Au cœur de la sombre et redoutée Forêt Brumeuse, bien loin des préoccupations du commun des mortels, se trouvait une clairière sauvage épargnée par le pourrissement qui avait gagné le pays. Ce petit coin de paradis, jonché de fleurs sauvages avait conservé le charme qui faisait autrefois la renommée du royaume de Mar. Ce royaume dont, jadis, les champs de fleurs s'étendaient sur des kilomètres à la ronde faisant la fierté des fleuristes, parfumeurs, embaumeur et autre apothicaire. Aujourd'hui les fleurs avaient fané, les arbres avaient pourri et les animaux avaient déserté l'horizon, ne laissant que ronces et mort derrière eux.

Kelian, fruit d'un amour interdit entre une nymphe des bois et un chevalier de Mar, vivait là, à l'abri des tourments balayant son royaume. Élevé par les esprits de la forêt, il avait grandi à l'écart des Hommes, dans la chaleur d'une petite chaumière de bois et de paille. Bien qu'il n'ait jamais connu ses semblables, le jeune garçon ne se sentait pas seul, entouré par l'amour des esprits de la forêt et des animaux environnants qui avait trouvé refuge des années avant sa naissance. Sa mère, lui avait-on conté, avait été forcée d'abandonner le nourrisson au cœur de la forêt maudite où il vivait caché de tous. Sa punition divine pour avoir aimé un mortel.

La brume et les ronces jouxtant la prairie avaient toujours dissuadés Kelian de s'aventurer plus loin malgré son caractère audacieux. Qu'à cela ne tienne, il s'était ainsi rattrapé en faisant milles et une bêtise lors de son enfance, rendant chèvres ses nourrices de fortune, les fées des bois.

Aujourd'hui, le petit garçon était devenu un homme calme et réfléchit, mais qui avait gardé sa capacité à s'émerveiller d'un rien. Ses grands yeux verts brillaient à la moindre occasion. Il avait hérité de la silhouette longiligne presque animale de sa mère et la force de son père. Ses cheveux châtains lui arrivaient aux épaules, bien souvent emmêlé par le vent soufflant sur la clairière. Quelques feuilles y avaient trouvé refuge, mais Kelian avait fini par abandonner l'idée de s'en débarrasser. Après tout, elles revenaient sans cesse…

Il était vêtu simplement, par des habits confectionnés par ses tantes sylphes. En guide de chaussures, on lui avait offert des sandales de bois et de lierre. Ainsi vêtu, il aurait pu se faire passer pour n'importe quel mortel vivant à l'orée de la forêt. Mais sa singularité venait de ses oreilles, légèrement pointues semblable à celles d'une biche et des bois qui poussaient sa tête, telles deux cornes de cerf, symboles de sa nature sacrée.

Le jeune homme avait appris à communiquer avec les animaux depuis son plus jeune âge, si bien qu'ils étaient devenus, au fil des ans, ses meilleurs amis à défaut d'autres compagnons. La nature n'avait aucun secret pour lui tout comme le monde des sylphes. Les humains par contre lui restaient inconnus. Il avait appris par ses tantes que les hommes étaient de nature changeante, souvent violente et égoïste. Il valait mieux les éviter, mais, heureusement, aucun n'était assez fou pour s'aventurer dans ces bois.

Aussi lorsque Kelian perçut le faible bruissement non loin de la forêt maudite, il ne s'étonna pas outre mesure. Pourtant son intuition le poussa à s'approcher. Alors qu'il avançait prudemment en direction des buissons de ronces, pensant porter secours à un animal pris au piège, le paysage changea. L'herbe disparaissait au fur et à mesure qu'il avançait, faisant place à la poussière et à la broussaille morte. Une branche craqua sous son pied et le buisson tressaillit.

Kelian s'immobilisa.

Comptant jusqu'à cinq, le jeune homme reprit son avancée, faisant attention à ne pas effrayer l'animal. Les ronces pouvaient se montrer fatales pour quiconque s'y laissait piéger. Leurs épines étaient capables de déchirer la peau aussi facilement que les griffes bien aiguisées d'un ours. Kelian en avait fait l'amère expérience une fois. Ses cicatrices étaient là pour le lui rappeler.

Un pied.

Il y avait un pied qui dépassait du buisson. Un pied humain. Kelian s'immobilisa à nouveau. Il fit demi-tour, le cœur battant à toute vitesse, mais à peine eut-il fait trois pas qu'il le regretta. À moins que ce soit sa curiosité qui ait pris le dessus ? S'armant d'un bout de bois à peine plus long que son bras, il s'avança assez près pour pouvoir enfoncer le bout de son arme improvisé dans le mollet à sa portée.

Un gémissement de douleur lui répondit, le faisant sursauter. Cette chose était vivante. Attendant quelques secondes, accroupis près du corps, le jeune recommença avec plus de douceur, tâtonnant du bout de son bâton la peau flasque devant lui.

— Pitié, supplia une voix caverneuse.

Bien qu'ayant vécu à l'écart des Hommes, Kelian en avait appris le langage grâce aux silphes. La créature devant lui était humaine, un homme d'après la tonalité grave et rocailleuse. Et il semblait souffrir. Que devait-il faire ? L'aider ? Aucun humain n'avait jamais osé s'aventurer jusqu'ici. Kelian ne savait pas comment réagir. Finalement, n'écoutant que son cœur, le jeune homme décida d'aider l'inconnu. Écartant les ronces avec précaution, il dégagea le corps blessé et le tira à l'abri dans la prairie. Épuisé par l'effort – après tout l'homme n'était pas léger – Kelian se courba en deux, mains sur les genoux, essayant de reprendre son souffle. Il en profita pour dévisager l'homme inconscient à ses pieds.

Brun, les cheveux mi-longs et la peau pâle, il était vêtu d'habits couteux ; une chemise en flanelle déchirée par endroit et tachée de sang, un pantalon de cuir abimé, ainsi qu'un gilet sans manches, des bottes et des gants de la même matière. Il portait également une ceinture sur laquelle était fixée une lame d'une dizaine de centimètres dont Kelian s'empara.

Les lèvres rosies par la douleur – à moins que ce ne soit leur couleur naturelle ? – remuèrent, attirant son attention. Se penchant sur lui, Kelian suspendit sa respiration en attendant que l'homme réagisse. Quand il le vit ouvrir les yeux, le jeune homme paniqua et, pris d'une impulsion subite, le frappa sur la tête avec le manche du poignard qu'il venait de lui subtiliser. L'homme grogna avant de retomber par terre, inconscient. Kelian resta immobile pendant plusieurs minutes, le souffle court, la peur au ventre.

Il fallut plusieurs dizaines de minutes et beaucoup d'effort avant que Kelian ne réussisse à ramener l'inconnu jusqu'à sa modeste demeure, le tirant derrière lui comme une branche morte.

Erwann ouvrit les yeux avec difficulté. Était-il mort ? À en croire la douleur lancinante de son épaule, pas encore. Il ferma les yeux quelques secondes, puis les rouvrit. Rien n'avait changé. Toujours ce même plafond. Comment ? Il se rappelait pourtant s'être engouffré dans la Sombre Forêt pour échapper à ses poursuivants. Blessé à l'épaule par un coup d'épée, il avait couru dans les taillis sans s'arrêter, sans jamais regarder en arrière. Il avait couru pendant des heures, les branches mortes des arbres entaillant sa peau, déchirant ses habits. Il ne s'était jamais retourné, même après que les aboiements des chiens de chasse eurent cessé. Il avait continué à avancer, de plus en plus difficilement à mesure que la forêt se faisait dense, les ronces remplaçant bientôt la végétation morte de la lisière des bois. Bientôt, il s'était retrouvé complètement perdu, à la merci des créatures rodant autour de lui. Le ciel était invisible et il n'y avait plus aucun point de repère une fois plongé dans les ténèbres de la forêt.

Puis, après des heures d'errances, ou peut-être des jours, il l'avait aperçu. Une boule de lumière, à peine plus grosse qu'une pièce de cuivre, sautant d'arbre en arbre. N'écoutant que son instinct, il s'était élancé à sa poursuite. Puis la lumière enfin. La vraie ; la lumière du soleil déclinant perçant à travers les feuilles mortes, droit devant lui. Il avait puisé dans ses dernières ressources pour parcourir les derniers mètres avant que la nuit ne tombe et qu'il se perde à nouveau. Les loups étaient à ses trousses, attendant qu'il succombe. Il avait entendu leur hurlement dans l'obscurité des bois, perçu le craquement des branches derrière lui. Tapis dans l'ombre, ils attendaient patiemment. Pourquoi se presser ? La forêt finissait toujours par venir à bout de ses intrus.

Puis il était sorti ! Accueillant avec délivrance cette lumière aveuglante, chaleureuse, salvatrice… avant de perdre connaissance.

Et maintenant ? Où était-il ? Il se redressa et regarda autour de lui avec méfiance. Son premier réflexe fut de chercher sa dague. Rien. Le jeune homme ne portait plus qu'un pantalon. Il avisa ses bottes et ses gants sur une chaise à ses côtés. Sa ceinture demeurait introuvable et sa chemise avait été recyclée en bandage de fortune. Il tâta sa blessure et grimaça. Les mercenaires ne l'avaient pas raté. Il plia et déplia sa main en de petits gestes rapides, mais la douleur était encore trop vive.

