Me voici de retour avec un texte court ! Je suis à la peine avec l'écriture d'une fiction plus longue, ça ne veut pas, visiblement. Pourtant, mon plaisir d'écrire et mon imagination sont toujours là. Alors je fais comme Nessi Nespi (dont je vous conseille les écrits, au passage) et je publie un one-shot relativement court (beaucoup plus court que le sien, en tout cas).
C'était pas prévu, en fait, je ne pensais pas pointer le bout de mon nez ici sans avoir une fiction longue, bien avancée, à vous proposer. Et puis, au gré de mes errances sur l'Internet, je suis tombée sur un article, avec vidéo, qui a enflammé mon imagination. Mes petits doigts agiles sont entrés en action, j'ai fait ma tambouille, je me suis renseignée un peu sur les termes de la marine (même si, forcément, il y a sans doute des incohérences et des choses qui sont impossibles en vrai) et j'ai brodé là autour.
Contrairement à ce que pourraient laisser penser les termes employés, l'histoire se déroule bien à notre époque, la Marine ayant gardé beaucoup de termes anciens. Et comme il s'agit d'une fiction, je ne précise ni les lieux ni la date. Il va de soi que les personnages sont tout aussi fictifs et ne reflètent pas forcément le comportement exact de la Marine (parce que je ne sais pas précisément comment ça se passe à l'intérieur).
Ces précisions étant dites, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne lecture !
Le Premier Maître Aël Pribriant avance lentement dans la coursive, son corps régulant instinctivement le léger roulis. La fatigue pèse sur son corps comme un manteau trop lourd et son esprit semble engourdi après plusieurs heures de concentration et de tension.
Il est minuit quinze et il progresse dans l'étroit passage avec le sourire. Son quart est terminé, il va enfin pouvoir manger et se reposer un peu. Et son esprit, tout engourdi qu'il soit, ne cesse de le projeter vers le lendemain. Après plusieurs mois de mission en mer, la frégate rentre au port. Alors c'est avec le sourire qu'il rentre dans la cafet', où se restaurent déjà les marins qui ont terminé leur quart.
Il parcourt du regard la salle dépouillée de tout superflu, les tables et chaises rivées au sol en prévision du gros temps, les hommes et les femmes qui s'animent autour d'un repas. Il repère vite ses acolytes, qu'il salue d'un geste de la main, puis se dirige vers le pass. Il salue le cuisinier, échange quelques banalités avec lui, récupère son plateau, et va rejoindre la tablée habituelle. Comme souvent, il arrive bon dernier, les cinq autres officiers mariniers étant déjà attablés et en pleine conversation. Conversation qu'ils interrompent dès qu'il s'assoit, trop curieux pour patienter une minute de plus.
- Dis voir, Aël, on se demandait. Ta poupée sera là, demain ?
- Bien sûr. Elle va pas rater ça !
Son sourire s'élargit encore à la simple pensée des retrouvailles, déclenchant les rires du petit groupe. Le cuisinier fait son possible pour conjuguer besoin nutritifs et plaisir de la bonne chair, malgré les contraintes techniques. Alors Ael attaque son assiette avec enthousiasme, les laissant commenter l'information sans s'épancher.
Les six hommes se ressemblent physiquement : d'un âge proche, ils ont tous les cheveux ras, les joues imberbes et le corps façonné par un entraînement quotidien. Aël se distingue un peu, avec la cicatrice qui barre sa pommette droite et l'aile du nez, se cheveux blonds tirant sur le roux et ses yeux d'un bleu océan. Marc, le curieux du groupe, a les cheveux aussi noirs que ses prunelles. Et il n'en a pas fini avec ses questions :
- Alors tu vas participer au tirage au sort ?
- Non, elle est timide.
- Arrête tes conneries. Timide ? Qu'est-ce que tu foutrais avec une gonzesse timide ?
Cette fois, c'est Thibaut qui le charrie, un grand blond qui avance toujours courbé mais dont les yeux bruns pétillent souvent de malice. Ils sont compagnons de cabine mais il ne l'épargne pas pour autant. Piochant dans son assiette, Aël répond, un sourire entendu aux lèvres :
- Elle est timide parce qu'elle ne veut pas se donner en spectacle devant deux cents marins en manque. Mais je peux t'assurer qu'une fois déshabillée, elle devient une furie et...
- Ça va, ça suffit, on a pas besoin des détails, ok ?
