I.

Je ne comprends pas.

Ils sont mariés. Ils se sont unis de plein gré. Elle, elle avait dix-neuf ans. Lui, il en avait vingt-cinq. Ils étaient jeunes. Ils s'aimaient.

Maintenant, ils sont toujours mariés. Ils ont deux enfants. Un ado de dix-sept ans et une gamine pré-pubère de treize ans. Madame a dorénavant cinquante-trois ans. Monsieur cinquante-neuf. Ils ont pris de l'âge. Mais s'aiment-ils toujours ? Leur fils en doute, leur fille s'en fout. De toute façon, elle se fout de tout. C'est de son âge. Son frère l'étranglerait bien parfois.

Il ne se passe pas un repas sans que le ton monte et que Monsieur gueule. Des fois contre sa femme, d'autres contre sa fille. Monsieur est misogyne, cela, le fils n'a aucun doute là-dessus. Bref, chez cette famille, repas est égal à engueulade. Après on s'étonne que la fillette passe son temps dans sa chambre à écouter de la musique à fond. Au moins une chose que son frère comprend puisqu'il fait pareil. Sauf qu'il utilise un casque. Parce que sa chambre se trouve au rez-de-chaussée, juste à côté de la salle à manger. L'endroit favori des engueulades entre conjoints. La musique, ou plutôt le bruit qu'il écoute à s'en remplir les oreilles de cérumen l'empêche d'entendre les voix. Celle grave et dure de son père. Celle aigue et en pleurs de sa mère. Des voix qu'il ne connaît que trop bien.

Madame ne craque que rarement devant ses enfants. Vu le nombre incalculable de fois où son mari l'engueule - pour rien souvent -, c'est franchement surprenant... et très courageux. Son fils l'admire sur ce point. Si il avait été à la place de sa mère, il se serait barré depuis longtemps. D'ailleurs, il se demande quand est-ce que ses parents vont divorcer. Attendent-ils que sa petite sœur devienne majeure avant de rejoindre les statistiques des couples séparés ? Une question qui lui brûle les lèvres mais qu'il n'ose poser de peur de... il ne sait pas trop bien de quoi, en fait. Peut-être qu'il veut que cette illusion destinée à disparaître un jour ne s'en aille pas tout de suite. Ou peut-être qu'il ne veut tout simplement pas avoir de réponse.

Quoiqu'il en soit, le fils sait que lorsqu'un de ses parents passera l'arme à gauche, l'autre n'en fera pas une grande dépression. D'un côté, cela le rassure. De l'autre, cela le désole.

Ce soir-là, Madame a craqué. Monsieur a dit la critique de trop. Sa femme est sortie de table, en pleurs, pour aller se réfugier à l'étage, dans sa chambre - il y a bien longtemps que les époux font chambre à part, parce que Monsieur se plaint des ronflements de Madame alors que lui est un vrai sonneur. Monsieur élève la voix afin que son épouse l'entende. Il lui reproche de pleurer. Encore. Le fils les a entendu, ce matin, feignant de dormir. Il a entendu son père gueuler contre sa mère, sa mère fondre en pleurs. Et comme personne ne le voyait, il a versé quelques larmes.

Retour au présent. L'atmosphère est lourde. Insupportable. La fillette fait comme si de rien n'était, le père mange en silence, le fils fait pareil en fixant son assiette. Ne pas pleurer, ne pas pleurer, ne pas pleurer. Il veut parler à son père, il veut lui faire des reproches, il veut lui poser la question "Si vous ne vous entendez plus, pourquoi vous restez ensemble ?" mais il ne fait rien de tout cela. Il sait qu'il pleurera quoi qu'il dise. Alors il fait comme tout le monde à cette table. Il se tait et attend la fin du repas pour repartir dans sa chambre, son antre, sa bulle, son monde où il est bien avec ses mangas et son ordi. Où il n'y a pas les disputes constantes et lassantes de ses parents. Il ignore si ses parents se rendent compte de ce qu'ils leur font vivre, à sa sœur et à lui.

Le repas est fini. Madame est réapparue, les yeux rouges, pour vaquer à ses tâches légitimes - d'après son mari - à savoir débarrasser la table et faire la vaisselle. La fille s'est éclipsée dans sa chambre, pareil pour Monsieur qui se trouve maintenant affalé dans son fauteuil, devant la télé, à regarder les infos. Quant au fils, il aide sa mère. Il range une grande partie de la table alors que sa mère finit son dessert. Elle lui donne la permission de filer. Il ne se fait pas prier.

Il n'a jamais demandé en face à ses parent s'ils s'aimaient. Il devine que sa mère a encore de l'affection pour son père. Parce qu'à certaines de ses - rares - blagues, elle rit. Parce qu'elle reste avec lui malgré ce qu'il lui fait vivre. Et parce qu'un jour, elle lui a assuré que son père n'était pas le même avant.

Tu aimes celui du passé.

Le fils en vient tristement à cette conclusion. Sa mère est amoureuse du passé. Comme son cousin qui a perdu sa copine à cause d'un cancer et qui refuse de passer à autre chose. Il ne sait pas lequel de ces cas est le plus triste : celui de son cousin amoureux d'une morte ou sa mère amoureuse d'un fantôme du passé ? Au final, cela revient au même.

Les exemples d'amour qu'il a sous les yeux ne l'encouragent pas à vivre une idylle. Rien qu'à cette pensée, il sourit et se fait la réflexion que la fille qui le fera changer d'avis sera forcément sa petite amie. Parce que c'est un éternel optimiste et que même dans l'obscurité la plus totale, il arrive à débusquer un minuscule point de lumière pas plus gros que l'ongle de son petit doigt.

Pour le cas de son père, par contre, il ne trouve pas de lumière. Il doute très fortement de l'amour de Monsieur pour sa femme. Car si il l'aimait, il ne lui gueulerait pas dessus, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?

Je ne comprends pas. Elle n'est pas un chien. Alors pourquoi tu lui cries dessus comme si elle en était un ? Elle est ta femme, ton épouse. Celle que tu as choisie. Celle que tu aimes. Alors pourquoi la faire souffrir autant ? Tu n'es pas sadique, elle n'est pas maso - du moins, je ne crois pas. Alors pourquoi ?

Pourquoi ?

Je ne comprends pas.