Combien de temps était-il resté sans connaissance ? Sa tête lui tournait. Le manque de nourriture et d'eau se faisait ressentir maintenant qu'il était hors de danger. La lumière filtrant derrière les volets clos le laissait à penser qu'il avait dormi vingt-quatre heures, peut-être plus...

— Vous êtes réveillé ?

La voix douce, mais quelque peu rêche le fit sursauter. Dans l'encadrement de la pièce, à contrejour, se tenait une silhouette qu'il avait du mal à distinguer.

— Qui es-tu ? Où suis-je ? demanda le convalescent.

— Je suis Kelian.

Erwann plissa des yeux. Avec plus d'attention, il remarqua la main fermement serrée de son hôte, tenant son poignard. Il avait l'air nerveux, légèrement effrayé. Quoi de plus normal ? Les bandits étaient monnaie courante dans le royaume. Avoir un étranger chez soi n'était pas rassurant.

— Enchanté, Kelian. Je me nomme Erwann, dit-il de sa voix la plus douce.

— Que faites-vous ici ? D'habitude personne ne s'aventure jamais dans la forêt.

— Je n'avais pas le choix, répondit le jeune homme en montrant son épaule. J'étais poursuivi et blessé. Je n'ai pas réfléchi.

— Je vous ai soigné, fit remarquer Kelian.

— Heu oui… Merci, répondit Erwann prit au dépourvu.

— Vous pouvez repartir maintenant alors ?

Le silence s'abattit sur la maisonnée. Avait-il bien entendu ? Venez-t-on de le congédier ? La douleur dans son épaule le faisait encore souffrir, et sa tête également. Ses mains ne cessaient de trembler et chaque mouvement lui était difficile. S'imaginer retrouver le chemin jusqu'à chez lui, lui semblait insurmontable. Il ne savait même pas où il avait trouvé la force de se sortir des griffes de la forêt. Il avait sous-estimé son envie de vivre. Mais maintenant, à l'abri dans la chaleur accueillante de son refuge, sa vigueur semblait l'avoir quitté.

— Je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité. Peut-être pourriez-vous alerter quelques chevaliers de Mar et leur faire savoir que je suis ici ?

L'autre homme le regarda sans comprendre.

— Tu ne sais pas qui je suis n'est-ce pas ?

Un autre silence.

— Visiblement non, soupira-t-il. Tiens, regarde, ajouta-t-il en lui tendant sa chevalière. Ce sont les insignes royaux.

Kelian ne bougea pas et Erwann renonça, baissant le bras, la bague toujours en sa possession. Après tout, peut-être qu'il se fichait bien de qui il était et de ce qu'il adviendrait de lui.

— Indique-moi le chemin vers le palais royal et je m'en irais, souffla Erwann avec un soupir résigné.

Il se mit debout, provoquant un mouvement de recul de la part de son hôte. Malheureusement il n'eut pas le temps de se soucier des réserves de l'autre homme ; ses jambes se dérobèrent sous lui et il tomba sur le sol comme un gamin qui apprend à marcher.

Il gémit, tenta de se relever, sans succès.

Après un moment de réflexion, l'autre homme finit par s'avancer prudemment, posant l'arme hors de sa portée.

— Je vais vous aider à vous relever.

Erwann leva les yeux vers son bienfaiteur. Son souffle se bloqua dans sa gorge. Devant lui se trouvait un homme tel qu'il n'en avait jamais vu. Était-ce un monstre ? Leurs regards se croisèrent et la lueur inquiète qu'il vit dans celui de son sauveur lui fit comprendre qu'il avait tout aussi peur que lui. Pourtant il lui avait sauvé la vie. Ce ne pouvait pas être un monstre. Mais alors qu'était-il ?

Il l'aida, comme il le lui avait promis, à se hisser sur le lit.

— Je ne sais pas qui vous êtes et je n'ai pas compris ce que vous me demandiez de faire, mais… vous pouvez rester ici quelques jours, le temps de vous remettre.

— Merci.

— Je vais préparer de quoi manger, vous pouvez vous reposer ici en attendant.

— Je me suis déjà assez reposé. S'il te plait, laisse-moi venir avec toi.

Kelian sembla sceptique, mais finit par lui tendre une main. En vérité, Erwann aurait préféré passer le reste de la journée au lit, mais il voulait en apprendre plus sur son mystérieux sauveur et sur cet endroit. Où était-il ? Était-il vraiment hors de danger ? Et son hôte…

Kelian le conduisit jusqu'à un petit banc de pierre devant la chaumière, le soutenant jusqu'à qu'il soit assis. Il se dirigea ensuite à quelques mètres de là, dans un petit potager dont l'abondance surprit Erwann.

Prenant le temps de contempler le paysage, le jeune blessé remarqua l'ombre menaçante de la Forêt Brumeuse au loin. Mais tout le reste semblait échapper à la malédiction qui s'était abattue sur le royaume. Fleurs et arbres fruitiers poussaient avec prospérité. Le soleil se refléta sur l'eau claire d'un lac à proximité et Erwann s'émerveilla. C'était la première fois qu'il voyait une eau si claire, exempt de cadavre, de pourriture ou autre pollution. Il ferma les yeux, appréciant le chant des oiseaux puis les rouvrit sur une biche. Il la contempla broutant l'herbe fraiche non loin de lui avec un mélange d'admiration enfantine et d'incrédulité…

Ce pourrait-il qu'il… ? Non c'était impossible.

— Kelian ? appela-t-il doucement pour ne pas l'effrayer.

— Oui ? répondit le jeune homme en se redressant vers lui, les mains pleines de terres tenant un bouquet de carotte.

— Où sommes-nous ?

— Chez moi. Pourquoi cette question ?

— En fait, je parlais de façon plus… générale ? demanda-t-il en se grattant la nuque.

— Nous sommes au cœur de la Forêt Brumeuse. Mais je n'en suis jamais sorti alors… je ne pourrais pas vous en dire plus.

— Jamais ?

— Non. Pourquoi l'aurais-je fait ? Vous avez bien vu cet endroit non ?

— C'est vrai… Tu pourrais peut être me dire si…

— Si ?

— Non rien, finit par répondre Erwann après une hésitation.

— J'espère que vous aimez les légumes. Nous ne mangeons pas de viande ici, déclara Kelian en se souvenant que les Hommes étaient carnivores.

— Nous ?

— Parfois j'ai quelques invités – non humains, précisa Kelian en pensant aux fées et plus rarement aux sylphes qui venaient lui rendre visite.

Les deux hommes rentrèrent. Cette fois-ci, Erwann prit le temps de regarder l'intérieur de la maisonnée avec plus d'attention. C'était une construction somme toute basique, faite de pierre et de bois. Il y avait deux portes à l'arrière de la pièce, une large cheminée et deux grandes ouvertures sur l'extérieur que le lierre avait envahi, occulté en partis par des rideaux tombant en lambeaux que Kelian dégagea. La lumière se refléta sur le bois, réchauffant immédiatement la salle.

Le mobilier était précaire, bien loin du confortable château où il habitait. Une souche d'arbre en guise de chaise, une table en bois des plus ordinaire, le lit sur lequel il se trouvait plus tôt, quelques bouquets de lavandes pour parfumer l'endroit… Il y avait bien quelques linges ici et là, une couette trouée, un pull qui trainait et même une lampe à huile vide dans un coin… Le peu de matériaux qui n'étaient ni de pierre ni de bois semblait dater de plusieurs siècles. Ce n'était pas étonnant pour quelqu'un vivant en dehors de toute civilisation, néanmoins Kelian trouvait cela très inconfortable.

Il s'assit sur la couche de paille et observa son hôte préparer le repas. L'une des portes était en fait l'accès à un garde-manger. Des fruits séchés, quelques couverts, du poisson... Kelian saliva en voyant cette profusion de nourriture dont beaucoup de mets étaient devenus introuvables dans le royaume. Soudain, ne pas manger de viande lui sembla un bien piètre châtiment.

Le soir était tombé plus rapidement qu'il ne l'avait prévu. Le repas lui avait fait du bien, l'aidant à retrouver des forces. Mais la fièvre apparue quelques heures plus tôt le faisait vaciller.

— Vous devriez boire ça.

— Qu'est-ce donc ?

— Un breuvage à base de plante. J'en bois lorsque je suis malade.

Erwann accepta la boisson avec plaisir. Ses mains effleurèrent celles de son mystérieux sauveur, le surprenant. Il faillit renverser la tasse, mais heureusement, Kelian veillait sur lui.

— Doucement. Vous tremblez.

Avec douceur, il s'agenouilla à ses côtés et l'aida à porter la tasse à ses lèvres. Ses mains étaient fraiches contre sa peau et, sans s'en rendre compte, Kelian se pencha vers le jeune homme pour rechercher sa fraicheur. Collant son front contre une épaule dénudée, il captura une de ses mains pour la poser sur sa joue en le remerciant. Kelian se figea avant de se détendre et de l'attirer contre lui. Il resta ainsi pendant plusieurs minutes avant de le repousser.