- Fais pas ton rabat-joie, Pedro. C'est pas parce qu'aucune gonzesse t'attend qu'il faut priver les gens des détails croustillants !
Pedro, c'est le plus jeune du groupe et la cible privilégiée de leurs taquineries. Timide et maladroit, il est célibataire et ses déboires avec les femmes sont une source inépuisable de railleries. D'autant que Marc et Thibaut ne se privent pas de lui donner des conseils aussi incongrus que foireux. Aël, mâchouillant distraitement sa nourriture, lui jette un rapide regard avant de déclarer :
- Il a raison, Thibaut. C'est cruel de lui décrire tout ça alors qu'il n'y a pas le droit.
- Il se trouvera une bonne femme. Il y en a plein, le long du port, dans des petites camionnettes très cossues. Moyennant finance, évidemment, déclare Serge, un large sourire sur les lèvres.
- Tu parles d'expérience ?
Serge, c'est le plus costaud de la fine équipe, le plus grivois aussi. Toujours partant pour parler de sexe, de femmes et de sexe. Marc et lui se chamaillent régulièrement dans le domaine, pimentant les repas d'anecdotes hautes en couleur. À côté de Serge, Ervan reste silencieux, comme à son habitude. Le visage perpétuellement hâlé, ses cheveux blonds et son regard bleu qui dégagent un charme magnétique, Ervan est le solitaire du groupe. Celui qui s'isole régulièrement, autant qu'il est possible de le faire quand on est enfermé dans un bâtiment en pleine mer avec deux cents autres personnes pendant de longs mois. Il participe rarement à la conversation, sourit quand les autres rient aux éclats, demeurant impassible le reste du temps, le regard perdu au loin. De lui, ils ne savent quasiment rien, et ne se risquent plus à poser de questions. Il fait pourtant partie intégrante du groupe, comme un roc solide et immuable qui sert de repère aux marins.
Derrière la discussion de plus en plus crue et les rires gras se cache une vérité que tous taisent. La douceur d'un corps à serrer contre soi au plus profond de la nuit; partager les petits riens de la vie avec la personne aimée, éloignée pendant si longtemps; retrouver les enfants et les voir grandir, pour ceux qui en ont; c'est ce qui leur manque le plus. Mais c'est plus facile de parler d'exploits au lit. Pus viril.
- T'imagines si c'est Bayeux qui gagne ? Demande Marc, revenant au tirage au sort.
- Dégueu ! Remarque, on verrait son petit pd, répond Thibaut, la mine dégoûtée.
- N'empêche, les matelots qui ont partagé sa chambre doivent être soulagés ! Ils pourront dormir l'esprit tranquille, sans avoir peur qu'il saute dans leur lit, ricane Serge.
- Heureusement qu'on n'a qu'un pd à bord. C'est pas sain pour l'équipage de dormir d'un œil pendant si longtemps, en craignant toujours pour son cul, déclare doctement Marc. Enfin, on les aurait mis dans la même piaule, affaire réglée.
- Pour qu'ils partouzent toutes les nuits ? S'esclaffe Serge.
Dans les rires se mêlent humour gras et répulsion. Aël reste silencieux, respectant sans l'avouer le matelot Bayeux, qui assume la tête haute son homosexualité dans un tel milieu. Bayeux ne s'en est jamais caché, déclarant dès le premier jour qu'il est en couple avec un autre homme. Naïveté de sa part ou revendication affirmée, le résultat est le même.
- Sinon, on aurait pu le mettre avec les gonzesses. Elles ne l'intéressent pas, poursuit Marc, tout à sa stratégie. Pas de problème de terreurs nocturnes.
- Peut-être qu'il les intéresse, lui, laisse échapper Serge. T'imagines, trois femelles en manque qui se chargent de le remettre sur le droit chemin ?
Un léger malaise plane avant que les ricanements ne fusent. Elles ne sont pas très nombreuses sur la frégate mais les femmes de l'équipage ont su imposer leurs compétences techniques et leurs valeurs en tant que matelots. Si certains les considèrent encore comme partenaires possibles, la plupart des hommes les considèrent avant tout comme des égales. Les ricanements se tarissent et un silence inconfortable s'installe. Ce n'est pas correct de parler d'elles comme ça, ils en ont conscience. Des femmes inconnues, piochées au hasard des rencontres, oui. Mais celles qui partagent leur quotidien, assurant les mêmes tâches qu'eux sans broncher, non, ce n'est pas correct. Alors ils terminent leur repas en vitesse, la fatigue reprenant ses droits sur la conversation graveleuse. Dans un même ensemble, ils vont déposer leur plateaux vides, saluent le cuisinier et se rendent dans leurs cabines respectives.
