'on y croisait jamais des gens de nos lycées et qu'avec le temps Joe était devenu un véritable ami.

Joe était un personnage étonnant. Sous son épaisse barbe rousse, sa silhouette corpulente et sa voix digne d'un chanteur de hard rock se cachait une douceur et un sens de l'humour incroyable. On s'était toujours demandé comment ce gars plus vieux que nous d'une dizaine d'années, bourré de charisme et fraîchement débarqué dans ce pays avait pu atterrir dans ce bar miteux. Cette question restera sûrement à jamais sans réponse.

On est restés quelques heures à siroter des bières, à discuter et à rire. Puis finalement il était temps de s'en aller. On a passé la porte en adressant de grands signes à Joe, Léaloup lui a promis de revenir la prochaine fois qu'elle rentrerait et moi je lui ai simplement dit à bientôt. J'avais l'habitude d'emmener régulièrement Lenka et Cal boire un verre Chez Joe.

Le soleil commençait à décliner lorsque nous nous sommes dirigés vers le nord de la ville, au bord du fleuve. Il y avait cet endroit qui n'appartenait qu'à nous. Cet endroit qui nous éloignait du bruit de la ville et semblait arrêter le temps. Il fallait se rendre sous le troisième pont qui enjambait le fleuve, au nord, là où l'eau suivait sa course en silence, de la plus douce des façons. A cet endroit quelques rosiers fleuris formaient une serre naturelle, des poulpes mauves rampaient sur la voûte des roches et la concentration de poissons-lune y était plus importante que n'importe où ailleurs.

Assise au centre de ce spectacle Léaloup me racontait comment se passait la vie dans son nouveau « chez elle ».

« Je ne regrette pas d'être partie, elle m'a lancé. C'est vrai, c'est loin, ma mère pleure à chaque fois que je l'appelle. Mais étudier l'anthropologie j'en rêve depuis tellement d'années. Et à part là bas, il n'y a aucune autre université qui propose ce cursus.

- Pauvre Tamara !

- Oh tu sais, elle ne pleure plus si souvent que ça. Au bout de 3 ans il était temps qu'elle s'habitue !

- Sa petite fille lui manque c'est normal.

- Elle me manque aussi. Et toi aussi Louise. Tu m'avais manqué. »

Je lui ai souris tendrement.

A ma demande Léaloup m'a conté les nouvelles découvertes en terme d'anthropologie. J'aimais l'écouter, elle avait tant de passion que je pouvais l'écouter pendant des jours. Malgré ces longues semaines sans se voir notre complicité était restée la même. Retourner Chez Joe et venir ici, dans notre endroit accentuait certainement ce sentiment.

Ce renfoncement sous le pont était un refuge. Nous venions ici pour nous couper du monde, de la société, de tous ces bruits, de tous ces gens trop différents de nous.

Plus jeune je n'avais jamais vraiment eu d'amis. Les gens ne m'intéressaient pas. J'avais mon monde, mes histoires. Je n'avais pas besoin des autres. Maman était là, ma sœur, June, aussi. Elles me donnaient assez d'amour. Et puis je me sentais tellement différente de tous ces gens que je ne trouvais pas d'intérêt à les côtoyer.

Un matin, je prenais le train pour me rendre à mon lycée, en ville. Ce jour là une fille au cheveux aussi blanc que la neige était assise en face de moi. J'ai toujours préféré regarder les paysages le temps du voyage, mais ce jour là je n'ai pas pu décrocher mon regard de cette fille. Je ne suis pas non plus descendu à mon arrêt, mais par contre je suis descendu au sien. Sans savoir pourquoi, je l'ai suivie. Je suis descendu à son arrêt, je l'ai observée. Elle marchais d'un pas dansant jusqu'à son école et en arrivant elle s'est adossée contre un muret, loin de l'agitation des élèves et a allumé une cigarette. Lorsque la sonnerie à retenti, elle a laissé tomber son mégot à terre et l'a écrasé avec son pied. Elle a réajusté son sac sur ses épaule et a suivi les autres élèves à l'intérieur.

Ça a duré près d'une semaine. Je ne pouvais pas m'en empêcher. Chaque matin j'étais là de l'autre côté de la rue, à l'écart, à l'observer. Chaque matin elle répétait les mêmes gestes et personne ne venait jamais l'interrompre. Mais ce manège prit fin.

Ce manège a prit fin. Un matin au lieu de fumer tranquillement sa cigarette elle a levé les yeux, plantant son regard dans le mien et s'est avancée vers moi le pas assuré. Elle m'intriguait tellement, que je n'ai même pas eu le temps de prendre peur, et pourtant ses yeux lançait des éclairs.