— Je dois changer votre bandage.

Erwann émit un gémissement désapprobateur en sentant la fraicheur de son corps le quitter. Kelian sourit, attendrit avant de se lever pour de bon.

Revenant avec une espèce de pâte visqueuse, il défit avec délicatesse le pansement de fortune. Il nettoya la plaie, appliqua un peu du remède maison avant de refaire un bandage propre. Il appliqua ensuite un baiser sur la blessure, comme le lui avaient toujours appris ses tantes. Erwann rougit et se lança dans la contemplation du plafond. Il sentit Kelian quitter la couche puis revenir à ses côtés pour se blottir contre lui, les recouvrant d'une fine couverture avant de souffler l'unique bougie de la pièce.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? murmura Erwann en rougissant de plus belle sous l'audace de son partenaire.

— De quoi parlez-vous ? demanda Kelian en bâillant et en s'enroulant dans les draps.

— Nous allons dormir ensemble ?

— Pourquoi ? Cela vous gêne ? demanda innocemment Kelian sans comprendre la gêne de son invité.

— N- Non, bégaya Erwann.

— Bien, alors bonne nuit.

— Bonne nuit, souffla-t-il.

Il fut réveillé par les rayons du soleil levant. Sa fièvre était tombée bien que la douleur dans son épaule soit toujours aussi persistante. Il n'y avait aucune trace de Kelian. Erwann se leva, trébuchant maladroitement jusque dehors. Il le trouva, comme la veille, en train de jardiner. Le jeune homme avait redressé la tête en entendant le son de la porte d'entrée et lui souriait. Kelian lui rendit son sourire, troublé.

De là où il venait, les gens se montraient toujours distants avec lui. Son père, frère du Roi, s'était éteint lors de sa tendre enfance et sa mère était morte en couches. On le disait maudit, héritier du mauvais œil comme en témoignait la couleur de ses yeux. Sa seule compagnie – en dehors des filles de joie qui partageait parfois sa couche – se trouvait être son cousin, successeur de la couronne, Eyma. C'était un homme de sa génération, quoiqu'un peu plus vieux. Il avait vingt-six ans quand lui-même n'en avait que vingt-quatre. Il était juste, honnête et doux. C'était quelqu'un de particulièrement aimé dans le royaume, contrairement à lui. Bâtard né hors mariage, fils d'une courtisane, il était venu au monde en tuant sa mère et en apportant – disait-on – le malheur. Ses yeux couleur rubis étaient synonymes de désastre et d'infortune. S'il n'avait pas été fils de noble, il aurait probablement été tué à la naissance.

Son caractère, forgé par une enfance difficile jalonnée de moqueries et de rejet, ne l'avait pas aidé à se faire apprécier avec l'âge. Il était méfiant, bourru, parfois même un peu trop téméraire voir suicidaire si on en croyait les nombreuses cicatrices parcourant son corps. Mais ce que les gens ne voyaient pas, c'est qu'il était aussi fidèle, loyal, avec une terrible envie de se faire aimer et un sacré complexe d'infériorité qu'il cachait derrière son cynisme et un ton détaché. Il avait rejoint la Garde d'Hiver, un bataillon d'élite sous le commandement direct de son oncle le Roi, dans le fol espoir de pouvoir un jour le rendre fier et faire oublier son handicap.

C'est ce qui l'avait emmené jusqu'ici, en plein dans les ennuis. Depuis que la malédiction s'était abattue sur le royaume, voilà plusieurs dizaines d'années, la Garde d'Hiver s'était vu confier la mission de retrouver la Sorcière et de briser le sort.

Erwann regarda à nouveau Kelian. Il était probable que ce dernier n'ait jamais vu d'humain avant. Pourtant il l'avait accueilli chez lui, le soignait et lui souriait comme s'il avait une confiance aveugle en lui. Mais il avait tort.

Seul le sacrifice d'un être pur pourra mettre un terme à la malédiction.

C'était là les derniers mots qu'avait prononcés la Sorcière avant de mourir, trente ans plus tôt, quand la Garde d'Hiver l'avait finalement retrouvé. L'ancien Roi avait ordonné bon nombre de meurtres au nom d'Yliut. Animaux d'abord, puis criminels quand il n'y en eut plus. Mais leurs prières étaient restées sans réponse. Ils ne sont pas assez purs, avait crié le Roi. Alors ils avaient cherché de jeunes femmes et des enfants, souillant la terre sacrée du Mont Piété de leurs sangs.

Son oncle avait mis fin à des années de tyrannie. Les sacrifices avaient été interdits. Ils ne servaient à rien. Les Hommes n'étaient pas assez purs, qu'ils soient des criminels, des enfants ou de jeunes vierges. Les grands Prêtres avaient déclaré que seule la mort d'un esprit de la forêt pourrait mettre fin à la malédiction. Leur magie et leur pureté étaient sans égales.

Depuis, ils avaient écumé le royaume à la recherche d'une telle personne. Et voilà qu'il tombait sur Kelian. Kelian vivant dans les bois... Kelian dont des cornes de cerf poussaient sur sa tête… Kelian qui avait tout d'un esprit de la forêt.

Il n'avait pas osé poser la question au jeune homme, mais pourtant il en était presque sûr. Ils se trouvaient en plein cœur du bassin de la nymphe. Les légendes en parlaient comme d'un endroit épargné par la mort où, une nymphe – la dernière de son espèce – avait jadis trouvé refuge. La Garde d'Hiver l'avait cherché pendant des années, tentant de traverser la forêt maudite encore et encore, jusqu'à abandonner. Ce n'était qu'une légende après tout.

Mais Erwann avait trouvé ce livre… Un petit carnet de cuir, datant d'une vingtaine d'années et tombé dans l'oubli. On avait, semble-t-il, essayé de le brûler, mais certaines pages étaient encore lisibles. Il s'agissait de l'ancien carnet de route ayant appartenu au très réputé chevalier Marcus, ancien chef de la Garde d'Hiver. L'ancien chevalier y avait consigné une partie de ses découvertes. Il y parlait d'un endroit hors du temps où vivait une déesse aux cheveux d'argent. Ce n'était que de la poésie d'un homme désabusé lui avait-on dit en se moquant de lui quand il avait montré ce livre à son supérieur. Mais Erwann, qui avait passé des années isolé dans la bibliothèque royale, avait appris à lire entre les lignes. Enhardit par cette trouvaille, il s'était lancé, seul, sur les traces de Marcus, vingt-ans plus tôt.

Il en était maintenant persuadé. Marcus avait trouvé la nymphe, l'esprit de la forêt. Et ils étaient tombés amoureux. Kelian était sans aucun doute son enfant. Sinon pourquoi diable serait-il ici ?

Erwann avait d'abord tenté de retrouver Marcus, mais avait appris sa mort. Il avait mis fin à sa vie quelques mois après son retour d'un voyage épuisant vingt-ans plus tôt. Ses hommes avaient disparu, emportés par la forêt. Seul le chevalier avait survécu, réapparaissant après plusieurs mois, en parfaite santé, mais changé. Il avait déclaré la foret infranchissable, vide de toute vie, et la Garde d'Hiver avait définitivement classé l'affaire. On l'avait retrouvé pendu onze mois plus tard… Les difficiles années passées sur la route, loin de sa famille, l'avaient rendu dépressif. La boisson était devenue avec le temps sa seule amie. Aussi personne ne fut surpris de sa mort.

Il n'a sans doute jamais connu son père. Est que Marcus était au courant pour lui ? Mille et une pensées se bousculaient dans sa tête. Peut-être que je me fais des idées…

— Nous aurons des choux pour midi.

La voix calme et légèrement rocailleuse de Kelian le fit revenir à la réalité. Le jeune homme le regardait avec candeur.

— J'espère que vous aimez ? rajouta-t-il en fronçant les sourcils devant son manque de réaction.

— Je n'en ai jamais mangé à vrai dire.

— Jamais ? s'étonna-t-il avec un air outré.

— Nous n'avons plus accès à ce genre de chose depuis des années.

— Ah, soupira-t-il en baissant la tête. La malédiction.

— Oui, répondit-il en contemplant à son tour le bout de ses chaussures.

Erwann, assit à table, regarda l'autre homme préparer le repas en silence. La vie ici était agréable, pensa-t-il en regardant le paysage qui s'étendait par-delà la fenêtre. Si on aimait la solitude. Vivre seul devait être difficile. Personne à qui parler, personne avec qui rire ou pleurer, personne à aimer… Mais n'était-ce pas déjà son cas ? Il avait son oncle et son cousin bien sûr, mais les deux hommes étaient souvent trop occupés.

Il croisa les bras et posa sa tête dessus, redirigeant son attention vers le jeune garçon à ses côtés. Il coupait les légumes avec un air concerné, s'appliquant à la tâche. Il remarqua une petite statuette à ses côtés et tendit le bras pour caresser la tête de la sculpture miniature. Un cerf aux cornes majestueuses ; Yliut, le roi de la forêt.