Thibaut s'avère être un excellent compagnon de cabine, discret et peu causant : bien loin de l'image qu'on pourrait avoir de lui lorsqu'il plaisante avec Marc et Serge. Ils parlent peu, dans cette intimité forcée, consacrant la plupart du temps passé là au repos. De toute façon, avec deux petits lits, deux tables de chevet mitoyennes rivées à la paroi et un minuscule cabinet de toilette, il n'y a pas grand chose d'autre à y faire. D'un accord tacite né de l'habitude, Aël passe le premier à la douche, avant d'aller s'allonger sur sa couchette. La fatigue devrait pouvoir l'assommer rapidement, mais il ne trouve pas le sommeil, son esprit revenant sans cesse aux retrouvailles du lendemain.
Les premiers temps sont les moins difficiles, comme s'il avait pu se gorger de sa présence et faire quelques réserves. Mais à mesure que les semaines passent, le manque se fait de plus en plus ressentir. Jusqu'à ce que le cerveau y mette un holà. Comme une douleur physique qui se met en sourdine parce que la mission est trop importante pour y accorder de l'attention, le cerveau refuse de s'attarder sur le manque de l'être aimé, bien conscient qu'il y a encore trop de temps à attendre.
Mais lorsque les dernières semaines, puis les derniers jours s'égrènent lentement, la conscience relâche son emprise, s'autorisant de temps en temps à fantasmer sur les retrouvailles, ravivant la douleur de la séparation. La dernière nuit est la pire, quand le besoin de toucher l'autre, de retrouver son odeur et la chaleur de ses caresses devient si fort qu'il en est douloureux.
Thibaut sort de la douche sans un mot et échange un regard avec Aël. Ils n'ont pas besoin de parler, ils ressentent la même chose. Si ce n'est que lui, en plus d'une femme, doit retrouver un enfant qui a appris à parler et à marcher pendant son absence. Aël lui adresse un petit sourire, avant d'éteindre la lumière et de se tourner contre la paroi, essayant de faire taire son imagination.
C'est peine perdue, évidemment. Son esprit le projette dans leur chambre dépouillée et pourtant meublée de l'essentiel : un grand lit confortable, où ils se prélassent de longues heures durant, avides de contacts. Aël sait très bien qu'ils n'attendront pas la soirée pour s'y replier, téléphones coupés. Comme à chaque fois, son sac attendra dans l'entrée, fermé et délaissé, qu'ils soient repus l'un de l'autre. Derrière la porte fermée de la chambre, ils se déshabilleront mutuellement avec frénésie, le souffle court, les mots inutiles, avant de se jeter sur le lit.
Aël se retourne dans la petite couchette de la cabine, son sexe raide douloureux dans le boxer. Mais pas question d'assouvir le besoin qui lui brûle les reins. C'est ridicule, il le sait bien, parce que son désir sera intact demain. Mais se masturber ce soir, ce serait comme casser la croûte avant d'aller dans un restaurant gastronomique. Il a envie de se réserver pour le lendemain, de laisser l'excitation grandir pour qu'elle finisse par exploser dans ses bras. Ou dans son boxer, comme la dernière fois.
Dans l'obscurité de la cabine, Aël sourit en repensant à ce moment, qui aurait dû être horriblement gênant. Quelques baisers avides, deux trois caresses sur son corps et il avait fait dans son pantalon comme un adolescent précoce. Ils avaient plaisanté sur son empressement, sans moquerie ni méchanceté, puis Aël avait retrouvé toute sa vigueur et ils avaient poursuivi où ils s'étaient arrêtés.
Le discret réveil annonce quatre heures du matin et Aël ne dort toujours pas. Ses pensées se sont emballées et sont devenues incontrôlables. Il sait qu'il ne parviendra plus à dormir, maintenant que son imagination lui a quasiment fait ressentir la présence physique de son amour. Il se lève sans bruit, enfile sa tenue noire de tous les jours en silence, et se glisse hors de la cabine sans réveiller Thibaut. Après un dédale de couloirs étroits, il s'avance dans la cafet, déjà fourmillante d'activité, et va se servir un bol de café.
