Prologue
Allongé à même le sol, sur la rudesse des pierres, et les bras repliés sous la tête, il contemplait le ciel étoilé. Le vent soufflait de plus en plus fort et engourdissait son corps. En contrebas de la falaise, l'océan se déchaînait et ses vagues se fracassaient contre la roche. Par intermittence, une ondée d'eau salée se posait sur ses vêtements et fouettait son visage. Immobile et perdu, il était indifférent à son environnement. Il savait qu'il avait froid, sa peau frissonnait et ses muscles se raidissaient, mais il n'y attachait que peu d'importance. Il était tellement confus.
Il se rappelait sa première vraie douleur, celle qu'il avait connu enfant et qui l'avait réveillé tant de fois la nuit, seul et apeuré, dans ce silence si particulier qui le tirait à chaque fois du sommeil. Sa veilleuse ne suffisait pas pour le rassurer, elle n'était qu'un maigre rempart face à l'absence de celle qui l'avait tant aimé et dorloté. Sa mère était morte jeune, un peu avant trente ans. Il en avait six. Il se souvenait d'elle comme d'une princesse de conte de fée. Elle était si belle, si blonde, ses longs cheveux cascadant jusqu'en bas de son dos. Il aimait les caresser et jouer avec lorsqu'elle lui prodiguait des câlins. Il n'y avait pas d'heure pour ces moments, mais ceux qu'il préférait se situaient au moment du coucher, lorsque sa voix douce et féminine lui contait des histoires qui l'emmenaient dans les rêves. C'étaient des minutes qu'il privilégiait à toutes autres. Elles n'appartenaient qu'à lui, qu'à eux. Il n'avait pas non plus oublié ses yeux si bleus, ni son regard doté de tant de gentillesse et de sagesse. Elle était ce qu'il avait eu de plus beau dans sa vie d'enfant et ça n'avait pas changé.
Quand il se regardait dans le miroir de sa salle de bains, il avait l'impression de la voir. Il lui ressemblait trait pour trait. S'il était plus grand qu'elle ne l'avait été et s'il était immanquablement un jeune homme, il avait cependant la même blondeur, les mêmes iris et une finesse identique. Il était d'une beauté incontournable, faite de délicatesse et de force, à la limite de la perfection. Il attirait tous les regards, tant féminins que masculins, quel que soit l'âge de celle ou de celui qui l'admirait. Il n'en tirait aucun orgueil. Sa mère avait été considérée comme la plus belle femme à des kilomètres à la ronde. Il avait pris sa place dans cette appréciation, il aurait préféré qu'elle la garde.
Il poussa un lourd soupir et se redressa. Son corps réagit avec douleur, contracté par sa station immobile et agonisant de l'humidité glaciale qu'il lui imposait. Il replia ses jambes et les entoura de ses bras. Il posa la tête sur ses genoux.
La maladie l'avait emportée si rapidement. Il n'avait eu que peu de temps pour lui dire au revoir. Il l'avait vue dépérir, s'étioler et pâlir au fil des semaines, jusqu'à devenir si transparente et si fragile, plus encore que du cristal, qu'il n'avait même plus osé la toucher, à peine effleurer ses joues ou ses cheveux. Elle était restée belle, magnifique jusqu'à la dernière seconde, l'ultime et déchirante seconde. Il n'avait rien pu faire d'autre que de rester là à l'observer, caché dans le renfoncement de la porte, pendant que son père l'accompagnait dans ses derniers instants. Il n'avait pas très bien compris ses derniers mots, chuchotés dans un dernier souffle, mais il avait vu son père se raidir avant que des sanglots incontrôlables ne le brisent.
Son père. La personne qu'il aimait le plus après sa mère, la seule personne qu'il redoutait depuis quelques semaines. Il n'arrivait pas à comprendre, il ne savait plus ce qu'il devait faire ou ne pas faire. Il était enfermé dans un carcan serré qui lui brisait le cœur et lui lacérait l'estomac. Son père était un homme aimant qui avait tout fait pour qu'il ne manque de rien, tant financièrement qu'émotionnellement. Il avait toujours été présent, partageant son affection avec sa mère. Depuis qu'elle était partie, il avait pallié à ce manque. Au-delà de la tristesse liée à la perte de sa mère, il avait été un enfant heureux et un adolescent épanoui.
Il venait de fêter ses dix-huit ans et, depuis, tout avait changé, son monde était bouleversé. Le chagrin de son père ne s'était jamais tari, il n'avait pas remplacé sa femme. Il avait essayé, il s'était efforcé de faire quelques rencontres, mais elles ne dépassaient jamais le stade des premières secondes. Elles n'étaient jamais assez belles, jamais assez intelligentes, jamais assez sages.
Le jour de sa majorité, il lui avait révélé les derniers mots de sa mère. Ils étaient une énigme. Sa phrase était restée gravée en lui et il se la répétait souvent pour tenter de la comprendre. « Promets-moi de ne te remarier qu'avec une personne plus belle et plus sage que moi. » Il avait promis. Pourquoi avait-elle eu besoin de lui faire une telle demande ? Que pouvait-elle cacher ? Elle savait que trouver une telle épouse ne serait pas facile, voire impossible en restant ici. Qu'avait-elle réellement voulu dire ?
Depuis, son père lui jetait des regards en coin ou le mirait sans s'en cacher. Il n'osait interpréter ce qu'il y voyait. Il ne voulait pas deviner ce qu'ils semblaient vouloir lui exprimer. C'était impossible, tout bonnement impossible. Il ne savait plus quoi penser, ni quoi dire. Il aimait son père et chérissait l'amour de ce dernier, mais ce qu'il lisait dans ses attitudes ne pouvait exister. Qu'était l'amour ? D'où naissait-il ? Pouvait-il prendre cette forme ? Un père et son fils ? Le malaise qu'il ressentait, la peur qui acidifiait son estomac, lui disaient que non. Il se sentait si naïf, si protégé, incapable qu'il était de dénouer seul les nœuds qui crispaient sa colonne vertébrale.
Que pouvait-il faire ? Quelle décision pouvait-il prendre ?
Cette nouvelle sera éditée en décembre 2019 chez Mix Editions.