— C'est un porte-bonheur, déclara soudainement Kelian. Un souvenir de mon père… enfin je crois.

— Où est-il aujourd'hui ?

— Je ne sais pas. Je ne l'ai pas connu.

— Et ta mère ?

— Je ne préfère pas en parler, dit-il en se refermant.

Kelian se leva brusquement et se rendit dans le garde-manger, fermant la porte derrière lui. Erwann se mordit la lèvre en se maudissant. Il n'avait pas voulu réveiller de mauvais souvenir. Aussi, quand Kelian revint dans la pièce après plusieurs longues minutes, il se leva maladroitement pour s'excuser.

— Je ne voulais pas… Je suis désolé, ma question était indiscrète.

— Oublions ça, mangeons, répondit-il avec un maigre sourire.

— Est-ce que je peux t'aider ? Dis-moi quoi faire ?

— Vous êtes blessé. Restez assis et laissez-moi m'occuper du reste.

— D'accord.

Ils passèrent le reste du repas dans un silence confortable, nourri du chant des oiseaux. Après avoir débarrassé, Kelian revint d'assoir à ses côtés, examinant son bras.

— Avez-vous toujours mal ?

— Oui.

Il palpa la plaie, lui arrachant une grimace, avant de changer à nouveau son bandage.

— Votre blessure n'était pas jolie. Comment avez-vous réussi à vous blesser de la sorte ?

— J'ai pris un coup d'épée. Une erreur d'inattention alors que je me faisais attaquer.

— Mais pourquoi ? demanda Kelian, visiblement choqué.

— Des mercenaires qui m'auraient tué pour quelques pièces d'or.

Kelian se renfrogna.

— J'oublie parfois que les hommes peuvent se montrer cruels.

— C'est vrai. Mais de là où je viens, la vie n'est pas facile, soupira Erwann en pendant sa tête en arrière.

— Racontez-moi.

— Raconter quoi ? rit-il.

— La vie par-delà la forêt. Comment est-ce ?

L'enfer. Erwann se mordit la langue pour éviter de répondre une telle bêtise. Les conditions de vie s'étaient grandement améliorées depuis que son oncle était monté au pouvoir. La famine persistait, tout comme la pauvreté, mais ce n'était pas l'enfer à proprement parler. C'était sa vie à lui qui était dénuée de sens et d'intérêt.

— Pourrions-nous faire un tour dehors ? J'ai envie de marcher. Je te raconterais tout ce que tu voudras en chemin.

Kelian sourit, ravi de la proposition. Il l'aida à se relever puis ils sortirent. Ils marchèrent des heures tandis qu'Erwann lui racontait la vie au palais. Les entrainements matinaux, les leçons, les bals… Lui détaillant les richesses du palais, de ses écuries et de ses bibliothèques réputés. Kelian se contentait de sourire, des étoiles plein les yeux. Et Erwann se surprit à penser, le temps de quelques secondes, à quel point il aurait aimé les lui montrer pour de vrai.


Le lendemain, la journée fut identique. Les deux hommes apprenaient à se découvrir, doucement, avec maladresse. Mais l'amitié qui était en train de se lier entre eux était sincère bien que surprenante. Elle prenait Erwann au dépourvu. Il n'avait jamais connu personne capable de rester à ses côtés sans y être obligé. Petit, les autres enfants s'amusaient à parier entre eux pour désigner la personne qui aurait le malheur d'être assise à ses côtés lors des leçons communes. Finalement, certains parents avaient exigé son bannissement de l'enseignement et son oncle avait fini par céder, l'envoyant suivre des cours particuliers autant pour éviter un scandale que pour le protéger lui.

Il n'avait que onze ans à l'époque, mais n'était jamais parvenu à oublier cette humiliation. Après ça, il s'était renfermé, s'isolant jusqu'à sa rencontre avec Pietr, un garçon d'écurie. Il avait été son premier – son seul – ami. Leur relation avait été fusionnelle. Du moins c'est ce qu'Erwann avait cru. Il aurait tout donné pour lui : son or, son statut et même sa vie s'il le lui avait demandé. Jusqu'au jour où il avait compris… Cette amitié n'était qu'un jeu. Une moquerie de plus. Il n'avait qu'une quinzaine d'années quand Pietr l'avait couché dans le foin pour lui faire des avances. Il n'avait rien vu venir jusqu'à qu'il réalise, la bouche de Pietr sur la sienne, qu'il était amoureux. Il lui avait cédé, le cœur battant à tout rompre d'appréhension et de joie. Il lui avait volé son premier baiser, sa première fois aussi, avant de le repousser en riant de sa naïveté. Il en avait eu le cœur brisé. Le lendemain, il s'enrôlait dans l'armée avec un seul but : rejoindre la Garde d'Hiver. Un noble chez les soldats. Du jamais vu.

Depuis, il n'avait jamais connu d'autres hommes. Pas eu d'autres amis non plus.

Mais Kelian se fichait bien de la couleur de ses yeux, de son rang ou de sa richesse. Il ne le jugeait pas lui. Il se contenait de l'écouter avec une curiosité non feinte. Et Erwann se sentait puissant, se gavant de ses rires, savourant chacune de ses questions, même les plus idiotes. Quelqu'un s'intéressait à lui et, oh dieu, que cela était bon…

Si seulement… Erwann secoua la tête, essayant de ne pas laisser les pensées sombres l'assaillir.


Les jours passèrent. Kelian s'occupait de lui avec un tel sérieux que parfois Erwann se surprenait à rire. Il n'avait jamais connu ça. Les gens avaient tendance à s'éloigner. Même les filles de joie se donnaient à lui à contrecœur, à cause de la couleur de ses yeux.

En échange des bons soins et des repas, Erwann passait des heures à décrire la ville de Blancbaton. La douleur dans son épaule était partie depuis trois jours déjà, mais il n'avait pas le cœur à repartir. Alors Erwann mentait, prétextant que la douleur ne l'avait toujours pas quitté. Et Kelian redoublait d'efforts.

Un soir, d'orage, alors que le tonnerre grondait, Erwann s'occupait l'esprit, lisant à la lueur du feu de cheminée. Kelian le regardait, l'air pensif.

— Ma mère est née ici, déclara-t-il soudainement.

Erwann resta immobile, le sang se figeant dans ses veines. Que venait-il de dire ? Pourquoi ? Pourquoi le lui disait-il maintenant ?

— Elle-

— Tu n'es pas obligé de me raconter, le coupa-t-il un peu brusquement.

— Je ne le suis pas. J'en ai envie.

La gorge nouée d'appréhension, Erwann ferma son livre. La tête négligemment appuyée sur l'épaule de Kelian, il resta silencieux, l'encourageant à continuer tout en se maudissant intérieurement. Il ne voulait pas l'entendre. Il ne voulait pas savoir si oui ou non Kelian pouvait sauver le royaume de la malédiction. Parce que savoir rendrait la situation bien trop réaliste et qu'Erwann ne voulait pas, ne pouvait pas, sacrifier son ami.

— C'était une nymphe de la forêt. Une des dernières du royaume, annonça Kelian en sachant ce que sa révélation entrainerait.

Erwann eut l'impression que son cœur venait d'exploser, comme si quelqu'un venait de le lui arracher violemment pour le jeter par terre. Il regarda autour de lui, mais rien, aucune trace de sa détresse n'était visible.

— Un chevalier est venu ici dans l'espoir de la capturer. Il était blessé, comme toi. La forêt ne l'avait pas épargné. Ma mère savait qu'il était un danger, mais elle ne pouvait pas le laisser mourir.

Il y eut un long silence durant lequel Erwann ferma les yeux. Il voulait lui crier d'arrêter. Peut-être qu'il pourrait oublier cette conversation si l'autre homme s'arrêtait maintenant ?

— Ils sont tombés amoureux. Mais mon père était un soldat dévoué. Il ne pouvait pas rester ici même s'il était incapable de mener à bien sa mission. Il devait repartir chez lui, ramener le corps de ses hommes mort durant le voyage et s'assurer que personne ne viendrait plus ici. Il savait qu'il ne pourrait pas revenir, mais son devoir était trop important. Il est parti et je ne l'ai jamais connu.

Kelian se frotta les mains nerveusement. Erwann posa la sienne par-dessus, essayant de le calmer à l'aide de petits gestes doux.

— Ma mère était enceinte…

Il pressa sa main doucement en retour.

— On m'a dit qu'elle avait dû partir. Retourner dans le monde spirituel, car l'amour entre un mortel et une nymphe est interdit. Mais je sais qu'elle est morte.

— Kelian…

— J'ai vu sa tombe non loin du bassin. Un arbre argenté a commencé à pousser dessus. Comme la couleur de ses cheveux. Je crois qu'elle n'a pas survécu à son départ. Elle devait être vraiment malheureuse de le voir partir. Même si je sais qu'elle m'aimait, ce n'était pas suffisant. Elle s'est laissé mourir.