La tête encore remplie de pensées érotiques, il n'avait pas l'intention de s'incruster à une table occupée. Jusqu'à ce qu'il voie Erwan, assis seul dans un coin, penché sur sa liseuse électronique, seul outil capable d'assouvir sa soif de lecture dans un lieu où les livres sont une perte de place. Marmonnant un « bonjour », Aël s'installe en face de lui et sirote doucement son café, respectant sa lecture. Mais Erwan redresse rapidement la tête et le fixe de ses yeux bleus, pensif. Puis, d'une voix hésitante, il déclare :
- Hier, tu as dit que tu ne participerais pas au tirage au sort.
- Ouais. Pas envie de me donner en spectacle devant tout le monde. Mathilde est timide et je ne me sens pas exhibitionniste alors autant éviter la gêne pour tout le monde.
Aël se force à se taire, à reprendre une gorgée de café. Erwan a une technique imparable pour faire parler les gens : il les écoute sans jamais les interrompre. Et pour combler ce silence embarrassant, son interlocuteur parle, disant tout ce qui lui passe par la tête, racontant même ce qu'il ne voulait pas raconter. Et bien qu'il soit parfaitement conscient de cette technique, Aël tombe encore régulièrement dans le piège. Alors il se tait, fuyant le regard azur perçant, jusqu'à ce qu'il entende :
- Pourtant, ton nom est sur la liste.
- Quoi ?
- Ton nom est sur la liste du tirage au sort.
Aël se redresse, le dévisage, le cœur battant la chamade. Évidemment, il ne s'y est pas inscrit, il le saurait. Il sait aussi qu'il n'a jamais laissé entendre qu'il hésitait à s'y inscrire, alors il ne peut pas y avoir de malentendu. La seule explication possible, c'est que Marc ou Serge l'aient fait à sa place.
- Tu ne peux plus te désinscrire, maintenant. Tu devrais la prévenir.
Aël observe Erwan, le ventre noué. Bien sûr qu'il ne peut plus se désinscrire, désormais. L'officier en charge de cette fameuse liste ne supporte pas l'indécision et n'acceptera pas qu'il ait changé d'avis. Quant à expliquer qu'il ne s'est jamais inscrit, ce serait dénoncer Marc ou Serge, et ce serait encore pire. Comme s'il mesurait l'enjeu de ce tirage au sort, Erwan poursuit doucement, un doigt dessinant des arabesques sur l'étui de sa liseuse :
- Il y a cent quarante trois personnes, sur cette liste. Les taux de probabilité jouent en ta faveur.
La bouche sèche, Aël acquiesce vaguement. Peu probable, certes, mais toujours un peu probable, ce qui ne l'arrange pas du tout. C'est une tradition, dans la marine : après les longues missions en mer, les marins peuvent participer à un tirage au sort, qui déterminera quel sera celui qui sortira en premier. Celui, sous le regard de la foule amassée sur le port et sur le navire, qui pourra embrasser sa femme avant tous les autres. Et c'est sur la base du volontariat, pour éviter aux pudiques ou aux célibataires un moment gênant. Sauf quand des petits plaisantins les inscrivent contre leur gré. Aël peste à mi-voix, redoutant le moment fatidique de l'annonce du résultat. Bien sûr, la probabilité est faible. Mais vu sa chance...
Le café est devenu tiède et amer. Aël repousse le bol, les mains tremblantes. Il a trop à perdre, s'il est l'heureux gagnant. Son mensonge si soigneusement élaboré, étoffé au fil des années, volerait en éclats. Le respect qu'il a gagné auprès de ses camarades, les blagues des repas, la bonne entente dans le groupe d'amis, tout deviendrait poussière. Comment pourrait-il retourner à bord, une fois la vérité découverte ? Comment pourrait-il poursuivre cette carrière qu'il aime tant, s'ils savaient ? Erwan replace l'élastique qui ferme sa liseuse, et déclare, tout en se levant :
- Quoi qu'il arrive, ça sera une bonne chose. Ne t'en fais pas.