Évidemment elle m'a demandé qui j'étais et pourquoi je la suivais depuis plusieurs jours. Je n'ai pu répondre que la vérité. « J'ai l'impression que l'on se ressemble, et je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui me ressemblait ». Bien évidemment cette réponse résultait de plusieurs nuits blanches à tourner mon esprit dans tous les sens pour comprendre d'où venait mon comportement que j'assimilais à celui d'un psychopathe.

Finalement et contre toutes attentes cette fille n'a pas paru si choquée de ma réponse, elle a même sourit. « Tu aurais dû venir me parler. Je m'appelle Léaloup. Tu veux que l'on se retrouve dans le train demain ? »

Au fil du temps j'ai appris à la connaître, et j'ai surtout compris que je ne m'étais pas trompée. Nous nous ressemblions beaucoup, à quelques exceptions près comme son assurance et l'éclat qu'elle a toujours dégagé.

« Tu te rappelles ? On venait ici souvent.

- On était dans notre bulle, personne ne pouvait nous atteindre, a ajouté Léaloup. Tu y reviens seule ?

- Non, pas vraiment. Ce n'est pas pareil si tu n'es pas là.

- Cet endroit me manque aussi. Je suis contente que tu m'y ait emmenée. »

On a observé le fleuve en silence et profité de la beauté de ce paysage. Mais l'air se refroidissant nous nous sommes rappelés qu'il était temps de rentrer.

Ses longs cheveux blancs virevoltaient au grès du vent alors que nous marchions vers la porte de ma maison. Elle s'est émerveillée, comme à chaque fois, du bruit du ruisseau s'accordant à merveille au vol léger des coquelicots, et m'a rappelé la chance que j'avais de vivre ici. Nous avons observé un aigle, dont l'envergure devait dépasser les 3 mètres, passer au dessus de nous et nous sommes rentrés nous mettre au chaud à l'intérieur.

Je nous ai servis une tasse de thé et nous nous sommes assises sur le banc qui faisait office de pied de lit.

« Ta maison est tellement jolie, a dit Léaloup à un moment.

- C'est vrai, je l'aime beaucoup. Mais elle est un peu vide depuis que maman et June sont parties.

- D'ailleurs, ça va ?

- Oh oui, j'arrive à gérer la situation. Il y a Lenka, les cours, la bibliothèque. Alors ça m'occupe l'esprit.

- Oh ! Comment va Frances en fait ?

- Frances va très bien. Elle me demande souvent de tes nouvelles. »

Léaloup a rencontré Frances plusieurs fois avant qu'elle ne parte étudier dans le territoire des Lacs gelés. Et à chaque fois Frances avait posé sur nous un regard bienveillant. Le lendemain de leurs rencontres elle répétait à chaque fois cette phrase à propos de Léaloup. « C'est une fille bien étrange. Et étrangement parfaite pour toi. » Et comme à chaque fois j'étais bien d'accord avec Frances.

« Je suis contente. J'aime bien Frances. Elle prend soin de toi. »

D'un coup Léaloup fit mine de se rappeler de quelque chose. Elle me regarde intensément et me dit avec un sourire complice :

« J'allais oublier. J'ai une surprise. Tu la veux ?

- Oh oui, qu'est ce que c'est ? Je lui ai demandé avec intérêt.

- Ça pour le savoir Louise il va falloir que tu enlèves quelques uns de mes vêtements. »

Son regard a changé et c'était de l'envie que j'y ai décelé. Elle s'est levée et s'est tournée doucement pour me présenter son dos. Je me suis levée à mon tour et j'ai approché mon corps du sien. J'ai soulevé ses longs cheveux pour les passer par dessus son épaule et en déposant un baiser au creux de son cou j'ai dévoilé lentement, en ouvrant la fermeture de sa robe, le haut de son corps. J'ai alors découvert un tatouage qui recouvrait l'intégralité de son dos. C'était un paon aux mille couleurs, au trait précis et dont la réalisation relevait du chef-d'œuvre. Ce tatouage qui n'était qu'à l'état d'esquisse quelques mois auparavant était terminé.

L'art corporel était un de nos plus gros communs.

« Il te plaît ? Elle m'a interrogé.

- Tu es la plus jolie fille de toute la terre, et pourtant, tu sais, j'en ai rencontré des jolies filles. »

Ma réponse a fait apparaître sur son visage un de ses plus beaux sourires. Elle s'est retournée et d'un léger mouvement de bassin, a fait tombé sa robe au sol. Puis ses mains ont rejoint ma nuque pour joindre nos lèvres. Nous nous sommes embrassées longuement et son corps a fait basculer le mien au creux de mes draps. Louise était douceur et légèreté et ce lit était devenu le témoin privilégié d'une très belle histoire d'amour.