Dans un geste tendre, mais malhabile, Erwann l'attira contre lui et lui caressa les cheveux. Kelian avait grandi sans ses parents, tout comme lui. Il le sera entre ses bras et Kelian lui rendit son étreinte.

— Je sais pourquoi tu es ici, souffla Kelian sans le regarder, le tutoyant pour la première fois.

— Kel…

— C'est bon. Ce n'est pas grave. C'était agréable… d'avoir quelqu'un.

— Je ne veux pas…

— Le royaume se meurt. Tu n'as pas le droit d'hésiter.

— Je. Ne. Veux. Pas, répéta Erwann avec plus d'autorité.

Kelian allait répliquer, mais Erwann fut plus rapide et le fit taire d'un baiser. Il n'y avait rien de doux, c'était un baiser brutal, désespéré.

— Tais-toi, lui dit-il d'une voix rauque. Je ne veux plus rien entendre.

Il reprit sa bouche de force, agrippant la nuque du garçon. Kelian s'accrochait à la chemise, répondant à ses avances avec inexpérience.

— D'accord, murmura Kelian. Profitons de cette nuit, faisons comme si je n'avais rien dit… jusqu'à demain, rajouta-t-il en prenant le visage d'Erwann dans ses mains.

Erwann fronça les sourcils, mais resta silencieux. Il embrassa à nouveau les lèvres de Kelian avec plus de douceur cette fois, profitant de l'instant qui leur était offert. Il le coucha tendrement sur le lit de paille sans cesser ses caresses. Une nuit, pensa-t-il. Ils n'auraient qu'une nuit. Et cela lui donna presque envie de pleurer.


Kelian se réveilla dans les bras d'Erwann avec un mélange de nostalgie et d'enchantement. Ses tantes l'avaient toujours mis en garde contre les humains, lui racontant qu'un jour ils chercheraient à le tuer. Parce que les hommes sont bêtes et qu'ils ne comprennent pas, avait dit l'une d'elle un jour avec un regard critique. Ils chassent tout ce qui n'est pas comme eux. Ils s'entretuent ! Par Yliut, qui peut bien faire ça ? Il était au courant pour la malédiction, pour les sacrifices que les hommes avaient commis en pensant la briser. Il savait aussi pourquoi Erwann se trouvait ici, comme son propre père avant lui. Il n'était pas bête.

Mais Erwann n'était pas comme les autres. C'était un homme doux et patient. Il lui avait dépeint une autre réalité. Sombre certes, mais plein d'espoir. Lui parlant d'exploration, de créatures enchantées et de montagnes enneigées. Lui qui n'était jamais sorti des entrailles de la forêt en avait été ébloui. Erwann voulait ramener la paix dans le royaume. Il était plein d'idéaux, de courage et de bonté.

Et Kelian était tombé amoureux. Sans s'en apercevoir. Naturellement. Soudain l'idée de rester seul le paniquait. Il savait, même s'il n'en parlait jamais, qu'il ne supporterait pas de voir Erwann le quitter. Savoir qu'il allait partir, retourner chez lui le déchirait. Il comprenait maintenant. Le désespoir de sa mère qui s'était laissé mourir. Celui-là même qu'il ressentirait bientôt. Quand il serait à nouveau seul.

Il ne savait pas ce qu'était l'amour. Il n'en avait même pas eu conscience au début. Tout ce qu'il savait, c'est qu'Erwann était devenu le centre de sa vie. Son ami, son confident. Celui qui le faisait rire, rêver… Il était devenu naturel, presque vital, de le toucher, de reste à ses côtés. Jusqu'à que ça ne suffise plus. Jusqu'à ce que l'envie, le besoin, de le sentir contre lui se fasse de plus en plus violent, le brûlant de l'intérieur. Dans ces moments-là, il se mordait la lèvre, baissait la tête et restait silencieux.

Alors il avait pris la décision la plus difficile de son existence. Il avait décidé de lui donner sa vie. De lui donner une chance. Celle de mettre fin à la malédiction. C'était son cadeau. Il ne voulait pas le quitter alors il mourrait de la plus belle façon qui soit. Puis Erwann l'avait embrassé. Et son monde avait été dévasté.

En silence, il se leva et se dirigea vers un coin épargné de la forêt. Il pénétra avec prudence dans le bosquet qui servait de demeure à ses tantes. Elles vinrent à sa rencontre, gonflant leurs joues. Elles étaient toujours en colère et cela le fit sourire. Héberger Erwann n'avait pas été bien accueilli. Et c'était un euphémisme.

Il s'agenouilla dans l'herbe fraiche et entreprit de leur faire ses adieux. Bien sûr il savait qu'elles ne comprendraient pas, qu'elles désapprouveraient sa décision. Mais il était trop tard maintenant. Ignorant leurs pleurs et leurs supplications, il rentra se coucher près d'Erwann en soupirant. En voyant son visage endormi, il sourit. Il savait au fond de lui qu'il avait pris la bonne décision. Erwann aurait du mal à l'accepter, mais il finirait par comprendre et par le remercier. Dans quelques années, probablement entouré de ses enfants ou d'un compagnon, il regarderait les fleurs pousser en pensant à lui. Il serait partout, avec lui, pour toujours.

Mais pour le moment, le jeune homme ne souhaitait qu'une seule chose ; profiter de ses derniers instants à ses côtés. C'était tout ce qu'il voulait. Tout ce qu'il lui restait.


— Hey, murmura Erwann en se réveillant, frottant son nez contre la joue de Kelian.

— Hey, chuchota-t-il en réponse.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il hésitant tout en lui caressant les cheveux.

— Oui, répondit-il en l'embrassant doucement.

Ils se sourirent gauchement. Tout était si nouveau pour eux. Ils ne savaient pas comment réagir. Ce qui était ou non acceptable. Timidement, ils échangèrent plusieurs baisers, oubliant la notion de temps, jusqu'à qu'ils ne puissent plus ignorer le soleil inondant la pièce.

— Ne devrions-nous pas partir maintenant ? demanda prudemment Kelian en songeant au chemin qui les attendait.

— Partir où ? demanda Erwann en continuant d'embrasser sa clavicule.

— Tu sais bien…

La réalité le rattrapa. Il s'arrêta. L'espace d'un instant, il avait oublié. Oublié le royaume se mourant, oublié son oncle, son devoir, la malédiction… Il ferma les yeux, la gorge nouée. Posant son front contre l'épaule de son amant.

— Non, répondit-il durement. On ne part pas.

— Erwann.

— On a déjà eu cette discussion. C'est non.

Ses doigts se serrèrent autour de ses bras.

— On ne pourra pas toujours rester ici, dit Kelian en le repoussant pour se lever.

— Bien sûr que si ! Pourquoi on ne pourrait pas ? s'énerva-t-il en se levant à son tour.

— Parce que c'est égoïste. Parce ce que ce n'est pas toi.

— Je refuse. Je refuse de te perde. Pas pour eux.

— Tu m'as dit…

— Oublie ce que j'ai dit, le coupa Erwann en le rejoignant.

Il le plaqua contre le mur, l'embrassant avec désespoir. Agrippant ses cheveux avec brutalité pour le forcer à le regarder dans les yeux.

— Je t'en prie Kelian. Oublie. S'il te plait. Oublie.

— Je ne peux pas, répondit-il au bord des larmes.

— On pourrait vivre heureux ici. Tous les deux. Nous n'avons besoin de rien d'autre.

— Tu sais aussi bien que moi que nous ne pouvons pas.

Erwann trembla, lâchant un sanglot.

— On pourrait essayer.

Kelian lui caressa la joue en lui souriant. Son fameux sourire plein de soleil et de confiance.

— Je t'aime, lui murmura Kelian en continuant de sourire.

Et Erwann sombra. Se laissant tomber à terre sans chercher à retenir ses larmes. Il était pitoyable, à genoux, s'agrippant désespérément aux vêtements de Kelian, mais il s'en fichait. Il pleura pour Kelian, pour cette injustice et pour tout ce qu'ils ne feraient jamais. Il voulait l'aimer, le voir s'émerveiller encore et encore, se réveiller à ses côtés chaque matin et lui faire l'amour tout aussi souvent qu'ils en auraient envie. Il ne voulait pas ça. Le perdre alors qu'ils venaient juste de se trouver. Perdre la seule personne à lui avoir dit un jour, au détour d'une banale conversation, à quel point ses yeux étaient beaux. La première à l'aimer sincèrement, sans rien attendre en retour, juste parce qu'il était comme ça, parce qu'il était lui.


Kelian finit d'empaqueter leurs victuailles pour le voyage. Erwann était dehors, en train de faire les cent pas, énervé. Kelian aurait préféré pouvoir profiter de leurs derniers instants, mais il ne pouvait pas lui en vouloir. Lui aussi se sentait vide et triste. Mais il était aussi plein d'incertitude et de peur. Il allait mourir. Qu'est-ce qui l'attendait ? Rejoindrait-il le royaume d'Yliut ? Et que ferait Erwann après ça ? Rencontrerait-il quelqu'un qui l'aimerait autant que lui ? Son cœur se serra à cette idée. Il était si facile de tomber amoureux d'un homme comme Erwann. Bien sûr qu'il finirait par trouver son âme sœur. Ce ne serait pas lui, tout simplement.