Mais malgré ces paroles rassurantes, Aël s'en fait, et pas qu'un peu. La seule bonne chose qui pourrait arriver, ce serait qu'il ne soit pas tiré au sort. Mais il doit anticiper, prévoir le pire. Il se lève d'un bond, va déposer son bol encore à moitié plein, puis se précipite dans sa cabine. Thibaut est sous la douche, la lumière est allumée, alors il n'a aucun scrupule à tirer bruyamment son sac de sous la couchette, et à en extraire son portable. Il l'a rechargé la veille, en prévision du retour à terre, et l'allume avec fébrilité. Ils sont suffisamment proches de la terre maintenant pour avoir du réseau. Mais il est bien trop tôt pour appeler, alors il se contente d'un sms concis « Je suis sur la liste du tirage au sort. ». Il n'a pas besoin d'en dire plus, il sait que ça suffira pour lui faire comprendre l'ampleur du problème. Aël reste assis sur la couchette, se mordillant l'ongle du pouce en fixant son portable, attendant une réponse qu'il sait pourtant ne pas pouvoir arriver rapidement. Il est encore bien trop tôt.
Mais son téléphone vibre dans la minute, porteur d'un message qui le soulage instantanément : « Tu préfères que je t'attende à la maison ? ». « Oui ». Le message est prêt et pourtant, son pouce ne parvient pas à appuyer sur « envoyer ». Bien sûr qu'il préférerait éviter le baiser public. Évidemment. Mais est-ce qu'il a le droit de lui demander ça ? Est-ce qu'il a le droit de lui demander explicitement de rester dans l'ombre, d'être son secret inavouable ? Aël sait que, s'il le demande, personne ne l'attendra au port, que leurs retrouvailles se feront à la maison. Et il sait qu'il n'aura aucun reproche ni aucun ressentiment. Et pourtant, Ael devine que cette situation, qui perdure depuis qu'il est entré dans la Marine, lui est douloureuse. Que n'être qu'une vague relation presque anonyme pèse silencieusement sur leurs épaules respectives. La situation leur convient, ils s'en accommodent, mais pour combien de temps encore ?
Officialiser leur relation face à tous serait la plus belle preuve d'amour qu'il pourrait lui fournir, malgré les conséquences. Ou du moins, à cause des conséquences. Aël adore son boulot et il ne se voit pas faire autre chose. Pour autant, s'il devait choisir entre sa vie amoureuse et sa carrière, il n'hésiterait sans doute pas bien longtemps. Au pire, son contrat s'achève dans un an, et si la situation devient ingérable à bord, il pourra toujours arrêter à ce moment et essayer de se reconvertir. Tant qu'ils restent ensemble, tout est possible.
Alors son pouce efface le « Oui » et inscrit, à la place « Et toi, tu préfères quoi ? ». La porte de la douche s'ouvre et Thibaut, une serviette enroulée autour de la taille, apparaît. Aël, la main crispée autour de son portable, lui offre un vague sourire avant de fixer à nouveau l'écran noir. Qui ne tarde pas à s'animer, affichant la réponse tant attendue : « Ce qui est le mieux pour toi. »
- Mathilde te chauffe déjà ? T'emballe pas, matelot, on n'est pas encore arrivés.
Aël jette un regard mauvais à Thibaut, visiblement très fier de son trait d'humour. Mathide, hein ? Cette situation lui semble soudain intolérable. Il n'a jamais aimé leur mentir de la sorte, il n'a jamais supporté l'impression de cacher cette partie de sa vie comme s'il en avait honte. Les petits arrangements avec sa conscience, clamer que la vie privée doit précisément rester privée et que ça ne regarde personne ce qu'il fait dans son lit et avec qui, toutes ces conneries doivent prendre fin. La dernière réponse est si pleine d'abnégation qu'elle ne mérite qu'un traitement équivalent. Alors ses doigts se mettent à pianoter furieusement et il envoie dans la foulée sa réponse « Viens au port. Advienne que pourra ». Et il sourit, imaginant sans peine son visage surpris, la lente compréhension de ces quelques mots qui impliquent un bouleversement majeur de leurs vies, et un sourire heureux qui se dessine sur ses lèvres pleines. Le portable vibre une dernière fois « Je t'aime ». « Je t'aime aussi. À tout à l'heure ». Les mots semblent dérisoires, ne transmettant qu'une partie infime de tout ce qu'ils disent vraiment, mais ça leur suffit. C'est avec le sourire qu'Aël glisse son portable dans son sac et termine de le préparer.