Traverser la forêt brumeuse ne parut pas aussi difficile que ce qu'avait imaginé Erwann. Kelian les avait guidés avec une facilité déconcertante vers la sortie. Son sixième sens sans doute. Il avait été décidé que les deux hommes emprunteraient exclusivement les petits chemins, longeant ce qui fut jadis une rivière pour rejoindre le Mont Piété. Le lieu qui avait été sacré dans une autre vie était aujourd'hui maudit. C'était là que, il y a bien des années, la Sorcière avait jeté son sort, scellant la malédiction au creux de la montagne. Les sains d'esprits évitaient l'endroit comme la peste. Et pourtant, c'est là qu'il s'apprêtait à emmener son amant, pensa Erwann avec amertume alors qu'ils gravissaient une pénible côte avec difficulté.

S'octroyant une pause pour reprendre leurs respirations, Erwann observa l'autre homme du coin de l'œil. Peut-être pouvait-il partir pendant la nuit ? L'abandonner ? Mais il savait que les chances de survie de Kelian hors de sa forêt étaient très faibles. Où irait-il ? Erwann n'était pas aussi noble ni aussi courageux qu'il l'avait cru. Mettre un terme à la malédiction le rendait malade. Kelian méritait mieux. Mieux que cette vie-là, que ce sacrifice… Mieux qu'un amant comme lui… Les gens avaient raison, il était maudit. Il détruisait tout ce qu'il touchait.

— Je n'avais encore jamais vu de tel paysage, dit Kelian en regardant la clairière s'étalant à perte de vu.

Il n'y avait ni admiration ni enthousiasme dans sa remarque. Ce qui avait jadis été des champs pleins de fleurs n'était plus que des terrains boueux, stériles.

— Tu t'y feras.

— Je n'en aurais pas besoin.

Erwann sera les dents. Hissant sur son dos le sac qu'il avait laissé choir à ses pieds, il se remit en route dans un silence pesant. Il entendit Kelian courir pour le rattraper, trébuchant à plusieurs reprises jusqu'à le rejoindre, restant un peu en retrait, pourtant il ne chercha ni à l'attendre ni à ralentir. Il était bien trop blessé pour ça. Tout est ta faute, se maudit-il. Pourquoi n'es-tu pas parti dès que tu en as eu l'occasion ?


Kelian déplia la couverture qu'il venait de trouver dans une des armoires du chalet en ruine. À une époque, cet abri avait accueilli de nombreux voyageurs. Aujourd'hui le chalet s'était dégradé et la plupart des biens avaient été volés ou s'étaient détériorés par manque d'entretien. Néanmoins Kelian était heureux d'avoir un toit sur la tête pour la nuit et il s'affairait du mieux qu'il pouvait à préparer leur couche pendant qu'Erwann s'occupait du diner. Ils n'avaient pas échangé un seul mot depuis plusieurs heures et le jeune homme en souffrait. Ils mangèrent en silence, perdu dans leurs pensées respectives.

Le repas fut rapidement expédié et ils allèrent se coucher le cœur lourd. Kelian attendit un geste, un mot, en vain. Quand Erwann éteignit la lumière, soufflant sur la bougie, il comprit que son compagnon ne lui accorderait pas plus d'attention. Était-il le seul à vouloir plus ? Il se sentait avide. Avide de contact, de caresses, de baisers… Il en voulait plus, toujours plus.

Il tendit une main devant lui, cherchant à tâtons le corps de son ami. Quand enfin il sentit le rude toucher de ses habits, Kelian s'y accrocha avec la force du désespoir. Comme s'il s'agissait de l'électrochoc qu'Erwann attendait, le jeune soldat se retourna pour le prendre dans ses bras. Sa bouche, affamée, se jeta sur lui avec un soupir brisé.

— Je ne veux pas te perdre, supplia Erwann.

Plus aucun mot ne fut prononcé. Ils n'étaient plus nécessaires.


Ils n'étaient plus qu'à quelques pas du sanctuaire quand ils furent attaqués. Un groupe de mercenaire se jeta sur eux, projetant violemment Kelian contre un rocher. Il n'avait pas l'habitude de la violence et ne savait pas se battre. Erwann serra les poings à cette pensée et dégaina son poignard. Il maitrisa le premier plutôt facilement, enfonçant sa lame entre ses côtes d'un coup sec, mais ne put esquiver l'attaque du deuxième combattant. Il sentit une douleur vive le transpercer juste sous l'abdomen. Heureusement l'arme était de mauvaise qualité, moins tranchante qu'elle ne l'aurait dû. Cela lui sauva la vie, dans l'immédiat. L'autre homme fit tourner sa dague dans la plaie, lui arrachant un gémissement de douleur. Une main pressée contre la blessure, il décocha un coup de coude dans le visage son adversaire alors que son sang se rependait à ses pieds. Cela le désarçonna assez pour qu'il puisse le repousser. Erwann tomba à terre sous l'effort, mais se releva rapidement.

Il devait tenir. Il devait protéger Kelian. Il anticipa les mouvements de son ennemi et réussit à lui porter un coup fatal, lui tranchant la gorge sans un regret alors qu'il était à terre. Au même moment, le troisième homme s'élança derrière lui, profitant de le voir à genoux, en position de faiblesse au-dessus du cadavre de son collègue. Il avait fait une erreur et s'était bêtement exposé, se maudit-il en pensant avoir échoué. Il entendit un choc puis le bruit d'un corps qui s'écroule.

— Qu'est-ce que… s'exclama-t-il en se retournant.

Kelian était là, une énorme pierre entre les mains, furieux. Il la jeta à terre, comme s'il elle l'avait brûlé et courut à sa rencontre. Ses mains appuyèrent sur sa blessure avec un regard paniqué.

— Tu saignes.

— Je vois ça, répondit Erwann avec un demi-sourire.

— Tu saignes beaucoup, répéta Kelian en fronçant les sourcils.

— Ce n'est rien Kel. Vraiment, insista-t-il en voyant son état de panique.

Comme pour lui prouver le contraire, son corps le lâcha et il s'écroula à moitié sur son ami.

— Erwann, l'appela Kelian d'un ton paniqué.

— Je vais bien, dit-il faiblement, la tête sur son épaule.

— Non ! Tu ne vas pas bien !

Ses habits étaient maintenant entièrement imbibés de sang, collant contre sa peau. Leurs mains en étaient également recouvertes et Kelian ne pouvait s'empêcher de les regarder d'un air horrifié.

— Je crois que je ne vais pas pouvoir t'accompagner, dit-il doucement en essayant de rire.

— Non ! s'écria Kelian effrayé.

— Tu n'as pas vraiment le choix.

— Je ne te laisse pas ici, hurla Kelian.

— Ecoute-moi Kel. Tu ne peux rien faire, murmura-t-il doucement en lu caressant la joue.

— Il doit bien y avoir un moyen… répondit-il en cherchant des yeux un moyen de sauver son ami.

— Je suis désolé. Si seulement je ne t'avais pas embarqué là-dedans…

— Ne dit pas ça… C'est moi qui l'ai voulu. Tu as essayé de m'en empêcher tu te souviens ?

— Tu n'es pas obligé, tu sais… D'aller là-bas.

— Si, bien sûr que si.

— Tu es si généreux. J'aurais voulu que ça se passe autrement… Si j'avais pu échanger ma vie contre la tienne.

— Ne dit pas de bêtise. C'est pour toi que je le fais. Pour toi et seulement pour toi. Alors tu vas te relever Erwann. Tu vas te relever et m'accompagner jusque-là bas.

— Kelian…

— C'était censé être mon cadeau, pleura-t-il en tapant du poing contre le sol. À quoi est-ce que ça sert si tu n'es plus là pour en profiter ? Je voulais faire ça pour toi. Te rendre un peu de ce que tu m'as donné. Une vie riche et belle.

— On aurait pu l'avoir cette vie-là. Ensemble.

— Tu n'es pas comme ça. Je te connais maintenant, lui dit-il en embrassant sa tempe. Tu n'aurais jamais pu vivre comme ça.

— Kel, le soleil va bientôt se coucher. Tu devrais y aller maintenant.

— Pas sans toi, dit-il résolu.

Malgré sa faible corpulence, Kelian hissa Erwann sur ses épaules. Chaque pas était douloureux et un peu plus difficile à chaque fois, mais il ne voulait pas abandonner. Erwann tenta de protester, mais il n'y avait rien à faire. Kelian était déterminé. Le sang coulait maintenant le long de ses jambes, souillant leurs vêtements. Mais ce n'était pas ça qui l'inquiétait. La fatigue l'envahissait, le rongeant petit à petit, le faisant lutter pour ne pas fermer les yeux. Kelian lui parlait, souvent, mais il ne comprenait plus le sens de ses paroles. Ses doigts étaient engourdis et la douleur semblait l'avoir quitté.

Il perdit la notion du temps.


Kelian trébucha au pied du sanctuaire. Le poids sur ses épaules était trop lourd pour lui qui n'était pas habitué à porter de lourdes charges. Il tenta de se rattraper, retrouver un équilibre précaire, sans succès. Il tomba, entrainant Erwann dans sa chute. L'absence de plainte l'inquiéta. Il se rua à ses côtés et souleva doucement son visage. Erwann était inconscient.

Kelian sentit sa gorge se nouer. Ce n'était pas le moment de paniquer. Il secoua le corps de son amant, l'appelant doucement par son prénom avant de finir par le crier. Aucune réaction. Il le supplia d'ouvrir les yeux encore et encore, frappant son torse pour obtenir une réponse, n'importe laquelle. Désespéré, il souleva à nouveau Erwann, mais ne parvint à faire que deux pas avant de s'écrouler. Il était épuisé.

— Je vais régler ça, murmura-t-il contre sa tempe en pleurant. Je vais régler ça, répéta-t-il en lui caressant les cheveux. Ne meurs pas, je t'en prie, ne meurs pas. Reste en vie encore quelques minutes. C'est tout ce que je demande, quelques minutes d'accord ?

Il monta les marches avec difficulté. Il y en avait cent. Une pour chaque âme perdue du sanctuaire. Elles portaient le nom des esprits protecteurs du temple, gravé à même la roche au fil des ans. La dernière était pour Yliut. Et quelque part, il ne savait où, il y en avait une pour sa mère.

Un autel se dressait en plein milieu d'une place pavée. Une imposante statue d'Yliut avait été sculptée à même la montagne. Les cornes étaient faites de bois et les yeux de pierres précieuses. Jusqu'ici personne n'avait été assez fou pour venir voler ce chef d'œuvre sacrée. En fait personne n'était venu ici depuis des années. La mauvaise herbe avait recouvert la cour et les colonnes de l'autel s'étaient presque entièrement écroulées. Malgré tout le lieu avait réussi à conserver ce charme sacro-saint, comme hors du temps.

Kelian se précipita sur l'autel. La table en pierre avait elle aussi subi les aléas du temps. Des traces de sang vieilles de plusieurs dizaines d'années étaient incrustées dans la roche, signe des nombreux sacrifices qui avait eu lieu ici. Nombreux avaient été les meurtres faits au nom d'Yliut après la malédiction. Animaux, femmes et même enfants… Un passé sombre guidé par la folie d'un seul Roi. Mais le Roi Tyronoe n'était pas comme ça, pas plus qu'Erwann. Les sacrifices avaient été interdits peu après son accession au trône, de même que l'esclavage.

Kelian s'empara de la dague sacrificielle de Ne'Sha, déesse de la vie et de la mort. Elle était rouillée et émoussée, mais Kelian n'avait pas le temps de faire autrement. Il s'entailla les veines en grimaçant, s'y reprenant à plusieurs fois pour s'assurer que le sang continuerait de s'écouler. Ses mains tremblèrent, mais il resserra la prise. Le jeune homme serra les dents, replongeant la lame dans sa peau.

Le sang jaillissait maintenant librement, se répandant sur la table sacrificielle, empruntant les petits sillons gravés dans la pierre pour s'écouler au pied d'Yliut. À genoux sur le sol, les mains jointes au-dessus de l'autel, Kelian commença à prier.

Il était égoïste et lâche. Il se dégoutait. Il ne priait plus pour le royaume ou pour lever la malédiction. Non, il suppliait Yliut de sauver son amant.

Une forme translucide se forma devant la statue et Kelian crut un instant à une hallucination. Des petites boules de lumière s'élevèrent dans les airs et la forme prit l'aspect d'un cerf. Un esprit.

— Yliut, murmura-t-il.

Il s'avança vers lui jusqu'à que son museau effleure ses cheveux. Une caresse qui l'apaisa instantanément.

Pourquoi ? demanda une voix dans sa tête.

— Il faut le sauver, chuchota-t-il en fermant les yeux. Soigne-le, s'il te plait. Prends ma vie en échange.

Pourquoi ? répéta-t-il. Pourquoi es-tu prêt à donner ta vie pour cet homme ?

— Parce que je l'aime, souffla-t-il.

En vaut-il vraiment la peine ? Sais-tu combien de vies ont été sacrifiées ici par ses semblables en mon nom ?

— Il n'est pas comme ça.

Pourtant tu es ici. Comptait-il te tuer toi aussi ? Au nom de cette malédiction ?

— Ce n'est pas lui, il ne voulait pas, dit Kelian faiblement.

Il se sentait partir, abandonné par ses forces. Est-ce qu'Erwann était encore en vie ? se demanda-t-il. Il devait résister à la tentation de s'endormir.

— C'est mon choix. Il a tenté de m'en dissuader, mais je le voulais.

Tes paroles n'ont pas de sens. Pourquoi aurait-il essayé de te faire changer d'avis ? Et pourquoi voudrais-tu mourir ici ?

— Parce qu'il m'aime, dit-il dans un sourire, retrouvant un peu de ses forces à cette pensée. Et c'est pour cette raison que j'ai choisi de venir ici, me sacrifier pour mettre un terme à la malédiction. Mais il est en train de mourir, grimaça-t-il.

Crois-tu vraiment que mettre fin à ta vie suffira à briser cette malédiction ? Une vie aussi sacrée que la tienne…

— C'est ce qu'Elle a dit.

Elle a menti. Et ses mensonges sont à l'origine de toutes ces morts inutiles. Sa dernière ruse pour faire régner la peur et la douleur parmi les Hommes. La vie est sacrée, jamais je ne pourrais tolérer que l'on prenne une vie en mon nom. C'est pourquoi je ne suis jamais intervenu. Parce que les Hommes m'ont déçu. Ils ne méritent pas notre aide ni notre amour. Quant à cette idée de sacrifier un esprit de la forêt pour briser la malédiction… Elle est aussi stupide qu'écœurante. Qu'ils s'entretuent si cela leur fait plaisir…

— Alors… J'ai fait tout ça pour rien, gémit Kelian. J'ai…

Kelian fut incapable de prononcer un seul mot de plus. Sa gorge le brûlait, autant que ses blessures. Il était abattu. Erwann ne méritait pas ça. Il allait mourir par sa faute. Ils allaient mourir tous les deux. Pour rien.

Le souffle d'Yliut caressa sa joue et Kelian releva la tête, ravalant ses larmes. Il le regarda dans les yeux, déterminés.

— J'ai fait une erreur. Mon erreur. Il ne mérite pas de mourir pour ça. Sauve-le. Je t'en supplie.

Tu es entêté.

— S'il te plait.

Si là est ta volonté.

Son cœur s'emballa. Il allait bientôt perdre connaissance, mais il se sentait soudain plus léger, heureux.

— Oui, souffla-t-il avant de sombrer à son tour.


Erwann se réveilla en sursaut. Il était étendu par terre dans la poussière. Ses vêtements poisseux le démangeaient et ses membres étaient bizarrement endoloris. Les souvenirs récents lui revinrent soudainement en mémoire et il se mit prestement debout avec hâte. Sa blessure avait disparu.

— Kelian, murmura-t-il.

Il regarda autour de lui et vit du sang sur les marches. Sans attendre, il s'élança à sa poursuite, le cœur serré à l'idée qu'il puisse arriver quelque chose à son amant. Il arrivait à peine à respirer, écrasé par l'angoisse.

— Kelian, cria-t-il.

Il grimpa les dernières marches à toute vitesse, manquant de tomber de peu. En voyant le corps de son ami sans connaissance, du sang partout autour de lui, il sentit son monde s'effondrer. Il se précipita vers lui, ne voyant plus que Kelian. Il se jeta sur lui, psalmodiant son prénom.

— Qu'est-ce que tu as fait ? Mon amour, qu'est-ce que tu as fait ?

Il n'avait pas réalisé. Peut-être que cette histoire de sacrifice lui paraissait bien trop surréaliste pour y croire. Les conséquences de la mort de Kelian ne lui avaient jamais vraiment traversé l'esprit. Vivre sans lui… Comment avait-il pu penser qu'il y arriverait ? Il ne pouvait pas, il ne pouvait plus. Pas depuis qu'il avait croisé son regard ce jour-là.

Il le serra contre lui, embrassant son front, comprimant son corps contre le sien. Refusant de le lâcher, de le laisser partir.

— Keli…

Il avait eu ce maigre espoir qu'il change d'avis, ou de mourir avec lui ou pour lui. Ce scénario-, il n'avait jamais voulu y penser sérieusement. Quelle folie… Il l'avait laissé faire, pensant à son royaume, à sa famille. Mais il se fichait bien de tout ça maintenant.

Il n'arrivait plus à respirer. Il ferma les yeux et se balança d'avant en arrière, Kelian fermement tenu dans ses bras, comme pour le bercer. Le remord et les regrets l'étouffaient, le faisant suffoquer. Il avait été si idiot…

Puis il le vit. Yliut. Il n'avait pas bougé depuis son arrivée et, trop occupé à tenir le corps de son amant contre lui en le suppliant d'ouvrir les yeux, il ne l'avait pas remarqué.

Après quelques secondes, son cœur se mit à battre plus fort. L'espoir…

— Qu'est-ce que tu attends ? cria-t-il. Sauve-le !