Puis l'activité à bord se fait intense, tandis que tout l'équipage se prépare à l'accostage, occultant un peu l'inéluctable. À dix heures, le bâtiment amarré, l'équipage effectue les dernières manœuvres quand la voix du Commandant retentit dans les hauts-parleurs : « Le sort a désigné le Premier Maître Aël Pribriant pour être le premier à sortir ! Équipage, faites honneur à la Marine ! ».
Aël s'est immobilisé, le cœur battant la chamade. Il s'était promis que, même s'il n'était pas le premier à sortir, il l'embrasserait devant tout le monde, qu'importent les conséquences. Mais il n'a désormais plus le choix. Il n'y coupera pas, il devra assurer le spectacle. À terre, un marin doit être en train de faire la même annonce, pour que la compagne et éventuellement les enfants concernés s'avancent. À l'intérieur du bâtiment, alors qu'on le taquine sans répit, Aël a l'autorisation exceptionnelle d'arrêter ses manœuvres pour aller chercher son sac avant tout le monde, et de se rendre à la porte principale. Il s'exécute dans un état second, la perspective des retrouvailles proches ternie par les conséquences de l'acte à venir. Marc et Serge apparaissent, surgis de nulle part, riant aux éclats, visiblement très fiers de leur tour :
- On va enfin voir ta pouliche effarouchée !
- À moins qu'elle ne se transforme en chatte en furie sous nos yeux !
Aël, se forçant à sourire, leur donne chacun un coup de poing amical sur l'épaule. Ils lui ont forcé la main car sans leur intervention, il n'aurait jamais osé faire ce qu'il va faire. Il redoute leurs réactions, il redoute de perdre deux amis à l'humour lourd mais au soutien inflexible. Mais peuvent-ils être ses amis si ce qu'il est les répugne ? Les deux compères s'éclipsent rapidement tandis que les moteurs s'arrêtent soudain de ronronner. Le silence retombe, l'espace d'un instant, avant qu'une clameur ne se fasse entendre. Tout l'équipage se regroupe sur les ponts étroits du bâtiment, encourageant le premier à sortir. Alors que la porte s'ouvre, une autre clameur retentit, celle de la foule massée sur le quai, familles et proches des marins qui les attendaient impatiemment. Aveuglé par le soleil et les clameurs, Aël s'immobilise un instant, avant d'emprunter la passerelle et de poser le pied sur la terre ferme.
La bouche sèche et le cœur battant, il laisse son regard parcourir la foule jusqu'à s'arrêter sur Maël. Maël, les joues déjà rouges, les mains enfoncées au fond des poches, légèrement voûté sur lui-même, terriblement mal à l'aise. Au diable les réactions des spectateurs ! Aël lâche son sac et se précipite vers lui pour le prendre dans ses bras, pour le protéger de cette gêne dont il est responsable. Pour le protéger de ces centaines de regards qui les scrutent. Bouleversé par la certitude soudaine qu'il aime cet homme plus que tout au monde et qu'il est prêt à tout pour le rendre heureux, Aël le serre de toutes ses forces contre lui. L'équipage qui les observe, la foule massée sur le port, plus rien n'a d'importance désormais. Ils disparaissent, comme happés par un brouillard sélectif, ne laissant plus qu'Aël et Maël blottis l'un contre l'autre. La clameur s'est tue, seule compte désormais la respiration laborieuse de Maël contre son cou. La fraîcheur matinale n'existe plus, puisqu'il s'est abîmé dans la chaleur de leur étreinte. Maël a sorti les mains de ses poches pour les poser sur ses reins, et ils s'éloignent juste assez l'un de l'autre pour échanger un regard lourd d'émotion. Et s'embrasser voracement.
Ils finissent par s'écarter, le souffle court et les joues rouges, se souvenant soudain qu'ils ont un public. Le brouillard sélectif disparaît, laissant réapparaître la foule et l'équipage. Mais la clameur ne revient pas. Un silence mortel s'est abattu sur le quai. Personne ne crie, personne n'applaudit, comme s'ils étaient trop consternés pour oser broncher. Maël lui attrape les mains, noue ses doigts aux siens, et lui murmure à l'oreille : « Je suis fier de toi ». Timidement, quelques applaudissements se font entendre. Mais la vie n'est pas un film et personne ne se joint aux quelques fous qui applaudissent un tel spectacle. Les applaudissements se meurent, et si les bruits reviennent, ce n'est que ceux de l'équipage qui quitte le bastingage et se prépare à sortir à son tour. Mortifié, Aël va récupérer son sac, attrape la main de Maël et se fraye un passage dans la foule pour quitter les lieux au plus vite. Il n'aspire plus désormais qu'à regagner leur chambre et s'y couper du reste du monde, et si possible du souvenir embarrassant de ce moment. Mais il a encore des formalités à remplir et le commandant n'apprécierait pas qu'il parte comme un camp-volant, pas après cette petite surprise. Alors Aël, tenant toujours fermement la main de Maël dans la sienne, l'arrête à quelques pas derrière la foule. Il dépose son sac entre ses jambes, prend le visage de son aimé entre ses mains et l'observe attentivement, comme pour se convaincre que ses fantasmes sont devenus réalité.
Six mois qu'il n'a pas vu ce grand échalas maladroit, au regard doux et au visage angélique. Six mois qu'il n'a pas suivi des lèvres le contour de ses mâchoires anguleuses, de sa pomme d'Adam proéminente, de ses épaules osseuses. Maël est ainsi fait, tout en angles et en os proéminents, et engloutir un poulet par repas n'y changerait rien. Mais Maël est une force tranquille et insoupçonnée, un grand calme gauche qui ne s'énerve jamais et concentre ses forces à trouver des solutions. C'est un homme paisible et tolérant, compréhensif, qui acceptait sans broncher les mensonges concernant son existence. Aël devine qu'il préfère la franchise, et qu'il est heureux d'être officiellement le compagnon du Premier Maître Pribriant. C'est une reconnaissance, dans un sens, il fait partie de sa vie et tout le monde le sait maintenant. Et pourtant, il comprenait le besoin d'Aël de taire cette relation, la nécessité vitale d'être dans la norme pour se faire accepter. Pas par lâcheté, mais par intelligence. Quand on sait que ça ne sera pas accepté, taire une partie de sa vie n'a rien de méprisable. C'est un instinct de survie. L'homme ne peut lutter sans cesse.
Maël le serre contre lui, chatouillant son cou de ses cheveux bruns un peu trop longs. Le visage enfoui dans son cou, il lui murmure :
- Tu n'étais pas obligé, tu sais.
- Je sais. Désolé de t'imposer un moment si gênant.
- Bah, tu n'es pas foutu de faire les choses à moitié. Je suis même étonné que tu n'aies pas convoqué la presse.
Blotti contre l'épaule de Maël, Aël rit doucement en imaginant la scène. Il reprend pourtant bien vite son sérieux quand il avoue dans un chuchotement :
- Désolé. Je... J'avais la trouille. Mais je ne pouvais pas me défiler. Et je voulais qu'ils sachent, tous, qui tu es et ce que tu représentes pour moi.
- Eux aussi vont se mettre à te charrier sur le coup de Aël et Maël.
- Ils trouveront peut-être de nouveaux jeux de mots.
Ils rient doucement dans l'intimité de leur étreinte. Leurs amis ne se sont jamais privés de les taquiner au sujet de leurs prénoms si ressemblants, accusant même les Bretons de manquer cruellement d'originalité. Mais c'est grâce à cette ressemblance qu'ils se sont rencontrés, près de cinq ans plus tôt, dans une soirée étudiante un peu trop arrosée. Ils ont commencé par discuter de leurs prénoms et de leurs significations, puis, de fil en aiguille, ils ont passé la moitié de la nuit dans un coin de la salle, à planifier la domination mondiale de la Bretagne et à refaire le monde. Ils ne se sont jamais quittés depuis, ils ne sont jamais allés voir ailleurs, heureux ensemble. Même quand Aël part au loin pendant des mois.
La main de Maël se crispe autour de la sienne, et Aël se retourne. Les premiers marins surgissent de la foule, le visage rayonnant de retrouver la terre ferme et leurs proches. La gorge d'Aël se noue en voyant Serge passer tout droit devant lui, comme s'il ne l'avait pas vu. Marc le suit de peu, le bras passé autour de la taille d'une charmante jeune femme. Il se contente d'un vague salut de la main, sans s'attarder, et Aël, fataliste, hausse les épaules. Ce n'est guère surprenant. C'est décevant mais il ne pouvait pas vraiment s'attendre à ce qu'ils lui sautent dans les bras, prêts à fêter en grande pompe l'heureuse surprise. Thibaut s'attarde un instant pour échanger quelques mots amicaux, mais le gamin qui hurle dans ses bras et sa femme, blême et très enceinte, ne lui laissent pas le loisir de lui dire beaucoup plus que « à la semaine prochaine ! ». Aël pousse un léger soupir, repose sa tête contre l'épaule de Maël, un peu soulagé par cette réaction. Mais déjà fatigué de voir que tout a changé, désormais.