Le cerf le regarda sans bouger.

— Tu vas le laisser mourir ? s'énerva-t-il. Ne vaut-il pas mieux que ça ?

Le cerf ne réagit pas.

— Je ne sais pas ce qu'il t'a demandé, mais annule-le. Prends ma vie en échange. S'il te plait, dit-il avant que sa voix ne se brise.

L'espace d'un instant, Erwann pensa avoir perdu. Reposant son front contre celui de son amant, il laissa quelques larmes lui échapper. Le temps s'égraina lentement sans que personne ne bouge.

Erwann se promit d'offrir à son amant une cérémonie à sa hauteur. Il ne le laisserait pas ici, il méritait mieux qu'un vulgaire enterrement. Lui qui voulait voir la mer… À cette pensée, son cœur se serra douloureusement. Il l'emmènerait jusqu'à l'océan où il lui offrirait une cérémonie royale.

Ne voulais-tu pas mettre un terme à la malédiction ?

Erwann sursauta en entendant la voix grave résonner dans son esprit. Il resta muet quelques secondes avant de se reprendre.

— Non ! Pas si cela doit lui couter la vie.

Et toutes ces vies que tu pourrais aider ?

— Ils n'en mourront pas !

Abandonne et je rendrais au royaume sa splendeur d'antan. Reste et je lui rends la vie.

Le jeune soldat sentit son cœur se remettre à battre. Un espoir… Il sera le corps de son amant contre lui et soutint le regard du cerf divin face à lui.

— Je n'irais nulle part !

Soit.

Un courant d'air glacé s'éleva dans les airs avant de s'abattre sur eux avec douceur. Erwann sentit le vent s'engouffrer sous ses vêtements, apaisant, soignant chaque parcelle de son corps malmené. Il regarda Kelian avec torpeur. Le même phénomène se produisait, refermant les plaies de ses poignets. Soudain, le jeune homme ouvrit les yeux avec terreur, le cherchant du regard.

Ils se fixèrent un instant, sans qu'aucun mot ne soit prononcé.

Puis, comme s'il sortait d'un mauvais rêve, les yeux de Kelian se voilèrent de larmes.

— Erwann, pleura-t-il. Qu'as-tu fait ?

Il sourit. Il ne regrettait rien.

— Shhht, murmura-t-il en effaçant une larme de sa joue d'une caresse. Tout se passera bien.

— Mais… la malédiction.

— Nous trouverons un autre moyen, dit-il avant de s'abaisser pour l'embrasser sur le front. Nous trouverons un autre moyen… Ensemble.

Le vent se mit à tourner plus fort avant de succomber brutalement en une onde bleutée qui se propagea de l'autel jusqu'au paysage lointain avant de disparaitre à l'horizon.

— Qu'est-ce que ?

Kelian se releva, toujours dans les bras d'Erwann qui ne semblait plus vouloir le lâcher.

Devant eux, comme par enchantement, de la cendre se détacha du sol pour venir mourir dans les airs. Comme pour Kelian un peu plus tôt, la terre se guérissait, laissant la nature reprendre ses droits. Les arbres reprenaient vie tandis que les fleurs refleurissaient ici et là, parsemant l'herbe de nouveau luxuriante de touches colorées.

— La malédiction est levée… s'étonna Erwann qui n'y croyait pas ses yeux.

En faisant preuve de bonté et de compassion pour un être de la forêt, tu as gagné mon respect, Erwann de Blancbaton. Là où tes prédécesseurs ont échoué, tu as su faire preuve d'altruisme et préserver la vie au détriment de la gloire et du confort des Hommes. Pour te récompenser, je m'engage à briser la malédiction.

Il y eut un éclat de lumière aveuglant puis plus rien. Yliut avait disparu. Les deux hommes restèrent à terre de longues minutes avant de se relever complètement. Kelian fit quelques pas en avant, contemplant la pleine fleurir en aval.

— J'imagine que maintenant tu vas devoir retourner dans ta famille, finis par dire Kelian, souriant tristement.

Erwann le rejoignit en deux enjambées, l'attrapant par le bras pour le tourner sans douceur vers lui. Il se sentait en colère rien que de pensée à une éventuelle séparation.

— Si tu crois que je vais te quitter après tout ce qu'il vient de se passer !

Sans attendre de réponse, il se pencha vers lui pour l'embrasser un peu trop brutalement. Le gout de ses lèvres lui avait bien trop manqué pour qu'il puisse perdre ne serait-ce qu'un moment. Jamais il ne pourrait s'en lasser. Pas plus qu'il ne pouvait le laisser.

Leurs dents s'entrechoquèrent et Kelian s'accrocha à lui, gémissant, griffant sa nuque, tirant sur sa chemise, affamé. Il n'était pas le seul… Erwann le fit reculer, trébuchant, jusqu'à que ses reins percutent l'autel. Sans cesser de l'embrasser, il s'affaira à lui ôter sa ceinture tandis que Kelian s'occupait de sa chemise. L'embrassant encore et encore jusqu'à qu'ils en perdent leur souffle, mordant, griffant comme si la douleur les faisait se sentir en vie. Il n'y avait plus qu'eux. Le monde pouvait bien s'écrouler, ils n'en avaient plus rien à faire.

Les gestes étaient maladroits, précipités par le manque et l'impatience, mais ils réussirent enfin à retirer de leurs vêtements. D'un geste souple, Erwann le souleva pour le déposer sur la table en pierre, se débarrassant des derniers morceaux de tissus les entravant.

Quand ils furent enfin nus, Kelian passa ses bras derrière la nuque de son amant pour l'attirer plus près de lui, nouant ses jambes autour de ses hanches. Une main sur son épaule et l'autre perdu dans ses cheveux, il gémit en sentant Erwann s'agripper à ses reins, plantant ses ongles dans sa peau alors qu'il s'enfonçait en lui. Il lui laisserait sans doute quelques hématomes dans quelques heures, mais pour rien au monde Kelian n'aurait voulu que ça s'arrête. La passion était trop forte, les submergeant tous les deux au point de ne plus arriver à respirer. C'était douloureux, violent, mais ils se sentaient incroyablement vivants.

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? demanda Kelian en refermant sa ceinture, les joues encore rougies par le plaisir et les yeux débordants d'amour.

— Maintenant…, commença Erwann en l'attirant à lui. Maintenant, je vais te faire découvrir le monde. Je veux te montrer l'océan, te faire voir les montagnes enneigées d'Apur, les ruines de Shinga et les chutes d'eau d'Esksir. Mais avant, nous irons chez toi pour voir tes tantes. Je sais qu'elles te manquent. Et je veux t'enfermer une semaine durant pour te faire l'amour encore et encore…

— Une semaine seulement ?

— Une semaine, un mois, une année… Nous avons tout le temps devant nous, dit-il en l'embrassant sur la tempe et en respirant son parfum. Je ne te laisserais plus jamais m'abandonner.

— Et ta famille ? La malédiction est brisée. Ne veux-tu pas rentrer profiter des richesses qui t'attendent ?

— Non. Je n'ai besoin de rien d'autre que toi.

Kelian sourit, posant sa tête contre sa poitrine en soupirant.

— Ne te manqueront-ils pas ?

— Un peu. Je leur écrirais quand la situation se stabilisera. Ils comprendront. Peut-être qu'un jour je te les présenterais. Mais nous ne pouvons pas aller au château. Je ne sais pas ce que les Hommes seraient capables de te faire et je ne veux pas prendre le risque qu'il t'arrive à nouveau quoi que ce soit.

— Ne devrais-tu pas leur dire au revoir ? Ils risquent de s'inquiéter de ne pas te voir rentrer.

— Ne t'inquiète pas pour ça.

Erwann se détacha de son amant et s'éloigna pour ramasser une pierre. Il se rapprocha de l'autel et grava des signes à même la roche.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— La malédiction est brisée. Ils vont forcément venir ici. Mon cousin du moins, et une délégation. Ils vont vouloir comprendre ce qui s'est passé. Alors je lui laisse un message, pour lui faire savoir que je suis passé ici et que je vais bien.

Erwann retira sa bague et la posa devant lui, posant la pierre par-dessus pour éviter qu'elle ne soit emportée par le vent.

— Ce signe-là, c'est le bonheur. Et celui-là, c'est le voyage. Et avec ça, dit-il en désignant ses armoiries, il saura que ça vient de moi. Il comprendra.

Il recula de quelques pas, et observa l'autel avec nostalgie, pensant à la vie qu'il abandonnait avec une pointe de tristesse. Une main se glissa dans la sienne et son regard plein de tendresse se posa sur son amant. Kelian le regardait, inquiet et attristé pour lui. Erwann sourit. Non, décidément il n'avait aucun regret. Kelian était le seul à le faire se sentir aussi aimé et désiré. Que pouvaient bien valoir l'or et le luxe à côté de ça ?

Il l'embrassa tout doucement avant de lui murmurer :

— Rentrons chez nous maintenant…

Ses yeux brillèrent et Erwann sut que plus jamais il ne se sentirait seul.