C'est Erwan qui apparaît ensuite, avec pour toute compagnie son sac sur l'épaule. Il le laisse tomber à ses pieds, sourit doucement et déclare placidement :
- C'est une bonne chose.
Il serre brièvement Aël dans ses bras, avant de se tourner vers Maël, la main tendue, pour se présenter. Mais ils n'ont pas le temps d'échanger un mot que le Commandant surgit de la foule et se plante devant eux.
- Premier Maître Pribriant, on peut dire que vous avez le sens de la surprise.
Aël lâche instinctivement la main de Maël, pétrifié. Le Commandant est un homme d'âge mûr, respecté et craint sur tout le navire. De son verdict dépendra la suite de sa carrière et Aël n'en mène pas large. Mais un sourire vient éclairer le visage sévère du Commandant, qui poursuit :
- Je dois vous féliciter, Premier Maître, c'est bien la première fois, en plus de dix ans de collaboration, que je vois mon second pris au dépourvu. C'était un spectacle intéressant ! Mais prévenez, la prochaine fois.
- Je doute qu'il y ait une prochaine fois, Commandant.
- Je l'espère pour vous, Premier Maître.
- Bien Commandant.
De ses années dans l'armée, Aël a appris qu'il ne faut jamais essayer d'avoir le dernier mot avec un supérieur. Le Commandant semble plutôt bien disposé à son égard, ce n'est pas le moment de le contrarier pour si peu. Ce dernier s'éloigne, ayant repéré un gradé un peu plus loin, et Aël reprend son souffle. Ça aurait pu être tellement pire.
Il ne manque que le verdict de Pedro, qu'il cherche des yeux. Si les réactions de Serge et de Marc ne le surprennent pas vraiment, le rejet de Pedro serait plus difficile à accepter. Mais la foule s'agite, les marins regagnant le parking avec leurs proches, rendant le repérage délicat.
- Pedro est déjà parti. Il s'est faufilé dans la masse pour t'éviter.
Erwan conserve un ton neutre, un léger sourire inexpressif, laissant Aël tirer les conclusions qu'il souhaite. Maël ne semble pas beaucoup plus à l'aise que lors de leur baiser, et Erwan, devinant qu'il est de trop, récupère son sac avant de dire, dans un sourire amical :
- Je vais rater mon bus. J'espère qu'on se reverra, Maël, j'ai hâte d'en savoir plus sur celui qui a fait craquer le Premier Maître Pribriant.
Maël bafouille une réponse inintelligible avant de se retourner vers son compagnon, le regard suppliant. Comprenant qu'il est grand temps de s'en aller, Aël ramasse son sac et lui prend la main. Les dés sont jetés, il n'y a plus rien qu'il puisse faire pour changer les choses, désormais. Mais la main de Maël, serrée dans la sienne, répand une douce chaleur qui occulte ses craintes. Qu'importe ce qu'il adviendra la semaine prochaine, ils ont six mois à rattraper.
Une bonne partie du texte étant basée sur le flou entretenu par Aël quant à sa mystérieuse relation, je ne pouvais pas mettre dans le résumé qu'il s'agit d'un texte yaoi. Et je ne pouvais pas en dire beaucoup plus sur l'article qui m'a inspirée sans vous spoiler toute l'histoire. J'espère que vous me pardonnerez ce mystère, mais je trouvais ridicule de prendre tant de précautions à éviter l'utilisation du "il" ou du "elle" pour au final clamer de partout qu'il s'agit de deux hommes.
Concernant le fameux article, je peux désormais vous en dire un peu plus. L'article, donc, parlait d'un marin Canadien qui a participé à un tirage au sort et a pu sortir en premier du navire pour embrasser son compagnon devant tout le monde, sous les vivats de la foule. Au-delà de la belle histoire, je me suis demandé ce qui avait pu se passer dans sa tête dans les heures qui ont précédé ce baiser et c'est ainsi qu'est née cette histoire. J'espère qu'elle vous a plu !